Commeils l'avaient annoncĂ© mardi, quelques parents d'Ă©lĂšves et des enfants scolarisĂ©s Ă  La Prade ont dĂ©filĂ© hier, en menant grand bruit, jusqu'Ă  la mairie de Carcassonne oĂč une
Rire pour ne pas pleurer ? L’idĂ©e est amusante. MĂȘme si ce n’est pas une thĂ©rapie en soi, ça fait du bien de rire ! La preuve avec ces clubs qui germent un peu partout en France. On peut y rire “sans raison” avec n’importe qui. Une technique inspirĂ©e du yoga, oĂč l’hilaritĂ© devient instrument de relaxation. On rit de moins en moins dix-huit minutes par jour en 1939, six en l’an 2000 ! A tout prendre au sĂ©rieux, on se fait des nƓuds au cerveau, on se met la rate au court-bouillon », le physique comme le moral en prennent un coup. Convaincu que le rire est la meilleure des thĂ©rapies pour vivre mieux, Madan Kataria, un mĂ©decin indien, met au point, en 1995, le yoga du rire. TrĂšs vite, la formule s’exporte et des "clubs de rire" naissent un peu partout dans le monde. La France a les siens. Une visite s’imposait
 Mardi 19 h 30, 29, rue du ChĂąteau-d’Eau, dans le 10e arrondissement de Paris, j’ai rendez-vous avec de parfaits inconnus
 pour rire pendant une heure ! IntriguĂ©e, j’observe mes compagnons. Ni illuminĂ©s ni dĂ©primĂ©s, tous semblent normaux. Il y a lĂ  deux retraitĂ©s, quelques Ă©tudiants, des mĂšres de famille, des quadras que l’on imagine instituteurs et une poignĂ©e de trentenaires plutĂŽt "tendance". Tout ce petit monde se sourit gentiment, retire ses chaussures et s’installe en cercle dans la salle. Pour se mettre en condition, Jocelyne, qui dirige la sĂ©ance, nous invite Ă  frapper dans nos mains en poussant, sur une profonde expiration, des ho-ho !, ha-ha ! ». Un gimmick que l’on rĂ©pĂ©tera rĂ©guliĂšrement tout au long de la sĂ©ance. Jusque-lĂ , tout va bien. S’esclaffer sur commande Les choses se corsent au premier exercice le "rire bonjour". En thĂ©orie, il paraĂźt simple il suffit de se diriger vers une personne, de la regarder et de lui serrer la main
 en se marrant ! En pratique, on rit un peu jaune, contraint et forcĂ©. Vraiment pas Ă©vident de s’esclaffer sur commande ! Mais dĂšs la deuxiĂšme ou troisiĂšme poignĂ©e de main, on sourit franchement et on pouffe spontanĂ©ment. Car tout le monde joue le jeu, et ces visages ouverts, ces yeux pĂ©tillants, ces Ă©clats sonores qui fusent aux quatre coins de la piĂšce dĂ©rideraient le plus sĂ©rieux des papes. On respire profondĂ©ment et on se lance dans un nouvel exercice, le "rire de l’estime de l’autre" aller vers autrui, la mine rĂ©jouie, le rire en bandouliĂšre, et tendre un pouce levĂ©, en signe d’approbation et d’acceptation
 De ces regards, de ces gestes qui s’échangent dans une gaietĂ© sans nuages naĂźt une complicitĂ© qui favorise le "lĂącher prise". Les apprĂ©hensions tombent et les rires sonnent
 vrais. On reforme le cercle, on refait des ho-ho !, ha-ha ! », dans une version plus dynamique. Puis Jocelyne nous demande de nous prĂ©senter en riant. Dans un groupe, il y a souvent des prĂ©noms qui font sourire ; lĂ , on peut se lĂącher sans que cela soit pris pour une moquerie. Quand vient mon tour, je suis franchement explosĂ©e de rire. Et l’énoncĂ© de mon prĂ©nom, ultra-classique et pas comique pour un sou – HĂ©lĂšne ! –, suscite un carillon d’éclats de rire. Les exercices et mises en situation se succĂšdent et le rire fuse, de plus en plus primesautier. Logique plus on a l’habitude de rire, plus on rit. Pourtant, rien de spĂ©cifiquement drĂŽle. Quoique. Une vingtaine d’adultes se tirant la langue et agitant les mains dans une pantomime du "rire du lion"
, le spectacle vaut le dĂ©tour ! Pour aller plus loin Changer de regard sur soi, rire et faire rire l’humour a toute sa place en thĂ©rapie. Plus d'information dans notre article Rire de soi, quelle thĂ©rapie ! Retrouver “l’enfant rieur” En riant, Jocelyne nous incite ensuite Ă  penser aux contrariĂ©tĂ©s ou aux problĂšmes que l’on a rencontrĂ©s dans la journĂ©e. Pour calmer les angoisses, faire taire les ressentiments et prendre du recul, la stratĂ©gie fonctionne Ă  merveille. Les choses ne sont pas rĂ©solues pour autant mais, en les relativisant, on se sent d’attaque pour les affronter. AprĂšs ces exercices dignes d’une cour de rĂ©crĂ©, place Ă  la seconde partie de la sĂ©ance. Celle oĂč l’on retrouve "l’enfant rieur", plus ou moins enfoui en chacun de nous. Comme dans une sĂ©ance de relaxation classique, on s’allonge Ă  mĂȘme le sol et on laisse venir le rire. Certains s’y livrent avec une facilitĂ© dĂ©concertante, d’autres Ă©prouvent des difficultĂ©s. Sur la durĂ©e – un quart d’heure au moins –, l’exercice peut sembler fastidieux. Mais la contagion l’emporte. Parfois, le rythme s’accĂ©lĂšre, les Ă©clats montent crescendo, tourbillonnent Ă  l’unisson, s’apaisent pour mieux repartir dans une derniĂšre salve qui s’éteint doucement. Peu Ă  peu, des soupirs de contentement, des bĂąillements se font entendre. On rigole, on rigole
, mais on la sent vraiment cette dĂ©tente qui apaise le corps, ce bien-ĂȘtre, cette joie de vivre qui s’épanouit en un radieux sourire. A son rythme, mais toujours lentement, chacun se relĂšve. SpontanĂ©ment, les gens se sourient, Ă©changent leurs impressions. Une convivialitĂ© s’est installĂ©e, un petit miracle dans une ville oĂč l’on se croise souvent mĂąchoires serrĂ©es et regard fermĂ©. 20 h 40 des groupes s’attardent, cheminent ensemble jusqu’au mĂ©tro et ces inconnus se sĂ©parent avec l’air malicieux de ceux qui viennent de passer un bon moment ensemble. Comme s’ils venaient de faire une bonne blague ! Les bienfaits du rire Ca fait du bien Il tonifie les organes mĂȘme forcĂ©, le rire dĂ©clenche une onde musculaire qui, tour Ă  tour, permet de contracter et de dĂ©contracter les yeux, la bouche, le diaphragme, l’abdomen, les cuisses, les Ă©paules
 En mĂȘme temps, le cƓur se met Ă  battre plus vite, la respiration s’accĂ©lĂšre permettant le renouvellement de l’air rĂ©siduel qui stagne dans les poumons, tandis que la pression sanguine augmente les tissus reçoivent alors un maximum d’oxygĂšne. Ce massage intĂ©rieur tonifie les organes et active les dĂ©fenses immunitaires. Il stimule les hormones du bien-ĂȘtre le rire augmente la sĂ©crĂ©tion d’endorphines, qui luttent allĂ©grement contre les idĂ©es noires, la dĂ©pression et la douleur. Ces opiacĂ©s naturels rendent euphoriques et font oublier, pendant quelques instants, la douleur. On a d’ailleurs constatĂ© que, dans les hĂŽpitaux oĂč des associations de clowns rendent visite aux patients, la consommation d’antalgiques avait diminuĂ©. Il Ă©vacue les hormones du stress on l’a tous expĂ©rimentĂ©, aprĂšs un fou rire, on se sent dĂ©tendu, relĂąchĂ©. Le rire permet en effet d’évacuer l’adrĂ©naline et la noradrĂ©naline, hormones responsables du stress et de tout ce qui en dĂ©coule anxiĂ©tĂ©, troubles du sommeil, fatigue, angoisse, etc.. Pour aller plus loin Faites le test ! DĂ©couvrez si vous savez rire de vous, les raisons qui peuvent vous en empĂȘcher et comment dĂ©velopper cette capacitĂ©, en passant notre test Quel est votre rapport avec l'autodĂ©rision ? Une sĂ©ance par semaine Plus on pratique le yoga du rire, plus on dĂ©veloppe sa capacitĂ© Ă  rire et plus on en ressent les bienfaits. Le principe un mĂ©lange de yoga et d’exercices de stimulation du diaphragme. En gĂ©nĂ©ral, on sort de la premiĂšre sĂ©ance apaisĂ© et, le soir, on dort mieux. Pour se familiariser avec les exercices, se sentir Ă  son aise et rire de façon plus spontanĂ©e, deux ou trois cours peuvent ĂȘtre nĂ©cessaires. Au bout de trois ou quatre mois, Ă  raison d’une sĂ©ance par semaine, le rire et la dĂ©rision deviennent plus prĂ©sents dans la vie quotidienne. Cela permet de relativiser bien des choses, de rĂ©duire l’emprise du stress. On se sent mieux dans sa tĂȘte et dans son corps.
1120(of 500) Essais gratuits de Etudier | a. Le conflit social Le théùtre est par excellence le lieu du conflit et plus prĂ©cisĂ©ment du conflit social. C est Dissertations Sujets Fiches de lecture Tableau de Bord S'inscrire Home Page Conflit De Generation Au Theatre. Conflit De Generation Au Theatre Page 2 sur 50 - Environ 500 essais Theatre 893 mots | 4 pages a. Le conflit social TĂ©lĂ©charger l'article TĂ©lĂ©charger l'article Peu importe votre compatibilitĂ© ou la grandeur de votre amour, Ă  un certain moment, votre partenaire et vous ĂȘtes obligĂ©s d'avoir une prise de bec. Vous ne devriez pas voir le conflit comme une alerte. Lorsque deux personnes vivent ensemble, les dĂ©saccords sont inĂ©vitables. Le conflit peut effectivement ĂȘtre un Ă©lĂ©ment essentiel Ă  la crĂ©ation d'un lien encore plus fort. Apprenez Ă  gĂ©rer un conflit dans une relation et empĂȘchez-le de causer des dommages permanents Ă  votre relation. 1 Soyez conscient du traduit AffamĂ©, ColĂ©rique, Solitaire, FatiguĂ©. Les groupes de rĂ©cupĂ©ration et d'entraide anglophones utilisent l'acronyme halt » voulant dire stop » pour identifier certains maux qui pourraient vous rendre Ă©motionnellement vulnĂ©rable [1] [2] . Il est utile que chacun connaisse cet acronyme au cas oĂč il serait Ă  bout de ressources et incapable de faire face efficacement aux situations de stress comme les disputes avec son partenaire. Parfois, il vaut mieux rĂ©pondre Ă  ses besoins les plus Ă©lĂ©mentaires avant d'essayer de rĂ©soudre les conflits relationnels. Évaluez-vous avant d'essayer de communiquer avec votre partenaire. Si vous avez faim, vous ĂȘtes en colĂšre, solitaire ou fatiguĂ©, il peut ĂȘtre prĂ©fĂ©rable de retarder la discussion jusqu'Ă  ce que ces besoins soient satisfaits. 2Retardez vos conversations jusqu'Ă  ce que vos Ă©motions soient sous contrĂŽle. ContrĂŽler ses Ă©motions est la premiĂšre Ă©tape de tout plan de rĂ©solution de conflit. Le fait de laisser la colĂšre, la frustration ou le rejet vous dominer altĂšre encore plus votre jugement et vous pouvez finir par dire ou faire des choses que vous regretterez plus tard. Lorsque vous avez le contrĂŽle sur vos Ă©motions, vous pouvez mener une discussion productive pour votre relation. 3 Pratiquez la rĂ©gulation Ă©motionnelle en essayant de vous calmer [3] . Si vous remarquez que vos sentiments continuent Ă  influer sur votre jugement, vous devez d'abord les contrĂŽler. ContrĂŽlez vos Ă©motions avec les techniques de rĂ©gulation suivantes. Pratiquez la respiration profonde avec la mĂ©thode 4-7-8. Inspirez par le nez en comptant jusqu'Ă  4. Retenez votre souffle en comptant jusqu'Ă  7, puis relĂąchez l'air par la bouche en comptant jusqu'Ă  8. Pratiquez la mĂ©ditation en pleine conscience en prenant part aux sensations corporelles que vous Ă©prouvez. En respirant profondĂ©ment, essayez d'identifier l'Ă©motion que vous ressentez et cherchez les sensations qui soutiennent l'Ă©motion par exemple, les poings fermĂ©s, les Ă©paules tendues, etc. TĂ©lĂ©phonez Ă  un ami pour vous libĂ©rer ou essayez de ne plus penser Ă  ce qui vous tourmente. Promenez votre chien. Écoutez de la musique apaisante. 4 Prenez note de vos sentiments. Tenir un journal peut ĂȘtre un excellent moyen pour soulager le stress, comprendre ce Ă  quoi vous pensez et retrouver vos esprits aprĂšs un dĂ©saccord [4] . Le fait de tenir un journal peut constituer une technique de rĂ©gulation des Ă©motions ou une forme de rĂ©solution de problĂšme ou les deux. Prenez un stylo et un bloc-notes et Ă©crivez librement les problĂšmes que vous rencontrez avec votre partenaire. DĂ©crivez ce que vous pensez, sentez et voulez faire avec autant de dĂ©tails que possible. Le fait d'Ă©crire le problĂšme peut vous aider Ă  mieux cerner les deux cĂŽtĂ©s du conflit. Vous pouvez mĂȘme vous servir de votre journal comme un instrument de jeu de rĂŽle pour jouer ce que vous voudriez dire Ă  votre partenaire Ă  la suite du conflit. Vous pouvez commencer avec une phrase introductive comme Chere copain/copine
 Ce processus qui consiste Ă  prendre note de ses sentiments peut vous aider Ă  clarifier vos pensĂ©es et Ă  dĂ©cider des mesures Ă  prendre. 1 Pratiquez l'Ă©coute active. La communication est la clĂ© qui ouvre la porte du conflit. Une communication efficace nĂ©cessite une Ă©coute active et attentive vis-Ă -vis de votre partenaire et vice versa. De nombreux problĂšmes se posent lors de la communication lorsque vous Ă©coutez pour rĂ©pondre et non pour comprendre. Essayez les techniques d'Ă©coute active suivantes [5] . Éliminez les distractions Ă©teignez la tĂ©lĂ©vision et mettez les portables sur silencieux. Tournez-vous et faites face Ă  votre partenaire. Penchez-vous en avant vers lui. Établissez un contact visuel. Écoutez tout le point de vue de votre partenaire avant de parler. Reprenez les propos de votre partenaire en disant quelque chose comme On dirait que tu dis
 Essayez de faire preuve d'empathie en cherchant dans la perspective de votre partenaire un point sur lequel vous ĂȘtes d'accord. 2 Faites usage de la premiĂšre personne du singulier dans vos propos. Lorsque c'est Ă  votre tour d'exprimer votre point de vue, veillez Ă  parler de façon explicite. Une excellente combinaison consiste Ă  faire usage de la premiĂšre personne du singulier dans vos propos parallĂšlement Ă  d'autres formes de dĂ©clarations [6] . L'utilisation des propos en Je vous donne la possibilitĂ© d'avoir le contrĂŽle de vos propres pensĂ©es ou sentiments et minimise l'attitude dĂ©fensive de votre partenaire. Les autres parties de vos propos permettent Ă  votre partenaire de voir les dĂ©tails. Par exemple, vous pourriez dire Lorsque tu rentres Ă  la maison X et que tu vas directement au lit Y, je me sens trĂšs ignorĂ©e Z. La dĂ©claration peut mĂȘme devenir plus efficace lorsque vous commencez avec la partie Z ou celle en Je je me sens vraiment ignorĂ©e lorsque tu rentres et vas directement au lit. 3 Focalisez-vous sur le moment prĂ©sent. Souvent, un petit problĂšme s'amplifie lorsque l'un d'entre vous commence Ă  Ă©voquer les anciens problĂšmes. Essayez toujours de vous concentrer sur le moment prĂ©sent et le problĂšme en cours [7] . Lorsque vous Ă©voquez les problĂšmes passĂ©s, votre capacitĂ© Ă  les gĂ©rer devient encore plus difficile. Si cela arrivait, l'un d'entre vous peut facilement dire, Hey, chĂ©rie, il est inutile qu'on ressasse le passĂ©. Essayons de voir de quelle façon nous pouvons rĂ©soudre notre situation actuelle. D'accord ? 4 Abordez le comportement et non la personne. Un autre blocage potentiel Ă  une communication efficace survient lorsque l'un attaque la personne de l'autre plutĂŽt que le problĂšme. Si l'un d'entre vous se met Ă  divaguer sur les traits de personnalitĂ© de l'autre, l'attitude dĂ©fensive et la colĂšre feront probablement surface. Parlez d'un comportement spĂ©cifique comme laisser le linge sale Ă©parpillĂ© sur le sol au lieu de traiter votre partenaire de dĂ©sordonnĂ© ou de cochon. Votre partenaire sera beaucoup plus disposĂ© Ă  amĂ©liorer un comportement si vous n'insultez pas toute sa personnalitĂ© en gĂ©nĂ©ral [8] . 5 Asseyez-vous cĂŽte Ă  cĂŽte. Les discussions tendues sont difficiles Ă  gĂ©rer si on ne tient pas compte du contact visuel. Si vous voulez aborder des sujets particuliĂšrement difficiles, les experts en relation suggĂšrent que vous commenciez en vous asseyant l'un Ă  cĂŽtĂ© de l'autre. Des recherches ont montrĂ© que les hommes rĂ©agissent surtout mieux en accomplissant les tĂąches communes comme le mĂ©nage ou promener le chien [9] . Une fois le sujet d'initiation tendu et gĂȘnant terminĂ©, vous pouvez vous faire face et parler en tĂȘte-Ă -tĂȘte. 6 Utilisez l'humour. Une excellente façon de gĂ©rer un conflit tendu est d'introduire un aspect comique et enjouĂ©. Un conflit entre des amoureux peut se rĂ©soudre plus rapidement et la tension peut ĂȘtre apaisĂ©e lorsque l'un d'entre vous fait usage de l'humour [10] . L'humour doit ĂȘtre utilisĂ© au bon moment, de prĂ©fĂ©rence, lorsque vous riez avec votre partenaire et non lorsque vous vous moquez de lui. Des recherches ont montrĂ© que l'humour d'affiliation, qui implique les blagues qui relient les gens, est plus utile en pĂ©riode de conflit [11] . Par exemple, si votre petite amie a tendance Ă  dormir en laissant la tĂ©lĂ©vision allumĂ©e, vous pourriez plaisanter avec elle en lui demandant si elle essaie encore de suivre son Ă©mission prĂ©fĂ©rĂ©e dans ses rĂȘves. Ce genre de blague peut l'amener Ă  prendre conscience du problĂšme laisser la tĂ©lĂ©vision allumĂ©e, tout en gardant la discussion enjouĂ©e. 1 Respectez les diffĂ©rences individuelles. Beaucoup de gens affirment que le respect est Ă©gal Ă  l'amour dans la promotion de la croissance et le renforcement des liens dans une relation [12] . Votre relation ne continuera Ă  prospĂ©rer que si vous amenez votre partenaire Ă  se sentir respectĂ©. Le fait de respecter votre partenaire implique les facteurs suivants. Montrer que vous comprenez que ses opinions, pensĂ©es, idĂ©es et croyances puissent ĂȘtre diffĂ©rentes des vĂŽtres. Montrer un intĂ©rĂȘt pour ses opinions uniques. Valider ses opinions mĂȘme si vous ne les partagez pas. 2 CĂ©lĂ©brez chaque bataille que vous remportez ensemble. Servez-vous du conflit entre vous et votre partenaire comme un outil qui renforce votre lien. En faisant cela, vous arriverez Ă  accepter un conflit, parce que vous le voyez comme un moyen de vous rapprocher l'un de l'autre. Une fois que vous avez examinĂ© en profondeur vos diffĂ©rences et ĂȘtes parvenus Ă  un accord mutuel sur une question, n'hĂ©sitez pas Ă  augmenter le niveau de rire, d'affection et de cordialitĂ©. RĂ©jouissez-vous Ă  l'idĂ©e que vous avez surmontĂ© les conflits avec succĂšs. 3 Prenez conseil en cas de situations particuliĂšrement difficiles. Si vous et votre partenaire n'arrivez pas Ă  trouver un terrain d'entente ou mĂȘme accepter que chacun ait sa vĂ©ritĂ© sur un problĂšme, il peut ĂȘtre sage de solliciter l'aide d'un spĂ©cialiste [13] . Cela serait une option pour un problĂšme que l'un d'entre vous ou tous les deux, vous jugez nĂ©cessaire pour le bienĂȘtre de la relation. Un problĂšme qui, non rĂ©solu, peut crĂ©er une discorde Ă  long terme entre vous. L'aide d'un spĂ©cialiste peut vous Ă©quiper des compĂ©tences de communication et de rĂ©solution de problĂšme appropriĂ©es pour gĂ©rer de plus sĂ©rieux problĂšmes qui se poseront Ă  vous dans votre relation au fil du temps. Conseils Il reste beaucoup de choses Ă  dĂ©couvrir en ce qui concerne l'art et la science de bien gĂ©rer les conflits. Les compĂ©tences de rĂ©solution des conflits n'ont pas Ă©tĂ© enseignĂ©es Ă  la plupart d'entre nous Ă  l'Ă©cole. À propos de ce wikiHow Cette page a Ă©tĂ© consultĂ©e 5 910 fois. Cet article vous a-t-il Ă©tĂ© utile ? Debisoux Sur La Joue A Des Bisoux Partout, On Est Jeunes Et Cons, [Vis D'ados SemĂ© De Cons Et D'amour ], Qui Se Boure Au Coca Et Se Drogue A L'amour, Qui Ne Vie Plus D'amour Et D'eau FraĂźche, Mais D'alcool Et De Sexe. GĂ©nĂ©ration Qui RĂȘve De Rien Et De Tout En MĂȘme Temps.. Le temps file. Le temps n'attend personne. GERMINAL 1885 EMILE ZOLA 1840 - 1902 PREMIERE PARTIE - I, I Dans la plaine rase, sous la nuit sans Ă©toiles, d'une obscuritĂ© et d'une Ă©paisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes Ă  Montsou, dix kilomĂštres de pavĂ© coupant tout droit, Ă  travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait mĂȘme pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacĂ©es d'avoir balayĂ© des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavĂ© se dĂ©roulait avec la rectitude d'une jetĂ©e, au milieu de l'embrun aveuglant des tĂ©nĂšbres. L'homme Ă©tait parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongĂ©, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, nouĂ© dans un mouchoir Ă  carreaux, le gĂȘnait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantĂŽt d'un coude, tantĂŽt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains Ă  la fois, des mains gourdes que les laniĂšres du vent d'est faisaient saigner. Une seule idĂ©e occupait sa tĂȘte vide d'ouvrier sans travail et sans gĂźte, l'espoir que le froid serait moins vif aprĂšs le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche Ă  deux kilomĂštres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brĂ»lant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hĂ©sita, pris de crainte; puis, il ne put rĂ©sister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait Ă  droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrĂ©e; tandis qu'un talus d'herbe s'Ă©levait Ă  gauche, surmontĂ© de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, Ă  un coude du chemin, les feux reparurent prĂšs de lui, sans qu'il comprĂźt davantage comment ils brĂ»laient si haut dans le ciel mort, pareils Ă  des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arrĂȘter. C'Ă©tait une masse lourde, un tas Ă©crasĂ© de constructions, d'oĂč se dressait la silhouette d'une cheminĂ©e d'usine; de rares lueurs sortaient des fenĂȘtres encrassĂ©es, cinq ou six lanternes tristes Ă©taient pendues dehors, Ă  des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de trĂ©teaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noyĂ©e de nuit et de fumĂ©e, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un Ă©chappement de vapeur, qu'on ne voyait point. Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte Ă  quoi bon ? il n'y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les bĂątiments, il se risqua enfin Ă  gravir le terri sur lequel brĂ»laient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour Ă©clairer et rĂ©chauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe Ă  terre avaient dĂ» travailler tard, on sortait encore les dĂ©bris inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les trĂ©teaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, prĂšs de chaque feu. - Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles. Tournant le dos au brasier, le charretier Ă©tait debout, un vieillard vĂȘtu d'un tricot de laine violette, coiffĂ© d'une casquette en poil de lapin; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilitĂ© de pierre, qu'on eĂ»t vidĂ© les six berlines montĂ©es par lui. Le manoeuvre employĂ© au culbuteur, un gaillard roux et efflanquĂ©, ne se pressait guĂšre, pesait sur le levier d'une main endormie. Et, lĂ -haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines rĂ©guliĂšres passaient comme des coups de faux. - Bonjour, rĂ©pondit le vieux. Un silence se fit. L'homme, qui se sentait regardĂ© d'un oeil mĂ©fiant, dit son nom tout de suite. - Je me nomme Etienne Lantier, je suis machineur... Il n'y a pas de travail ici ? Les flammes l'Ă©clairaient, il devait avoir vingt et un ans, trĂšs brun, joli homme, l'air fort malgrĂ© ses membres menus. RassurĂ©, le charretier hochait la tĂȘte. - Du travail pour un machineur, non, non... Il s'en est encore prĂ©sentĂ© deux hier. Il n'y a rien. Une rafale leur coupa la parole. Puis, Etienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri - C'est une fosse, n'est-ce pas ? Le vieux, cette fois, ne put rĂ©pondre. Un violent accĂšs de toux l'Ă©tranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourprĂ©, laissa une tache noire. - Oui, une fosse, le Voreux... Tenez ! le coron est tout prĂšs. A son tour, de son bras tendu, il dĂ©signait dans la nuit le village dont le jeune homme avait devinĂ© les toitures. Mais les six berlines Ă©taient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui hĂ©rissait le poil. Le Voreux, Ă  prĂ©sent, sortait du rĂȘve. Etienne, qui s'oubliait devant le brasier Ă  chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronnĂ© du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d'extraction, la tourelle carrĂ©e de la pompe d'Ă©puisement. Cette fosse, tassĂ©e au fond d'un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa cheminĂ©e comme une corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de bĂȘte goulue, accroupie lĂ  pour manger le monde. Tout en l'examinant, il songeait Ă  lui, Ă  son existence de vagabond, depuis huit jours qu'il cherchait une place; il se revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassĂ© de Lille, chassĂ© de partout; le samedi, il Ă©tait arrivĂ© Ă  Marchiennes, oĂč l'on disait qu'il y avait du travail, aux Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait dĂ» passer le dimanche cachĂ© sous les bois d'un chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l'expulser, Ă  deux heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas mĂȘme une croĂ»te qu'allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant seulement oĂč s'abriter contre la bise ? Oui, c'Ă©tait bien une fosse, les rares lanternes Ă©clairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui avait permis d'entrevoir les foyers des gĂ©nĂ©rateurs, dans une clartĂ© vive. Il s'expliquait jusqu'Ă  l'Ă©chappement de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relĂąche, qui Ă©tait comme l'haleine engorgĂ©e du monstre. Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n'avait pas mĂȘme levĂ© les yeux sur Etienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tombĂ© Ă  terre, lorsqu'un accĂšs de toux annonça le retour du charretier. Lentement, on le vit sortir de l'ombre, suivi du cheval jaune, qui montait six nouvelles berlines pleines. - Il y a des fabriques Ă  Montsou ? demanda le jeune homme. Le vieux cracha noir, puis rĂ©pondit dans le vent - Oh ! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait voir ça, il y a trois ou quatre ans ! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on n'avait tant gagnĂ©... Et voilĂ  qu'on se remet Ă  se serrer le ventre. Une vraie pitiĂ© dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers ferment les uns aprĂšs les autres... Ce n'est peut-ĂȘtre pas la faute de l'empereur; mais pourquoi va-t-il se battre en AmĂ©rique ? Sans compter que les bĂȘtes meurent du cholĂ©ra, comme les gens. Alors, en courtes phrases, l'haleine coupĂ©e, tous deux continuĂšrent Ă  se plaindre. Etienne racontait ses courses inutiles depuis une semaine; il fallait donc crever de faim ? BientĂŽt les routes seraient pleines de mendiants. Oui, disait le vieillard, ça finirait par mal tourner, car il n'Ă©tait pas Dieu permis de jeter tant de chrĂ©tiens Ă  la rue. - On n'a pas de la viande tous les jours. - Encore si l'on avait du pain ! - C'est vrai, si l'on avait du pain seulement ! Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement mĂ©lancolique. - Tenez ! reprit trĂšs haut le charretier en se tournant vers le midi, Montsou est lĂ ... Et, de sa main tendue de nouveau, il dĂ©signa dans les tĂ©nĂšbres des points invisibles, Ă  mesure qu'il les nommait. LĂ -bas, Ă  Montsou, la sucrerie Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton venait de rĂ©duire son personnel, il n'y avait guĂšre que la minoterie Dutilleul et la corderie Bleuze pour les cĂąbles de mine, qui tinssent le coup. Puis, d'un geste large, il indiqua, au nord, toute une moitiĂ© de l'horizon les ateliers de construction Sonneville n'avaient pas reçu les deux tiers de leurs commandes habituelles; sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes, deux seulement Ă©taient allumĂ©s; enfin, Ă  la verrerie Gagebois, une grĂšve menaçait, car on parlait d'une rĂ©duction de salaire. - Je sais, je sais, rĂ©pĂ©tait le jeune homme Ă  chaque indication. J'en viens. - Nous autres, ça va jusqu'Ă  prĂ©sent, ajouta le charretier. Les fosses ont pourtant diminuĂ© leur extraction. Et regardez, en face, Ă  la Victoire, il n'y a aussi que deux batteries de fours Ă  coke qui flambent. Il cracha, il repartit derriĂšre son cheval somnolent, aprĂšs l'avoir attelĂ© aux berlines vides. Maintenant, Etienne dominait le pays entier. Les tĂ©nĂšbres demeuraient profondes, mais la main du vieillard les avait comme emplies de grandes misĂšres, que le jeune homme, inconsciemment, sentait Ă  cette heure autour de lui, partout, dans l'Ă©tendue sans bornes. N'Ă©tait-ce pas un cri de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette campagne nue ? Les rafales s'Ă©taient enragĂ©es, elles semblaient apporter la mort du travail, une disette qui tuerait beaucoup d'hommes. Et, les yeux errants, il s'efforçait de percer les ombres, tourmentĂ© du dĂ©sir et de la peur de voir. Tout s'anĂ©antissait au fond de l'inconnu des nuits obscures, il n'apercevait, trĂšs loin, que les hauts fourneaux et les fours Ă  coke. Ceux-ci, des batteries de cent cheminĂ©es, plantĂ©es obliquement, alignaient des rampes de flammes rouges; tandis que les deux tours, plus Ă  gauche, brĂ»laient toutes bleues en plein ciel, comme des torches gĂ©antes. C'Ă©tait d'une tristesse d'incendie, il n'y avait d'autres levers d'astres, Ă  l'horizon menaçant, que ces feux nocturnes des pays de la houille et du fer. - Vous ĂȘtes peut-ĂȘtre de la Belgique ? reprit derriĂšre Etienne le charretier, qui Ă©tait revenu. Cette fois, il n'amenait que trois berlines. On pouvait toujours culbuter celles-lĂ  un accident arrivĂ© Ă  la cage d'extraction, un Ă©crou cassĂ©, allait arrĂȘter le travail pendant un grand quart d'heure. En bas du terri, un silence s'Ă©tait fait, les moulineurs n'Ă©branlaient plus les trĂ©teaux d'un roulement prolongĂ©. On entendait seulement sortir de la fosse le bruit lointain d'un marteau, tapant sur de la tĂŽle. - Non, je suis du Midi, rĂ©pondit le jeune homme. Le manoeuvre, aprĂšs avoir vidĂ© les berlines, s'Ă©tait assis Ă  terre, heureux de l'accident; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement levĂ© de gros yeux Ă©teints sur le charretier, comme gĂȘnĂ© par tant de paroles. Ce dernier, en effet, n'en disait pas si long d'habitude. Il fallait que le visage de l'inconnu lui convĂźnt et qu'il fĂ»t pris d'une de ces dĂ©mangeaisons de confidences, qui font parfois causer les vieilles gens tout seuls, Ă  haute voix. - Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m'appelle Bonnemort. - C'est un surnom ? demanda Etienne Ă©tonnĂ©. Le vieux eut un ricanement d'aise, et montrant le Voreux - Oui, oui... On m'a retirĂ© trois fois de lĂ -dedans en morceaux, une fois avec tout le poil roussi, une autre avec de la terre jusque dans le gĂ©sier, la troisiĂšme avec le ventre gonflĂ© d'eau comme une grenouille... Alors, quand ils ont vu que je ne voulais pas crever, ils m'ont appelĂ© Bonnemort, pour rire. Sa gaietĂ© redoubla, un grincement de poulie mal graissĂ©e, qui finit par dĂ©gĂ©nĂ©rer en un accĂšs terrible de toux. La corbeille de feu, maintenant, Ă©clairait en plein sa grosse tĂȘte, aux cheveux blancs et rares, Ă  la face plate, d'une pĂąleur livide, maculĂ©e de taches bleuĂątres. Il Ă©tait petit, le cou Ă©norme, les mollets et les talons en dehors, avec de longs bras dont les mains carrĂ©es tombaient Ă  ses genoux. Du reste, comme son cheval qui demeurait immobile sur les pieds, sans paraĂźtre souffrir du vent, il semblait en pierre, il n'avait l'air de se douter ni du froid ni des bourrasques sifflant Ă  ses oreilles. Quand il eut toussĂ©, la gorge arrachĂ©e par un raclement profond, il cracha au pied de la corbeille, et la terre noircit. Etienne le regardait, regardait le sol qu'il tachait de la sorte. - Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez Ă  la mine ? Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras. - Longtemps, ah ! oui !... Je n'avais pas huit ans, lorsque je suis descendu, tenez ! juste dans le Voreux, et j'en ai cinquante-huit, Ă  cette heure. Calculez un peu... J'ai tout fait lĂ -dedans, galibot d'abord, puis herscheur, quand j'ai eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans. Ensuite, Ă  cause de mes sacrĂ©es jambes, ils m'ont mis de la coupe Ă  terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu'au moment oĂč il leur a fallu me sortir du fond, parce que le mĂ©decin disait que j'allais y rester. Alors, il y a cinq annĂ©es de cela, ils m'ont fait charretier... Hein ? c'est joli, cinquante ans de mine, dont quarante- cinq au fond ! Tandis qu'il parlait, des morceaux de houille enflammĂ©s, qui, par moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa face blĂȘme d'un reflet sanglant. - Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux pas, ils me croient trop bĂȘte !... J'irai bien deux annĂ©es, jusqu'Ă  ma soixantaine, pour avoir la pension de cent quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais le bonsoir aujourd'hui, ils m'accorderaient tout de suite celle de cent cinquante. Ils sont malins, les bougres !... D'ailleurs, je suis solide, Ă  part les jambes. C'est, voyez-vous, l'eau qui m'est entrĂ©e sous la peau, Ă  force d'ĂȘtre arrosĂ© dans les tailles. Il y a des jours oĂč je ne peux pas remuer une patte sans crier. Une crise de toux l'interrompit encore. - Et ça vous fait tousser aussi ? dit Etienne. Mais il rĂ©pondit non de la tĂȘte, violemment. Puis, quand il put parler - Non, non, je me suis enrhumĂ©, l'autre mois. Jamais je ne toussais, Ă  prĂ©sent je ne peux plus me dĂ©barrasser... Et le drĂŽle, c'est que je crache, c'est que je crache... Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir. - Est-ce que c'est du sang ? demanda Etienne, osant enfin le questionner. Lentement, Bonnemort s'essuyait la bouche d'un revers de main. - C'est du charbon... J'en ai dans la carcasse de quoi me chauffer jusqu'Ă  la fin de mes jours. Et voilĂ  cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond. J'avais ça en magasin, paraĂźt-il, sans mĂȘme m'en douter. Bah ! ça conserve ! Il y eut un silence, le marteau lointain battait Ă  coups rĂ©guliers dans la fosse, le vent passait avec sa plainte, comme un cri de faim et de lassitude venu des profondeurs de la nuit. Devant les flammes qui s'effaraient, le vieux continuait plus bas, remĂąchant des souvenirs. Ah ! bien sĂ»r, ce n'Ă©tait pas d'hier que lui et les siens tapaient Ă  la veine ! La famille travaillait pour la Compagnie des mines de Montsou, depuis la crĂ©ation; et cela datait de loin, il y avait dĂ©jĂ  cent six ans. Son aĂŻeul, Guillaume Maheu, un gamin de quinze ans alors, avait trouvĂ© le charbon gras Ă  RĂ©quillart, la premiĂšre fosse de la Compagnie, une vieille fosse aujourd'hui abandonnĂ©e, lĂ -bas, prĂšs de la sucrerie Fauvelle. Tout le pays le savait, Ă  preuve que la veine dĂ©couverte s'appelait la veine Guillaume, du prĂ©nom de son grand-pĂšre. Il ne l'avait pas connu, un gros Ă  ce qu'on racontait, trĂšs fort, mort de vieillesse Ă  soixante ans. Puis, son pĂšre, Nicolas Maheu dit le Rouge, ĂągĂ© de quarante ans Ă  peine, Ă©tait restĂ© dans le Voreux, que l'on fonçait en ce temps-lĂ  un Ă©boulement, un aplatissement complet, le sang bu et les os avalĂ©s par les roches. Deux de ses oncles et ses trois frĂšres, plus tard, y avaient aussi laissĂ© leur peau. Lui, Vincent Maheu, qui en Ă©tait sorti Ă  peu prĂšs entier, les jambes mal d'aplomb seulement, passait pour un malin. Quoi faire, d'ailleurs ? Il fallait travailler. On faisait ça de pĂšre en fils, comme on aurait fait autre chose. Son fils, Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses petits- fils, et tout son monde, qui logeait en face, dans le coron. Cent six ans d'abattage, les mioches aprĂšs les vieux, pour le mĂȘme patron hein ? beaucoup de bourgeois n'auraient pas su dire si bien leur histoire ! - Encore, lorsqu'on mange ! murmura de nouveau Etienne. - C'est ce que je dis, tant qu'on a du pain Ă  manger, on peut vivre. Bonnemort se tut, les yeux tournĂ©s vers le coron, oĂč des lueurs s'allumaient une Ă  une. Quatre heures sonnaient au clocher de Montsou, le froid devenait plus vif. - Et elle est riche, votre Compagnie ? reprit Etienne. Le vieux haussa les Ă©paules, puis les laissa retomber, comme accablĂ© sous un Ă©croulement d'Ă©cus. - Ah ! oui, ah ! oui... Pas aussi riche peut-ĂȘtre que sa voisine, la Compagnie d'Anzin. Mais des millions et des millions tout de mĂȘme. On ne compte plus... Dix-neuf fosses, dont treize pour l'exploitation, le Voreux, la Victoire, CrĂšvecoeur, Mirou, Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-Cantel, d'autres encore, et six pour l'Ă©puisement ou l'aĂ©rage, comme RĂ©quillart... Dix mille ouvriers, des concessions qui s'Ă©tendent sur soixante-sept communes, une extraction de cinq mille tonnes par jour, un chemin de fer reliant toutes les fosses, et des ateliers, et des fabriques !... Ah ! oui, ah ! oui, il y en a, de l'argent ! Un roulement de berlines, sur les trĂ©teaux, fit dresser les oreilles du gros cheval jaune. En bas, la cage devait ĂȘtre rĂ©parĂ©e, les moulineurs avaient repris leur besogne. Pendant qu'il attelait sa bĂȘte, pour redescendre, le charretier ajouta doucement, en s'adressant Ă  elle - Faut pas t'habituer Ă  bavarder, fichu paresseux !... Si monsieur Hennebeau savait Ă  quoi tu perds le temps ! Etienne, songeur, regardait la nuit. Il demanda - Alors, c'est Ă  monsieur Hennebeau, la mine ? - Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n'est que le directeur gĂ©nĂ©ral. Il est payĂ© comme nous. D'un geste, le jeune homme montra l'immensitĂ© des tĂ©nĂšbres. - A qui est-ce donc, tout ça ? Mais Bonnemort resta un instant suffoquĂ© par une nouvelle crise, d'une telle violence, qu'il ne pouvait reprendre haleine. Enfin, quand il eut crachĂ© et essuyĂ© l'Ă©cume noire de ses lĂšvres, il dit, dans le vent qui redoublait - Hein ? Ă  qui tout ça ?... On n'en sait rien. A des gens. Et, de la main, il dĂ©signait dans l'ombre un point vague, un lieu ignorĂ© et reculĂ©, peuplĂ© de ces gens, pour qui les Maheu tapaient Ă  la veine depuis plus d'un siĂšcle. Sa voix avait pris une sorte de peur religieuse, c'Ă©tait comme s'il eĂ»t parlĂ© d'un tabernacle inaccessible, oĂč se cachait le dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur chair, et qu'ils n'avaient jamais vu. - Au moins si l'on mangeait du pain Ă  sa suffisance ! rĂ©pĂ©ta pour la troisiĂšme fois Etienne, sans transition apparente. - Dame, oui ! si l'on mangeait toujours du pain, ça serait trop beau ! Le cheval Ă©tait parti, le charretier disparut Ă  son tour, d'un pas traĂźnard d'invalide. PrĂšs du culbuteur, le manoeuvre n'avait point bougĂ©, ramassĂ© en boule, enfonçant le menton entre ses genoux, fixant sur le vide ses gros yeux Ă©teints. Quand il eut repris son paquet, Etienne ne s'Ă©loigna pas encore. Il sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que sa poitrine brĂ»lait, devant le grand feu. Peut-ĂȘtre, tout de mĂȘme, ferait-il bien de s'adresser Ă  la fosse le vieux pouvait ne pas savoir; puis, il se rĂ©signait, il accepterait n'importe quelle besogne. OĂč aller et que devenir, Ă  travers ce pays affamĂ© par le chĂŽmage ? Laisser derriĂšre un mur sa carcasse de chien perdu ? Cependant, une hĂ©sitation le troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine rase, noyĂ©e sous une nuit si Ă©paisse. A chaque bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s'il eĂ»t soufflĂ© d'un horizon sans cesse Ă©largi. Aucune aube ne blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux seuls flambaient, ainsi que les fours Ă  coke, ensanglantant les tĂ©nĂšbres, sans en Ă©clairer l'inconnu. Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bĂȘte mĂ©chante, s'Ă©crasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gĂȘnĂ© par sa digestion pĂ©nible de chair humaine. I, II Au milieu des champs de blĂ© et de betteraves, le coron des Deux- Cent-Quarante dormait sous la nuit noire. On distinguait vaguement les quatre immenses corps de petites maisons adossĂ©es, des corps de caserne ou d'hĂŽpital, gĂ©omĂ©triques, parallĂšles, que sĂ©paraient les trois larges avenues, divisĂ©es en jardins Ă©gaux. Et, sur le plateau dĂ©sert, on entendait la seule plainte des rafales, dans les treillages arrachĂ©s des clĂŽtures. Chez les Maheu, au numĂ©ro 16 du deuxiĂšme corps, rien ne bougeait. Des tĂ©nĂšbres Ă©paisses noyaient l'unique chambre du premier Ă©tage, comme Ă©crasant de leur poids le sommeil des ĂȘtres que l'on sentait lĂ , en tas, la bouche ouverte, assommĂ©s de fatigue. MalgrĂ© le froid vif du dehors, l'air alourdi avait une chaleur vivante, cet Ă©touffement chaud des chambrĂ©es les mieux tenues, qui sentent le bĂ©tail humain. Quatre heures sonnĂšrent au coucou de la salle du rez-de-chaussĂ©e, rien encore ne remua, des haleines grĂȘles sifflaient, accompagnĂ©es de deux ronflements sonores. Et brusquement, ce fut Catherine qui se leva. Dans sa fatigue, elle avait, par habitude, comptĂ© les quatre coups du timbre, Ă  travers le plancher, sans trouver la force de s'Ă©veiller complĂštement. Puis, les jambes jetĂ©es hors des couvertures, elle tĂątonna, frotta enfin une allumette et alluma la chandelle. Mais elle restait assise, la tĂȘte si pesante, qu'elle se renversait entre les deux Ă©paules, cĂ©dant au besoin invincible de retomber sur le traversin. Maintenant, la chandelle Ă©clairait la chambre, carrĂ©e, Ă  deux fenĂȘtres, que trois lits emplissaient. Il y avait une armoire, une table, deux chaises de vieux noyer, dont le ton fumeux tachait durement les murs, peints en jaune clair. Et rien autre, des hardes pendues Ă  des clous, une cruche posĂ©e sur le carreau, prĂšs d'une terrine rouge servant de cuvette. Dans le lit de gauche, Zacharie, l'aĂźnĂ©, un garçon de vingt et un ans, Ă©tait couchĂ© avec son frĂšre Jeanlin, qui achevait sa onziĂšme annĂ©e; dans celui de droite, deux mioches, LĂ©nore et Henri, la premiĂšre de six ans, le second de quatre, dormaient aux bras l'un de l'autre; tandis que Catherine partageait le troisiĂšme lit avec sa soeur Alzire, si chĂ©tive pour ses neuf ans, qu'elle ne l'aurait mĂȘme pas sentie prĂšs d'elle, sans la bosse de la petite infirme qui lui enfonçait les cĂŽtes. La porte vitrĂ©e Ă©tait ouverte, on apercevait le couloir du palier, l'espĂšce de boyau oĂč le pĂšre et la mĂšre occupaient un quatriĂšme lit, contre lequel ils avaient dĂ» installer le berceau de la derniĂšre venue, Estelle, ĂągĂ©e de trois mois Ă  peine. Cependant, Catherine fit un effort dĂ©sespĂ©rĂ©. Elle s'Ă©tirait, elle crispait ses deux mains dans ses cheveux roux, qui lui embroussaillaient le front et la nuque. Fluette pour ses quinze ans, elle ne montrait de ses membres, hors du fourreau Ă©troit de sa chemise, que des pieds bleuis, comme tatouĂ©s de charbon, et des bras dĂ©licats, dont la blancheur de lait tranchait sur le teint blĂȘme du visage, dĂ©jĂ  gĂątĂ© par les continuels lavages au savon noir. Un dernier bĂąillement ouvrit sa bouche un peu grande, aux dents superbes dans la pĂąleur chlorotique des gencives; pendant que ses yeux gris pleuraient de sommeil combattu, avec une expression douloureuse et brisĂ©e, qui semblait enfler de fatigue sa nuditĂ© entiĂšre. Mais un grognement arriva du palier, la voix de Maheu bĂ©gayait, empĂątĂ©e - SacrĂ© nom ! il est l'heure... C'est toi qui allumes, Catherine ? - Oui, pĂšre... Ca vient de sonner, en bas. - DĂ©pĂȘche-toi donc, fainĂ©ante ! Si tu avais moins dansĂ© hier dimanche, tu nous aurais rĂ©veillĂ©s plus tĂŽt... En voilĂ  une vie de paresse ! Et il continua de gronder, mais le sommeil le reprit Ă  son tour, ses reproches s'embarrassĂšrent, s'Ă©teignirent dans un nouveau ronflement. La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le carreau, allait et venait par la chambre. Comme elle passait devant le lit d'Henri et de LĂ©nore, elle rejeta sur eux la couverture, qui avait glissĂ©; et ils ne s'Ă©veillaient pas, anĂ©antis dans le gros sommeil de l'enfance. Alzire, les yeux ouverts, s'Ă©tait retournĂ©e pour prendre la place chaude de sa grande soeur, sans prononcer un mot. - Dis donc, Zacharie ! et toi, Jeanlin, dis donc ! rĂ©pĂ©tait Catherine, debout devant les deux frĂšres, qui restaient vautrĂ©s, le nez dans le traversin. Elle dut saisir le grand par l'Ă©paule et le secouer; puis, tandis qu'il mĂąchait des injures, elle prit le parti de les dĂ©couvrir, en arrachant le drap. Cela lui parut drĂŽle, elle se mit Ă  rire, lorsqu'elle vit les deux garçons se dĂ©battre, les jambes nues. - C'est bĂȘte, lĂąche-moi ! grogna Zacharie de mĂ©chante humeur, quand il se fut assis. Je n'aime pas les farces... Dire, nom de Dieu ! qu'il faut se lever ! Il Ă©tait maigre, dĂ©gingandĂ©, la figure longue, salie de quelques rares poils de barbe, avec les cheveux jaunes et la pĂąleur anĂ©mique de toute la famille. Sa chemise lui remontait au ventre, et il la baissa, non par pudeur, mais parce qu'il n'avait pas chaud. - C'est sonnĂ© en bas, rĂ©pĂ©tait Catherine. Allons, houp ! le pĂšre se fĂąche. Jeanlin, qui s'Ă©tait pelotonnĂ©, referma les yeux, en disant - Va te faire fiche, je dors ! Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il Ă©tait si petit, les membres grĂȘles, avec des articulations Ă©normes, grossies par des scrofules, qu'elle le prit, Ă  pleins bras. Mais il gigotait, son masque de singe blafard et crĂ©pu, trouĂ© de ses yeux verts, Ă©largi par ses grandes oreilles, pĂąlissait de la rage d'ĂȘtre faible. Il ne dit rien, il la mordit au sein droit. - MĂ©chant bougre ! murmura-t-elle en retenant un cri et en le posant par terre. Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s'Ă©tait pas rendormie. Elle suivait de ses yeux intelligents d'infirme sa soeur et ses deux frĂšres, qui maintenant s'habillaient. Une autre querelle Ă©clata autour de la terrine, les garçons bousculĂšrent la jeune fille, parce qu'elle se lavait trop longtemps. Les chemises volaient, pendant que, gonflĂ©s encore de sommeil, ils se soulageaient sans honte, avec l'aisance tranquille d'une portĂ©e de jeunes chiens, grandis ensemble. Du reste, Catherine fut prĂȘte la premiĂšre. Elle enfila sa culotte de mineur, passa la veste de toile, noua le bĂ©guin bleu autour de son chignon; et, dans ces vĂȘtements propres du lundi, elle avait l'air d'un petit homme, rien ne lui restait de son sexe, que le dandinement lĂ©ger des hanches. - Quand le vieux rentrera, dit mĂ©chamment Zacharie, il sera content de trouver le lit dĂ©fait... Tu sais, je lui raconterai que c'est toi. Le vieux, c'Ă©tait le grand-pĂšre, Bonnemort, qui, travaillant la nuit, se couchait au jour; de sorte que le lit ne refroidissait pas, il y avait toujours dedans quelqu'un Ă  ronfler. Sans rĂ©pondre, Catherine s'Ă©tait mise Ă  tirer la couverture et Ă  la border. Mais, depuis un instant, des bruits s'entendaient derriĂšre le mur, dans la maison voisine. Ces constructions de briques, installĂ©es Ă©conomiquement par la Compagnie, Ă©taient si minces, que les moindres souffles les traversaient. On vivait coude Ă  coude, d'un bout Ă  l'autre; et rien de la vie intime n'y restait cachĂ©, mĂȘme aux gamins. Un pas lourd avait Ă©branlĂ© un escalier, puis il y eut comme une chute molle, suivie d'un soupir d'aise. - Bon ! dit Catherine, Levaque descend, et voilĂ  Bouteloup qui va retrouver la Levaque. Jeanlin ricana, les yeux d'Alzire eux-mĂȘmes brillĂšrent. Chaque matin, ils s'Ă©gayaient ainsi du mĂ©nage Ă  trois des voisins, un haveur qui logeait un ouvrier de la coupe Ă  terre, ce qui donnait Ă  la femme deux hommes, l'un de nuit, l'autre de jour. - PhilomĂšne tousse, reprit Catherine aprĂšs avoir tendu l'oreille. Elle parlait de l'aĂźnĂ©e des Levaque, une grande fille de dix-neuf ans, la maĂźtresse de Zacharie, dont elle avait deux enfants dĂ©jĂ , si dĂ©licate de poitrine d'ailleurs, qu'elle Ă©tait cribleuse Ă  la fosse, n'ayant jamais pu travailler au fond. - Ah, ouiche ! PhilomĂšne ! rĂ©pondit Zacharie, elle s'en moque, elle dort !... C'est cochon de dormir jusqu'Ă  six heures ! Il passait sa culotte, lorsqu'il ouvrit une fenĂȘtre, prĂ©occupĂ© d'une idĂ©e brusque. Au-dehors, dans les tĂ©nĂšbres, le coron s'Ă©veillait, des lumiĂšres pointaient une Ă  une, entre les lames des persiennes. Et ce fut encore une dispute il se penchait pour guetter s'il ne verrait pas sortir de chez les Pierron, en face, le maĂźtre-porion du Voreux, qu'on accusait de coucher avec la Pierronne; tandis que sa soeur lui criait que le mari avait, depuis la veille, pris son service de jour Ă  l'accrochage, et que bien sĂ»r Dansaert n'avait pu coucher, cette nuit- lĂ . L'air entrait par bouffĂ©es glaciales, tous deux s'emportaient, en soutenant chacun l'exactitude de ses renseignements, lorsque des cris et des larmes Ă©clatĂšrent. C'Ă©tait, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait. Du coup, Maheu se rĂ©veilla. Qu'avait-il donc dans les os ? VoilĂ  qu'il se rendormait comme un propre Ă  rien. Et il jurait si fort, que les enfants, Ă  cĂŽtĂ©, ne soufflaient plus. Zacharie et Jeanlin achevĂšrent de se laver, avec une lenteur dĂ©jĂ  lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait toujours. Les deux mioches, LĂ©nore et Henri, aux bras l'un de l'autre, n'avaient pas remuĂ©, respirant du mĂȘme petit souffle, malgrĂ© le vacarme. - Catherine, donne-moi la chandelle ! cria Maheu. Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta la chandelle dans le cabinet, laissant ses frĂšres chercher leurs vĂȘtements, au peu de clartĂ© qui venait de la porte. Son pĂšre sautait du lit. Mais elle ne s'arrĂȘta point, elle descendit en gros bas de laine, Ă  tĂątons, et alluma dans la salle une autre chandelle, pour prĂ©parer le cafĂ©. Tous les sabots de la famille Ă©taient sous le buffet. - Te tairas-tu, vermine ! reprit Maheu, exaspĂ©rĂ© des cris d'Estelle, qui continuaient. Il Ă©tait petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait en gras, la tĂȘte forte, la face plate et livide, sous les cheveux jaunes, coupĂ©s trĂšs courts. L'enfant hurlait davantage, effrayĂ©e par ces grands bras noueux qui se balançaient au-dessus d'elle. - Laisse-la, tu sais bien qu'elle ne veut pas se taire, dit la Maheude, en s'allongeant au milieu du lit. Elle aussi venait de s'Ă©veiller, et elle se plaignait, c'Ă©tait bĂȘte de ne jamais faire sa nuit complĂšte. Ils ne pouvaient donc partir doucement ? Enfouie dans la couverture, elle ne montrait que sa figure longue, aux grands traits, d'une beautĂ© lourde, dĂ©jĂ  dĂ©formĂ©e Ă  trente- neuf ans par sa vie de misĂšre et les sept enfants qu'elle avait eus. Les yeux au plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son homme s'habillait. Ni l'un ni l'autre n'entendait plus la petite qui s'Ă©tranglait Ă  crier. - Hein ? tu sais, je suis sans le sou, et nous voici Ă  lundi seulement encore six jours Ă  attendre la quinzaine... Il n'y a pas moyen que ça dure. A vous tous, vous apportez neuf francs. Comment veux-tu que j'arrive ? Nous sommes dix Ă  la maison. - Oh ! neuf francs ! se rĂ©cria Maheu. Moi et Zacharie, trois ça fait six... Catherine et le pĂšre, deux ça fait quatre; quatre et six, dix... Et Jeanlin, un, ça fait onze. - Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de chĂŽmage... Jamais plus de neuf, entends-tu ? Il ne rĂ©pondit pas, occupĂ© Ă  chercher par terre sa ceinture de cuir. Puis, il dit en se relevant - Faut pas se plaindre, je suis tout de mĂȘme solide. Il y en a plus d'un, Ă  quarante-deux ans, qui passe au raccommodage. - Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne pas du pain... Qu'est-ce que je vais fiche, dis ? Tu n'as rien, toi ? - J'ai deux sous. - Garde-les pour boire une chope... Mon Dieu ! qu'est-ce que je vais fiche ? Six jours, ça n'en finit plus. Nous devons soixante francs Ă  Maigrat, qui m'a mise Ă  la porte avant-hier. Ca ne m'empĂȘchera pas de retourner le voir. Mais, s'il s'entĂȘte Ă  refuser... Et la Maheude continua d'une voix morne, la tĂȘte immobile, fermant par instants les yeux sous la clartĂ© triste de la chandelle. Elle disait le buffet vide, les petits demandant des tartines, le cafĂ© mĂȘme manquant, et l'eau qui donnait des coliques, et les longues journĂ©es passĂ©es Ă  tromper la faim avec des feuilles de choux bouillies. Peu Ă  peu, elle avait dĂ» hausser le ton, car le hurlement d'Estelle couvrait ses paroles. Ces cris devenaient insoutenables. Maheu parut tout d'un coup les entendre, hors de lui, et il saisit la petite dans le berceau, il la jeta sur le lit de la mĂšre, en balbutiant de fureur - Tiens ! prends-la, je l'Ă©craserais. Nom de Dieu d'enfant ! ça ne manque de rien, ça tĂšte, et ça se plaint plus haut que les autres ! Estelle s'Ă©tait mise Ă  tĂ©ter, en effet. Disparue sous la couverture, calmĂ©e par la tiĂ©deur du lit, elle n'avait plus qu'un petit bruit goulu des lĂšvres. - Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t'ont pas dit d'aller les voir ? reprit le pĂšre au bout d'un silence. La mĂšre pinça la bouche, d'un air de doute dĂ©couragĂ©. - Oui, ils m'ont rencontrĂ©e, ils portent des vĂȘtements aux enfants pauvres... Enfin, je mĂšnerai ce matin chez eux LĂ©nore et Henri. S'ils me donnaient cent sous seulement. Le silence recommença. Maheu Ă©tait prĂȘt. Il demeura un moment immobile, puis il conclut de sa voix sourde - Qu'est-ce que tu veux ? c'est comme ça, arrange-toi pour la soupe... Ca n'avance Ă  rien d'en causer, vaut mieux ĂȘtre lĂ -bas au travail. - Bien sur, rĂ©pondit la Maheude. Souffle la chandelle, je n'ai pas besoin de voir la couleur de mes idĂ©es. Il souffla la chandelle. DĂ©jĂ , Zacharie et Jeanlin descendaient; il les suivit; et l'escalier de bois craquait sous leurs pieds lourds, chaussĂ©s de laine. DerriĂšre eux, le cabinet et la chambre Ă©taient retombĂ©s aux tĂ©nĂšbres. Les enfants dormaient, les paupiĂšres d'Alzire elle-mĂȘme s'Ă©taient closes. Mais la mĂšre restait maintenant les yeux ouverts dans l'obscuritĂ©, tandis que, tirant sur sa mamelle pendante de femme Ă©puisĂ©e, Estelle ronronnait comme un petit chat. En bas, Catherine s'Ă©tait d'abord occupĂ©e du feu, la cheminĂ©e de fonte, Ă  grille centrale, flanquĂ©e de deux fours, et oĂč brĂ»lait constamment un feu de houille. La Compagnie distribuait par mois, Ă  chaque famille, huit hectolitres d'escaillage, charbon dur ramassĂ© dans les voies. Il s'allumait difficilement, et la jeune fille qui couvrait le feu chaque soir, n'avait qu'Ă  le secouer le matin, en ajoutant des petits morceaux de charbon tendre, triĂ©s avec soin. Puis, aprĂšs avoir posĂ© une bouillotte sur la grille, elle s'accroupit devant le buffet. C'Ă©tait une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-chaussĂ©e, peinte en vert pomme, d'une propretĂ© flamande, avec ses dalles lavĂ©es Ă  grande eau et semĂ©es de sable blanc. Outre le buffet de sapin verni, l'ameublement consistait en une table et des chaises du mĂȘme bois. CollĂ©es sur les murs, des enluminures violentes, les portraits de l'Empereur et de l'ImpĂ©ratrice donnĂ©s par la Compagnie, des soldats et des saints, bariolĂ©s d'or, tranchaient crĂ»ment dans la nuditĂ© claire de la piĂšce; et il n'y avait d'autres ornements qu'une boĂźte de carton rose sur le buffet, et que le coucou Ă  cadran peinturlurĂ©, dont le gros tic-tac semblait remplir le vide du plafond. PrĂšs de la porte de l'escalier, une autre porte conduisait Ă  la cave. MalgrĂ© la propretĂ©, une odeur d'oignon cuit, enfermĂ©e depuis la veille, empoisonnait l'air chaud, cet air alourdi, toujours chargĂ© d'une ĂącretĂ© de houille. Devant le buffet ouvert, Catherine rĂ©flĂ©chissait. Il ne restait qu'un bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais Ă  peine une lichette de beurre; et il s'agissait de faire les tartines pour eux quatre. Enfin, elle se dĂ©cida, coupa les tranches, en prit une qu'elle couvrit de fromage, en frotta une autre de beurre, puis les colla ensemble c'Ă©tait "le briquet", la double tartine emportĂ©e chaque matin Ă  la fosse. BientĂŽt, les quatre briquets furent en rang sur la table, rĂ©partis avec une sĂ©vĂšre justice, depuis le gros du pĂšre jusqu'au petit de Jeanlin. Catherine, qui paraissait toute Ă  son mĂ©nage, devait pourtant rĂȘvasser aux histoires que Zacharie racontait sur le maĂźtre-porion et la Pierronne, car elle entrebĂąilla la porte d'entrĂ©e et jeta un coup d'oeil dehors. Le vent soufflait toujours, des clartĂ©s plus nombreuses couraient sur les façades basses du coron, d'oĂč montait une vague trĂ©pidation de rĂ©veil. DĂ©jĂ  des portes se refermaient, des files noires d'ouvriers s'Ă©loignaient dans la nuit. Etait-elle bĂȘte, de se refroidir, puisque le chargeur Ă  l'accrochage dormait bien sĂ»r, en attendant d'aller prendre son service, Ă  six heures ! Et elle restait, elle regardait la maison, de l'autre cĂŽtĂ© des jardins. La porte s'ouvrit, sa curiositĂ© s'alluma. Mais ce ne pouvait ĂȘtre que la petite des Pierron, Lydie, qui partait pour la fosse. Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. Elle ferma, se hĂąta de courir l'eau bouillait et se rĂ©pandait, Ă©teignant le feu. Il ne restait plus de cafĂ©, elle dut se contenter de passer l'eau sur le marc de la veille; puis, elle sucra dans la cafetiĂšre, avec de la cassonade. Justement, son pĂšre et ses deux frĂšres descendaient. - Fichtre ! dĂ©clara Zacharie, quand il eut mis le nez dans son bol, en voilĂ  un qui ne nous cassera pas la tĂȘte ! Maheu haussa les Ă©paules d'un air rĂ©signĂ©. - Bah ! c'est chaud, c'est bon tout de mĂȘme. Jeanlin avait ramassĂ© les miettes des tartines et trempait une soupe. AprĂšs avoir bu, Catherine acheva de vider la cafetiĂšre dans les gourdes de fer-blanc. Tous quatre, debout, mal Ă©clairĂ©s par la chandelle fumeuse, avalaient en hĂąte. - Y sommes-nous Ă  la fin ! ! dit le pĂšre. On croirait qu'on a des rentes ! Mais une voix vint de l'escalier, dont ils avaient laissĂ© la porte ouverte. C'Ă©tait la Maheude qui criait - Prenez tout le pain, j'ai un peu de vermicelle pour les enfants ! - Oui, oui ! rĂ©pondit Catherine. Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un coin de la grille, un restant de soupe, que le grand-pĂšre trouverait chaude, lorsqu'il rentrerait Ă  six heures. Chacun prit sa paire de sabots sous le buffet, se passa la ficelle de sa gourde Ă  l'Ă©paule, et fourra son briquet dans son dos, entre la chemise et la veste. Et ils sortirent, les hommes devant, la fille derriĂšre, soufflant la chandelle, donnant un tour de clef. La maison redevint noire. - Tiens ! nous filons ensemble, dit un homme qui refermait la porte de la maison voisine. C'Ă©tait Levaque, avec son fils BĂ©bert, un gamin de douze ans, grand ami de Jeanlin. Catherine, Ă©tonnĂ©e, Ă©touffa un rire, Ă  l'oreille de Zacharie quoi donc ? Bouteloup n'attendait mĂȘme plus que le mari fĂ»t parti ! Maintenant, dans le coron, les lumiĂšres s'Ă©teignaient. Une derniĂšre porte claqua, tout dormait de nouveau, les femmes et les petits reprenaient leur somme, au fond des lits plus larges. Et, du village Ă©teint au Voreux qui soufflait, c'Ă©tait sous les rafales un lent dĂ©filĂ© d'ombres, le dĂ©part des charbonniers pour le travail, roulant des Ă©paules, embarrassĂ©s de leurs bras, qu'ils croisaient sur la poitrine; tandis que, derriĂšre, le briquet faisait Ă  chacun une bosse. VĂȘtus de toile mince, ils grelottaient de froid, sans se hĂąter davantage, dĂ©bandĂ©s le long de la route, avec un piĂ©tinement de troupeau. I, III Etienne, descendu enfin du terri, venait d'entrer au Voreux; et les hommes auxquels il s'adressait, demandant s'il y avait du travail, hochaient la tĂȘte, lui disaient tous d'attendre le maĂźtre-porion. On le laissait libre, au milieu des bĂątiments mal Ă©clairĂ©s, pleins de trous noirs, inquiĂ©tants avec la complication de leurs salles et de leurs Ă©tages. AprĂšs avoir montĂ© un escalier obscur Ă  moitiĂ© dĂ©truit, il s'Ă©tait trouvĂ© sur une passerelle branlante, puis avait traversĂ© le hangar du criblage, plongĂ© dans une nuit si profonde, qu'il marchait les mains en avant, pour ne pas se heurter. Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes, Ă©normes, trouĂšrent les tĂ©nĂšbres. Il Ă©tait sous le beffroi, dans la salle de recette, Ă  la bouche mĂȘme du puits. Un porion, le pĂšre Richomme, un gros Ă  figure de bon gendarme, barrĂ©e de moustaches grises, se dirigeait justement vers le bureau du receveur. - On n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail ? demanda de nouveau Etienne. Richomme allait dire non; mais il se reprit et rĂ©pondit comme les autres, en s'Ă©loignant - Attendez monsieur Dansaert, le maĂźtre-porion. Quatre lanternes Ă©taient plantĂ©es lĂ , et les rĂ©flecteurs, qui jetaient toute la lumiĂšre sur le puits, Ă©clairaient vivement les rampes de fer, les leviers des signaux et des verrous, les madriers des guides, oĂč glissaient les deux cages. Le reste, la vaste salle, pareille Ă  une nef d'Ă©glise, se noyait, peuplĂ©e de grandes ombres flottantes. Seule, la lampisterie flambait au fond, tandis que, dans le bureau du receveur, une maigre lampe mettait comme une Ă©toile prĂšs de s'Ă©teindre. L'extraction venait d'ĂȘtre reprise; et, sur les dalles de fonte, c'Ă©tait un tonnerre continu, les berlines de charbon roulĂ©es sans cesse, les courses des moulineurs, dont on distinguait les longues Ă©chines penchĂ©es, dans le remuement de toutes ces choses noires et bruyantes qui s'agitaient. Un instant, Etienne resta immobile, assourdi, aveuglĂ©. Il Ă©tait glacĂ©, des courants d'air entraient de partout. Alors, il fit quelques pas, attirĂ© par la machine, dont il voyait maintenant luire les aciers et les cuivres. Elle se trouvait en arriĂšre du puits, Ă  vingt-cinq mĂštres, dans une salle plus haute, et assise si carrĂ©ment sur son massif de briques, qu'elle marchait Ă  toute vapeur, de toute sa force de quatre cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle Ă©norme, Ă©mergeant et plongeant, avec une douceur huilĂ©e, donnĂąt un frisson aux murs. Le machineur, debout Ă  la barre de mise en train, Ă©coutait les sonneries des signaux, ne quittait pas des yeux le tableau indicateur, oĂč le puits Ă©tait figurĂ©, avec ses Ă©tages diffĂ©rents, par une rainure verticale, que parcouraient des plombs pendus Ă  des ficelles, reprĂ©sentant les cages. Et, Ă  chaque dĂ©part, quand la machine se remettait en branle, les bobines, les deux immenses roues de cinq mĂštres de rayon, aux moyeux desquels les deux cĂąbles d'acier s'enroulaient et se dĂ©roulaient en sens contraire, tournaient d'une telle vitesse, qu'elles n'Ă©taient plus qu'une poussiĂšre grise. - Attention donc ! criĂšrent trois moulineurs, qui traĂźnaient une Ă©chelle gigantesque. Etienne avait manquĂ© d'ĂȘtre Ă©crasĂ©. Ses yeux s'habituaient il regardait en l'air filer les cĂąbles, plus de trente mĂštres de ruban d'acier, qui montaient d'une volĂ©e dans le beffroi, oĂč ils passaient sur les molettes, pour descendre Ă  pic dans le puits s'attacher aux cages d'extraction. Une charpente de fer, pareille Ă  la haute charpente d'un clocher, portait les molettes. C'Ă©tait un glissement d'oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite rapide, le continuel va-et-vient d'un fil de poids Ă©norme, qui pouvait enlever jusqu'Ă  douze mille kilogrammes, avec une vitesse de dix mĂštres Ă  la seconde. - Attention donc, nom de Dieu ! criĂšrent de nouveau les moulineurs, qui poussaient l'Ă©chelle de l'autre cĂŽtĂ©, pour visiter la molette de gauche. Lentement, Etienne revint Ă  la recette. Ce vol gĂ©ant sur sa tĂȘte l'ahurissait. Et, grelottant dans les courants d'air, il regarda la manoeuvre des cages, les oreilles cassĂ©es par le roulement des berlines. PrĂšs du puits, le signal fonctionnait, un lourd marteau Ă  levier, qu'une corde tirĂ©e du fond laissait tomber sur un billot. Un coup pour arrĂȘter, deux pour descendre, trois pour monter c'Ă©tait sans relĂąche comme des coups de massue dominant le tumulte, accompagnĂ©s d'une claire sonnerie de timbre; pendant que le moulineur, dirigeant la manoeuvre, augmentait encore le tapage, en criant des ordres au machineur, dans un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branle-bas, apparaissaient et s'enfonçaient, se vidaient et se remplissaient, sans qu'Etienne comprĂźt rien Ă  ces besognes compliquĂ©es. Il ne comprenait bien qu'une chose le puits avalait des hommes par bouchĂ©es de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. DĂšs quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe Ă  la main, attendant par petits groupes d'ĂȘtre en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bĂȘte nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre Ă©tages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des moulineurs, aux diffĂ©rents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par d'autres, vides ou chargĂ©es Ă  l'avance des bois de taille. Et c'Ă©tait dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'Ă  quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, "sonnant Ă  la viande", pour prĂ©venir de ce chargement de chair humaine. Puis, aprĂšs un lĂ©ger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derriĂšre elle que la fuite vibrante du cĂąble. - C'est profond ? demanda Etienne Ă  un mineur, qui attendait prĂšs de lui, l'air somnolent. - Cinq cent cinquante-quatre mĂštres, rĂ©pondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier Ă  trois cent vingt. Tous deux se turent, les yeux sur le cĂąble qui remontait. Etienne reprit - Et quand ça casse ? - Ah ! quand ça casse... Le mineur acheva d'un geste. Son tour Ă©tait arrivĂ©, la cage avait reparu, de son mouvement aisĂ© et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes Ă  peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en dĂ©vora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage oĂč ils descendaient, mais sans un arrĂȘt, toujours affamĂ©, de boyaux gĂ©ants capables de digĂ©rer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les tĂ©nĂšbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le mĂȘme silence vorace. Etienne, Ă  la longue, fut repris du malaise qu'il avait Ă©prouvĂ© dĂ©jĂ  sur le terri. Pourquoi s'entĂȘter ? ce maĂźtre-porion le congĂ©dierait comme les autres. Une peur vague le dĂ©cida brusquement il s'en alla, il ne s'arrĂȘta dehors que devant le bĂątiment des gĂ©nĂ©rateurs. La porte, grande ouverte, laissait voir sept chaudiĂšres Ă  deux foyers. Au milieu de la buĂ©e blanche, dans le sifflement des fuites, un chauffeur Ă©tait occupĂ© Ă  charger un des foyers, dont l'ardente fournaise se faisait sentir jusque sur le seuil; et le jeune homme, heureux d'avoir chaud, s'approchait, lorsqu'il rencontra une nouvelle bande de charbonniers, qui arrivait Ă  la fosse. C'Ă©taient les Maheu et les Levaque. Quand il aperçut, en tĂȘte, Catherine avec son air doux de garçon, l'idĂ©e superstitieuse lui vint de risquer une derniĂšre demande. - Dites donc, camarade, on n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail ? Elle le regarda, surprise, un peu effrayĂ©e de cette voix brusque qui sortait de l'ombre. Mais, derriĂšre elle, Maheu avait entendu, et il rĂ©pondit, il causa un instant. Non, on n'avait besoin de personne. Ce pauvre diable d'ouvrier, perdu sur les routes, l'intĂ©ressait. Lorsqu'il le quitta, il dit aux autres - Hein ! on pourrait ĂȘtre comme ça... Faut pas se plaindre, tous n'ont pas du travail Ă  crever. La bande entra et alla droit Ă  la baraque, vaste salle grossiĂšrement crĂ©pie, entourĂ©e d'armoires que fermaient des cadenas. Au centre, une cheminĂ©e de fer, une sorte de poĂȘle sans porte, Ă©tait rouge, si bourrĂ©e de houille incandescente, que des morceaux craquaient et dĂ©boulaient sur la terre battue du sol. La salle ne se trouvait Ă©clairĂ©e que par ce brasier, dont les reflets sanglants dansaient le long des boiseries crasseuses, jusqu'au plafond sali d'une poussiĂšre noire. Comme les Maheu arrivaient, des rires Ă©clataient dans la grosse chaleur. Une trentaine d'ouvriers Ă©taient debout, le dos tournĂ© Ă  la flamme, se rĂŽtissant d'un air de jouissance. Avant la descente, tous venaient ainsi prendre et emporter dans la peau un bon coup de feu, pour braver l'humiditĂ© du puits. Mais, ce matin-lĂ , on s'Ă©gayait davantage, on plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont la gorge et le derriĂšre Ă©normes crevaient la veste et la culotte. Elle habitait RĂ©quillart avec son pĂšre, le vieux Mouque, palefrenier, et Mouquet son frĂšre, moulineur; seulement, les heures de travail n'Ă©tant pas les mĂȘmes, elle se rendait seule Ă  la fosse; et, au milieu des blĂ©s en Ă©tĂ©, contre un mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine. Toute la mine y passait, une vraie tournĂ©e de camarades, sans autre consĂ©quence. Un jour qu'on lui reprochait un cloutier de Marchiennes, elle avait failli crever de colĂšre, criant qu'elle se respectait trop, qu'elle se couperait un bras, si quelqu'un pouvait se flatter de l'avoir vue avec un autre qu'un charbonnier. - Ce n'est donc plus le grand Chaval ? disait un mineur en ricanant. T'as pris ce petiot-lĂ  ? Mais lui faudrait une Ă©chelle !... Je vous ai aperçus derriĂšre RĂ©quillart. A preuve qu'il est montĂ© sur une borne. - AprĂšs ? rĂ©pondait la Mouquette en belle humeur. Qu'est-ce que ça te fiche ? On ne t'a pas appelĂ© pour que tu pousses. Et cette grossiĂšretĂ© bonne enfant redoublait les Ă©clats des hommes, qui enflaient leurs Ă©paules, Ă  demi cuites par le poĂȘle; tandis que, secouĂ©e elle-mĂȘme de rires, elle promenait au milieu d'eux l'indĂ©cence de son costume, d'un comique troublant, avec ses bosses de chair, exagĂ©rĂ©es jusqu'Ă  l'infirmitĂ©. Mais la gaietĂ© tomba, Mouquette racontait Ă  Maheu que Fleurance, la grande Fleurance, ne viendrait plus on l'avait trouvĂ©e, la veille, raide sur son lit, les uns disaient d'un dĂ©crochement du coeur, les autres d'un litre de geniĂšvre bu trop vite. Et Maheu se dĂ©sespĂ©rait encore de la malchance, voilĂ  qu'il perdait une de ses herscheuses, sans pouvoir la remplacer immĂ©diatement ! Il travaillait au marchandage, ils Ă©taient quatre haveurs associĂ©s dans sa taille, lui, Zacharie, Levaque et Chaval. S'ils n'avaient plus que Catherine pour rouler, la besogne allait souffrir. Tout d'un coup, il cria - Tiens ! et cet homme qui cherchait de l'ouvrage ! Justement, Dansaert passait devant la baraque. Maheu lui conta l'histoire, demanda l'autorisation d'embaucher l'homme; et il insistait sur le dĂ©sir que tĂ©moignait la Compagnie de substituer aux herscheuses des garçons, comme Ă  Anzin. Le maĂźtre-porion eut d'abord un sourire, car le projet d'exclure les femmes du fond rĂ©pugnait d'ordinaire aux mineurs, qui s'inquiĂ©taient du placement de leurs filles, peu touchĂ©s de la question de moralitĂ© et d'hygiĂšne. Enfin, aprĂšs avoir hĂ©sitĂ©, il permit, mais en se rĂ©servant de faire ratifier sa dĂ©cision par M. NĂ©grel, l'ingĂ©nieur. - Ah bien ! dĂ©clara Zacharie, il est loin, l'homme, s'il court toujours ! - Non, dit Catherine, je l'ai vu s'arrĂȘter aux chaudiĂšres. - Va donc, fainĂ©ante ! cria Maheu. La jeune fille s'Ă©lança, pendant qu'un flot de mineurs montaient au puits, cĂ©dant le feu Ă  d'autres. Jeanlin, sans attendre son pĂšre, alla lui aussi prendre sa lampe, avec BĂ©bert, gros garçon naĂŻf, et Lydie, chĂ©tive fillette de dix ans. Partie devant eux, la Mouquette s'exclamait dans l'escalier noir, en les traitant de sales mioches et en menaçant de les gifler, s'ils la pinçaient. Etienne, dans le bĂątiment aux chaudiĂšres, causait en effet avec le chauffeur, qui chargeait les foyers de charbon. Il Ă©prouvait un grand froid, Ă  l'idĂ©e de la nuit oĂč il lui fallait rentrer. Pourtant, il se dĂ©cidait Ă  partir, lorsqu'il sentit une main se poser sur son Ă©paule. - Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous. D'abord, il ne comprit pas. Puis, il eut un Ă©lan de joie, il serra Ă©nergiquement les mains de la jeune fille. - Merci, camarade... Ah ! vous ĂȘtes un bon bougre, par exemple ! Elle se mit Ă  rire, en le regardant dans la rouge lueur des foyers, qui les Ă©clairaient. Cela l'amusait, qu'il la prĂźt pour un garçon, fluette encore, son chignon cachĂ© sous le bĂ©guin. Lui, riait aussi de contentement; et ils restĂšrent un instant tous deux Ă  se rire Ă  la face, les joues allumĂ©es. Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa caisse, retirait ses sabots et ses gros bas de laine. Lorsque Etienne fut lĂ , on rĂ©gla tout en quatre paroles trente sous par jour, un travail fatigant, mais qu'il apprendrait vite. Le haveur lui conseilla de garder ses souliers, et il lui prĂȘta une vieille barrette, un chapeau de cuir destinĂ© Ă  garantir le crĂąne, prĂ©caution que le pĂšre et les enfants dĂ©daignaient. Les outils furent sortis de la caisse, oĂč se trouvait justement la pelle de Fleurance. Puis, quand Maheu y eut enfermĂ© leurs sabots, leurs bas, ainsi que le paquet d'Etienne, il s'impatienta brusquement. - Que fait-il donc, cette rosse de Chaval ? Encore quelque fille culbutĂ©e sur un tas de pierres !... Nous sommes en retard d'une demi- heure, aujourd'hui. Zacharie et Levaque se rĂŽtissaient tranquillement les Ă©paules. Le premier finit par dire - C'est Chaval que tu attends ?... Il est arrivĂ© avant nous, il est descendu tout de suite. - Comment ! tu sais ça et tu ne m'en dis rien !... Allons ! allons ! dĂ©pĂȘchons. Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre la bande. Etienne la laissa passer, monta derriĂšre elle. De nouveau, il voyageait dans un dĂ©dale d'escaliers et de couloirs obscurs, oĂč les pieds nus faisaient un bruit mou de vieux chaussons. Mais la lampisterie flamboya, une piĂšce vitrĂ©e, emplie de rĂąteliers qui alignaient par Ă©tages des centaines de lampes Davy, visitĂ©es, lavĂ©es de la veille, allumĂ©es comme des cierges au fond d'une chapelle ardente. Au guichet, chaque ouvrier prenait la sienne, poinçonnĂ©e Ă  son chiffre; puis, il l'examinait, la fermait lui-mĂȘme; pendant que le marqueur, assis Ă  une table, inscrivait sur le registre l'heure de la descente. Il fallut que Maheu intervĂźnt pour la lampe de son nouveau herscheur. Et il y avait encore une prĂ©caution, les ouvriers dĂ©filaient devant un vĂ©rificateur, qui s'assurait si toutes les lampes Ă©taient bien fermĂ©es. - Fichtre ! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine grelottante. Etienne se contenta de hocher la tĂȘte. Il se retrouvait devant le puits, au milieu de la vaste salle, balayĂ©e de courants d'air. Certes, il se croyait brave, et pourtant une Ă©motion dĂ©sagrĂ©able le serrait Ă  la gorge, dans le tonnerre des berlines, les coups sourds des signaux, le beuglement Ă©touffĂ© du porte-voix, en face du vol continu de ces cĂąbles, dĂ©roulĂ©s et enroulĂ©s Ă  toute vapeur par les bobines de la machine. Les cages montaient, descendaient avec leur glissement de bĂȘte de nuit, engouffraient toujours des hommes, que la gueule du trou semblait boire. C'Ă©tait son tour maintenant, il avait trĂšs froid, il gardait un silence nerveux, qui faisait ricaner Zacharie et Levaque; car tous deux dĂ©sapprouvaient l'embauchage de cet inconnu, Levaque surtout, blessĂ© de n'avoir pas Ă©tĂ© consultĂ©. Aussi Catherine fut-elle heureuse d'entendre son pĂšre expliquer les choses au jeune homme. - Regardez, au-dessus de la cage, il y a un parachute, des crampons de fer qui s'enfoncent dans les guides, en cas de rupture. Ca fonctionne, oh ! pas toujours... Oui, le puits est divisĂ© en trois compartiments, fermĂ©s par des planches, du haut en bas au milieu les cages, Ă  gauche le goyot des Ă©chelles... Mais il s'interrompit pour gronder, sans se permettre de trop hausser la voix - Qu'est-ce que nous fichons lĂ , nom de Dieu ! Est-il permis de nous faire geler de la sorte ! Le porion Richomme, qui allait descendre lui aussi, sa lampe Ă  feu libre fixĂ©e par un clou dans le cuir de sa barrette, l'entendit se plaindre. - MĂ©fie-toi, gare aux oreilles ! murmura-t-il paternellement, en vieux mineur restĂ© bon pour les camarades. Faut bien que les manoeuvres se fassent... Tiens ! nous y, sommes, embarque avec ton monde. La cage, en effet, garnie de bandes de tĂŽle et d'un grillage Ă  petites mailles, les attendait, d'aplomb sur les verrous. Maheu, Zacharie, Levaque, Catherine se glissĂšrent dans une berline du fond; et, comme ils devaient y tenir cinq, Etienne y entra Ă  son tour; mais les bonnes places Ă©taient prises, il lui fallut se tasser prĂšs de la jeune fille, dont un coude lui labourait le ventre. Sa lampe l'embarrassait, on lui conseilla de l'accrocher Ă  une boutonniĂšre de sa veste. Il n'entendit pas, la garda maladroitement Ă  la main. L'embarquement continuait, dessus et dessous, un enfournement confus de bĂ©tail. On ne pouvait donc partir, que se passait-il ? Il lui semblait s'impatienter depuis de longues minutes. Enfin, une secousse l'Ă©branla, et tout sombra; les objets autour de lui s'envolĂšrent, tandis qu'il Ă©prouvait un vertige anxieux de chute, qui lui tirait les entrailles. Cela dura tant qu'il fut au jour, franchissant les deux Ă©tages des recettes, au milieu de la fuite tournoyante des charpentes. Puis, tombĂ© dans le noir de la fosse, il resta Ă©tourdi, n'ayant plus la perception nette de ses sensations. - Nous voilĂ  partis, dit paisiblement Maheu. Tous Ă©taient Ă  l'aise. Lui, par moments, se demandait s'il descendait ou s'il montait. Il y avait comme des immobilitĂ©s, quand la cage filait droit, sans toucher aux guides; et de brusques trĂ©pidations se produisaient ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui lui donnait la peur d'une catastrophe. Du reste, il ne pouvait distinguer les parois du puits, derriĂšre le grillage oĂč il collait sa face. Les lampes Ă©clairaient mal le tassement des corps, Ă  ses pieds. Seule, la lampe Ă  feu libre du porion, dans la berline voisine, brillait comme un phare. - Celui-ci a quatre mĂštres de diamĂštre, continuait Maheu, pour l'instruire. Le cuvelage aurait bon besoin d'ĂȘtre refait, car l'eau filtre de tous cĂŽtĂ©s... Tenez ! nous arrivons au niveau, entendez-vous ? Etienne se demandait justement quel Ă©tait ce bruit d'averse. Quelques grosses gouttes avaient d'abord sonnĂ© sur le toit de la cage, comme au dĂ©but d'une ondĂ©e; et, maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se changeait en un vĂ©ritable dĂ©luge. Sans doute, la toiture Ă©tait trouĂ©e, car un filet d'eau, coulant sur son Ă©paule, le trempait jusqu'Ă  la chair. Le froid devenait glacial, on enfonçait dans une humiditĂ© noire, lorsqu'on traversa un rapide Ă©blouissement, la vision d'une caverne oĂč des hommes s'agitaient, Ă  la lueur d'un Ă©clair. DĂ©jĂ , on retombait au nĂ©ant. Maheu disait - C'est le premier accrochage. Nous sommes Ă  trois cent vingt mĂštres. Regardez la vitesse. Levant sa lampe, il Ă©claira un madrier des guides, qui filait ainsi qu'un rail sous un train lancĂ© Ă  toute vapeur; et, au-delĂ , on ne voyait toujours rien. Trois autres accrochages passĂšrent, dans un envolement de clartĂ©s. La pluie assourdissante battait les tĂ©nĂšbres. - Comme c'est profond ! murmura Etienne. Cette chute devait durer depuis des heures. Il souffrait de la fausse position qu'il avait prise, n'osant bouger, torturĂ© surtout par le coude de Catherine. Elle ne prononçait pas un mot, il la sentait seulement contre lui, qui le rĂ©chauffait. Lorsque la cage, enfin, s'arrĂȘta au fond, Ă  cinq cent cinquante-quatre mĂštres, il s'Ă©tonna d'apprendre que la descente avait durĂ© juste une minute. Mais le bruit des verrous qui se fixaient, la sensation sous lui de cette soliditĂ©, l'Ă©gaya brusquement; et ce fut en plaisantant qu'il tutoya Catherine. - Qu'as-tu sous la peau, Ă  ĂȘtre chaud comme ça ?... J'ai ton coude dans le ventre, bien sĂ»r. Alors, elle Ă©clata aussi. Etait-il bĂȘte, de la prendre encore pour un garçon ! Il avait donc les yeux bouchĂ©s ? - C'est dans l'oeil que tu l'as, mon coude, rĂ©pondit-elle, au milieu d'une tempĂȘte de rires, que le jeune homme, surpris, ne s'expliqua point. La cage se vidait, les ouvriers traversĂšrent la salle de l'accrochage, une salle taillĂ©e dans le roc, voĂ»tĂ©e en maçonnerie, et que trois grosses lampes Ă  feu libre Ă©clairaient. Sur les dalles de fonte, les chargeurs roulaient violemment des berlines pleines. Une odeur de cave suintait des murs, une fraĂźcheur salpĂȘtrĂ©e oĂč passaient des souffles chauds, venus de l'Ă©curie voisine. Quatre galeries s'ouvraient lĂ , bĂ©antes. - Par ici, dit Maheu Ă  Etienne. Vous n'y ĂȘtes pas, nous avons Ă  faire deux bons kilomĂštres. Les ouvriers se sĂ©paraient, se perdaient par groupes, au fond de ces trous noirs. Une quinzaine venaient de s'engager dans celui de gauche; et Etienne marchait le dernier, derriĂšre Maheu, que prĂ©cĂ©daient Catherine, Zacharie et Levaque. C'Ă©tait une belle galerie de roulage, Ă  travers banc, et d'un roc si solide, qu'elle avait eu besoin seulement d'ĂȘtre muraillĂ©e en partie. Un par un, ils allaient, ils allaient toujours, sans une parole, avec les petites flammes des lampes. Le jeune homme butait Ă  chaque pas, s'embarrassait les pieds dans les rails. Depuis un instant, un bruit sourd l'inquiĂ©tait, le bruit lointain d'un orage dont la violence semblait croĂźtre et venir des entrailles de la terre. Etait-ce le tonnerre d'un Ă©boulement, Ă©crasant sur leurs tĂȘtes la masse Ă©norme qui les sĂ©parait du jour ? Une clartĂ© perça la nuit, il sentit trembler le roc; et, lorsqu'il se fut rangĂ© le long du mur, comme les camarades, il vit passer contre sa face un gros cheval blanc, attelĂ© Ă  un train de berlines. Sur la premiĂšre, tenant les guides, BĂ©bert Ă©tait assis; tandis que Jeanlin, les poings appuyĂ©s au bord de la derniĂšre, courait pieds nus. On se remit en marche. Plus loin, un carrefour se prĂ©senta, deux nouvelles galeries s'ouvraient, et la bande s'y divisa encore, les ouvriers se rĂ©partissaient peu Ă  peu dans tous les chantiers de la mine. Maintenant, la galerie de roulage Ă©tait boisĂ©e, des Ă©tais de chĂȘne soutenaient le toit, faisaient Ă  la roche Ă©bouleuse une chemise de charpente, derriĂšre laquelle on apercevait les lames des schistes, Ă©tincelants de mica, et la masse grossiĂšre des grĂšs, ternes et rugueux. Des trains de berlines pleines ou vides passaient continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre emportĂ© dans l'ombre par des bĂȘtes vagues, au trot de fantĂŽme. Sur la double voie d'un garage, un long serpent noir dormait, un train arrĂȘtĂ©, dont le cheval s'Ă©broua, si noyĂ© de nuit, que sa croupe confuse Ă©tait comme un bloc tombĂ© de la voĂ»te. Des portes d'aĂ©rage battaient, se refermaient lentement. Et, Ă  mesure qu'on avançait, la galerie devenait plus Ă©troite, plus basse, inĂ©gale de toit, forçant les Ă©chines Ă  se plier sans cesse. Etienne, rudement, se heurta la tĂȘte. Sans la barrette de cuir, il avait le crĂąne fendu. Pourtant, il suivait avec attention, devant lui, les moindres gestes de Maheu, dont la silhouette sombre se dĂ©tachait sur la lueur des lampes. Pas un des ouvriers ne se cognait, ils devaient connaĂźtre chaque bosse, noeud des bois ou renflement de la roche. Le jeune homme souffrait aussi du sol glissant, qui se trempait de plus en plus. Par moments, il traversait de vĂ©ritables mares, que le gĂąchis boueux des pieds rĂ©vĂ©lait seul. Mais ce qui l'Ă©tonnait surtout, c'Ă©taient les brusques changements de tempĂ©rature. En bas du puits, il faisait trĂšs frais, et dans la galerie de roulage, par oĂč passait tout l'air de la mine, soufflait un vent glacĂ©, dont la violence tournait Ă  la tempĂȘte, entre les muraillements Ă©troits. Ensuite, Ă  mesure qu'on s'enfonçait dans les autres voies, qui recevaient seulement leur part disputĂ©e d'aĂ©rage, le vent tombait, la chaleur croissait, une chaleur suffocante, d'une pesanteur de plomb. Maheu n'avait plus ouvert la bouche. Il prit Ă  droite une nouvelle galerie, en disant simplement Ă  Etienne, sans se tourner - La veine Guillaume. C'Ă©tait la veine oĂč se trouvait leur taille. DĂšs les premiĂšres enjambĂ©es, Etienne se meurtrit de la tĂȘte et des coudes. Le toit en pente descendait si bas que, sur des longueurs de vingt et trente mĂštres, il devait marcher cassĂ© en deux. L'eau arrivait aux chevilles. On fit ainsi deux cents mĂštres; et, tout d'un coup, il vit disparaĂźtre Levaque, Zacharie et Catherine, qui semblaient s'ĂȘtre envolĂ©s par une fissure mince, ouverte devant lui. - Il faut monter, reprit Maheu. Pendez votre lampe Ă  une boutonniĂšre, et accrochez-vous aux bois. Lui-mĂȘme disparut. Etienne dut le suivre. Cette cheminĂ©e, laissĂ©e dans la veine, Ă©tait rĂ©servĂ©e aux mineurs et desservait toutes les voies secondaires. Elle avait l'Ă©paisseur de la couche de charbon, Ă  peine soixante centimĂštres. Heureusement, le jeune homme Ă©tait mince, car, maladroit encore, il s'y hissait avec une dĂ©pense inutile de muscles, aplatissant les Ă©paules et les hanches, avançant Ă  la force des poignets, cramponnĂ© aux bois. Quinze mĂštres plus haut, on rencontra la premiĂšre voie secondaire; mais il fallut continuer, la taille de Maheu et consorts Ă©tait la sixiĂšme voie, dans l'enfer, ainsi qu'ils disaient; et, de quinze mĂštres en quinze mĂštres, les voies se superposaient, la montĂ©e n'en finissait plus, Ă  travers cette fente qui raclait le dos et la poitrine. Etienne rĂąlait, comme si le poids des roches lui eĂ»t broyĂ© les membres, les mains arrachĂ©es, les jambes meurtries, manquant d'air surtout, au point de sentir le sang lui crever la peau. Vaguement, dans une voie, il aperçut deux bĂȘtes accroupies, une petite, une grosse, qui poussaient des berlines c'Ă©taient Lydie et la Mouquette, dĂ©jĂ  au travail. Et il lui restait Ă  grimper la hauteur de deux tailles ! La sueur l'aveuglait, il dĂ©sespĂ©rait de rattraper les autres, dont il entendait les membres agiles frĂŽler le roc d'un long glissement. - Courage, ça y est ! dit la voix de Catherine. Mais, comme il arrivait en effet, une autre voix cria du fond de la taille - Eh bien ! quoi donc ? est-ce qu'on se fout du monde... ? J'ai deux kilomĂštres Ă  faire de Montsou, et je suis lĂ  le premier ! C'Ă©tait Chaval, un grand maigre de vingt-cinq ans, osseux, les traits forts, qui se fĂąchait d'avoir attendu. Lorsqu'il aperçut Etienne, il demanda, avec une surprise de mĂ©pris - Qu'est-ce que c'est que ça ? Et, Maheu lui ayant contĂ© l'histoire, il ajouta entre les dents - Alors, les garçons mangent le pain des filles ! Les deux hommes Ă©changĂšrent un regard, allumĂ© d'une de ces haines d'instinct qui flambent subitement. Etienne avait senti l'injure, sans comprendre encore. Un silence rĂ©gna, tous se mettaient au travail. C'Ă©taient enfin les veines peu Ă  peu emplies, les tailles en activitĂ©, Ă  chaque Ă©tage, au bout de chaque voie. Le puits dĂ©vorateur avait avalĂ© sa ration quotidienne d'hommes, prĂšs de sept cents ouvriers, qui besognaient Ă  cette heure dans cette fourmiliĂšre gĂ©ante, trouant la terre de toutes parts, la criblant ainsi qu'un vieux bois piquĂ© des vers. Et, au milieu du silence lourd, de l'Ă©crasement des couches profondes, on aurait pu, l'oreille collĂ©e Ă  la roche, entendre le branle de ces insectes humains en marche, depuis le vol du cĂąble qui montait et descendait la cage d'extraction, jusqu'Ă  la morsure des outils entamant la houille, au fond des chantiers d'abattage. Etienne, en se tournant, se trouva de nouveau serrĂ© contre Catherine. Mais, cette fois, il devina les rondeurs naissantes de la gorge, il comprit tout d'un coup cette tiĂ©deur qui l'avait pĂ©nĂ©trĂ©. - Tu es donc une fille ? murmura-t-il, stupĂ©fait. Elle rĂ©pondit de son air gai, sans rougeur - Mais oui... Vrai ! tu y as mis le temps ! I, IV Les quatre haveurs venaient de s'allonger les uns au-dessus des autres, sur toute la montĂ©e du front de taille. SĂ©parĂ©s par les planches Ă  crochets qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient chacun quatre mĂštres environ de la veine; et cette veine Ă©tait si mince, Ă©paisse Ă  peine en cet endroit de cinquante centimĂštres, qu'ils se trouvaient lĂ  comme aplatis entre le toit et le mur, se traĂźnant des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se meurtrir les Ă©paules. Ils devaient, pour attaquer la houille, rester couchĂ©s sur le flanc, le cou tordu, les bras levĂ©s et brandissant de biais la rivelaine, le pic Ă  manche court. En bas, il y avait d'abord Zacharie; Levaque et Chaval s'Ă©tageaient au-dessus; et, tout en haut enfin, Ă©tait Maheu. Chacun havait le lit de schiste, qu'il creusait Ă  coups de rivelaine; puis, il pratiquait deux entailles verticales dans la couche, et il dĂ©tachait le bloc, en enfonçant un coin de fer, Ă  la partie supĂ©rieure. La houille Ă©tait grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la planche, s'Ă©taient amassĂ©s sous eux, les haveurs disparaissaient, murĂ©s dans l'Ă©troite fente. C'Ă©tait Maheu qui souffrait le plus. En haut, la tempĂ©rature montait jusqu'Ă  trente-cinq degrĂ©s, l'air ne circulait pas, l'Ă©touffement Ă  la longue devenait mortel. Il avait dĂ», pour voir clair, fixer sa lampe Ă  un clou, prĂšs de sa tĂȘte; et cette lampe, qui chauffait son crĂąne, achevait de lui brĂ»ler le sang. Mais son supplice s'aggravait surtout de l'humiditĂ©. La roche, au-dessus de lui, Ă  quelques centimĂštres de son visage, ruisselait d'eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme entĂȘtĂ©, toujours Ă  la mĂȘme place. Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque elles battaient sa face, s'Ă©crasaient, claquaient sans relĂąche. Au bout d'un quart d'heure, il Ă©tait trempĂ©, couvert de sueur lui-mĂȘme, fumant d'une chaude buĂ©e de lessive. Ce matin-lĂ , une goutte, s'acharnant dans son oeil, le faisait jurer. Il ne voulait pas lĂącher son havage, il donnait de grands coups, qui le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi qu'un puceron pris entre deux feuillets d'un livre, sous la menace d'un aplatissement complet. Pas une parole n'Ă©tait Ă©changĂ©e. Ils tapaient tous, on n'entendait que ces coups irrĂ©guliers, voilĂ©s et comme lointains. Les bruits prenaient une sonoritĂ© rauque, sans un Ă©cho dans l'air mort. Et il semblait que les tĂ©nĂšbres fussent d'un noir inconnu, Ă©paissi par les poussiĂšres volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les mĂšches des lampes, sous leurs chapeaux de toile mĂ©tallique, n'y mettaient que des points rougeĂątres. On ne distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait ainsi qu'une large cheminĂ©e, plate et oblique, oĂč la suie de dix hivers aurait amassĂ© une nuit profonde. Des formes spectrales s'y agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux, une tĂȘte violente, barbouillĂ©e comme pour un crime. Parfois, en se dĂ©tachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des arĂȘtes, brusquement allumĂ©s d'un reflet de cristal. Puis, tout retombait au noir, les rivelaines tapaient Ă  grands coups sourds, il n'y avait plus que le halĂštement des poitrines, le grognement de gĂȘne et de fatigue, sous la pesanteur de l'air et la pluie des sources. Zacharie, les bras mous d'une noce de la veille, lĂącha vite la besogne en prĂ©textant la nĂ©cessitĂ© de boiser, ce qui lui permettait de s'oublier Ă  siffler doucement, les yeux vagues dans l'ombre. DerriĂšre les haveurs, prĂšs de trois mĂštres de la veine restaient vides, sans qu'ils eussent encore pris la prĂ©caution de soutenir la roche, insoucieux du danger et avares de leur temps. - Eh ! l'aristo ! cria le jeune homme Ă  Etienne, passe-moi des bois. Etienne, qui apprenait de Catherine Ă  manoeuvrer sa pelle, dut monter des bois dans la taille. Il y en avait de la veille une petite provision. Chaque matin, d'habitude, on les descendait tout coupĂ©s sur la mesure de la couche. - DĂ©pĂȘche-toi donc, sacrĂ©e flemme ! reprit Zacharie, en voyant le nouveau herscheur se hisser gauchement au milieu du charbon, les bras embarrassĂ©s de quatre morceaux de chĂȘne. Il faisait, avec son pic une entaille dans le toit, puis une autre dans le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui Ă©tayait ainsi la roche. L'aprĂšs-midi, les ouvriers de la coupe Ă  terre prenaient les dĂ©blais laissĂ©s au fond de la galerie par les haveurs, et remblayaient les tranchĂ©es exploitĂ©es de la veine, oĂč ils noyaient les bois, en ne mĂ©nageant que la voie infĂ©rieure et la voie supĂ©rieure, pour le roulage. Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait dĂ©tachĂ© son bloc. Il essuya sur sa manche son visage ruisselant, il s'inquiĂ©ta de ce que Zacharie Ă©tait montĂ© faire derriĂšre lui. - Laisse donc ça, dit-il. Nous verrons aprĂšs dĂ©jeuner... Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines. - C'est que, rĂ©pondit le jeune homme, ça baisse. Regarde, il y a une gerçure. J'ai peur que ça n'Ă©boule. Mais le pĂšre haussa les Ă©paules. Ah ! ouiche ! Ă©bouler ! Et puis, ce ne serait pas la premiĂšre fois, on s'en tirerait tout de mĂȘme. Il finit par se fĂącher, il renvoya son fils au front de taille. Tous, du reste, se dĂ©tiraient. Levaque, restĂ© sur le dos, jurait en examinant son pouce gauche, que la chute d'un grĂšs venait d'Ă©corcher au sang. Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir moins chaud. Ils Ă©taient dĂ©jĂ  noirs de charbon, enduits d'une poussiĂšre fine que la sueur dĂ©layait, faisait couler en ruisseaux et en mares. Et Maheu recommença le premier Ă  taper, plus bas, la tĂȘte au ras de la roche. Maintenant, la goutte lui tombait sur le front, si obstinĂ©e, qu'il croyait la sentir lui percer d'un trou les os du crĂąne. - Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine Ă  Etienne. Ils gueulent toujours. Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. Chaque berline chargĂ©e arrivait au jour telle qu'elle partait de la taille, marquĂ©e d'un jeton spĂ©cial pour que le receveur pĂ»t la mettre au compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand soin de l'emplir et de ne prendre que le charbon propre autrement, elle Ă©tait refusĂ©e Ă  la recette. Le jeune homme, dont les yeux s'habituaient Ă  l'obscuritĂ©, la regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et il n'aurait pu dire son Ăąge, il lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait frĂȘle. Pourtant, il la sentait plus vieille, d'une libertĂ© de garçon, d'une effronterie naĂŻve, qui le gĂȘnait un peu elle ne lui plaisait pas, il trouvait trop gamine sa tĂȘte blafarde de Pierrot, serrĂ©e aux tempes par le bĂ©guin. Mais ce qui l'Ă©tonnait, c'Ă©tait la force de cette enfant, une force nerveuse oĂč il entrait beaucoup d'adresse. Elle emplissait sa berline plus vite que lui, Ă  petits coups de pelle rĂ©guliers et rapides; elle la poussait ensuite jusqu'au plan inclinĂ©, d'une seule poussĂ©e lente, sans accrocs, passant Ă  l'aise sous les roches basses. Lui, se massacrait, dĂ©raillait, restait en dĂ©tresse. A la vĂ©ritĂ©, ce n'Ă©tait point un chemin commode. Il y avait une soixantaine de mĂštres, de la taille au plan inclinĂ©; et la voie, que les mineurs de la coupe Ă  terre n'avaient pas encore Ă©largie, Ă©tait un vĂ©ritable boyau, de toit trĂšs inĂ©gal, renflĂ© de continuelles bosses Ă  certaines places, la berline chargĂ©e passait tout juste, le herscheur devait s'aplatir, pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la tĂȘte. D'ailleurs, les bois pliaient et cassaient dĂ©jĂ . On les voyait, rompus au milieu, en longues dĂ©chirures pĂąles, ainsi que des bĂ©quilles trop faibles. Il fallait prendre garde de s'Ă©corcher Ă  ces cassures; et, sous le lent Ă©crasement qui faisait Ă©clater des rondins de chĂȘne gros comme la cuisse, on se coulait Ă  plat ventre, avec la sourde inquiĂ©tude d'entendre brusquement craquer son dos. - Encore ! dit Catherine en riant. La berline d'Etienne venait de dĂ©railler, au passage le plus difficile. Il n'arrivait point Ă  rouler droit, sur ces rails qui se faussaient dans la terre humide; et il jurait, il s'emportait, se battait rageusement avec les roues, qu'il ne pouvait, malgrĂ© des efforts exagĂ©rĂ©s, remettre en place. - Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te fĂąches, jamais ça ne marchera. Adroitement, elle s'Ă©tait glissĂ©e, avait enfoncĂ© Ă  reculons le derriĂšre sous la berline; et, d'une pesĂ©e des reins, elle la soulevait et la replaçait. Le poids Ă©tait de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux, bĂ©gayait des excuses. Il fallut qu'elle lui montrĂąt Ă  Ă©carter les jambes, Ă  s'arc-bouter les pieds contre les bois, des deux cĂŽtĂ©s de la galerie, pour se donner des points d'appui solides. Le corps devait ĂȘtre penchĂ©, les bras raidis, de façon Ă  pousser de tous les muscles, des Ă©paules et des hanches. Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas, qu'elle semblait trotter Ă  quatre pattes, ainsi qu'une de ces bĂȘtes naines qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l'indiffĂ©rence de l'habitude, comme si la commune misĂšre Ă©tait pour tous de vivre ainsi ployĂ©. Et il ne parvenait pas Ă  en faire autant, ses souliers le gĂȘnaient, son corps se brisait, Ă  marcher de la sorte, la tĂȘte basse. Au bout de quelques minutes, cette position devenait un supplice, une angoisse intolĂ©rable, si pĂ©nible, qu'il se mettait un instant Ă  genoux, pour se redresser et respirer. Puis, au plan inclinĂ©, c'Ă©tait une corvĂ©e nouvelle. Elle lui apprit Ă  emballer vivement sa berline. En haut et en bas de ce plan, qui desservait toutes les tailles, d'un accrochage Ă  un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le receveur en bas. Ces vauriens de douze Ă  quinze ans se criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait en hurler de plus violents. Alors, dĂšs qu'il y avait une berline vide Ă  remonter, le receveur donnait le signal, la herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait monter l'autre, quand le freineur desserrait son frein. En bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux roulaient jusqu'au puits. - OhĂ© ! sacrĂ©es rosses ! criait Catherine dans le plan, entiĂšrement boisĂ©, long d'une centaine de mĂštres, qui rĂ©sonnait comme un porte-voix gigantesque. Les galibots devaient se reposer, car ils ne rĂ©pondaient ni l'un ni l'autre. A tous les Ă©tages, le roulage s'arrĂȘta. Une voix grĂȘle de fillette finit par dire - Y en a un sur la Mouquette, bien sĂ»r ! Des rires Ă©normes grondĂšrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre. - Qui est-ce ? demanda Etienne Ă  Catherine. Cette derniĂšre lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu'une femme, malgrĂ© ses bras de poupĂ©e. Quant Ă  la Mouquette, elle Ă©tait bien capable d'ĂȘtre avec les deux galibots Ă  la fois. Mais la voix du receveur monta, criant d'emballer. Sans doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf Ă©tages, on n'entendit plus que les appels rĂ©guliers des galibots et que l'Ă©brouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des juments trop chargĂ©es. C'Ă©tait le coup de la bestialitĂ© qui soufflait dans la fosse, le dĂ©sir subit du mĂąle, lorsqu'un mineur rencontrait une de ces filles Ă  quatre pattes, les reins en l'air, crevant de ses hanches sa culotte de garçon. Et, Ă  chaque voyage, Etienne retrouvait au fond l'Ă©touffement de la taille, la cadence sourde et brisĂ©e des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s'obstinant Ă  leur besogne. Tous les quatre s'Ă©taient mis nus, confondus dans la houille, trempĂ©s d'une boue noire jusqu'au bĂ©guin. Un moment, il avait fallu dĂ©gager Maheu qui rĂąlait, ĂŽter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque s'emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage dĂ©sastreuses. Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, Ă  injurier Etienne, dont la prĂ©sence, dĂ©cidĂ©ment, l'exaspĂ©rait. - EspĂšce de couleuvre ! ça n'a pas la force d'une fille !... Et veux-tu remplir ta berline ! Hein ? c'est pour mĂ©nager tes bras... Nom de Dieu ! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une ! Le jeune homme Ă©vitait de rĂ©pondre, trop heureux jusque-lĂ  d'avoir trouvĂ© ce travail de bagne, acceptant la brutale hiĂ©rarchie du manoeuvre et du maĂźtre ouvrier. Mais il n'allait plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serrĂ© dans une ceinture de fer. Heureusement, il Ă©tait dix heures, le chantier se dĂ©cida Ă  dĂ©jeuner. Maheu avait une montre qu'il ne regarda mĂȘme pas. Au fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s'accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu'ils la gardent mĂȘme hors de la mine, sans Ă©prouver le besoin d'un pavĂ© ou d'une poutre pour s'asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait gravement Ă  l'Ă©paisse tranche, en lĂąchant de rares paroles sur le travail de la matinĂ©e. Catherine, demeurĂ©e debout, finit par rejoindre Etienne, qui s'Ă©tait allongĂ© plus loin, en travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait lĂ  une place Ă  peu prĂšs sĂšche. - Tu ne manges pas ? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet Ă  la main. Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peut-ĂȘtre. - Veux-tu partager avec moi ? Et, comme il refusait, en jurant qu'il n'avait pas faim, la voix tremblante du dĂ©chirement de son estomac, elle continua gaiement - Ah ! si tu es dĂ©goĂ»tĂ© !... Mais, tiens ! je n'ai mordu que de ce cĂŽtĂ©-ci, je vais te donner celui-lĂ . DĂ©jĂ , elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa moitiĂ©, se retint pour ne pas la dĂ©vorer d'un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu'elle n'en vĂźt point le frĂ©missement. De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher prĂšs de lui, Ă  plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l'autre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux, les Ă©clairaient. Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir. - Alors, tu es machineur, et on t'a renvoyĂ© de ton chemin de fer... Pourquoi ? - Parce que j'avais giflĂ© mon chef. Elle demeura stupĂ©faite, bouleversĂ©e dans ses idĂ©es hĂ©rĂ©ditaires de subordination, d'obĂ©issance passive. - Je dois dire que j'avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres... Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme... Ensuite, je suis malade pendant deux jours. - Il ne faut pas boire, dit-elle sĂ©rieusement. - Ah ! n'aie pas peur, je me connais ! Et il hochait la tĂȘte, il avait une haine de l'eau-de-vie, la haine du dernier enfant d'une race d'ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance trempĂ©e et dĂ©traquĂ©e d'alcool, au point que la moindre goutte en Ă©tait devenue pour lui un poison. - C'est Ă  cause de maman que ça m'ennuie d'avoir Ă©tĂ© mis Ă  la rue, dit-il aprĂšs avoir avalĂ© une bouchĂ©e. Maman n'est pas heureuse, et je lui envoyais de temps Ă  autre une piĂšce de cent sous. - OĂč est-elle donc, ta mĂšre ? - A Paris... Blanchisseuse, rue de la Goutte-d'Or. Il y eut un silence. Quand il pensait Ă  ces choses, un vacillement pĂąlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lĂ©sion dont il couvait l'inconnu, dans sa belle santĂ© de jeunesse. Un instant, il resta les regards noyĂ©s au fond des tĂ©nĂšbres de la mine; et, Ă  cette profondeur, sous le poids et l'Ă©touffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mĂšre jolie encore et vaillante, lĂąchĂ©e par son pĂšre, puis reprise aprĂšs s'ĂȘtre mariĂ©e Ă  un autre, vivant entre les deux hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau, dans le vin, dans l'ordure. C'Ă©tait lĂ -bas, il se rappelait la rue, des dĂ©tails lui revenaient le linge sale au milieu de la boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles Ă  casser les mĂąchoires. - Maintenant, reprit-il d'une voix lente, ce n'est pas avec trente sous que je pourrai lui faire, des cadeaux... Elle va crever de misĂšre, c'est sĂ»r. Il eut un haussement d'Ă©paules dĂ©sespĂ©rĂ©, il mordit de nouveau dans sa tartine. - Veux-tu boire ? demanda Catherine qui dĂ©bouchait sa gourde. Oh ! c'est du cafĂ©, ça ne te fera pas de mal... On Ă©touffe, quand on avale comme ça. Mais il refusa c'Ă©tait bien assez de lui avoir pris la moitiĂ© de son pain. Pourtant, elle insistait d'un air de bon coeur, elle finit par dire - Eh bien ! je bois avant toi, puisque tu es si poli... Seulement, tu ne peux plus refuser Ă  prĂ©sent, ce serait vilain. Et elle lui tendit sa gourde. Elle s'Ă©tait relevĂ©e sur les genoux, il la voyait tout prĂšs de lui, Ă©clairĂ©e par les deux lampes. Pourquoi donc l'avait-il trouvĂ©e laide ? Maintenant qu'elle Ă©tait noire, la face poudrĂ©e de charbon fin, elle lui semblait d'un charme singulier. Dans ce visage envahi d'ombre, les dents de la bouche trop grande Ă©clataient de blancheur, les yeux s'Ă©largissaient, luisaient avec un reflet verdĂątre, pareils Ă  des yeux de chatte. Une mĂšche des cheveux roux, qui s'Ă©tait Ă©chappĂ©e du bĂ©guin, lui chatouillait l'oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de mĂȘme. - Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde. Elle avala une seconde gorgĂ©e, le força Ă  en prendre une aussi, voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui allait d'une bouche Ă  l'autre, les amusait. Lui, brusquement, s'Ă©tait demandĂ© s'il ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les lĂšvres. Elle avait de grosses lĂšvres d'un rose pĂąle, avivĂ©es par le charbon, qui le tourmentaient d'une envie croissante. Mais il n'osait pas, intimidĂ© devant elle, n'ayant eu Ă  Lille que des filles, et de l'espĂšce la plus basse, ignorant comment on devait s'y prendre avec une ouvriĂšre encore dans sa famille. - Tu dois avoir quatorze ans alors ? demanda-t-il, aprĂšs s'ĂȘtre remis Ă  son pain. Elle s'Ă©tonna, se fĂącha presque. - Comment ! quatorze ! mais j'en ai quinze !... C'est vrai, je ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent guĂšre vite. Il continua Ă  la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. Du reste, elle n'ignorait rien de l'homme ni de la femme, bien qu'il la sentĂźt vierge de corps, et vierge enfant, retardĂ©e dans la maturitĂ© de son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue oĂč elle vivait. Quand il revint sur la Mouquette, pour l'embarrasser, elle conta des histoires Ă©pouvantables, la voix paisible, trĂšs Ă©gayĂ©e. Ah ! celle-lĂ  en faisait de belles ! Et, comme il dĂ©sirait savoir si elle- mĂȘme n'avait pas d'amoureux, elle rĂ©pondit en plaisantant qu'elle ne voulait pas contrarier sa mĂšre, mais que cela arriverait forcĂ©ment un jour. Ses Ă©paules s'Ă©taient courbĂ©es, elle grelottait un peu dans le froid de ses vĂȘtements trempĂ©s de sueur, la mine rĂ©signĂ©e et douce, prĂȘte Ă  subir les choses et les hommes. - C'est qu'on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble, n'est-ce pas ? - Bien sĂ»r. - Et puis, ça ne fait du mal Ă  personne... On ne dit rien au curĂ©. - Oh ! le curĂ©, je m'en fiche !... Mais il y a l'Homme noir. - Comment, l'Homme noir ? - Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux vilaines filles. Il la regardait, craignant qu'elle ne se moquĂąt de lui. - Tu crois Ă  ces bĂȘtises, tu ne sais donc rien ? - Si fait, moi, je sais lire et Ă©crire... Ca rend service chez nous, car du temps de papa et de maman, on n'apprenait pas. Elle Ă©tait dĂ©cidĂ©ment trĂšs gentille. Quand elle aurait fini sa tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lĂšvres roses. C'Ă©tait une rĂ©solution de timide, une pensĂ©e de violence qui Ă©tranglait sa voix. Ces vĂȘtements de garçon, cette veste et cette culotte sur cette chair de fille, l'excitaient et le gĂȘnaient. Lui, avait avalĂ© sa derniĂšre bouchĂ©e. Il but Ă  la gourde, la lui rendit pour qu'elle la vidĂąt. Maintenant, le moment d'agir Ă©tait venu, et il jetait un coup d'oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu'une ombre boucha la galerie. Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il s'avança, s'assura que Maheu ne pouvait le voir; et, comme Catherine Ă©tait restĂ©e Ă  terre, sur son sĂ©ant, il l'empoigna par les Ă©paules, lui renversa la tĂȘte, lui Ă©crasa la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant de ne pas se prĂ©occuper d'Etienne. Il y avait, dans ce baiser, une prise de possession, une sorte de dĂ©cision jalouse. Cependant, la jeune fille s'Ă©tait rĂ©voltĂ©e. - Laisse-moi, entends-tu ! Il lui maintenait la tĂȘte, il la regardait au fond des yeux. Ses moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au grand nez en bec d'aigle. Et il la lĂącha enfin, et il s'en alla, sans dire un mot. Un frisson avait glacĂ© Etienne. C'Ă©tait stupide d'avoir attendu. Certes, non, Ă  prĂ©sent, il ne l'embrasserait pas, car elle croirait peut-ĂȘtre qu'il voulait faire comme l'autre. Dans sa vanitĂ© blessĂ©e, il Ă©prouvait un vĂ©ritable dĂ©sespoir. - Pourquoi as-tu menti ? dit-il Ă  voix basse. C'est ton amoureux. - Mais non, je te jure ! cria-t-elle. Il n'y a pas ça entre nous. Des fois, il veut rire... MĂȘme qu'il n'est pas d'ici, voilĂ  six mois qu'il est arrivĂ© du Pas-de-Calais. Tous deux s'Ă©taient levĂ©s, on allait se remettre au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli que l'autre, elle l'aurait prĂ©fĂ©rĂ© peut-ĂȘtre. L'idĂ©e d'une amabilitĂ©, d'une consolation la tracassait; et, comme le jeune homme, Ă©tonnĂ©, examinait sa lampe qui brĂ»lait bleue, avec une large collerette pale, elle tenta au moins de le distraire. - Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d'un air de bonne amitiĂ©. Lorsqu'elle l'eut menĂ© au fond de la taille, elle lui fit remarquer une crevasse, dans la houille. Un lĂ©ger bouillonnement s'en Ă©chappait, un petit bruit, pareil Ă  un sifflement d'oiseau. - Mets ta main, tu sens le vent... C'est du grisou. Il resta surpris. Ce n'Ă©tait que ça, cette terrible chose qui faisait tout sauter ? Elle riait, elle disait qu'il y en avait beaucoup ce jour-lĂ , pour que la flamme des lampes fĂ»t si bleue. - Quand vous aurez fini de bavarder, fainĂ©ants ! cria la rude voix de Maheu. Catherine et Etienne se hĂątĂšrent de remplir leurs berlines et les poussĂšrent au plan inclinĂ©, l'Ă©chine raidie, rampant sous le toit bossuĂ© de la voie. DĂšs le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau. Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils abrĂ©geaient le dĂ©jeuner, pour ne pas se refroidir; et leurs briquets, mangĂ©s aussi loin du soleil, avec une voracitĂ© muette, leur chargeaient de plomb l'estomac. AllongĂ©s sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n'avaient que l'idĂ©e fixe de complĂ©ter un gros nombre de berlines. Tout disparaissait dans cette rage du gain disputĂ© si rudement. Ils cessaient de sentir l'eau qui ruisselait et enflait leurs membres, les crampes des attitudes forcĂ©es, l'Ă©touffement des tĂ©nĂšbres, oĂč ils blĂȘmissaient ainsi que des plantes mises en cave. Pourtant, Ă  mesure que la journĂ©e s'avançait, l'air s'empoisonnait davantage, se chauffait de la fumĂ©e des lampes, de la pestilence des haleines, de l'asphyxie du grisou, gĂȘnant sur les yeux comme des toiles d'araignĂ©e, et que devait seul balayer l'aĂ©rage de la nuit. Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n'ayant plus de souffle dans leurs poitrines embrasĂ©es, tapaient toujours. I, V Maheu, sans regarder Ă  sa montre laissĂ©e dans sa veste, s'arrĂȘta et dit - BientĂŽt une heure... Zacharie, est-ce fait ? Le jeune homme boisait depuis un instant. Au milieu de sa besogne, il Ă©tait restĂ© sur le dos, les yeux vagues, rĂȘvassant aux parties de crosse qu'il avait faites la veille. Il s'Ă©veilla, il rĂ©pondit - Oui, ça suffira, on verra demain. Et il retourna prendre sa place Ă  la taille. Levaque et Chaval, eux aussi, lĂąchaient la rivelaine. Il y eut un repos. Tous s'essuyaient le visage sur leurs bras nus, en regardant la roche du toit, dont les masses schisteuses se fendillaient. Ils ne causaient guĂšre que de leur travail. - Encore une chance, murmura Chaval, d'ĂȘtre tombĂ© sur des terres qui dĂ©boulent !... Ils n'ont pas tenu compte de ça, dans le marchandage. - Des filous ! grogna Levaque. Ils ne cherchent qu'Ă  nous foutre dedans. Zacharie se mit Ă  rire. Il se fichait du travail et du reste, mais ça l'amusait d'entendre empoigner la Compagnie. De son air placide, Maheu expliqua que la nature des terrains changeait tous les vingt mĂštres. Il fallait ĂȘtre juste, on ne pouvait rien prĂ©voir. Puis, les deux autres continuant Ă  dĂ©blatĂ©rer contre les chefs, il devint inquiet, il regarda autour de lui. - Chut ! en voilĂ  assez ! - Tu as raison, dit Levaque, qui baissa Ă©galement la voix. C'est malsain. Une obsession des mouchards les hantait, mĂȘme Ă  cette profondeur, comme si la houille des actionnaires, encore dans la veine, avait eu des oreilles. - N'empĂȘche, ajouta trĂšs haut Chaval d'un air de dĂ©fi, que si ce cochon de Dansaert me parle sur le ton de l'autre jour, je lui colle une brique dans le ventre... Je ne l'empĂȘche pas, moi, de se payer les blondes qui ont la peau fine. Cette fois, Zacharie Ă©clata. Les amours du maĂźtre-porion et de la Pierronne Ă©taient la continuelle plaisanterie de la fosse. Catherine elle-mĂȘme, appuyĂ©e sur sa pelle, en bas de la taille, se tint les cĂŽtes et mit d'une phrase Etienne au courant; tandis que Maheu se fĂąchait, pris d'une peur qu'il ne cachait plus. - Hein ? tu vas te taire !... Attends d'ĂȘtre tout seul, si tu veux qu'il t'arrive du mal. Il parlait encore, lorsqu'un bruit de pas vint de la galerie supĂ©rieure. Presque aussitĂŽt, l'ingĂ©nieur de la fosse, le petit NĂ©grel, comme les ouvriers le nommaient entre eux, parut en haut de la taille, accompagnĂ© de Dansaert, le maĂźtre-porion. - Quand je le disais ! murmura Maheu. Il y en a toujours lĂ , qui sortent de la terre. Paul NĂ©grel, neveu de M. Hennebeau, Ă©tait un garçon de vingt-six ans, mince et joli, avec des cheveux frisĂ©s et des moustaches brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui donnaient un air de furet aimable, d'une intelligence sceptique, qui se changeait en une autoritĂ© cassante, dans ses rapports avec les ouvriers. Il Ă©tait vĂȘtu comme eux, barbouillĂ© comme eux de charbon; et, pour les rĂ©duire au respect, il montrait un courage Ă  se casser les os, passant par les endroits les plus difficiles, toujours le premier sous les Ă©boulements et dans les coups de grisou. - Nous y sommes, n'est-ce pas ? Dansaert, demanda-t-il. Le maĂźtre-porion, un Belge Ă  face Ă©paisse, au gros nez sensuel, rĂ©pondit avec une politesse exagĂ©rĂ©e - Oui, monsieur NĂ©grel... Voici l'homme qu'on a embauchĂ© ce matin. Tous deux s'Ă©taient laissĂ©s glisser au milieu de la taille. On fit monter Etienne. L'ingĂ©nieur leva sa lampe, le regarda, sans le questionner. - C'est bon, dit-il enfin. Je n'aime guĂšre qu'on ramasse des inconnus sur les routes... Surtout, ne recommencez pas. Et il n'Ă©couta point les explications qu'on lui donnait, les nĂ©cessitĂ©s du travail, le dĂ©sir de remplacer les femmes par des garçons, pour le roulage. Il s'Ă©tait mis Ă  Ă©tudier le toit, pendant que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout d'un coup, il s'Ă©cria - Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du monde !... Vous allez tous y rester, nom d'un chien ! - Oh ! c'est solide, rĂ©pondit tranquillement l'ouvrier. - Comment ! solide !... Mais la roche tasse dĂ©jĂ , et vous plantez des bois Ă  plus de deux mĂštres, d'un air de regret ! Ah ! vous ĂȘtes bien tous les mĂȘmes, vous vous laisseriez aplatir le crĂąne, plutĂŽt que de lĂącher la veine, pour mettre au boisage le temps voulu !... Je vous prie de m'Ă©tayer ça sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous ! Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient, en disant qu'ils Ă©taient bons juges de leur sĂ©curitĂ©, il s'emporta. - Allons donc ! quand vous aurez la tĂȘte broyĂ©e, est-ce que c'est vous qui en supporterez les consĂ©quences ? Pas du tout ! ce sera la Compagnie, qui devra vous faire des pensions, Ă  vous ou Ă  vos femmes... Je vous rĂ©pĂšte qu'on vous connaĂźt pour avoir deux berlines de plus le soir, vous donneriez vos peaux. Maheu, malgrĂ© la colĂšre dont il Ă©tait peu Ă  peu gagnĂ©, dit encore posĂ©ment - Si l'on nous payait assez, nous boiserions mieux. L'ingĂ©nieur haussa les Ă©paules, sans rĂ©pondre. Il avait achevĂ© de descendre le long de la taille, il conclut seulement d'en bas - Il vous reste une heure, mettez-vous tous Ă  la besogne; et je vous avertis que le chantier a trois francs d'amende. Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles. La force de la hiĂ©rarchie les retenait seule, cette hiĂ©rarchie militaire qui, du galibot au maĂźtre-porion, les courbait les uns sous les autres. Chaval et Levaque pourtant eurent un geste furieux, tandis que Maheu les modĂ©rait du regard et que Zacharie haussait gouailleusement les Ă©paules. Mais Etienne Ă©tait peut-ĂȘtre le plus frĂ©missant. Depuis qu'il se trouvait au fond de cet enfer, une rĂ©volte lente le soulevait. Il regarda Catherine rĂ©signĂ©e, l'Ă©chine basse. Etait-ce possible qu'on se tuĂąt Ă  une si dure besogne dans ces tĂ©nĂšbres mortelles, et qu'on n'y gagnĂąt mĂȘme pas les quelques sous du pain quotidien ? Cependant NĂ©grel s'en allait avec Dansaert, qui s'Ă©tait contentĂ© d'approuver d'un mouvement continu de la tĂȘte. Et leurs voix, de nouveau, s'Ă©levĂšrent ils venaient de s'arrĂȘter encore, ils examinaient le boisage de la galerie, dont les haveurs avaient l'entretien sur une longueur de dix mĂštres, en arriĂšre de la taille. - Quand je vous dis qu'ils se fichent du monde ! criait l'ingĂ©nieur. Et vous, nom d'un chien ! vous ne surveillez donc pas ? - Mais si, mais si, balbutiait le maĂźtre-porion. On est las de leur rĂ©pĂ©ter les choses. NĂ©grel appela violemment - Maheu ! Maheu ! Tous descendirent. Il continuait - Voyez ça, est-ce que ça tient ?... C'est bĂąti comme quatre sous. VoilĂ  un chapeau que les moutons ne portent dĂ©jĂ  plus, tellement on l'a posĂ© Ă  la hĂąte... Pardi ! je comprends que le raccommodage nous coĂ»te si cher. N'est-ce pas ? Pourvu que ça dure tant que vous en avez la responsabilitĂ© ! Et puis tout casse, et la Compagnie est forcĂ©e d'avoir une armĂ©e de raccommodeurs... Regardez un peu lĂ -bas, c'est un vrai massacre. Chaval voulut parler, mais il le fit taire. - Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu'on vous paie davantage, hein ? Eh bien ! je vous prĂ©viens que vous forcerez la Direction Ă  faire une chose oui, on vous paiera le boisage Ă  part, et l'on rĂ©duira proportionnellement le prix de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez... En attendant, reboisez-moi ça tout de suite. Je passerai demain. Et, dans le saisissement causĂ© par sa menace, il s'Ă©loigna. Dansaert, si humble devant lui, resta en arriĂšre quelques secondes, pour dire brutalement aux ouvriers - Vous me faites empoigner, vous autres... Ce n'est pas trois francs d'amende que je vous flanquerai, moi ! Prenez garde ! Alors, quand il fut parti, Maheu Ă©clata Ă  son tour. - Nom de Dieu ! ce qui n'est pas juste n'est pas juste. Moi, j'aime qu'on soit calme, parce que c'est la seule façon de s'entendre; mais, Ă  la fin, ils vous rendraient enragĂ©s... Avez-vous entendu ? La berline baissĂ©e, et le boisage Ă  part ! encore une façon de nous payer moins !... Nom de Dieu de nom de Dieu ! Il cherchait quelqu'un sur qui tomber, lorsqu'il aperçut Catherine et Etienne, les bras ballants. - Voulez-vous bien me donner des bois ! Est-ce que ça vous regarde ?... Je vas vous allonger mon pied quelque part. Etienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si furieux lui-mĂȘme contre les chefs, qu'il trouvait les mineurs trop bons enfants. Du reste, Levaque et Chaval s'Ă©taient soulagĂ©s en gros mots. Tous, mĂȘme Zacharie, boisaient rageusement. Pendant prĂšs d'une demi-heure, on n'entendit que le craquement des bois, calĂ©s Ă  coups de masse. Ils n'ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s'exaspĂ©raient contre la roche, qu'ils auraient bousculĂ©e et remontĂ©e d'un renfoncement d'Ă©paules, s'ils l'avaient pu. - En voilĂ  assez ! dit enfin Maheu, brisĂ© de colĂšre et de fatigue. Une heure et demie... Ah ! une propre journĂ©e, nous n'aurons pas cinquante sous !... Je m'en vais, ça me dĂ©goĂ»te. Bien qu'il y eĂ»t encore une demi-heure de travail, il se rhabilla. Les autres l'imitĂšrent. La vue seule de la taille les jetait hors d'eux. Comme la herscheuse s'Ă©tait remise au roulage, ils l'appelĂšrent en s'irritant de son zĂšle si le charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et les six, leurs outils sous le bras, partirent, ayant Ă  refaire les deux kilomĂštres, retournant au puits par la route du matin. Dans la cheminĂ©e, Catherine et Etienne s'attardĂšrent, tandis que les haveurs glissaient jusqu'en bas. C'Ă©tait une rencontre, la petite Lydie, arrĂȘtĂ©e au milieu d'une voie pour les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la Mouquette, prise d'un tel saignement de nez, que depuis une heure elle Ă©tait allĂ©e se tremper la figure quelque part, on ne savait pas oĂč. Puis, quand ils la quittĂšrent, l'enfant poussa de nouveau sa berline, Ă©reintĂ©e, boueuse, raidissant ses bras et ses jambes d'insecte, pareille Ă  une maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd. Eux, dĂ©valaient sur le dos, aplatissaient leurs Ă©paules, de peur de s'arracher la peau du front; et ils filaient si raide, le long de la roche polie par tous les derriĂšres des chantiers, qu'ils devaient, de temps Ă  autre, se retenir aux bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en plaisantant. En bas, ils se trouvĂšrent seuls. Des Ă©toiles rouges disparaissaient au loin, Ă  un coude de la galerie. Leur gaietĂ© tomba, ils se mirent en marche d'un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derriĂšre. Les lampes charbonnaient, il la voyait Ă  peine, noyĂ©e d'une sorte de brouillard fumeux; et l'idĂ©e qu'elle Ă©tait une fille lui causait un malaise, parce qu'il se sentait bĂȘte de ne pas l'embrasser, et que le souvenir de l'autre l'en empĂȘchait. AssurĂ©ment, elle lui avait menti l'autre Ă©tait son amant, ils couchaient ensemble sur tous les tas d'escaillage, car elle avait dĂ©jĂ  le dĂ©hanchement d'une gueuse. Sans raison, il la boudait, comme si elle l'eĂ»t trompĂ©. Elle pourtant, Ă  chaque minute, se tournait, l'avertissait d'un obstacle, semblait l'inviter Ă  ĂȘtre aimable. On Ă©tait si perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis ! Enfin, ils dĂ©bouchĂšrent dans la galerie de roulage, ce fut pour lui un soulagement Ă  l'indĂ©cision dont il souffrait; tandis qu'elle, une derniĂšre fois, eut un regard attristĂ©, le regret d'un bonheur qu'ils ne retrouveraient plus. Maintenant, autour d'eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportĂ©s au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes Ă©toilaient la nuit. Ils devaient s'effacer contre la roche, laisser la voie Ă  des ombres d'hommes et de bĂȘtes, dont ils recevaient l'haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derriĂšre son train, leur cria une mĂ©chancetĂ© qu'ils n'entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse Ă  prĂ©sent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s'imaginant qu'elle le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait surtout, c'Ă©tait du froid, un froid grandissant qui l'avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, Ă  mesure qu'il se rapprochait du puits. Entre les muraillements Ă©troits, la colonne d'air soufflait de nouveau en tempĂȘte. Ils dĂ©sespĂ©raient d'arriver jamais, lorsque, brusquement, ils se trouvĂšrent dans la salle de l'accrochage. Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncĂ©e de mĂ©fiance. Les autres Ă©taient lĂ , en sueur, dans le courant glacĂ©, muets comme lui, ravalant des grondements de colĂšre. Ils arrivaient trop tĂŽt, on refusait de les remonter avant une demi-heure, d'autant plus qu'on faisait des manoeuvres compliquĂ©es, pour la descente d'un cheval. Les chargeurs emballaient encore des berlines, avec un bruit assourdissant de ferrailles remuĂ©es, et les cages s'envolaient, disparaissaient dans la pluie battante qui tombait du trou noir. En bas, le bougnou, un puisard de dix mĂštres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi son humiditĂ© vaseuse. Des hommes tournaient sans cesse autour du puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient sur les bras des leviers, au milieu de cette poussiĂšre d'eau dont leurs vĂȘtements se trempaient. La clartĂ© rougeĂątre des trois lampes Ă  feu libre, dĂ©coupant de grandes ombres mouvantes, donnait Ă  cette salle souterraine un air de caverne scĂ©lĂ©rate, quelque forge de bandits, voisine d'un torrent. Maheu tenta un dernier effort. Il s'approcha de Pierron, qui avait pris son service Ă  six heures. - Voyons, tu peux bien nous laisser monter. Mais le chargeur, un beau garçon, aux membres forts et au visage doux, refusa d'un geste effrayĂ©. - Impossible, demande au porion... On me mettrait Ă  l'amende. De nouveaux grondements furent Ă©touffĂ©s. Catherine se pencha, dit Ă  l'oreille d'Etienne - Viens donc voir l'Ă©curie. C'est lĂ  qu'il fait bon ! Et ils durent s'Ă©chapper sans ĂȘtre vus, car il Ă©tait dĂ©fendu d'y aller. Elle se trouvait Ă  gauche, au bout d'une courte galerie. Longue de vingt-cinq mĂštres, haute de quatre, taillĂ©e dans le roc et voĂ»tĂ©e en briques, elle pouvait contenir vingt chevaux. Il y faisait bon en effet, une bonne chaleur de bĂȘtes vivantes, une bonne odeur de litiĂšre fraĂźche, tenue proprement. L'unique lampe avait une lueur calme de veilleuse. Des chevaux au repos tournaient la tĂȘte, avec leurs gros yeux d'enfants, puis se remettaient Ă  leur avoine, sans hĂąte, en travailleurs gras et bien portants, aimĂ©s de tout le monde. Mais, comme Catherine lisait Ă  voix haute les noms, sur les plaques de zinc, au-dessus des mangeoires, elle eut un lĂ©ger cri, en voyant un corps se dresser brusquement devant elle. C'Ă©tait la Mouquette, effarĂ©e, qui sortait d'un tas de paille, oĂč elle dormait. Le lundi, lorsqu'elle Ă©tait trop lasse des farces du dimanche, elle se donnait un violent coup de poing sur le nez, quittait sa taille sous le prĂ©texte d'aller chercher de l'eau, et venait s'enfouir lĂ , avec les bĂȘtes, dans la litiĂšre chaude. Son pĂšre, d'une grande faiblesse pour elle, la tolĂ©rait, au risque d'avoir des ennuis. Justement, le pĂšre Mouque entra, court, chauve, ravagĂ©, mais restĂ© gros quand mĂȘme, ce qui Ă©tait rare chez un ancien mineur de cinquante ans. Depuis qu'on en avait fait un palefrenier, il chiquait Ă  un tel point, que ses gencives saignaient dans sa bouche noire. En apercevant les deux autres avec sa fille, il se fĂącha. - Qu'est-ce que vous fichez lĂ , tous ? Allons, houp ! bougresses qui m'amenez un homme ici !... C'est propre de venir faire vos saletĂ©s dans ma paille. Mouquette trouvait ça drĂŽle, se tenait le ventre. Mais Etienne, gĂȘnĂ©, s'en alla, tandis que Catherine lui souriait. Comme tous trois retournaient Ă  l'accrochage, BĂ©bert et Jeanlin y arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut un arrĂȘt pour la manoeuvre des cages, et la jeune fille s'approcha de leur cheval, le caressa de la main, en parlant de lui Ă  son compagnon. C'Ă©tait Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix ans, il vivait dans ce trou, occupant le mĂȘme coin de l'Ă©curie, faisant la mĂȘme tĂąche le long des galeries noires, sans avoir jamais revu le jour. TrĂšs gras, le poil luisant, l'air bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, Ă  l'abri des malheurs de lĂ -haut. Du reste, dans les tĂ©nĂšbres, il Ă©tait devenu d'une grande malignitĂ©. La voie oĂč il travaillait avait fini par lui ĂȘtre si familiĂšre, qu'il poussait de la tĂȘte les portes d'aĂ©rage, et qu'il se baissait, afin de ne pas se cogner, aux endroits trop bas. Sans doute aussi il comptait ses tours, car lorsqu'il avait fait le nombre rĂ©glementaire de voyages, il refusait d'en recommencer un autre, on devait le reconduire Ă  sa mangeoire. Maintenant, l'Ăąge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d'une mĂ©lancolie. Peut- ĂȘtre revoyait-il vaguement, au fond de ses rĂȘvasseries obscures, le moulin oĂč il Ă©tait nĂ©, prĂšs de Marchiennes, un moulin plantĂ© sur le bord de la Scarpe, entourĂ© de larges verdures, toujours Ă©ventĂ© par le vent. Quelque chose brĂ»lait en l'air, une lampe Ă©norme, dont le souvenir exact Ă©chappait Ă  sa mĂ©moire de bĂȘte. Et il restait la tĂȘte basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant d'inutiles efforts pour se rappeler le soleil. Cependant, les manoeuvres continuaient dans le puits, le marteau des signaux avait tapĂ© quatre coups, on descendait le cheval; et c'Ă©tait toujours une Ă©motion, car il arrivait parfois que la bĂȘte, saisie d'une telle Ă©pouvante, dĂ©barquait morte. En haut, liĂ© dans un filet, il se dĂ©battait Ă©perdument; puis, dĂšs qu'il sentait le sol manquer sous lui, il restait comme pĂ©trifiĂ©, il disparaissait sans un frĂ©missement de la peau, l'oeil agrandi et fixe. Celui-ci Ă©tant trop gros pour passer entre les guides, on avait dĂ», en l'accrochant au- dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la tĂȘte sur le flanc. La descente dura prĂšs de trois minutes, on ralentissait la machine par prĂ©caution. Aussi, en bas, l'Ă©motion grandissait-elle. Quoi donc ? Est- ce qu'on allait le laisser en route, pendu dans le noir ? Enfin, il parut, avec son immobilitĂ© de pierre, son oeil fixe, dilatĂ© de terreur. C'Ă©tait un cheval bai, de trois ans Ă  peine, nommĂ© Trompette. - Attention ! criait le pĂšre Mouque, chargĂ© de le recevoir. Amenez- le, ne le dĂ©tachez pas encore. BientĂŽt, Trompette fut couchĂ© sur les dalles de fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de vacarme. On commençait Ă  le dĂ©lier, lorsque Bataille, dĂ©telĂ© depuis un instant, s'approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui tombait ainsi de la terre. Les ouvriers Ă©largirent le cercle en plaisantant. Eh bien ! quelle bonne odeur lui trouvait-il ? Mais Bataille s'animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait sans doute la bonne odeur du grand air, l'odeur oubliĂ©e du soleil dans les herbes. Et il Ă©clata tout Ă  coup d'un hennissement sonore, d'une musique d'allĂ©gresse, oĂč il semblait y avoir l'attendrissement d'un sanglot. C'Ă©tait la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une bouffĂ©e lui arrivait, la mĂ©lancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort. - Ah ! cet animal de Bataille ! criaient les ouvriers Ă©gayĂ©s par ces farces de leur favori. Le voilĂ  qui causĂ© avec le camarade. Trompette, dĂ©liĂ©, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur le flanc, comme s'il eĂ»t continuĂ© Ă  sentir le filet l'Ă©treindre, garrottĂ© par la peur. Enfin, on le mit debout d'un coup de fouet, Ă©tourdi, les membres secouĂ©s d'un grand frisson. Et le pĂšre Mouque emmena les deux bĂȘtes qui fraternisaient. - Voyons, y sommes-nous, Ă  prĂ©sent ? demanda Maheu. Il fallait dĂ©barrasser les cages, et du reste dix minutes manquaient encore pour l'heure de la remonte. Peu Ă  peu, les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes les galeries. Il y avait dĂ©jĂ  lĂ  une cinquantaine d'hommes, mouillĂ©s et grelottants, sous les fluxions de poitrine qui soufflaient de partout. Pierron, malgrĂ© son visage doucereux, gifla sa fille Lydie, parce qu'elle avait quittĂ© la taille avant l'heure. Zacharie pinçait sournoisement la Mouquette, histoire de se rĂ©chauffer. Mais le mĂ©contentement grandissait, Chaval et Levaque racontaient la menace de l'ingĂ©nieur, la berline baissĂ©e de prix, le boisage payĂ© Ă  part; et des exclamations accueillaient ce projet, une rĂ©bellion germait dans ce coin Ă©troit, Ă  prĂšs de six cents mĂštres sous la terre. BientĂŽt, les voix ne se continrent plus, ces hommes souillĂ©s de charbon, glacĂ©s par l'attente, accusĂšrent la Compagnie de tuer au fond une moitiĂ© de ses ouvriers, et de faire crever l'autre moitiĂ© de faim. Etienne Ă©coutait, frĂ©missant. - DĂ©pĂȘchons ! dĂ©pĂȘchons ! rĂ©pĂ©tait aux chargeurs le porion Richomme. Il hĂątait la manoeuvre pour la remonte, ne voulant point sĂ©vir, faisant semblant de ne pas entendre. Cependant, les murmures devenaient tels, qu'il fut forcĂ© de s'en mĂȘler. DerriĂšre lui, on criait que ça ne durerait pas toujours et qu'un beau matin la boutique sauterait. - Toi qui es raisonnable, dit-il Ă  Maheu, fais-les donc taire. Quand on n'est pas les plus forts, on doit ĂȘtre les plus sages. Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s'inquiĂ©ter, n'eut point Ă  intervenir. Soudain, les voix tombĂšrent NĂ©grel et Dansaert, revenant de leur inspection, dĂ©bouchaient d'une galerie, en sueur aussi tous les deux. L'habitude de la discipline fit ranger les hommes, tandis que l'ingĂ©nieur traversait le groupe, sans une parole. Il se mit dans une berline, le maĂźtre-porion dans une autre; on tira cinq fois le signal, sonnant Ă  la grosse viande, comme on disait pour les chefs; et la cage fila en l'air, au milieu d'un silence morne. I, VI Dans la cage qui le remontait, tassĂ© avec quatre autres, Etienne rĂ©solut de reprendre sa course affamĂ©e, le long des routes. Autant valait-il crever tout de suite que de redescendre au fond de cet enfer, pour n'y pas mĂȘme gagner son pain. Catherine, enfournĂ©e au-dessus de lui, n'Ă©tait plus lĂ , contre son flanc, d'une bonne chaleur engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer Ă  des bĂȘtises, et s'Ă©loigner; car, avec son instruction plus large, il ne se sentait point la rĂ©signation de ce troupeau, il finirait par Ă©trangler quelque chef. Brusquement, il fut aveuglĂ©. La remonte venait d'ĂȘtre si rapide, qu'il restait ahuri du grand jour, les paupiĂšres battantes dans cette clartĂ© dont il s'Ă©tait dĂ©shabituĂ© dĂ©jĂ . Ce n'en fut pas moins un soulagement pour lui, de sentir la cage retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la porte, le flot des ouvriers sautait des berlines. - Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie Ă  l'oreille du moulineur, filons-nous au Volcan, ce soir ? Le Volcan Ă©tait un cafĂ©-concert de Montsou. Mouquet cligna l'oeil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les mĂąchoires. Petit et gros comme son pĂšre, il avait le nez effrontĂ© d'un gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du lendemain. Justement, la Mouquette sortait Ă  son tour, et il lui allongea une claque formidable sur les reins, par tendresse fraternelle. Etienne reconnaissait Ă  peine la haute nef de la recette, qu'il avait vue inquiĂ©tante, dans les lueurs louches des lanternes. Ce n'Ă©tait que nu et sale. Un jour terreux entrait par les fenĂȘtres poussiĂ©reuses. Seule, la machine luisait, lĂ -bas, avec ses cuivres; les cĂąbles d'acier, enduits de graisse, filaient comme des rubans trempĂ©s d'encre; et les molettes en haut, l'Ă©norme charpente qui les supportait, les cages, les berlines, tout ce mĂ©tal prodiguĂ© assombrissait la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans relĂąche, le grondement des roues Ă©branlait les dalles de fonte; tandis que, de la houille ainsi promenĂ©e, montait une fine poudre de charbon, qui poudrait Ă  noir le sol, les murs, jusqu'aux solives du beffroi. Mais Chaval, ayant donnĂ© un coup d'oeil au tableau des jetons, dans le petit bureau vitrĂ© du receveur, revint furieux. Il avait constatĂ© qu'on leur refusait deux berlines, l'une parce qu'elle ne contenait pas la quantitĂ© rĂ©glementaire, l'autre parce que la houille en Ă©tait malpropre. - La journĂ©e est complĂšte, cria-t-il. Encore vingt sous de moins !... Aussi est-ce qu'on devrait prendre des fainĂ©ants, qui se servent de leurs bras comme un cochon de sa queue ! Et son regard oblique, dirigĂ© sur Etienne, complĂ©tait sa pensĂ©e. Celui-ci fut tentĂ© de rĂ©pondre Ă  coups de poing. Puis, il se demanda Ă  quoi bon, puisqu'il partait. Cela le dĂ©cidait absolument. - On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour mettre la paix. Demain, il fera mieux. Tous n'en restaient pas moins aigris, agitĂ©s d'un besoin de querelle. Comme ils passaient Ă  la lampisterie rendre leurs lampes, Levaque s'empoigna avec le lampiste, qu'il accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se dĂ©tendirent un peu que dans la baraque, oĂč le feu brĂ»lait toujours. MĂȘme on avait dĂ» trop le charger, car le poĂȘle Ă©tait rouge, la vaste piĂšce sans fenĂȘtre semblait en flammes, tellement les reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des grognements de joie, tous les dos se rĂŽtissaient Ă  distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins brĂ»laient, on se cuisait le ventre. La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sĂ©cher sa chemise. Des garçons blaguaient, on Ă©clata de rire, parce qu'elle leur montra tout Ă  coup son derriĂšre, ce qui Ă©tait chez elle l'extrĂȘme expression du dĂ©dain. - Je m'en vais, dit Chaval qui avait serrĂ© ses outils dans sa caisse. Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hĂąta, s'Ă©chappa derriĂšre lui, sous le prĂ©texte qu'ils rentraient l'un et l'autre Ă  Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on savait qu'il ne voulait plus d'elle. Catherine, cependant, prĂ©occupĂ©e, venait de parler bas Ă  son pĂšre. Celui-ci s'Ă©tonna, puis il approuva d'un hochement de tĂȘte; et, appelant Etienne pour lui rendre son paquet - Ecoutez donc, murmura-t-il, si vous n'avez pas le sou, vous aurez le temps de crever avant la quinzaine... Voulez-vous que je tĂąche de vous trouver du crĂ©dit quelque part ? Le jeune homme resta un instant embarrassĂ©. Justement, il allait rĂ©clamer ses trente sous et partir. Mais une honte le retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-ĂȘtre croirait-elle qu'il boudait le travail. - Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu. Nous en serons quittes pour un refus. Alors, Etienne ne dit pas non. On refuserait. Du reste, ça ne l'engageait point, il pourrait toujours s'Ă©loigner, aprĂšs avoir mangĂ© un morceau. Puis, il fut mĂ©content de n'avoir pas dit non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard d'amitiĂ©, heureuse de lui ĂȘtre venue en aide. A quoi bon tout cela ? Quand ils eurent repris leurs sabots et fermĂ© leurs cases, les Maheu quittĂšrent la baraque, Ă  la queue des camarades qui s'en allaient un Ă  un, dĂšs qu'ils s'Ă©taient rĂ©chauffĂ©s. Etienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande. Mais, comme ils traversaient le criblage, une scĂšne violente les arrĂȘta. C'Ă©tait dans un vaste hangar, aux poutres noires de poussiĂšre envolĂ©e, aux grandes persiennes d'oĂč soufflait un continuel courant d'air. Les berlines de houille arrivaient directement de la recette, Ă©taient versĂ©es ensuite par des culbuteurs sur les trĂ©mies, de longues glissiĂšres de tĂŽle; et, Ă  droite et Ă  gauche de ces derniĂšres, les cribleuses, montĂ©es sur des gradins, armĂ©es de la pelle et du rĂąteau, ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la voie ferrĂ©e, Ă©tablie sous le hangar. PhilomĂšne Levaque se trouvait lĂ , mince et pĂąle, d'une figure moutonniĂšre de fille crachant le sang. La tĂȘte protĂ©gĂ©e d'un lambeau de laine bleue, les mains et les bras noirs jusqu'aux coudes, elle triait au-dessous d'une vieille sorciĂšre, la mĂšre de la Pierronne, la BrĂ»lĂ© ainsi qu'on la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa bouche serrĂ©e comme la bourse d'un avare. Elles s'empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille de lui ratisser ses pierres, Ă  ce point qu'elle n'en faisait pas un panier en dix minutes. On les payait au panier, c'Ă©taient des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons volaient, les mains restaient marquĂ©es en noir sur les faces rouges. - Fous-lui donc un renfoncement ! cria d'en haut Zacharie Ă  sa maĂźtresse. Toutes les cribleuses Ă©clatĂšrent. Mais la BrĂ»lĂ© se jeta hargneusement sur le jeune homme. - Dis donc, saletĂ© ! tu ferais mieux de reconnaĂźtre les deux gosses dont tu l'as emplie !... S'il est permis, une bringue de dix-huit ans, qui ne tient pas debout ! Maheu dut empĂȘcher son fils de descendre, pour voir un peu, disait-il, la couleur de sa peau, Ă  cette carcasse. Un surveillant accourait, les rĂąteaux se remirent Ă  fouiller le charbon. On n'apercevait plus, du haut en bas des trĂ©mies, que les dos ronds des femmes, acharnĂ©es Ă  se disputer les pierres. Dehors, le vent s'Ă©tait brusquement calmĂ©, un froid humide tombait du ciel gris. Les charbonniers gonflĂšrent les Ă©paules, croisĂšrent les bras et partirent, dĂ©bandĂ©s, avec un roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile mince des vĂȘtements. Au grand jour, ils passaient comme une bande de nĂšgres culbutes dans de la vase. Quelques-uns n'avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain, rapportĂ© entre la chemise et la veste, les rendait bossus. - Tiens ! voilĂ  Bouteloup, dit Zacharie en ricanant. Levaque, sans s'arrĂȘter, Ă©changea deux phrases avec son logeur, gros garçon brun de trente-cinq ans, l'air placide et honnĂȘte. - Ca y est, la soupe, Louis ? - Je crois. - Alors, la femme est gentille, aujourd'hui ? - Oui, gentille, je crois. D'autres mineurs de la coupe Ă  terre arrivaient, des bandes nouvelles qui, une Ă  une, s'engouffraient dans la fosse. C'Ă©tait la descente de trois heures, encore des hommes que le puits mangeait, et dont les Ă©quipes allaient remplacer les marchandages des haveurs, au fond des voies. Jamais la mine ne chĂŽmait, il y avait nuit et jour des insectes humains fouissant la roche, Ă  six cents mĂštres sous les champs de betteraves. Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin confiait Ă  BĂ©bert un plan compliquĂ©, pour avoir Ă  crĂ©dit quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement, venait Ă  distance. Catherine suivait avec Zacharie et Etienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le cabaret de l'Avantage, que Maheu et Levaque les rejoignirent. - Nous y sommes, dit le premier Ă  Etienne. Voulez-vous entrer ? On se sĂ©para. Catherine Ă©tait restĂ©e un instant immobile, regardant une derniĂšre fois le jeune homme de ses grands yeux, d'une limpiditĂ© verdĂątre d'eau de source, et dont le visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle disparut avec les autres, sur le chemin montant qui conduisait au coron. Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au croisement des deux routes. C'Ă©tait une maison de briques Ă  deux Ă©tages, blanchie du haut en bas Ă  la chaux, Ă©gayĂ©e autour des fenĂȘtres d'une large bordure bleu ciel. Sur une enseigne carrĂ©e, clouĂ©e au-dessus de la porte, on lisait en lettres jaunes A l'Avantage, dĂ©bit tenu par Rasseneur. DerriĂšre, s'allongeait un jeu de quilles, clos d'une haie vive. Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclavĂ© dans ses vastes terres, Ă©tait dĂ©solĂ©e de ce cabaret, poussĂ© en plein champ, ouvert Ă  la sortie mĂȘme du Voreux. - Entrez, rĂ©pĂ©ta Maheu Ă  Etienne. La salle, petite, avait une nuditĂ© claire, avec ses murs blancs, ses trois tables et sa douzaine de chaises, son comptoir de sapin, grand comme un buffet de cuisine. Une dizaine de chopes au plus Ă©taient lĂ , trois bouteilles de liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc Ă  robinet d'Ă©tain, pour la biĂšre; et rien autre, pas une image, pas une tablette, pas un jeu. Dans la cheminĂ©e de fonte, vernie et luisante, brĂ»lait doucement une pĂątĂ©e de houille. Sur les dalles, une fine couche de sable blanc buvait l'humiditĂ© continuelle de ce pays trempĂ© d'eau. - Une chope, commanda Maheu Ă  une grosse fille blonde, la fille d'une voisine qui parfois gardait la salle. Rasseneur est lĂ  ? La fille tourna le robinet, en rĂ©pondant que le patron allait revenir. Lentement, d'un seul trait, le mineur vida la moitiĂ© de la chope, pour balayer les poussiĂšres qui lui obstruaient la gorge. Il n'offrit rien Ă  son compagnon. Un seul consommateur, un autre mineur mouillĂ© et barbouillĂ©, Ă©tait assis devant une table et buvait sa biĂšre en silence, d'un air de profonde mĂ©ditation. Un troisiĂšme entra, fut servi sur un geste, paya et s'en alla, sans avoir dit un mot. Mais un gros homme de trente-huit ans, rasĂ©, la figure ronde, parut avec un sourire dĂ©bonnaire. C'Ă©tait Rasseneur, un ancien haveur que la Compagnie avait congĂ©diĂ© depuis trois ans, Ă  la suite d'une grĂšve. TrĂšs bon ouvrier, il parlait bien, se mettait Ă  la tĂȘte de toutes les rĂ©clamations, avait fini par ĂȘtre le chef des mĂ©contents. Sa femme tenait dĂ©jĂ  un dĂ©bit, ainsi que beaucoup de femmes de mineurs; et, quand il fut jetĂ© sur le pavĂ©, il resta cabaretier lui-mĂȘme, trouva de l'argent, planta son cabaret en face du Voreux, comme une provocation Ă  la Compagnie. Maintenant, sa maison prospĂ©rait, il devenait un centre, il s'enrichissait des colĂšres qu'il avait peu Ă  peu soufflĂ©es au coeur de ses anciens camarades. - C'est ce garçon que j'ai embauchĂ© ce matin, expliqua Maheu tout de suite. As-tu une de tes deux chambres libre, et veux-tu lui faire crĂ©dit d'une quinzaine ? La face large de Rasseneur exprima subitement une grande dĂ©fiance. Il examina d'un coup d'oeil Etienne et rĂ©pondit, sans se donner la peine de tĂ©moigner un regret - Mes deux chambres sont prises. Pas possible. Le jeune homme s'attendait Ă  ce refus; et il en souffrit pourtant, il s'Ă©tonna du brusque ennui qu'il Ă©prouvait Ă  s'Ă©loigner. N'importe, il s'en irait, quand il aurait ses trente sous. Le mineur qui buvait Ă  une table Ă©tait parti. D'autres, un Ă  un, entraient toujours se dĂ©crasser la gorge, puis se remettaient en marche du mĂȘme pas dĂ©hanchĂ©. C'Ă©tait un simple lavage, sans joie ni passion, le muet contentement d'un besoin. - Alors, il n'y a rien ? demanda d'un ton particulier Rasseneur Ă  Maheu, qui achevait sa biĂšre Ă  petits coups. Celui-ci tourna la tĂȘte et vit qu'Etienne seul Ă©tait lĂ . - Il y a qu'on s'est chamaillĂ© encore... Oui, pour le boisage. Il conta l'affaire. La face du cabaretier avait rougi, une Ă©motion sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la peau et des yeux. Enfin, il Ă©clata. - Ah bien ! s'ils s'avisent de baisser les prix, ils sont fichus. Etienne le gĂȘnait. Cependant, il continua, en lui lançant des regards obliques. Et il avait des rĂ©ticences, des sous-entendus, il parlait du directeur, M. Hennebeau, de sa femme, de son neveu le petit NĂ©grel, sans les nommer, rĂ©pĂ©tant que ça ne pouvait pas continuer ainsi, que ça devait casser un de ces quatre matins. La misĂšre Ă©tait trop grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s'en allaient. Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain par jour. On lui avait dit, la veille, que M. Deneulin, le propriĂ©taire d'une fosse voisine, ne savait comment tenir le coup. Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille, pleine de dĂ©tails inquiĂ©tants. - Tu sais, murmura-t-il, ça vient de cette personne que tu as vue ici un soir. Mais il fut interrompu. Sa femme entrait Ă  son tour, une grande femme maigre et ardente, le nez long, les pommettes violacĂ©es. Elle Ă©tait en politique beaucoup plus radicale que son mari. - La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah ! s'il Ă©tait le maĂźtre, celui-lĂ , ça ne tarderait pas Ă  mieux aller ! Etienne Ă©coutait depuis un instant, comprenait, se passionnait, Ă  ces idĂ©es de misĂšre et de revanche. Ce nom, jetĂ© brusquement, le fit tressaillir. Il dit tout haut, comme malgrĂ© lui - Je le connais, Pluchart. On le regardait, il dut ajouter - Oui, je suis machineur, il a Ă©tĂ© mon contremaĂźtre, Ă  Lille... Un homme capable, j'ai causĂ© souvent avec lui. Rasseneur l'examinait de nouveau; et il y eut, sur son visage, un changement rapide, une sympathie soudaine. Enfin, il dit Ă  sa femme - C'est Maheu qui m'amĂšne Monsieur, un herscheur Ă  lui, pour voir s'il n'y a pas une chambre en haut, et si nous ne pourrions pas faire crĂ©dit d'une quinzaine. Alors, l'affaire fut conclue en quatre paroles. Il y avait une chambre, le locataire Ă©tait parti le matin. Et le cabaretier, trĂšs excitĂ©, se livra davantage, tout en rĂ©pĂ©tant qu'il demandait seulement le possible aux patrons, sans exiger, comme tant d'autres, des choses trop dures Ă  obtenir. Sa femme haussait les Ă©paules, voulait son droit, absolument. - Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ça n'empĂȘchera pas qu'on descende, et tant qu'on descendra, il y aura du monde qui en crĂšvera... Regarde, te voilĂ  gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti. - Oui, je me suis beaucoup refait, dĂ©clara Rasseneur complaisamment. Etienne alla jusqu'Ă  la porte, remerciant le mineur qui partait; mais celui-ci hochait la tĂȘte, sans ajouter un mot, et le jeune homme le regarda monter pĂ©niblement le chemin du coron. Mme Rasseneur, en train de servir des clients, venait de le prier d'attendre une minute, pour qu'elle le conduisĂźt Ă  sa chambre, oĂč il se dĂ©barbouillerait. Devait-il rester ? Une hĂ©sitation l'avait repris, un malaise qui lui faisait regretter la libertĂ© des grandes routes, la faim au soleil, soufferte avec la joie d'ĂȘtre son maĂźtre. Il lui semblait qu'il avait vĂ©cu lĂ  des annĂ©es, depuis son arrivĂ©e sur le terri, au milieu des bourrasques, jusqu'aux heures passĂ©es sous la terre, Ă  plat ventre dans les galeries noires. Et il lui rĂ©pugnait de recommencer, c'Ă©tait injuste et trop dur, son orgueil d'homme se rĂ©voltait, Ă  l'idĂ©e d'ĂȘtre une bĂȘte qu'on aveugle et qu'on Ă©crase. Pendant qu'Etienne se dĂ©battait ainsi, ses yeux, qui erraient sur la plaine immense, peu Ă  peu l'aperçurent. Il s'Ă©tonna, il ne s'Ă©tait pas figurĂ© l'horizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui avait indiquĂ© du geste, au fond des tĂ©nĂšbres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans un pli de terrain, avec ses bĂątiments de bois et de briques, le criblage goudronnĂ©, le beffroi couvert d'ardoises, la salle de la machine et la haute cheminĂ©e d'un rouge pĂąle, tout cela tassĂ©, l'air mauvais. Mais, autour des bĂątiments, le carreau s'Ă©tendait, et il ne se l'imaginait pas si large, changĂ© en un lac d'encre par les vagues montantes du stock de charbon, hĂ©rissĂ© des hauts chevalets qui portaient les rails des passerelles, encombrĂ© dans un coin de la provision des bois, pareille Ă  la moisson d'une forĂȘt fauchĂ©e. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal comme une barricade de gĂ©ants, dĂ©jĂ  couvert d'herbe dans sa partie ancienne, consumĂ© Ă  l'autre bout par un feu intĂ©rieur qui brĂ»lait depuis un an, avec une fumĂ©e Ă©paisse, en laissant Ă  la surface, au milieu du gris blafard des schistes et des grĂšs, de longues traĂźnĂ©es de rouille sanglante. Puis, les champs se dĂ©roulaient, des champs sans fin de blĂ© et de betteraves, nus Ă  cette Ă©poque de l'annĂ©e, des marais aux vĂ©gĂ©tations dures, coupĂ©s de quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que sĂ©paraient des files maigres de peupliers. TrĂšs loin, de petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes au nord, Montsou au midi; tandis que la forĂȘt de Vandame, Ă  l'est, bordait l'horizon de la ligne violĂątre de ses arbres dĂ©pouillĂ©s. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet aprĂšs-midi d'hiver, il semblait que tout le noir du Voreux, toute la poussiĂšre volante de la houille se fĂ»t abattue sur la plaine, poudrant les arbres, sablant les routes, ensemençant la terre. Etienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c'Ă©tait un canal, la riviĂšre de la Scarpe canalisĂ©e, qu'il n'avait pas vu dans la nuit. Du Voreux Ă  Marchiennes, ce canal allait droit, un ruban d'argent mat de deux lieues, une avenue bordĂ©e de grands arbres, Ă©levĂ©e au- dessus des bas terrains, filant Ă  l'infini avec la perspective de ses berges vertes, de son eau pĂąle oĂč glissait l'arriĂšre vermillonnĂ© des pĂ©niches. PrĂšs de la fosse, il y avait un embarcadĂšre, des bateaux amarrĂ©s, que les berlines des passerelles emplissaient directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de biais les marais; et toute l'Ăąme de cette plaine rase paraissait ĂȘtre lĂ , dans cette eau gĂ©omĂ©trique qui la traversait comme une grande route, charriant la houille et le fer. Les regards d'Etienne remontaient du canal au coron, bĂąti sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s'arrĂȘtaient, en bas de la pente argileuse, Ă  deux Ă©normes tas de briques, fabriquĂ©es et cuites sur place. Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait derriĂšre une palissade, desservant la fosse. On devait descendre les derniers mineurs de la coupe Ă  terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes jetait un cri aigu. Ce n'Ă©tait plus l'inconnu des tĂ©nĂšbres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d'astres ignorĂ©s. Au loin, les hauts fourneaux et les fours Ă  coke avaient pĂąli avec l'aube. Il ne restait lĂ , sans un arrĂȘt, que l'Ă©chappement de la pompe, soufflant toujours de la mĂȘme haleine grosse et longue, l'haleine d'un ogre dont il distinguait la buĂ©e grise maintenant, et que rien ne pouvait repaĂźtre. Alors, Etienne, brusquement, se dĂ©cida. Peut-ĂȘtre avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, lĂ -haut, Ă  l'entrĂ©e du coron. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce plutĂŽt un vent de rĂ©volte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment Ă  ces gens dont parlait Bonnemort, Ă  ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamĂ©s donnaient leur chair, sans le connaĂźtre. DEUXIEME PARTIE - II, I La propriĂ©tĂ© des GrĂ©goire, la Piolaine, se trouvait Ă  deux kilomĂštres de Montsou, vers l'est, sur la route de Joiselle. C'Ă©tait une grande maison carrĂ©e, sans style, bĂątie au commencement du siĂšcle dernier. Des vastes terres qui en dĂ©pendaient d'abord, il ne restait qu'une trentaine d'hectares, clos de murs, d'un facile entretien. On citait surtout le verger et le potager, cĂ©lĂšbres par leurs fruits et leurs lĂ©gumes, les plus beaux du pays. D'ailleurs, le parc manquait, un petit bois en tenait lieu. L'avenue de vieux tilleuls, une voĂ»te de feuillage de trois cents mĂštres, plantĂ©e de la grille au perron, Ă©tait une des curiositĂ©s de cette plaine rase, oĂč l'on comptait les grands arbres, de Marchiennes Ă  Beaugnies. Ce matin-lĂ , les GrĂ©goire s'Ă©taient levĂ©s Ă  huit heures. D'habitude, ils ne bougeaient guĂšre qu'une heure plus tard, dormant beaucoup, avec passion; mais la tempĂȘte de la nuit les avait Ă©nervĂ©s. Et, pendant que son mari Ă©tait allĂ© voir tout de suite si le vent n'avait pas fait de dĂ©gĂąts, Mme GrĂ©goire venait de descendre Ă  la cuisine, en pantoufles et en peignoir de flanelle. Courte, grasse, ĂągĂ©e dĂ©jĂ  de cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure poupine et Ă©tonnĂ©e, sous la blancheur Ă©clatante de ses cheveux. - MĂ©lanie, dit-elle Ă  la cuisiniĂšre, si vous faisiez la brioche ce matin, puisque la pĂąte est prĂȘte. Mademoiselle ne se lĂšvera pas avant une demi-heure, et elle en mangerait avec son chocolat... Hein ! ce serait une surprise. La cuisiniĂšre, vieille femme maigre qui les servait depuis trente ans, se mit Ă  rire. - Ca, c'est vrai, la surprise serait fameuse... Mon fourneau est allumĂ©, le four doit ĂȘtre chaud; et puis, Honorine va m'aider un peu. Honorine, une fille d'une vingtaine d'annĂ©es, recueillie enfant et Ă©levĂ©e Ă  la maison, servait maintenant de femme de chambre. Pour tout personnel, outre ces deux femmes, il n'y avait que le cocher, Francis, chargĂ© des gros ouvrages. Un jardinier et une jardiniĂšre s'occupaient des lĂ©gumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour. Et, comme le service Ă©tait patriarcal, d'une douceur familiĂšre, ce petit monde vivait en bonne amitiĂ©. Mme GrĂ©goire, qui avait mĂ©ditĂ© dans son lit la surprise de la brioche, resta pour voir mettre la pĂąte au four. La cuisine Ă©tait immense, et on la devinait la piĂšce importante, Ă  sa propretĂ© extrĂȘme, Ă  l'arsenal des casseroles, des ustensiles, des pots qui l'emplissaient. Cela sentait bon la bonne nourriture. Des provisions dĂ©bordaient des rĂąteliers et des armoires. - Et qu'elle soit bien dorĂ©e, n'est-ce pas ? recommanda Mme GrĂ©goire en passant dans la salle Ă  manger. MalgrĂ© le calorifĂšre qui chauffait toute la maison, un feu de houille Ă©gayait cette salle. Du reste, il n'y avait aucun luxe la grande table, les chaises, un buffet d'acajou; et, seuls, deux fauteuils profonds trahissaient l'amour du bien-ĂȘtre, les longues digestions heureuses. On n'allait jamais au salon, on demeurait lĂ , en famille. Justement, M. GrĂ©goire rentrait, vĂȘtu d'un gros veston de futaine, rose lui aussi pour ses soixante ans, avec de grands traits honnĂȘtes et bons, dans la neige de ses cheveux bouclĂ©s. Il avait vu le cocher et le jardinier aucun dĂ©gĂąt important, rien qu'un tuyau de cheminĂ©e abattu. Chaque matin, il aimait Ă  donner un coup d'oeil Ă  la Piolaine, qui n'Ă©tait pas assez grande pour lui causer des soucis, et dont il tirait tous les bonheurs du propriĂ©taire. - Et CĂ©cile ? demanda-t-il, elle ne se lĂšve donc pas, aujourd'hui ? - Je n'y comprends rien, rĂ©pondit sa femme. Il me semblait l'avoir entendue remuer. Le couvert Ă©tait mis, trois bols sur la nappe blanche. On envoya Honorine voir ce que devenait Mademoiselle. Mais elle redescendit aussitĂŽt, retenant des rires, Ă©touffant sa voix, comme si elle eĂ»t parlĂ© en haut, dans la chambre. - Oh ! si monsieur et madame voyaient mademoiselle !... Elle dort, oh ! elle dort, ainsi qu'un JĂ©sus... On n'a pas idĂ©e de ça, c'est un plaisir Ă  la regarder. Le pĂšre et la mĂšre Ă©changeaient des regards attendris. Il dit en souriant - Viens-tu voir ? - Cette pauvre mignonne ! murmura-t-elle. J'y vais. Et ils montĂšrent ensemble. La chambre Ă©tait la seule luxueuse de la maison, tendue de soie bleue, garnie de meubles laquĂ©s, blancs Ă  filets bleus, un caprice d'enfant gĂątĂ©e satisfait par les parents. Dans les blancheurs vagues du lit, sous le demi-jour qui tombait de l'Ă©cartement d'un rideau, la jeune fille dormait, une joue appuyĂ©e sur son bras nu. Elle n'Ă©tait pas jolie, trop saine, trop bien portante, mĂ»re Ă  dix-huit ans; mais elle avait une chair superbe, une fraĂźcheur de lait, avec ses cheveux chĂątains, sa face ronde au petit nez volontaire, noyĂ© entre les joues. La couverture avait glissĂ©, et elle respirait si doucement, que son haleine ne soulevait mĂȘme pas sa gorge dĂ©jĂ  lourde. - Ce maudit vent l'aura empĂȘchĂ©e de fermer les yeux, dit la mĂšre doucement. Le pĂšre, d'un geste, lui imposa silence. Tous les deux se penchaient, regardaient avec adoration, dans sa nuditĂ© de vierge, cette fille si longtemps dĂ©sirĂ©e, qu'ils avaient eue sur le tard, lorsqu'ils ne l'espĂ©raient plus. Ils la voyaient parfaite, point trop grasse, jamais assez bien nourrie. Et elle dormait toujours, sans les sentir prĂšs d'elle, leur visage contre le sien. Pourtant, une onde lĂ©gĂšre troubla sa face immobile. Ils tremblĂšrent qu'elle ne s'Ă©veillĂąt, ils s'en allĂšrent sur la pointe des pieds. - Chut ! dit M. GrĂ©goire Ă  la porte. Si elle n'a pas dormi, il faut la laisser dormir. - Tant qu'elle voudra, la mignonne, appuya Mme GrĂ©goire. Nous attendrons. Ils descendirent, s'installĂšrent dans les fauteuils de la salle Ă  manger; tandis que les bonnes, riant du gros sommeil de Mademoiselle, tenaient sans grogner le chocolat sur le fourneau. Lui, avait pris un journal; elle, tricotait un grand couvre-pieds de laine. Il faisait trĂšs chaud, pas un bruit ne venait de la maison muette. La fortune des GrĂ©goire, quarante mille francs de rentes environ, Ă©tait tout entiĂšre dans une action des mines de Montsou. Ils en racontaient avec complaisance l'origine, qui partait de la crĂ©ation mĂȘme de la Compagnie. Vers le commencement du dernier siĂšcle, un coup de folie s'Ă©tait dĂ©clarĂ©, de Lille Ă  Valenciennes, pour la recherche de la houille. Les succĂšs des concessionnaires qui devaient plus tard former la Compagnie d'Anzin, avaient exaltĂ© toutes les tĂȘtes. Dans chaque commune, on sondait le sol; et les sociĂ©tĂ©s se crĂ©aient, et les concessions poussaient en une nuit. Mais, parmi les entĂȘtĂ©s de l'Ă©poque, le baron Desrumaux avait certainement laissĂ© la mĂ©moire de l'intelligence la plus hĂ©roĂŻque. Pendant quarante annĂ©es, il s'Ă©tait dĂ©battu sans faiblir, au milieu de continuels obstacles premiĂšres recherches infructueuses, fosses nouvelles abandonnĂ©es au bout de longs mois de travail, Ă©boulements qui comblaient les trous, inondations subites qui noyaient les ouvriers, centaines de mille francs jetĂ©s dans la terre; puis, les tracas de l'administration, les paniques des actionnaires, la lutte avec les seigneurs terriens, rĂ©solus Ă  ne pas reconnaĂźtre les concessions royales, si l'on refusait de traiter d'abord avec eux. Il venait enfin de fonder la sociĂ©tĂ© Desrumaux, Fauquenoix et Cie, pour exploiter la concession de Montsou, et les fosses commençaient Ă  donner de faibles bĂ©nĂ©fices, lorsque deux concessions voisines, celle de Cougny, appartenant au comte de Cougny, et celle de Joiselle, appartenant Ă  la sociĂ©tĂ© Cornille et Jenard, avaient failli l'Ă©craser sous le terrible assaut de leur concurrence. Heureusement, le 25 aoĂ»t 1760, un traitĂ© intervenait entre les trois concessions et les rĂ©unissait en une seule. La Compagnie des mines de Montsou Ă©tait créée, telle qu'elle existe encore aujourd'hui. Pour la rĂ©partition, on avait divisĂ©, d'aprĂšs l'Ă©talon de la monnaie du temps, la propriĂ©tĂ© totale en vingt-quatre sous, dont chacun se subdivisait en douze deniers, ce qui faisait deux cent quatre-vingt-huit deniers; et, comme le denier Ă©tait de dix mille francs, le capital reprĂ©sentait une somme de prĂšs de trois millions. Desrumeaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu, dans le partage, six sous et trois deniers. En ces annĂ©es-lĂ  le baron possĂ©dait la Piolaine, d'oĂč dĂ©pendaient trois cents hectares, et il avait Ă  son service, comme rĂ©gisseur, HonorĂ© GrĂ©goire, un garçon de la Picardie, l'arriĂšre-grand-pĂšre de LĂ©on GrĂ©goire, pĂšre de CĂ©cile. Lors du traitĂ© de Montsou, HonorĂ©, qui cachait dans un bas une cinquantaine de mille francs d'Ă©conomies, cĂ©da en tremblant Ă  la foi inĂ©branlable de son maĂźtre. Il sortit dix mille livres de beaux Ă©cus, il prit un denier, avec la terreur de voler ses enfants de cette somme. Son fils EugĂšne toucha en effet des dividendes fort minces; et, comme il s'Ă©tait mis bourgeois et qu'il avait eu la sottise de manger les quarante autres mille francs de l'hĂ©ritage paternel dans une association dĂ©sastreuse, il vĂ©cut assez chichement. Mais les intĂ©rĂȘts du denier montaient peu Ă  peu, la fortune commença avec FĂ©licien, qui put rĂ©aliser un rĂȘve dont son grand-pĂšre, l'ancien rĂ©gisseur, avait bercĂ© son enfance l'achat de la Piolaine dĂ©membrĂ©e, qu'il eut comme bien national, pour une somme dĂ©risoire. Cependant, les annĂ©es qui suivirent furent mauvaises, il fallut attendre le dĂ©nouement des catastrophes rĂ©volutionnaires, puis la chute sanglante de NapolĂ©on. Et ce fut LĂ©on GrĂ©goire qui bĂ©nĂ©ficia, dans une progression stupĂ©fiante, du placement timide et inquiet de son bisaĂŻeul. Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s'Ă©largissaient, avec la prospĂ©ritĂ© de la Compagnie. DĂšs 1820, ils rapportaient cent pour cent, dix mille francs. En 1844, ils en produisaient vingt mille; en 1850, quarante. Il y avait deux ans enfin, le dividende Ă©tait montĂ© au chiffre prodigieux de cinquante mille francs la valeur du denier, cotĂ© Ă  la Bourse de Lille un million, avait centuplĂ© en un siĂšcle. M. GrĂ©goire, auquel on conseillait de vendre, lorsque ce cours d'un million fut atteint, s'y Ă©tait refusĂ©, de son air souriant et paterne. Six mois plus tard, une crise industrielle Ă©clatait, le denier retombait Ă  six cent mille francs. Mais il souriait toujours, il ne regrettait rien, car les GrĂ©goire avaient maintenant une foi obstinĂ©e en leur mine. Ca remonterait, Dieu n'Ă©tait pas si solide. Puis, Ă  cette croyance religieuse, se mĂȘlait une profonde gratitude pour une valeur, qui, depuis un siĂšcle, nourrissait la famille Ă  ne rien faire. C'Ă©tait comme une divinitĂ© Ă  eux, que leur Ă©goĂŻsme entourait d'un culte, la bienfaitrice du foyer, les berçant dans leur grand lit de paresse, les engraissant Ă  leur table gourmande. De pĂšre en fils, cela durait pourquoi risquer de mĂ©contenter le sort, en doutant de lui ? Et il y avait, au fond de leur fidĂ©litĂ©, une terreur superstitieuse, la crainte que le million du denier ne se fĂ»t brusquement fondu, s'ils l'avaient rĂ©alisĂ© et mis dans un tiroir. Ils le voyaient plus Ă  l'abri dans la terre, d'oĂč un peuple de mineurs, des gĂ©nĂ©rations d'affamĂ©s l'extrayaient pour eux, un peu chaque jour, selon leurs besoins. Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. M. GrĂ©goire, trĂšs jeune, avait Ă©pousĂ© la fille d'un pharmacien de Marchiennes, une demoiselle laide, sans un sou, qu'il adorait et qui lui avait tout rendu, en fĂ©licitĂ©. Elle s'Ă©tait enfermĂ©e dans son mĂ©nage, extasiĂ©e devant son mari, n'ayant d'autre volontĂ© que la sienne; jamais des goĂ»ts diffĂ©rents ne les sĂ©paraient, un mĂȘme idĂ©al de bien-ĂȘtre confondait leurs dĂ©sirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante ans, de tendresse et de petits soins rĂ©ciproques. C'Ă©tait une existence rĂ©glĂ©e, les quarante mille francs mangĂ©s sans bruit, les Ă©conomies dĂ©pensĂ©es pour CĂ©cile, dont la naissance tardive avait un instant bouleversĂ© le budget. Aujourd'hui encore, ils contentaient chacun de ses caprices un second cheval, deux autres voitures, des toilettes venues de Paris. Mais ils goĂ»taient lĂ  une joie de plus, ils ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec une telle horreur personnelle de l'Ă©talage, qu'ils avaient gardĂ© les modes de leur jeunesse. Toute dĂ©pense qui ne profitait pas leur semblait stupide. Brusquement, la porte s'ouvrit, et une voix forte cria - Eh bien ! quoi donc, on dĂ©jeune sans moi ! C'Ă©tait CĂ©cile, au saut du lit, les yeux gonflĂ©s de sommeil. Elle avait simplement relevĂ© ses cheveux et passĂ© un peignoir de laine blanche. - Mais non, dit la mĂšre, tu vois qu'on t'attendait... Hein ? ce vent a dĂ» t'empĂȘcher de dormir, pauvre mignonne ! ! La jeune fille la regarda, trĂšs surprise. - Il a fait du vent ?... Je n'en sais rien, je n'ai pas bougĂ© de la nuit. Alors, cela leur sembla drĂŽle, tous les trois se mirent Ă  rire; et les bonnes, qui apportaient le dĂ©jeuner, Ă©clatĂšrent aussi, tellement l'idĂ©e que Mademoiselle avait dormi d'un trait ses douze heures, Ă©gayait la maison. La vue de la brioche acheva d'Ă©panouir les visages. - Comment ! elle est donc cuite ? rĂ©pĂ©tait CĂ©cile. En voilĂ  une attrape qu'on me fait !... C'est ça qui va ĂȘtre bon, tout chaud, dans le chocolat ! Ils s'attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla longtemps que de la brioche. MĂ©lanie et Honorine restaient, donnaient les dĂ©tails sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les lĂšvres grasses, en disant que c'Ă©tait un plaisir de faire un gĂąteau, quand on voyait les maĂźtres le manger si volontiers. Mais les chiens aboyĂšrent violemment on crut qu'ils annonçaient la maĂźtresse de piano, qui venait de Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un professeur de littĂ©rature. Toute l'instruction de la jeune fille s'Ă©tait ainsi faite Ă  la Piolaine, dans une ignorance heureuse, dans des caprices d'enfant, jetant le livre par la fenĂȘtre, dĂšs qu'une question l'ennuyait. - C'est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant. DerriĂšre elle, Deneulin, un cousin de M. GrĂ©goire, parut sans façon, le verbe haut, le geste vif, avec une allure d'ancien officier de cavalerie. Bien qu'il eĂ»t dĂ©passĂ© la cinquantaine, ses cheveux coupĂ©s ras et ses grosses moustaches Ă©taient d'un noir d'encre. - Oui, c'est moi, bonjour... Ne vous dĂ©rangez donc pas ! Il s'Ă©tait assis, pendant que la famille s'exclamait. Elle finit par se remettre Ă  son chocolat. - Est-ce que tu as quelque chose Ă  me dire ? demanda M. GrĂ©goire. - Non, rien du tout, se hĂąta de rĂ©pondre Deneulin. Je suis sorti Ă  cheval pour me dĂ©rouiller un peu, et comme je passais devant votre porte, j'ai voulu vous donner un petit bonjour. CĂ©cile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. Elles allaient parfaitement, la premiĂšre ne lĂąchait plus la peinture, tandis que l'autre, l'aĂźnĂ©e, cultivait sa voix au piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement lĂ©ger dans sa voix, un malaise qu'il dissimulait, sous les Ă©clats de sa gaietĂ©. M. GrĂ©goire reprit - Et tout marche-t-il bien, Ă  la fosse ? - Dame ! je suis bousculĂ© avec les camarades, par cette saletĂ© de crise... Ah ! nous payons les annĂ©es prospĂšres ! On a trop bĂąti d'usines, trop construit de voies ferrĂ©es, trop immobilisĂ© de capitaux en vue d'une production formidable. Et, aujourd'hui, l'argent dort, on n'en trouve plus pour faire fonctionner tout ça... Heureusement, rien n'est dĂ©sespĂ©rĂ©, je m'en tirerai quand mĂȘme. Comme son cousin, il avait eu en hĂ©ritage un denier des mines de Montsou. Mais lui, ingĂ©nieur entreprenant, tourmentĂ© du besoin d'une royale fortune, s'Ă©tait hĂątĂ© de vendre, lorsque le denier avait atteint le million. Depuis des mois, il mĂ»rissait un plan. Sa femme tenait d'un oncle la petite concession de Vandame, oĂč il n'y avait d'ouvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel Ă©tat d'abandon, avec un matĂ©riel si dĂ©fectueux, que l'exploitation en couvrait Ă  peine les frais. Or, il rĂȘvait de rĂ©parer Jean-Bart, d'en renouveler la machine et d'Ă©largir le puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant Gaston-Marie que pour l'Ă©puisement. On devait, disait-il, trouver lĂ  de l'or Ă  la pelle. L'idĂ©e Ă©tait juste. Seulement, le million y avait passĂ©, et cette damnĂ©e crise industrielle Ă©clatait au moment oĂč de gros bĂ©nĂ©fices allaient lui donner raison. Du reste, mauvais administrateur, d'une bontĂ© brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la mort de sa femme, lĂąchant aussi la bride Ă  ses filles, dont l'aĂźnĂ©e parlait d'entrer au théùtre et dont la cadette s'Ă©tait dĂ©jĂ  fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux rieuses dans la dĂ©bĂącle, et chez lesquelles la misĂšre menaçante rĂ©vĂ©lait de trĂšs fines mĂ©nagĂšres. - Vois-tu, LĂ©on, continua-t-il, la voix hĂ©sitante, tu as eu tort de ne pas vendre en mĂȘme temps que moi. Maintenant, tout dĂ©gringole, tu peux courir... Et si tu m'avais confiĂ© ton argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait Ă  Vandame, dans notre mine ! M. GrĂ©goire achevait son chocolat, sans hĂąte. Il rĂ©pondit paisiblement - Jamais !... Tu sais bien que je ne veux pas spĂ©culer. Je vis tranquille, ce serait trop bĂȘte, de me casser la tĂȘte avec des soucis d'affaires. Et, quant Ă  Montsou, ça peut continuer Ă  baisser, nous en aurons toujours notre suffisance. Il ne faut pas ĂȘtre si gourmand, que diable ! Puis, Ă©coute, c'est toi qui te mordras les doigts un jour, car Montsou remontera, les enfants de CĂ©cile en tireront encore leur pain blanc. Deneulin l'Ă©coutait avec un sourire gĂȘnĂ©. - Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille francs dans mon affaire, tu refuserais ? Mais, devant les faces inquiĂštes des GrĂ©goire, il regretta d'ĂȘtre allĂ© si vite, il renvoya son idĂ©e d'emprunt Ă  plus tard, la rĂ©servant pour un cas dĂ©sespĂ©rĂ©. - Oh ! je n'en suis pas lĂ  ! C'est une plaisanterie... Mon Dieu ! tu as peut-ĂȘtre raison l'argent que vous gagnent les autres, est celui dont on engraisse le plus sĂ»rement. On changea d'entretien. CĂ©cile revint sur ses cousines. dont les goĂ»ts la prĂ©occupaient, tout en la choquant Mme GrĂ©goire promit de mener sa fille voir ces chĂšres petites, dĂšs le premier jour de soleil. Cependant, M. GrĂ©goire, l'air distrait, n'Ă©tait pas Ă  la conversation. Il ajouta tout haut - Moi, si j'Ă©tais Ă  ta place, je ne m'entĂȘterais pas davantage, je traiterais avec Montsou... Ils en ont une belle envie, tu retrouverais ton argent. Il faisait allusion Ă  la vieille haine qui existait entre la concession de Montsou et celle de Vandame. MalgrĂ© la faible importance de cette derniĂšre, sa puissante voisine enrageait de voir, enclavĂ©e dans ses soixante-sept communes, cette lieue carrĂ©e qui ne lui appartenait pas; et, aprĂšs avoir essayĂ© vainement de la tuer, elle complotait de l'acheter Ă  bas prix, lorsqu'elle rĂąlerait. La guerre continuait sans trĂȘve, chaque exploitation arrĂȘtait ses galeries Ă  deux cents mĂštres les unes des autres, c'Ă©tait un duel au dernier rang, bien que les directeurs et les ingĂ©nieurs eussent entre eux des relations polies. Les yeux de Deneulin avaient flambĂ©. - Jamais ! cria-t-il Ă  son tour. Tant que je serai vivant, Montsou n'aura pas Vandame... J'ai dĂźnĂ© jeudi chez Hennebeau, et je l'ai bien vu tourner autour de moi. DĂ©jĂ , l'automne dernier, quand les gros bonnets sont venus Ă  la RĂ©gie, ils m'ont fait toutes sortes de mamours... Oui, oui, je les connais, ces marquis et ces ducs, ces gĂ©nĂ©raux et ces ministres ! des brigands qui vous enlĂšveraient jusqu'Ă  votre chemise, Ă  la corne d'un bois ! Il ne tarissait plus. D'ailleurs, M. GrĂ©goire ne dĂ©fendait pas la RĂ©gie de Montsou, les six rĂ©gisseurs instituĂ©s par le traitĂ© de 1760, qui gouvernaient despotiquement la Compagnie, et dont les cinq survivants, Ă  chaque dĂ©cĂšs, choisissaient le nouveau membre parmi les actionnaires puissants et riches. L'opinion du propriĂ©taire de la Piolaine, de goĂ»ts si raisonnables, Ă©tait que ces messieurs manquaient parfois de mesure, dans leur amour exagĂ©rĂ© de l'argent. MĂ©lanie Ă©tait venue desservir la table. Dehors, les chiens se remirent Ă  aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte, lorsque CĂ©cile, que la chaleur et la nourriture Ă©touffaient, quitta la table. - Non, laisse, ça doit ĂȘtre pour ma leçon. Deneulin, lui aussi, s'Ă©tait levĂ©. Il regarda sortir la jeune fille, il demanda en souriant - Eh bien ! et ce mariage avec le petit NĂ©grel ? - Il n'y a rien de fait, dit Mme GrĂ©goire. Une idĂ©e en l'air... Il faut rĂ©flĂ©chir. - Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je crois que le neveu et la tante... Ce qui me renverse, c'est que ce soit Mme Hennebeau qui se jette ainsi au cou de CĂ©cile. Mais M. GrĂ©goire s'indigna. Une dame si distinguĂ©e, et de quatorze ans plus ĂągĂ©e que le jeune homme ! C'Ă©tait monstrueux, il n'aimait pas qu'on plaisantĂąt sur des sujets pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit. - Ce n'est pas encore ça, dit CĂ©cile qui revenait. C'est cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que nous avons rencontrĂ©e... Faut-il les faire entrer ici ? On hĂ©sita. Etaient-ils trĂšs sales ? Non, pas trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron. DĂ©jĂ  le pĂšre et la mĂšre s'Ă©taient allongĂ©s au fond des grands fauteuils. Ils y digĂ©raient. La crainte de changer d'air acheva de les dĂ©cider. - Faites entrer, Honorine. Alors, la Maheude et ses petits entrĂšrent, glacĂ©s, affamĂ©s, saisis d'un effarement peureux, en se voyant dans cette salle oĂč il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche. II, II Dans la chambre, restĂ©e close, les persiennes avaient laissĂ© glisser peu Ă  peu des barres grises de jour, dont l'Ă©ventail se dĂ©ployait au plafond; et l'air enfermĂ© s'alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit LĂ©nore et Henri aux bras l'un de l'autre, Alzire la tĂȘte renversĂ©e, appuyĂ©e sur sa bosse; tandis que le pĂšre Bonnemort, tenant Ă  lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin, ronflait, la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du cabinet, oĂč la Maheude s'Ă©tait rendormie en faisant tĂ©ter Estelle, la gorge coulĂ©e de cĂŽtĂ©, sa fille en travers du ventre, gorgĂ©e de lait, assommĂ©e elle aussi, et s'Ă©touffant dans la chair molle des seins. Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long des façades du coron, des bruits de portes, puis des claquements de sabots, sur le pavĂ© des trottoirs c'Ă©taient les cribleuses qui s'en allaient Ă  la fosse. Et le silence retomba jusqu'Ă  sept heures. Alors, des persiennes se rabattirent, des bĂąillements et des toux vinrent Ă  travers les murs. Longtemps, un moulin Ă  cafĂ© grinça, sans que personne s'Ă©veillĂąt encore dans la chambre. Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements, au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l'heure, elle courut pieds nus secouer sa mĂšre. - Maman ! maman ! il est tard. Toi qui as une course... Prends garde ! tu vas Ă©craser Estelle. Et elle sauva l'enfant, Ă  demi Ă©touffĂ©e sous la coulĂ©e Ă©norme des seins. - SacrĂ© bon sort ! bĂ©gayait la Maheude, en se frottant les yeux, on est si Ă©chinĂ© qu'on dormirait tout le jour... Habille LĂ©nore et Henri, je les emmĂšne; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la traĂźner, crainte qu'elle ne prenne du mal, par ce temps de chien. Elle se lavait Ă  la hĂąte, elle passa un vieux jupon bleu, son plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait posĂ© deux piĂšces la veille. - Et de la soupe, sacrĂ© bon sort ! murmura-t-elle de nouveau. Pendant que sa mĂšre descendait, bousculant tout, Alzire retourna dans la chambre, oĂč elle emporta Estelle qui s'Ă©tait mise Ă  hurler. Mais elle Ă©tait habituĂ©e aux rages de la petite, elle avait, Ă  huit ans, des ruses tendres de femme, pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant Ă  sucer un doigt. Il Ă©tait temps, car un autre vacarme Ă©clatait; et elle dut mettre aussitĂŽt la paix entre LĂ©nore et Henri, qui s'Ă©veillaient enfin. Ces enfants ne s'entendaient guĂšre, ne se prenaient gentiment au cou, que lorsqu'ils dormaient. La fille, ĂągĂ©e de six ans, tombait dĂšs son lever sur le garçon, son cadet de deux annĂ©es, qui recevait les gifles sans les rendre. Tous deux avaient la mĂȘme tĂȘte trop grosse et comme soufflĂ©e, Ă©bouriffĂ©e de cheveux jaunes. Il fallut qu'Alzire tirĂąt sa soeur par les jambes, en la menaçant de lui enlever la peau du derriĂšre. Puis, ce furent des trĂ©pignements pour le dĂ©barbouillage, et Ă  chaque vĂȘtement qu'elle leur passait. On Ă©vitait d'ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le sommeil du pĂšre Bonnemort. Il continuait Ă  ronfler, dans l'affreux charivari des enfants. - C'est prĂȘt ! y ĂȘtes-vous, lĂ -haut ? cria la Maheude. Elle avait rabattu les volets, secouĂ© le feu, remis du charbon. Son espoir Ă©tait que le vieux n'eĂ»t pas englouti toute la soupe. Mais elle trouva le poĂȘlon torchĂ©, elle fit cuire une poignĂ©e de vermicelle, qu'elle tenait en rĂ©serve depuis trois jours. On l'avalerait Ă  l'eau, sans beurre; il ne devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut surprise de voir que Catherine, en prĂ©parant les briquets, avait fait le miracle d'en laisser gros comme une noix. Seulement, cette fois, le buffet Ă©tait bien vide rien, pas une croĂ»te, pas un fond de provision, pas un os Ă  ronger. Qu'allaient-ils devenir, si Maigrat s'entĂȘtait Ă  leur couper le crĂ©dit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient pas cent sous ? Quand les hommes et la fille reviendraient de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n'avait pas encore inventĂ© de vivre sans manger, malheureusement. - Descendez-vous, Ă  la fin ! cria-t-elle en se fĂąchant. Je devrais ĂȘtre partie. Lorsque Alzire et les enfants furent lĂ , elle partagea le vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle, n'avait pas faim. Bien que Catherine eĂ»t dĂ©jĂ  passĂ© de l'eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d'un cafĂ© tellement clair, qu'il ressemblait Ă  de l'eau de rouille. Ca la soutiendrait tout de mĂȘme. - Ecoute, rĂ©pĂ©tait-elle Ă  Alzire, tu laisseras dormir ton grand- pĂšre, tu veilleras bien Ă  ce que Estelle ne se casse pas la tĂȘte, et si elle se rĂ©veillait, si elle gueulait trop, tiens ! voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuillerĂ©es... Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas. - Et l'Ă©cole, maman ? - L'Ă©cole, eh bien ! ce sera pour un autre jour... J'ai besoin de toi. - Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard ? - La soupe, la soupe... Non, attends-moi. Alzire, d'une intelligence prĂ©coce de fillette infirme, savait trĂšs bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n'insista point. Maintenant, le coron entier Ă©tait rĂ©veillĂ©, des bandes d'enfants s'en allaient Ă  l'Ă©cole, avec le bruit traĂźnard de leurs galoches. Huit heures sonnĂšrent, un murmure croissant de bavardages montait Ă  gauche, chez la Levaque. La journĂ©e des femmes commençait, autour des cafetiĂšres, les poings sur les hanches, les langues tournant sans repos, comme les meules d'un moulin. Une tĂȘte flĂ©trie, aux grosses lĂšvres, au nez Ă©crasĂ©, vint s'appuyer contre une vitre de la fenĂȘtre, en criant - Y a du nouveau, Ă©coute donc ! - Non, non, plus tard ! rĂ©pondit la Maheude. J'ai une course. Et, de peur de succomber Ă  l'offre d'un verre de cafĂ© chaud, elle bourra LĂ©nore et Henri, elle partit avec eux. En haut, le pĂšre Bonnemort ronflait toujours, d'un ronflement rythmĂ© qui berçait la maison. Dehors, la Maheude s'Ă©tonna de voir que le vent ne soufflait plus. C'Ă©tait un dĂ©gel brusque, le ciel couleur de terre, les murs gluants d'une humiditĂ© verdĂątre, les routes empoissĂ©es de boue, une boue spĂ©ciale au pays du charbon, noire comme de la suie dĂ©layĂ©e, Ă©paisse et collante Ă  y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler LĂ©nore, parce que la petite s'amusait Ă  ramasser la crotte sur ses galoches, ainsi que sur le bout d'une pelle. En quittant le coron, elle avait longĂ© le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour raccourcir par des rues dĂ©foncĂ©es, au milieu de terrains vagues, fermĂ©s de palissades moussues. Des hangars se succĂ©daient, de longs bĂątiments d'usine, de hautes cheminĂ©es crachant de la suie, salissant cette campagne ravagĂ©e de faubourg industriel. DerriĂšre un bouquet de peupliers, la vieille fosse RĂ©quillart montrait l'Ă©croulement de son beffroi, dont les grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant Ă  droite, la Maheude se trouva sur la grande route. - Attends ! attends ! sale cochon ! cria-t-elle, je vas te faire rouler des boulettes ! Maintenant, c'Ă©tait Henri qui avait pris une poignĂ©e de boue et qui la pĂ©trissait. Les deux enfants, giflĂ©s sans prĂ©fĂ©rence, rentrĂšrent dans l'ordre, en louchant pour voir les patards qu'ils faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient, dĂ©jĂ  Ă©reintĂ©s de leurs efforts pour dĂ©coller leurs semelles, Ă  chaque enjambĂ©e. Du cĂŽtĂ© de Marchiennes, la route dĂ©roulait ses deux lieues de pavĂ©, qui filaient droit comme un ruban trempĂ© de cambouis, entre les terres rougeĂątres. Mais, de l'autre cĂŽtĂ©, elle descendait en lacet au travers de Montsou, bĂąti sur la pente d'une large ondulation de la plaine. Ces routes du Nord, tirĂ©es au cordeau entre des villes manufacturiĂšres, allant avec des courbes douces, des montĂ©es lentes, se bĂątissent peu Ă  peu, tendent Ă  ne faire d'un dĂ©partement qu'une citĂ© travailleuse. Les petites maisons de briques, peinturlurĂ©es pour Ă©gayer le climat, les unes jaunes, les autres bleues, d'autres noires, celles- ci sans doute afin d'arriver tout de suite au noir final, dĂ©valaient Ă  droite et Ă  gauche, en serpentant jusqu'au bas de la pente. Quelques grands pavillons Ă  deux Ă©tages, des habitations de chefs d'usines, trouaient la ligne pressĂ©e des Ă©troites façades. Une Ă©glise, Ă©galement en briques, ressemblait Ă  un nouveau modĂšle de haut fourneau, avec son clocher carrĂ©, sali dĂ©jĂ  par les poussiĂšres volantes du charbon. Et, parmi les sucreries, les corderies, les minoteries, ce qui dominait, c'Ă©taient les bals, les estaminets, les dĂ©bits de biĂšre, si nombreux, que, sur mille maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets. Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie, une vaste sĂ©rie de magasins et d'ateliers, la Maheude se dĂ©cida Ă  prendre Henri et LĂ©nore par la main, l'un Ă  droite, l'autre Ă  gauche. Au-delĂ , se trouvait l'hĂŽtel du directeur, M. Hennebeau, une sorte de vaste chalet sĂ©parĂ© de la route par une grille, suivi d'un jardin oĂč vĂ©gĂ©taient des arbres maigres. Justement, une voiture Ă©tait arrĂȘtĂ©e devant la porte, un monsieur dĂ©corĂ© et une dame en manteau de fourrure, quelque visite dĂ©barquĂ©e de Paris Ă  la gare de Marchiennes; car Mme Hennebeau, qui parut dans le demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de surprise et de joie. - Marchez donc, traĂźnards ! gronda la Maheude, en tirant les deux petits, qui s'abandonnaient dans la boue. Elle arrivait chez Maigrat, elle Ă©tait tout Ă©motionnĂ©e. Maigrat habitait Ă  cĂŽtĂ© mĂȘme du directeur, un simple mur sĂ©parait l'hĂŽtel de sa petite maison; et il avait lĂ  un entrepĂŽt, un long bĂątiment qui s'ouvrait sur la route en une boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l'Ă©picerie, de la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du pain, de la biĂšre, des casseroles. Ancien surveillant au Voreux, il avait dĂ©butĂ© par une Ă©troite cantine; puis, grĂące Ă  la protection de ses chefs, son commerce s'Ă©tait Ă©largi, tuant peu Ă  peu le dĂ©tail de Montsou. Il centralisait les marchandises, la clientĂšle considĂ©rable des corons lui permettait de vendre moins cher et de faire des crĂ©dits plus grands. D'ailleurs, il Ă©tait restĂ© dans la main de la Compagnie, qui lui avait bĂąti sa petite maison et son magasin. - Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d'un air humble, en le trouvant justement debout devant sa porte. Il la regarda sans rĂ©pondre. Il Ă©tait gros, froid et poli, et il se piquait de ne jamais revenir sur une dĂ©cision. - Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que nous mangions du pain d'ici Ă  samedi... Bien sĂ»r, nous vous devons soixante francs depuis deux ans... Elle s'expliquait, en courtes phrases pĂ©nibles. C'Ă©tait une vieille dette, contractĂ©e pendant la derniĂšre grĂšve. Vingt fois, ils avaient promis de s'acquitter, mais ils ne le pouvaient pas, ils ne parvenaient pas Ă  lui donner quarante sous par quinzaine. Avec ça, un malheur lui Ă©tait arrivĂ© l'avant-veille, elle avait dĂ» payer vingt francs Ă  un cordonnier, qui menaçait de les faire saisir. Et voilĂ  pourquoi ils se trouvaient sans un sou. Autrement, ils seraient allĂ©s jusqu'au samedi, comme les camarades. Maigrat, le ventre tendu, les bras croisĂ©s, rĂ©pondait non de la tĂȘte, Ă  chaque supplication. - Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je suis raisonnable, je ne demande pas du cafĂ©... Rien que deux pains de trois livres par jour. - Non ! cria-t-il enfin, de toute sa force. Sa femme avait paru, une crĂ©ature chĂ©tive qui passait les journĂ©es sur un registre, sans mĂȘme oser lever la tĂȘte. Elle s'esquiva, effrayĂ©e de voir cette malheureuse tourner vers elle des yeux d'ardente priĂšre. On racontait qu'elle cĂ©dait le lit conjugal aux herscheuses de la clientĂšle. C'Ă©tait un fait connu quand un mineur voulait une prolongation de crĂ©dit, il n'avait qu'Ă  envoyer sa fille ou sa femme, laides ou belles, pourvu qu'elles fussent complaisantes. La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se sentit gĂȘnĂ©e, sous la clartĂ© pĂąle des petits yeux dont il la dĂ©shabillait. Ca la mit en colĂšre, elle aurait encore compris, avant d'avoir eu sept enfants, quand elle Ă©tait jeune. Et elle partit, elle tira violemment LĂ©nore et Henri, en train de ramasser des coquilles de noix, jetĂ©es au ruisseau, et qu'ils visitaient. - Ca ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous ! Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la Piolaine. Si ceux-lĂ  ne lĂąchaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et crever. Elle avait pris Ă  gauche le chemin de Joiselle. La RĂ©gie Ă©tait lĂ , dans l'angle de la route, un vĂ©ritable palais de briques, oĂč les gros messieurs de Paris, et des princes, et des gĂ©nĂ©raux, et des personnages du gouvernement, venaient chaque automne donner de grands dĂźners. Elle, tout en marchant, dĂ©pensait dĂ©jĂ  les cent sous d'abord du pain, puis du cafĂ©; ensuite, un quart de beurre, un boisseau de pommes de terre, pour la soupe du matin et la ratatouille du soir; enfin, peut-ĂȘtre un peu de fromage de cochon, car le pĂšre avait besoin de viande. Le curĂ© de Montsou, l'abbĂ© Joire, passait en retroussant sa soutane, avec des dĂ©licatesses de gros chat bien nourri, qui craint de mouiller sa robe. Il Ă©tait doux, il affectait de ne s'occuper de rien, pour ne fĂącher ni les ouvriers ni les patrons. - Bonjour, monsieur le curĂ©. Il ne s'arrĂȘta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantĂ©e au milieu de la route. Elle n'avait point de religion, mais elle s'Ă©tait imaginĂ© brusquement que ce prĂȘtre allait lui donner quelque chose. Et la course recommença, dans la boue noire et collante. Il y avait encore deux kilomĂštres, les petits se faisaient tirer davantage, ne s'amusant plus, consternĂ©s. A droite et Ă  gauche du chemin, se dĂ©roulaient les mĂȘmes terrains vagues clos de palissades moussues, les mĂȘmes corps de fabriques, salis de fumĂ©e, hĂ©rissĂ©s de cheminĂ©es hautes. Puis, en pleins champs, les terres plates s'Ă©talĂšrent, immenses, pareilles Ă  un ocĂ©an de moites brunes, sans la mĂąture d'un arbre, jusqu'Ă  la ligne violĂątre de la forĂȘt de Vandame. - Porte-moi, maman. Elle les porta l'un aprĂšs l'autre. Des flaques trouaient la chaussĂ©e, elle se retroussait, avec la peur d'arriver trop sale. Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacrĂ© pavĂ© Ă©tait gras. Et, comme ils dĂ©bouchaient enfin devant le perron, deux chiens Ă©normes se jetĂšrent sur eux, en aboyant si fort que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher prĂźt un fouet. - Laissez vos sabots, entrez, rĂ©pĂ©tait Honorine. Dans la salle Ă  manger, la mĂšre et les enfants se tinrent immobiles, Ă©tourdis par la brusque chaleur, trĂšs gĂȘnĂ©s des regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui s'allongeaient dans leurs fauteuils. - Ma fille, dit cette derniĂšre, remplis ton petit office. Les GrĂ©goire chargeaient CĂ©cile de leurs aumĂŽnes. Cela rentrait dans leur idĂ©e d'une belle Ă©ducation. Il fallait ĂȘtre charitable, ils disaient eux-mĂȘmes que leur maison Ă©tait la maison du bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la charitĂ© avec intelligence, travaillĂ©s de la continuelle crainte d'ĂȘtre trompĂ©s et d'encourager le vice. Ainsi, ils ne donnaient jamais d'argent, jamais ! pas dix sous, pas deux sous, car c'Ă©tait un fait connu, dĂšs qu'un pauvre avait deux sous, il les buvait. Leurs aumĂŽnes Ă©taient donc toujours en nature, surtout en vĂȘtements chauds, distribuĂ©s pendant l'hiver aux enfants indigents. - Oh ! les pauvres mignons ! s'Ă©cria CĂ©cile, sont-ils pĂąlots d'ĂȘtre allĂ©s au froid !... Honorine, va donc chercher le paquet, dans l'armoire. Les bonnes, elles aussi, regardaient ces misĂ©rables, avec l'apitoiement et la pointe d'inquiĂ©tude de filles qui n'Ă©taient pas en peine de leur dĂźner. Pendant que la femme de chambre montait, la cuisiniĂšre s'oubliait, reposait le reste de la brioche sur la table, pour demeurer lĂ , les mains ballantes. - Justement, continuait CĂ©cile, j'ai encore deux robes de laine et des fichus... Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons ! La Maheude, alors, retrouva sa langue, bĂ©gayant - Merci bien, Mademoiselle... Vous ĂȘtes tous bien bons... Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sĂ»re des cent sous, elle se prĂ©occupait seulement de la façon dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. La femme de chambre ne reparaissait plus, il y eut un moment de silence embarrassĂ©. Dans les jupes de leur mĂšre, les petits ouvraient de grands yeux et contemplaient la brioche. - Vous n'avez que ces deux-lĂ  ? demanda Mme GrĂ©goire, pour rompre le silence. - Oh ! Madame, j'en ai sept. M. GrĂ©goire, qui s'Ă©tait remis Ă  lire son journal, eut un sursaut indignĂ©. - Sept enfants, mais pourquoi ? bon Dieu ! - C'est imprudent, murmura la vieille dame. La Maheude eut un geste vague d'excuse. Que voulez-vous ? on n'y songeait point, ça poussait naturellement. Et puis, quand ça grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la maison. Ainsi, chez eux, ils auraient vĂ©cu, s'ils n'avaient pas eu le grand-pĂšre qui devenait tout raide, et si, dans le tas, deux de ses garçons et sa fille aĂźnĂ©e seulement avaient l'Ăąge de descendre Ă  la fosse. Fallait quand mĂȘme nourrir les petits qui ne fichaient rien. - Alors, reprit Mme GrĂ©goire, vous travaillez depuis longtemps aux mines ? Un rire muet Ă©claira le visage blĂȘme de la Maheude. - Ah ! oui, ah ! oui... Moi, je suis descendue jusqu'Ă  vingt ans. Le mĂ©decin a dit que j'y resterais, lorsque j'ai accouchĂ© la seconde fois, parce que, paraĂźt-il, ça me dĂ©rangeait des choses dans les os. D'ailleurs, c'est Ă  ce moment que je me suis mariĂ©e, et j'avais assez de besogne Ă  la maison... Mais, du cĂŽtĂ© de mon mari, voyez-vous, ils sont lĂ -dedans depuis des Ă©ternitĂ©s. Ca remonte au grand-pĂšre du grand- pĂšre, enfin on ne sait pas, tout au commencement, quand on a donnĂ© le premier coup de pioche lĂ -bas, Ă  RĂ©quillart. RĂȘveur, M. GrĂ©goire regardait cette femme et ces enfants pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux dĂ©colorĂ©s, la dĂ©gĂ©nĂ©rescence qui les rapetissait, rongĂ©s d'anĂ©mie, d'une laideur triste de meurt-de-faim. Un nouveau silence s'Ă©tait fait, on n'entendait plus que la houille brĂ»ler en lĂąchant un jet de gaz. La salle moite avait cet air alourdi de bien-ĂȘtre, dont s'endorment les coins de bonheur bourgeois. - Que fait-elle donc ? s'Ă©cria CĂ©cile, impatientĂ©e. MĂ©lanie, monte lui dire que le paquet est en bas de l'armoire, Ă  gauche. Cependant, M. GrĂ©goire acheva tout haut les rĂ©flexions que lui inspirait la vue de ces affamĂ©s. - On a du mal en ce monde, c'est bien vrai; mais, ma brave femme, il faut dire aussi que les ouvriers ne sont guĂšre sages... Ainsi, au lieu de mettre des sous de cĂŽtĂ© comme nos paysans, les mineurs boivent, font des dettes, finissent par n'avoir plus de quoi nourrir leur famille. - Monsieur a raison, rĂ©pondit posĂ©ment la Maheude. On n'est pas toujours dans la bonne route. C'est ce que je rĂ©pĂšte aux vauriens, quand ils se plaignent... Moi, je suis bien tombĂ©e, mon mari ne boit pas. Tout de mĂȘme, les dimanches de noce, il en prend des fois de trop; mais ça ne va jamais plus loin. La chose est d'autant plus gentille de sa part, qu'avant notre mariage, il buvait en vrai cochon, sauf votre respect... Et voyez, pourtant, ça ne nous avance pas Ă  grand-chose, qu'il soit raisonnable. Il y a des jours, comme aujourd'hui, oĂč vous retourneriez bien tous les tiroirs de la maison, sans en faire tomber un liard. Elle voulait leur donner l'idĂ©e de la piĂšce de cent sous, elle continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide d'abord, bientĂŽt Ă©largie et dĂ©vorante. On payait rĂ©guliĂšrement pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se mettait en retard, et c'Ă©tait fini, ça ne se rattrapait jamais plus. Le trou se creusait, les hommes se dĂ©goĂ»taient du travail, qui ne leur permettait seulement pas de s'acquitter. Va te faire fiche ! on Ă©tait dans le pĂ©trin jusqu'Ă  la mort. Du reste, il fallait tout comprendre un charbonnier avait besoin d'une chope pour balayer les poussiĂšres. Ca commençait par lĂ , puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les embĂȘtements. Peut-ĂȘtre bien, sans se plaindre de personne, que les ouvriers tout de mĂȘme ne gagnaient point assez. - Je croyais, dit Mme GrĂ©goire, que la Compagnie vous donnait le loyer et le chauffage. La Maheude eut un coup d'oeil oblique sur la houille flambante de la cheminĂ©e. - Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brĂ»le pourtant... Quant au loyer, il n'est que de six francs par mois ça n'a l'air de rien, et souvent c'est joliment dur Ă  payer... Ainsi, aujourd'hui, moi, on me couperait en morceaux, qu'on ne me tirerait pas deux sous. OĂč il n'y a rien, il n'y a rien. Le monsieur et la dame se taisaient, douillettement allongĂ©s, peu Ă  peu ennuyĂ©s et pris de malaise, devant l'Ă©talage de cette misĂšre. Elle craignit de les avoir blessĂ©s, elle ajouta de son air juste et calme de femme pratique - Oh ! ce n'est pas pour me plaindre. Les choses sont ainsi, il faut les accepter; d'autant plus que nous aurions beau nous dĂ©battre, nous ne changerions sans doute rien... Le mieux encore, n'est-ce pas ? Monsieur et Madame, c'est de tĂącher de faire honnĂȘtement ses affaires, dans l'endroit oĂč le bon Dieu vous a mis. M. GrĂ©goire l'approuva beaucoup. - Avec de tels sentiments, ma brave femme, on est au-dessus de l'infortune. Honorine et MĂ©lanie apportaient enfin le paquet. Ce fut CĂ©cile qui le dĂ©balla et qui sortit les deux robes. Elle y joignit des fichus, mĂȘme des bas et des mitaines. Tout cela irait Ă  merveille, elle se hĂątait, faisait envelopper par les bonnes les vĂȘtements choisis; car sa maĂźtresse de piano venait d'arriver, et elle poussait la mĂšre et les enfants vers la porte. - Nous sommes bien Ă  court, bĂ©gaya la Maheude, si nous avions une piĂšce de cent sous seulement... La phrase s'Ă©trangla, car les Maheu Ă©taient fiers et ne mendiaient point. CĂ©cile, inquiĂšte, regarda son pĂšre; mais celui-ci refusa nettement, d'un air de devoir. - Non, ce n'est pas dans nos habitudes. Nous ne pouvons pas. Alors, la jeune fille, Ă©mue de la figure bouleversĂ©e de la mĂšre, voulut combler les enfants. Ils regardaient toujours fixement la brioche, elle en coupa deux parts, qu'elle leur distribua. - Tenez ! c'est pour vous. Puis elle les reprit, demanda un vieux journal. - Attendez, vous partagerez avec vos frĂšres et vos soeurs. Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva de les pousser dehors. Les pauvres mioches, qui n'avaient pas de pain, s'en allĂšrent, en tenant cette brioche respectueusement, dans leurs menottes gourdes de froid. La Maheude tirait ses enfants sur le pavĂ©, ne voyait plus ni les champs dĂ©serts, ni la boue noire, ni le grand ciel livide qui tournait. Lorsqu'elle retraversa Montsou, elle entra rĂ©solument chez Maigrat et le supplia si fort, qu'elle finit par emporter deux pains, du cafĂ©, du beurre, et mĂȘme sa piĂšce de cent sous, car l'homme prĂȘtait aussi Ă  la petite semaine. Ce n'Ă©tait pas d'elle qu'il voulait, c'Ă©tait de Catherine elle le comprit, quand il lui recommanda d'envoyer sa fille chercher les provisions. On verrait ça. Catherine le giflerait, s'il lui soufflait de trop prĂšs sous le nez. II, III Onze heures sonnaient Ă  la petite Ă©glise du coron des Deux-Cent- Quarante, une chapelle de briques, oĂč l'abbĂ© Joire venait dire la messe, le dimanche. A cĂŽtĂ©, dans l'Ă©cole, Ă©galement en briques, on entendait les voix Ăąnonnantes des enfants, malgrĂ© les fenĂȘtres fermĂ©es au froid du dehors. Les larges voies, divisĂ©es en petits jardins adossĂ©s, restaient dĂ©sertes, entre les quatre grands corps de maisons uniformes; et ces jardins, ravagĂ©s par l'hiver, Ă©talaient la tristesse de leur terre marneuse, que bossuaient et salissaient les derniers lĂ©gumes. On faisait la soupe, les cheminĂ©es fumaient, une femme apparaissait, de loin en loin le long des façades, ouvrait une porte, disparaissait. D'un bout Ă  l'autre, sur le trottoir pavĂ©, les tuyaux de descente s'Ă©gouttaient dans des tonneaux, bien qu'il ne plĂ»t pas, tant le ciel gris Ă©tait chargĂ© d'humiditĂ©. Et ce village, bĂąti d'un coup au milieu du vaste plateau, bordĂ© de ses routes noires comme d'un lisĂ©rĂ© de deuil, n'avait d'autre gaietĂ© que les bandes rĂ©guliĂšres de ses tuiles rouges, sans cesse lavĂ©es par les averses. Quand la Maheude rentra, elle fit un dĂ©tour pour aller acheter des pommes de terre, chez la femme d'un surveillant, qui en avait encore de sa rĂ©colte. DerriĂšre un rideau de peupliers malingres, les seuls arbres de ces terrains plats, se trouvait un groupe de constructions isolĂ©es, des maisons quatre par quatre, entourĂ©es de leurs jardins. Comme la Compagnie rĂ©servait aux porions ce nouvel essai, les ouvriers avaient surnommĂ© ce coin du hameau le coron des Bas-de-Soie; de mĂȘme qu'ils appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une ironie bonne enfant de leur misĂšre. - Ouf ! nous y voilĂ , dit la Maheude chargĂ©e de paquets, en poussant chez eux LĂ©nore et Henri, boueux, les jambes mortes. Devant le feu, Estelle hurlait, bercĂ©e dans les bras d'Alzire. Celle-ci, n'ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire taire, s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă  feindre de lui donner le sein. Ce simulacre, souvent, rĂ©ussissait. Mais, cette fois, elle avait beau Ă©carter sa robe, lui coller la bouche sur sa poitrine maigre d'infirme de huit ans, l'enfant s'enrageait de mordre la peau et de n'en rien tirer. - Passe-la-moi, cria la mĂšre, dĂšs qu'elle se trouva dĂ©barrassĂ©e. Elle ne nous laissera pas dire un mot. Lorsqu'elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme une outre, et que la braillarde se fut pendue au goulot, brusquement muette, on put enfin causer. Du reste, tout allait bien, la petite mĂ©nagĂšre avait entretenu le feu, balayĂ©, rangĂ© la salle. Et, dans le silence, on entendait en haut ronfler le grand-pĂšre, du mĂȘme ronflement rythmĂ©, qui ne s'Ă©tait pas arrĂȘtĂ© un instant. - En voilĂ  des choses ! murmura Alzire, en souriant aux provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe. La table Ă©tait encombrĂ©e un paquet de vĂȘtements, deux pains, des pommes de terre, du beurre, du cafĂ©, de la chicorĂ©e et une demi-livre de fromage de cochon. - Oh ! la soupe ! dit la Maheude d'un air de fatigue, il faudrait aller cueillir de l'oseille et arracher des poireaux... Non, j'en ferai ensuite pour les hommes... Mets bouillir des pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de beurre... Et du cafĂ©, hein ? n'oublie pas le cafĂ© ! Mais, tout d'un coup, l'idĂ©e de la brioche lui revint. Elle regarda les mains vides de LĂ©nore et d'Henri, qui se battaient par terre, dĂ©jĂ  reposĂ©s et gaillards. Est-ce que ces gourmands n'avaient pas, en chemin, mangĂ© sournoisement la brioche ! Elle les gifla, pendant qu'Alzire, qui mettait la marmite au feu, tĂąchait de l'apaiser. - Laisse-les, maman. Si c'est pour moi, tu sais que ça m'est Ă©gal, la brioche. Ils avaient faim, d'ĂȘtre allĂ©s si loin Ă  pied. Midi sonnĂšrent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de l'Ă©cole. Les pommes de terre Ă©taient cuites, le cafĂ©, Ă©paissi d'une bonne moitiĂ© de chicorĂ©e, passait dans le filtre, avec un bruit chantant de grosses gouttes. Un coin de la table fut dĂ©barrassĂ©; mais la mĂšre seule y mangea, les trois enfants se contentĂšrent de leurs genoux; et, tout le temps, le petit garçon, qui Ă©tait d'une voracitĂ© muette, se tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le papier gras le surexcitait. La Maheude buvait son cafĂ© Ă  petits coups, les deux mains autour du verre pour les rĂ©chauffer, lorsque le pĂšre Bonnemort descendit. D'habitude, il se levait plus tard, son dĂ©jeuner l'attendait sur le feu. Mais, ce jour-lĂ , il se mit Ă  grogner, parce qu'il n'y avait point de soupe. Puis, quand sa bru lui eut dit qu'on ne faisait pas toujours comme on voulait, il mangea ses pommes de terre en silence. De temps Ă  autre, il se levait, allait cracher dans les cendres, par propretĂ©; et, tassĂ© ensuite sur sa chaise, il roulait la nourriture au fond de sa bouche, la tĂȘte basse, les yeux Ă©teints. - Ah ! j'ai oubliĂ©, maman, dit Alzire, la voisine est venue... Sa mĂšre l'interrompit. - Elle m'embĂȘte ! C'Ă©tait une sourde rancune contre la Levaque, qui avait pleurĂ© misĂšre, la veille, pour ne rien lui prĂȘter; et elle la savait justement Ă  son aise, en ce moment-lĂ , le logeur Bouteloup ayant avancĂ© sa quinzaine. Dans le coron, on ne se prĂȘtait guĂšre de mĂ©nage Ă  mĂ©nage. - Tiens ! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un moulin de cafĂ©... Je le reporterai Ă  la Pierronne, Ă  qui je le dois d'avant-hier. Et, quand sa fille eut prĂ©parĂ© le paquet, elle ajouta qu'elle rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le feu. Puis, elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le vieux Bonnemort broyer lentement ses pommes de terre, tandis que LĂ©nore et Henri se battaient pour manger les pelures tombĂ©es. La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, Ă  travers les jardins, de peur que la Levaque ne l'appelĂąt. Justement, son jardin s'adossait Ă  celui des Pierron; et il y avait, dans le treillage dĂ©labrĂ© qui les sĂ©parait, un trou par lequel on voisinait. Le puits commun Ă©tait lĂ , desservant quatre mĂ©nages. A cĂŽtĂ©, derriĂšre un bouquet de lilas chĂ©tifs, se trouvait le carin, une remise basse, pleine de vieux outils, et oĂč l'on Ă©levait, un Ă  un, les lapins qu'on mangeait les jours de fĂȘte. Une heure sonna, c'Ă©tait l'heure du cafĂ©, pas une Ăąme ne se montrait aux portes ni aux fenĂȘtres. Seul, un ouvrier de la coupe Ă  terre, en attendant la descente, bĂȘchait son coin de lĂ©gumes, sans lever la tĂȘte. Mais, comme la Maheude arrivait en face, Ă  l'autre corps de bĂątiment, elle fut surprise de voir paraĂźtre, devant l'Ă©glise, un monsieur et deux dames. Elle s'arrĂȘta une seconde, elle les reconnut c'Ă©tait Mme Hennebeau, qui faisait visiter le coron Ă  ses invitĂ©s, le monsieur dĂ©corĂ© et la dame en manteau de fourrure. - Oh ! pourquoi as-tu pris cette peine ? s'Ă©cria la Pierronne, lorsque la Maheude lui eut rendu son cafĂ©. Ca ne pressait pas. Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du coron, brune, le front bas, les yeux grands, la bouche Ă©troite; et coquette avec ça, d'une propretĂ© de chatte, la gorge restĂ©e belle, car elle n'avait pas eu d'enfant. Sa mĂšre, la BrĂ»lĂ©, veuve d'un haveur mort Ă  la mine, aprĂšs avoir envoyĂ© sa fille travailler dans une fabrique, en jurant qu'elle n'Ă©pouserait jamais un charbonnier, ne dĂ©colĂ©rait plus, depuis que celle-ci s'Ă©tait mariĂ©e sur le tard avec Pierron, un veuf encore, qui avait une gamine de huit ans. Cependant, le mĂ©nage vivait trĂšs heureux, au milieu des bavardages, des histoires qui couraient sur les complaisances du mari et sur les amants de la femme pas une dette, deux fois de la viande par semaine, une maison si nettement tenue, qu'on se serait mirĂ© dans les casseroles. Pour surcroĂźt de chance, grĂące Ă  des protections, la Compagnie l'avait autorisĂ©e Ă  vendre des bonbons et des biscuits, dont elle Ă©talait les bocaux sur deux planches, derriĂšre les vitres de la fenĂȘtre. C'Ă©taient six oĂč sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche. Et, dans ce bonheur, il n'y avait que la mĂšre BrĂ»lĂ© qui hurlĂąt avec son enragement de vieille rĂ©volutionnaire, ayant Ă  venger la mort de son homme contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochĂąt en gifles trop frĂ©quentes les vivacitĂ©s de la famille. - Comme elle est grosse dĂ©jĂ  ! reprit la Pierronne, en faisant des risettes Ă  Estelle. - Ah ! le mal que ça donne, ne m'en parle pas ! dit la Maheude. Tu es heureuse de n'en pas avoir. Au moins, tu peux tenir propre. Bien que, chez elle, tout fĂ»t en ordre, et qu'elle lavĂąt chaque samedi, elle jetait un coup d'oeil de mĂ©nagĂšre jalouse sur cette salle si claire, oĂč il y avait mĂȘme de la coquetterie, des vases dorĂ©s sur le buffet, une glace, trois gravures encadrĂ©es. Cependant, la Pierronne Ă©tait en train de boire seule son cafĂ©, tout son monde se trouvant Ă  la fosse. - Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle. - Non, merci, je sors d'avaler le mien. - Qu'est-ce que ça fait ? En effet, ça ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement. Entre les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards s'Ă©taient arrĂȘtĂ©s sur les maisons d'en face, qui alignaient, aux fenĂȘtres, leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins de blancheur disait les vertus des mĂ©nagĂšres. Ceux des Levaque Ă©taient trĂšs sales, de vĂ©ritables torchons, qui semblaient avoir essuyĂ© le cul des marmites. - S'il est possible de vivre dans une pareille ordure ! murmura la Pierronne. Alors, la Maheude partit et ne s'arrĂȘta plus. Ah ! si elle avait eu un logeur comme ce Bouteloup, c'Ă©tait elle qui aurait voulu faire marcher son mĂ©nage ! Quand on savait s'y prendre, un logeur devenait une excellente affaire. Seulement, il ne fallait pas coucher avec. Et puis, le mari buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des cafĂ©s- concerts de Montsou. La Pierronne prit un air profondĂ©ment dĂ©goĂ»tĂ©. Ces chanteuses, ça donnait toutes les maladies. Il y en avait une, Ă  Joiselle, qui avait empoisonnĂ© une fosse. - Ce qui m'Ă©tonne, c'est que tu aies laissĂ© aller ton fils avec leur fille. - Ah ! oui, empĂȘche donc ça !... Leur jardin est contre le nĂŽtre. L'Ă©tĂ©, Zacharie Ă©tait toujours avec PhilomĂšne derriĂšre les lilas, et ils ne se gĂȘnaient guĂšre sur le carin, on ne pouvait tirer de l'eau au puits sans les surprendre. C'Ă©tait la commune histoire des promiscuitĂ©s du coron, les garçons et les filles pourrissant ensemble, se jetant Ă  cul, comme ils disaient, sur la toiture basse et en pente du carin, dĂšs la nuit tombĂ©e. Toutes les herscheuses faisaient lĂ  leur premier enfant, quand elles ne prenaient pas la peine d'aller le faire Ă  RĂ©quillart ou dans les blĂ©s. Ca ne tirait pas Ă  consĂ©quence, on se mariait ensuite, les mĂšres seules se fĂąchaient, lorsque les garçons commençaient trop tĂŽt, car un garçon qui se mariait ne rapportait plus Ă  la famille. - A ta place, j'aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement. Ton Zacharie l'a dĂ©jĂ  emplie deux fois, et ils iront plus loin se coller... De toutes façons, l'argent est fichu. La Maheude, furieuse, Ă©tendit les mains. - Ecoute ça je les maudis, s'ils se collent... Est-ce que Zacharie ne nous doit pas du respect ? Il nous a coĂ»tĂ©, n'est-ce pas ? eh bien ! il faut qu'il nous rende, avant de s'embarrasser d'une femme... Qu'est-ce que nous deviendrions, dis ? si nos enfants travaillaient tout de suite pour les autres ? Autant crever alors ! Cependant, elle se calma. - Je parle en gĂ©nĂ©ral, on verra plus tard... Il est joliment fort, ton cafĂ© tu mets ce qu'il faut. Et, aprĂšs un quart d'heure d'autres histoires, elle se sauva, criant que la soupe de ses hommes n'Ă©tait pas faite. Dehors, les enfants retournaient Ă  l'Ă©cole, quelques femmes se montraient sur les portes, regardaient Mme Hennebeau, qui longeait une des façades, en expliquant du doigt le coron Ă  ses invitĂ©s. Cette visite commençait Ă  remuer le village. L'homme de la coupe Ă  terre s'arrĂȘta un moment de bĂȘcher, deux poules inquiĂštes s'effarouchĂšrent dans les jardins. Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui Ă©tait sortie pour sauter au passage sur le docteur Vanderhaghen, un mĂ©decin de la Compagnie, petit homme pressĂ©, Ă©crasĂ© de besogne, qui donnait ses consultations en courant. - Monsieur, disait-elle, je ne dors plus, j'ai mal partout... Faudrait en causer cependant. Il les tutoyait toutes, il rĂ©pondit sans s'arrĂȘter - Fiche-moi la paix ! tu bois trop de cafĂ©. - Et mon mari, Monsieur, dit Ă  son tour la Maheude, vous deviez venir le voir... Il a toujours ses douleurs aux jambes. - C'est toi qui l'esquintes, fiche-moi la paix ! Les deux femmes restĂšrent plantĂ©es, regardant fuir le dos du docteur. - Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut Ă©changĂ© avec sa voisine un haussement d'Ă©paules dĂ©sespĂ©rĂ©. Tu sais qu'il y a du nouveau... Et tu prendras bien un peu de cafĂ©. Il est tout frais. La Maheude, qui se dĂ©battait, fut sans force. Allons ! une goutte tout de mĂȘme, pour ne pas la dĂ©sobliger. Et elle entra. La salle Ă©tait d'une saletĂ© noire, le carreau et les murs tachĂ©s de graisse, le buffet et la table poissĂ©s de crasse; et une puanteur de mĂ©nage mal tenu prenait Ă  la gorge. PrĂšs du feu, les deux coudes sur la table, le nez enfoncĂ© dans son assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa carrure Ă©paisse de gros garçon placide; tandis que, debout contre lui, le petit Achille, le premier-nĂ© de PhilomĂšne, qui entrait dans ses trois ans dĂ©jĂ , le regardait de l'air suppliant et muet d'une bĂȘte gourmande. Le logeur, trĂšs tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait de temps Ă  autre un morceau de viande au fond de la bouche. - Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la cassonade d'avance dans la cafetiĂšre. Elle, plus vieille que lui de six ans, Ă©tait affreuse, usĂ©e, la gorge sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un mufle aplati aux poils grisĂątres, toujours dĂ©peignĂ©e. Il l'avait prise naturellement, sans l'Ă©plucher davantage que sa soupe, oĂč il trouvait des cheveux, et que son lit, dont les draps servaient trois mois. Elle entrait dans la pension, le mari aimait Ă  rĂ©pĂ©ter que les bons comptes font les bons amis. - Alors, c'Ă©tait pour te dire, continua-t-elle, qu'on a vu hier soir la Pierronne rĂŽder du cĂŽtĂ© des Bas-de-Soie. Le monsieur que tu sais l'attendait derriĂšre Rasseneur, et ils ont filĂ© ensemble le long du canal... Hein ? c'est du propre, une femme mariĂ©e ! - Dame ! dit la Maheude, Pierron avant de l'Ă©pouser donnait des lapins au porion, maintenant sa lui coĂ»te moins cher de prĂȘter sa femme. Bouteloup Ă©clata d'un rire Ă©norme et jeta une mie de pain saucĂ©e dans la bouche d'Achille. Les deux femmes achevaient de se soulager sur le compte de la Pierronne, une coquette pas plus belle qu'une autre, mais toujours occupĂ©e Ă  se visiter les trous de la peau, Ă  se laver, Ă  se mettre de la pommade. Enfin, ça regardait le mari, s'il aimait ce pain-lĂ . Il y avait des hommes si ambitieux qu'ils auraient torchĂ© les chefs, pour les entendre seulement dire merci. Et elles ne furent interrompues que par l'arrivĂ©e d'une voisine qui rapportait une mioche de neuf mois, DĂ©sirĂ©e, la derniĂšre de PhilomĂšne celle-ci, dĂ©jeunant au criblage, s'entendait pour qu'on lui amenĂąt lĂ -bas sa petite, et elle la faisait tĂ©ter, assise un instant dans le charbon. - La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle gueule tout de suite, dit la Maheude en regardant Estelle, qui s'Ă©tait endormie sur ses bras. Mais elle ne rĂ©ussit point Ă  Ă©viter la mise en demeure qu'elle lisait depuis un moment dans les yeux de la Levaque. - Dis donc, il faudrait pourtant songer Ă  en finir. D'abord, les deux mĂšres, sans avoir besoin d'en causer, Ă©taient tombĂ©es d'accord pour ne pas conclure le mariage. Si la mĂšre de Zacharie voulait toucher le plus longtemps possible les quinzaines de son fils, la mĂšre de PhilomĂšne s'emportait Ă  l'idĂ©e d'abandonner celles de sa fille. Rien ne pressait, la seconde avait mĂȘme prĂ©fĂ©rĂ© garder le petit, tant qu'il y avait eu un seul enfant; mais, depuis que celui-ci, grandissant, mangeait du pain, et qu'un autre Ă©tait venu, elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au mariage, en femme qui n'entend pas y mettre du sien. - Zacharie a tirĂ© au sort, continua-t-elle, plus rien n'arrĂȘte... Voyons, Ă  quand ? - Remettons ça aux beaux jours, rĂ©pondit la Maheude gĂȘnĂ©e. C'est ennuyeux, ces affaires ! Comme s'ils n'auraient pas pu attendre d'ĂȘtre mariĂ©s, pour aller ensemble !... Parole d'honneur, tiens ! j'Ă©tranglerais Catherine, si j'apprenais qu'elle ait fait la bĂȘtise. La Levaque haussa les Ă©paules. - Laisse donc, elle y passera comme les autres ! Bouteloup, avec la tranquillitĂ© d'un homme qui est chez lui, fouilla le buffet, cherchant le pain. Des lĂ©gumes pour la soupe de Levaque, des pommes de terre et des poireaux, traĂźnaient sur un coin de la table, Ă  moitiĂ© pelurĂ©s, repris et abandonnĂ©s dix fois, au milieu des continuels commĂ©rages. La femme venait cependant de s'y remettre, lorsqu'elle les lĂącha de nouveau, pour se planter devant la fenĂȘtre. - Qu'est-ce que c'est que ça ?... Tiens ! c'est Mme Hennebeau avec des gens. Les voilĂ  qui entrent chez la Pierronne. Du coup, toutes deux retombĂšrent sur la Pierronne. Oh ! ça ne manquait jamais, dĂšs que la Compagnie faisait visiter le coron Ă  des gens, on les conduisait droit chez celle-lĂ , parce que c'Ă©tait propre. Sans doute qu'on ne leur racontait pas les histoires avec le maĂźtre- porion. On peut bien ĂȘtre propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois mille francs, logĂ©s, chauffĂ©s, sans compter les cadeaux. Si c'Ă©tait propre dessus, ce n'Ă©tait guĂšre propre dessous. Et, tout le temps que les visiteurs restĂšrent en face, elles en dĂ©goisĂšrent. - Les voilĂ  qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le tour... Regarde donc, ma chĂšre, je crois qu'ils vont chez toi. La Maheude fut prise de peur. Qui sait si Alzire avait donnĂ© un coup d'Ă©ponge Ă  la table ? Et sa soupe, Ă  elle aussi, qui n'Ă©tait pas prĂȘte ! Elle balbutia un "au revoir", elle se sauva, filant, rentrant, sans un coup d'oeil de cĂŽtĂ©. Mais tout reluisait. Alzire, trĂšs sĂ©rieuse, un torchon devant elle, s'Ă©tait mise Ă  faire la soupe, en voyant que sa mĂšre ne revenait pas. Elle avait arrachĂ© les derniers poireaux du jardin, cueilli de l'oseille, et elle nettoyait prĂ©cisĂ©ment les lĂ©gumes, pendant que, sur le feu, dans un grand chaudron, chauffait l'eau pour le bain des hommes, quand ils allaient rentrer. Henry et LĂ©nore Ă©taient sages par hasard, trĂšs occupĂ©s Ă  dĂ©chirer un vieil almanach. Le pĂšre Bonnemort fumait silencieusement sa pipe. Comme la Maheude soufflait, Mme Hennebeau frappa. - Vous permettez, n'est-ce pas ? ma brave femme. Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturitĂ© superbe de la quarantaine, elle souriait avec un effort d'affabilitĂ©, sans laisser trop paraĂźtre la crainte de tacher sa toilette de soie bronze, drapĂ©e d'une mante de velours noir. - Entrez, entrez, rĂ©pĂ©tait-elle Ă  ses invitĂ©s. Nous ne gĂȘnons personne... Hein ? est-ce propre encore ? et cette brave femme a sept enfants ! Tous nos mĂ©nages sont comme ça... Je vous expliquais que la Compagnie leur loue la maison six francs par mois. Une grande salle au rez-de-chaussĂ©e, deux chambres en haut, une cave et un jardin. Le monsieur dĂ©corĂ© et la dame en manteau de fourrure, dĂ©barquĂ©s le matin du train de Paris, ouvraient des yeux vagues, avaient sur la face l'ahurissement de ces choses brusques, qui les dĂ©paysaient. - Et un jardin, rĂ©pĂ©ta la dame. Mais on y vivrait, c'est charmant ! - Nous leur donnons du charbon plus qu'ils n'en brĂ»lent, continuait Mme Hennebeau. Un mĂ©decin les visite deux fois par semaine; et, quand ils sont vieux, ils reçoivent des pensions, bien qu'on ne fasse aucune retenue sur les salaires. - Une ThĂ©baĂŻde ! un vrai pays de Cocagne ! murmura le monsieur, ravi. La Maheude s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©e pour offrir des chaises. Ces dames refusĂšrent. DĂ©jĂ  Mme Hennebeau se lassait, heureuse un instant de se distraire Ă  ce rĂŽle de montreur de bĂȘtes, dans l'ennui de son exil, mais tout de suite rĂ©pugnĂ©e par l'odeur fade de misĂšre, malgrĂ© la propretĂ© choisie des maisons oĂč elle se risquait. Du reste, elle ne rĂ©pĂ©tait que des bouts de phrase entendus, sans jamais s'inquiĂ©ter davantage de ce peuple d'ouvriers besognant et souffrant prĂšs d'elle. - Les beaux enfants ! murmura la dame, qui les trouvait affreux, avec leurs tĂȘtes trop grosses, embroussaillĂ©es de cheveux couleur de paille. Et la Maheude dut dire leur Ăąge, on lui adressa aussi des questions sur Estelle, par politesse. Respectueusement, le pĂšre Bonnemort avait retirĂ© sa pipe de la bouche; mais il n'en restait pas moins un sujet d'inquiĂ©tude, si ravagĂ© par ses quarante annĂ©es de fond, les jambes raides, la carcasse dĂ©molie, la face terreuse; et, comme un violent accĂšs de toux le prenait, il prĂ©fĂ©ra sortir pour cracher dehors, dans l'idĂ©e que son crachat noir allait gĂȘner le monde. Alzire eut tout le succĂšs. Quelle jolie petite mĂ©nagĂšre, avec son torchon ! On complimenta la mĂšre d'avoir une petite fille dĂ©jĂ  si entendue pour son Ăąge. Et personne ne parlait de la bosse, des regards d'une compassion pleine de malaise revenaient toujours vers le pauvre ĂȘtre infirme. - Maintenant, conclut Mme Hennebeau, si l'on vous interroge sur nos corons, Ă  Paris, vous pourrez rĂ©pondre... Jamais plus de bruit que ça, moeurs patriarcales, tous heureux et bien portants comme vous voyez, un endroit oĂč vous devriez venir vous refaire un peu, Ă  cause du bon air et de la tranquillitĂ©. - C'est merveilleux, merveilleux ! cria le monsieur, dans un Ă©lan final d'enthousiasme. Ils sortirent de l'air enchantĂ© dont on sort d'une baraque de phĂ©nomĂšnes, et la Maheude qui les accompagnait, demeura sur le seuil, pendant qu'ils repartaient doucement, en causant trĂšs haut. Les rues s'Ă©taient peuplĂ©es, ils devaient traverser des groupes de femmes, attirĂ©es par le bruit de leur visite, qu'elles colportaient de maison en maison. Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrĂȘtĂ© la Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient une surprise mauvaise. Eh bien ! quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les Maheu ? Ce n'Ă©tait pourtant pas si drĂŽle. - Toujours sans le sou, avec ce qu'ils gagnent ! Dame ! quand on a des vices ! - Je viens d'apprendre qu'elle est allĂ©e ce matin mendier chez les bourgeois de la Piolaine, et Maigrat qui leur avait refusĂ© du pain, lui en a donnĂ©... On sait comment il se paie, Maigrat. - Sur elle, oh ! non ! faudrait du courage... C'est sur Catherine qu'il en prend. - Ah ! Ă©coute donc, est-ce qu'elle n'a pas eu le toupet tout Ă  l'heure de me dire qu'elle Ă©tranglerait Catherine, si elle y passait !... Comme si le grand Chaval, il y a beau temps, ne l'avait pas mise Ă  cul sur le carin ! - Chut !... Voici le monde. Alors, la Levaque et la Pierronne, l'air paisible, sans curiositĂ© impolie, s'Ă©taient contentĂ©es de guetter sortir les visiteurs, du coin de l'oeil. Puis, elles avaient appelĂ© vivement d'un signe la Maheude, qui promenait encore Estelle sur ses bras. Et toutes trois, immobiles, regardaient s'Ă©loigner les dos bien vĂȘtus de Mme Hennebeau et de ses invitĂ©s. Lorsque ceux-ci furent Ă  une trentaine de pas, les commĂ©rages reprirent, avec un redoublement de violence. - Elles en ont pour de l'argent sur la peau, ça vaut plus cher qu'elles, peut-ĂȘtre ! - Ah ! sĂ»r !... Je ne connais pas l'autre, mais celle d'ici, je n'en donnerais pas quatre sous, si grosse qu'elle soit. On raconte des histoires... - Hein ? quelles histoires ? - Elle aurait des hommes donc !... D'abord, l'ingĂ©nieur... - Ce petiot maigre !... Oh ! il est trop menu, elle le perdrait dans les draps. - Qu'est-ce que ça fiche, si ça l'amuse ?... Moi, je n'ai pas confiance, quand je vois une dame qui prend des mines dĂ©goĂ»tĂ©es et qui n'a jamais l'air de se plaire oĂč elle est... Regarde donc comme elle tourne son derriĂšre, avec l'air de nous mĂ©priser toutes. Est-ce que c'est propre ? Les promeneurs s'en allaient du mĂȘme pas ralenti, causant toujours, lorsqu'une calĂšche vint s'arrĂȘter sur la route, devant l'Ă©glise. Un monsieur d'environ quarante-huit ans en descendit, serrĂ© dans une redingote noire, trĂšs brun de peau, le visage autoritaire et correct. - Le mari ! murmura la Levaque, baissant la voix comme s'il avait pu l'entendre, saisie de la crainte hiĂ©rarchique que le directeur inspirait Ă  ses dix mille ouvriers. C'est pourtant vrai qu'il a une tĂȘte de cocu, cet homme ! Maintenant, le coron entier Ă©tait dehors. La curiositĂ© des femmes montait, les groupes se rapprochaient, se fondaient en une foule; tandis que des bandes de marmaille mal mouchĂ©e traĂźnaient sur les trottoirs, bouche bĂ©ante. On vit un instant la tĂȘte pĂąle de l'instituteur qui se haussait, lui aussi, derriĂšre la haie de l'Ă©cole. Au milieu des jardins, l'homme en train de bĂȘcher restait le pied sur sa bĂȘche, les yeux arrondis. Et le murmure des commĂ©rages s'enflait peu Ă  peu avec un bruit de crĂ©celles, pareil Ă  un coup de vent dans des feuilles sĂšches. C'Ă©tait surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement avait grossi. Deux femmes s'Ă©taient avancĂ©es, puis dix, puis vingt. Prudemment, la Pierronne se taisait, Ă  prĂ©sent qu'il y avait trop d'oreilles. La Maheude, une des plus raisonnables, se contentait aussi de regarder; et, pour calmer Estelle rĂ©veillĂ©e et hurlant, elle avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de bonne bĂȘte nourriciĂšre, qui pendait, roulante, comme allongĂ©e par la source continue de son lait. Quand M. Hennebeau eut fait asseoir les dames au fond de la voiture, qui fila du cĂŽtĂ© de Marchiennes, il y eut une explosion derniĂšre de voix bavardes, toutes les femmes gesticulaient, se parlaient dans le visage, au milieu d'un tumulte de fourmiliĂšre en rĂ©volution. Mais trois heures sonnĂšrent. Les ouvriers de la coupe Ă  terre Ă©taient partis, Bouteloup et les autres. Brusquement, au dĂ©tour de l'Ă©glise, parurent les premiers charbonniers qui revenaient de la fosse, le visage noir, les vĂȘtements trempĂ©s, croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se produisit une dĂ©bandade parmi les femmes, toutes couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement de mĂ©nagĂšres que trop de cafĂ© et trop de cancans avaient mises en faute. Et l'on n'entendait plus que ce cri inquiet, gros de querelles - Ah ! mon Dieu ! et ma soupe ! et ma soupe qui n'est pas prĂȘte ! II, IV Lorsque Maheu rentra, aprĂšs avoir laissĂ© Etienne chez Rasseneur, il trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin attablĂ©s, qui achevaient leur soupe. Au retour de la fosse, on avait si faim, qu'on mangeait dans ses vĂȘtements humides, avant mĂȘme de se dĂ©barbouiller; et personne ne s'entendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il y en avait un lĂ , avalant sa portion, au hasard des exigences du travail. DĂšs la porte, Maheu aperçut les provisions. Il ne dit rien, mais son visage inquiet s'Ă©claira. Toute la matinĂ©e, le vide du buffet, la maison sans cafĂ© et sans beurre, l'avait tracassĂ©, lui Ă©tait revenue en Ă©lancements douloureux, pendant qu'il tapait Ă  la veine, suffoquĂ© au fond de la taille. Comment la femme aurait-elle fait ? et qu'allait-on devenir, si elle Ă©tait rentrĂ©e les mains vides ? Puis, voilĂ  qu'il y avait de tout. Elle lui conterait ça plus tard. Il riait d'aise. DĂ©jĂ  Catherine et Jeanlin s'Ă©taient levĂ©s, prenant leur cafĂ© debout; tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se coupait une large tartine de pain, qu'il couvrait de beurre. Il voyait bien le fromage de cochon sur une assiette; mais il n'y touchait pas, la viande Ă©tait pour le pĂšre, quand il n'y en avait que pour un. Tous venaient de faire descendre leur soupe d'une grande lampĂ©e d'eau fraĂźche, la bonne boisson claire des fins de quinzaine. - Je n'ai pas de biĂšre, dit la Maheude, lorsque le pĂšre se fut attablĂ© Ă  son tour. J'ai voulu garder un peu d'argent... Mais, si tu en dĂ©sires, la petite peut courir en prendre une pinte. Il la regardait, Ă©panoui. Comment ? elle avait aussi de l'argent ! - Non, non, dit-il. J'ai bu une chope, ça va bien. Et Maheu se mit Ă  engloutir, par lentes cuillerĂ©es, la pĂątĂ©e de pain, de pommes de terre, de poireaux et d'oseille, enfaĂźtĂ©e dans la jatte qui lui servait d'assiette. La Maheude, sans lĂącher Estelle, aidait Alzire Ă  ce qu'il ne manquĂąt de rien, poussait prĂšs de lui le beurre et la charcuterie, remettait au feu son cafĂ© pour qu'il fĂ»t bien chaud. Cependant, Ă  cĂŽtĂ© du feu, le lavage commençait, dan une moitiĂ© de tonneau, transformĂ©e en baquet. Catherine, qui passait la premiĂšre, l'avait empli d'eau tiĂšde. et elle se dĂ©shabillait tranquillement, ĂŽtait son bĂ©guin, sa veste, sa culotte, jusqu'Ă  sa chemise, habituĂ©e Ă  cela depuis l'Ăąge de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal. Elle se tourna seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement avec du savon noir. Personne ne la regardait, LĂ©nore et Henri eux-mĂȘmes n'avaient plus la curiositĂ© de voir comment elle Ă©tait faite. Quand elle fut propre, elle monta toute nue l'escalier, laissant sa chemise mouillĂ©e et ses autres vĂȘtements, en tas, sur le carreau. Mais une querelle Ă©clatait entre les deux frĂšres Jeanlin s'Ă©tait hĂątĂ© de sauter dans le baquet, sous le prĂ©texte que Zacharie mangeait encore; et celui-ci le bousculait, rĂ©clamait son tour, criait que s'il Ă©tait assez gentil pour permettre Ă  Catherine de se tremper d'abord, il ne voulait pas avoir la rinçure des galopins, d'autant plus que, lorsque celui-ci avait passĂ© dans l'eau, on pouvait en remplir les encriers de l'Ă©cole. Ils finirent par se laver ensemble, tournĂ©s Ă©galement vers le feu, et ils s'entraidĂšrent mĂȘme, ils se frottĂšrent le dos. Puis, comme leur soeur, ils disparurent dans l'escalier, tout nus. - En font-ils un gĂąchis ! murmurait la Maheude, en prenant par terre les vĂȘtements pour les mettre sĂ©cher. Alzire, Ă©ponge un peu, hein ! Mais un tapage, de l'autre cĂŽtĂ© du mur, lui coupa la parole. C'Ă©taient des jurons d'homme, des pleurs de femme, tout un piĂ©tinement de bataille, avec des coups sourds qui sonnaient comme des heurts de courge vide. - La Levaque reçoit sa danse, constata paisiblement Maheu, en train de racler le fond de sa jatte avec la cuiller. C'est drĂŽle, Bouteloup prĂ©tendait que la soupe Ă©tait prĂȘte. - Ah ! oui, prĂȘte ! dit la Maheude, j'ai vu les lĂ©gumes sur la table, pas mĂȘme Ă©pluchĂ©s. Les cris redoublaient, il y eut une poussĂ©e terrible qui Ă©branla le mur, puis un grand silence tomba. Alors, le mineur, en avalant une derniĂšre cuillerĂ©e, conclut d'un air de calme justice - Si la soupe n'est pas prĂȘte, ça se comprend. Et, aprĂšs avoir bu un plein verre d'eau, il attaqua le fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carrĂ©s, qu'il piquait de la pointe de son couteau et qu'il mangeait sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le pĂšre mangeait. Lui-mĂȘme avait la faim silencieuse, il ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ça devait venir d'ailleurs; pourtant, il n'adressait aucune question Ă  sa femme. Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, lĂ -haut. Non, le grand-pĂšre Ă©tait dĂ©jĂ  sorti, pour son tour de promenade accoutumĂ©. Et le silence recommença. Mais l'odeur de la viande avait fait lever les tĂȘtes de LĂ©nore et d'Henri, qui s'amusaient par terre Ă  dessiner des ruisseaux avec l'eau rĂ©pandue. Tous deux vinrent se planter prĂšs du pĂšre, le petit en avant. Leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins d'espoir partir de l'assiette, et le voyaient d'un air consternĂ© s'engouffrer dans la bouche. A la longue, le pĂšre remarqua le dĂ©sir gourmand qui les pĂąlissait et leur mouillait les lĂšvres. - Est-ce que les enfants en ont eu ? demanda-t-il. Et, comme sa femme hĂ©sitait - Tu sais, je n'aime pas les injustices. Ca m'ĂŽte l'appĂ©tit, quand ils sont lĂ , autour de moi, Ă  mendier un morceau. - Mais oui, ils en ont eu ! s'Ă©cria-t-elle, en colĂšre. Ah bien ! si tu les Ă©coutes, tu peux leur donner ta part et celle des autres, ils s'empliront jusqu'Ă  crever... N'est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mangĂ© du fromage ? - Bien sĂ»r, maman, rĂ©pondit la petite bossue, qui, dans ces circonstances-lĂ , mentait avec un aplomb de grande personne. LĂ©nore et Henri restaient immobiles de saisissement, rĂ©voltĂ©s d'une pareille menterie, eux qu'on fouettait, s'ils ne disaient pas la vĂ©ritĂ©. Leurs petits coeurs se gonflaient, et ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu'ils n'Ă©taient pas lĂ , eux, lorsque les autres en avaient mangĂ©. - Allez-vous-en donc ! rĂ©pĂ©tait la mĂšre, en les chassant Ă  l'autre bout de la salle. Vous devriez rougir d'ĂȘtre toujours dans l'assiette de votre pĂšre. Et, s'il Ă©tait le seul Ă  en avoir, est-ce qu'il ne travaille pas, lui ? tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne savez encore que dĂ©penser. Ah ! oui, et plus que vous n'ĂȘtes gros ! Maheu les rappela. Il assit LĂ©nore sur sa cuisse gauche, Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en faisant la dĂźnette avec eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis, dĂ©voraient. Quand il eut fini, il dit Ă  sa femme - Non, ne me sers pas mon cafĂ©. Je vais me laver d'abord... Et donne-moi un coup de main pour jeter cette eau sale. Ils empoignĂšrent les anses du baquet, et ils le vidaient dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin descendit, avec des vĂȘtements secs, une culotte et une blouse de laine trop grandes, lasses de dĂ©teindre sur le dos de son frĂšre. En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa mĂšre l'arrĂȘta. - OĂč vas-tu ? - LĂ . - OĂč, lĂ  ?... Ecoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. Hein ! tu m'entends ? si tu ne rapportes pas une salade, tu auras affaire Ă  moi. - Bon ! bon ! Jeanlin partit, les mains dans les poches, traĂźnant ses sabots, roulant ses reins maigres d'avorton de dix ans, comme un vieux mineur. A son tour, Zacharie descendait, plus soignĂ©, le torse pris dans un tricot de laine noire Ă  raies bleues. Son pĂšre lui cria de ne pas rentrer tard; et il sortit en hochant la tĂȘte, la pipe aux dents, sans rĂ©pondre. De nouveau, le baquet Ă©tait plein d'eau tiĂšde. Maheu, lentement, enlevait dĂ©jĂ  sa veste. Sur un coup d'oeil, Alzire emmena LĂ©nore et Henri jouer dehors. Le pĂšre n'aimait pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans beaucoup d'autres maisons du coron. Du reste, il ne blĂąmait personne, il disait simplement que c'Ă©tait bon pour les enfants, de barboter ensemble. - Que fais-tu donc lĂ -haut ? cria la Maheude Ă  travers l'escalier. - Je raccommode ma robe, que j'ai dĂ©chirĂ©e hier, rĂ©pondit Catherine. - C'est bien... Ne descends pas, ton pĂšre se lave. Alors, Maheu et la Maheude restĂšrent seuls. Celle-ci s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă  poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien prĂšs du feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des yeux vagues de petit ĂȘtre sans pensĂ©e. Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d'abord plongĂ© sa tĂȘte, frottĂ©e de ce savon noir dont l'usage sĂ©culaire dĂ©colore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite, il entra dans l'eau, s'enduisit la poitrine, le ventre, les bras, les cuisses, se les racla Ă©nergiquement des deux poings. Debout, sa femme le regardait. - Dis donc, commença-t-elle, j'ai vu ton oeil, quand tu es arrivĂ©... Tu te tourmentais, hein ? ça t'a dĂ©ridĂ©, ces provisions... Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine ne m'ont pas fichu un sou. Oh ! ils sont aimables, ils ont habillĂ© les petits, et j'avais honte. de les supplier, car ça me reste en travers, quand je demande. Elle s'interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise, crainte d'une culbute. Le pĂšre continuait Ă  s'user la peau, sans hĂąter d'une question cette histoire qui l'intĂ©ressait, attendant patiemment de comprendre. - Faut te dire que Maigrat m'avait refusĂ©, oh ! raide ! comme on flanque un chien dehors... Tu vois si j'Ă©tais Ă  la noce ! Ca tient chaud, des vĂȘtements de laine, mais ça ne vous met rien dans le ventre, pas vrai ? Il leva la tĂȘte, toujours muet. Rien Ă  la Piolaine, rien chez Maigrat alors, quoi ? Mais, comme Ă  l'ordinaire, elle venait de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les parties qu'il lui Ă©tait mal commode d'atteindre. D'ailleurs, il aimait qu'elle le savonnĂąt, qu'elle le frottĂąt partout, Ă  se casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les Ă©paules, tandis qu'il se raidissait, afin de tenir le coup. - Donc, je suis retournĂ©e chez Maigrat, je lui en ai dit, ah ! je lui en ai dit... Et qu'il ne fallait pas avoir de coeur, et qu'il lui arriverait du mal, s'il y avait une justice... Ca l'ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer... Du dos, elle Ă©tait descendue aux fesses; et, lancĂ©e, elle poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement, elle suait Ă  ce terrible va-et-vient des bras, toute secouĂ©e elle-mĂȘme, si essoufflĂ©e, que ses paroles s'Ă©tranglaient. - Enfin, il m'a appelĂ©e vieux crampon... Nous aurons du pain jusqu'Ă  samedi, et le plus beau, c'est qu'il m'a prĂȘtĂ© cent sous... J'ai encore pris chez lui le beurre, le cafĂ©, la chicorĂ©e, j'allais mĂȘme prendre la charcuterie et les pommes de terre, quand j'ai vu qu'il grognait... Sept sous de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragoĂ»t et un pot-au-feu... Hein ? je crois que je n'ai pas perdu ma matinĂ©e. Maintenant, elle l'essuyait, le tamponnait avec un torchon, aux endroits oĂč ça ne voulait pas sĂ©cher. Lui, heureux, sans songer au lendemain de la dette, Ă©clatait d'un gros rire et l'empoignait Ă  pleins bras. - Laisse donc, bĂȘte ! tu es trempĂ©, tu me mouilles... Seulement, je crains que Maigrat n'ait des idĂ©es... Elle allait parler de Catherine, elle s'arrĂȘta. A quoi bon inquiĂ©ter le pĂšre ? Ca ferait des histoires Ă  n'en plus finir. - Quelles idĂ©es ? demanda-t-il. - Des idĂ©es de nous voler, donc ! Faudra que Catherine Ă©pluche joliment la note. Il l'empoigna de nouveau, et cette fois ne la lĂącha plus. Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait Ă  le frotter si fort, puis Ă  lui passer partout des linges, qui lui chatouillaient les poils des bras et de la poitrine. D'ailleurs, c'Ă©tait Ă©galement chez les camarades du coron l'heure des bĂȘtises, oĂč l'on plantait plus d'enfants qu'on n'en voulait. La nuit, on avait sur le dos la famille. Il la poussait vers la table, goguenardant en brave homme qui jouit du seul bon moment de la journĂ©e, appelant ça prendre son dessert, et un dessert qui ne coĂ»tait rien. Elle, avec sa taille et sa gorge roulantes, se dĂ©battait un peu, pour rire. - Es-tu bĂȘte, mon Dieu ! es-tu bĂȘte !... Et Estelle qui nous regarde ! attends que je lui tourne la tĂȘte. - Ah ! ouiche ! Ă  trois mois, est-ce que ça comprend ? Lorsqu'il se fut relevĂ©, Maheu passa simplement une culotte sĂšche. Son plaisir, quand il Ă©tait propre et qu'il avait rigolĂ© avec sa femme, Ă©tait de rester un moment le torse nu. Sur sa peau blanche, d'une blancheur de fille anĂ©mique, les Ă©raflures, les entailles du charbon, laissaient des tatouages, des "greffes", comme disent les mineurs; et il s'en montrait fier, il Ă©talait ses gros bras, sa poitrine large, d'un luisant de marbre veinĂ© de bleu. En Ă©tĂ©, tous les mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Il y alla mĂȘme un instant, malgrĂ© le temps humide, cria un mot salĂ© Ă  un camarade, le poitrail Ă©galement nu, au-delĂ  des jardins. D'autres parurent. Et les enfants, qui traĂźnaient sur les trottoirs, levaient la tĂȘte, riaient eux aussi Ă  la joie de toute cette chair lasse de travailleurs, mise au grand air. En buvant son cafĂ©, sans passer encore une chemise, Maheu conta Ă  sa femme la colĂšre de l'ingĂ©nieur, pour le boisage. Il Ă©tait calmĂ©, dĂ©tendu, et il Ă©couta avec un hochement d'approbation les sages conseils de la Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces affaires-lĂ . Toujours elle lui rĂ©pĂ©tait qu'on ne gagnait rien Ă  se buter contre la Compagnie. Elle lui parla ensuite de la visite de Mme Hennebeau. Sans le dire, tous deux en Ă©taient fiers. - Est-ce qu'on peut descendre ? demanda Catherine du haut de l'escalier. - Oui, oui, ton pĂšre se sĂšche. La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe de popeline gros bleu, pĂąlie et usĂ©e dĂ©jĂ  dans les plis. Elle Ă©tait coiffĂ©e d'un bonnet de tulle noire, tout simple. - Tiens ! tu t'es habillĂ©e... OĂč vas-tu donc ? - Je vais Ă  Montsou acheter un ruban pour mon bonnet... J'ai retirĂ© le vieux, il Ă©tait trop sale. - Tu as donc de l'argent, toi ? - Non, c'est Mouquette qui a promis de me prĂȘter dix sous. La mĂšre la laissa partir. Mais, Ă  la porte, elle la rappela. - Ecoute, ne va pas l'acheter chez Maigrat, ton ruban... il te volerait et il croirait que nous roulons sur l'or. Le pĂšre, qui s'Ă©tait accroupi devant le feu, pour sĂ©cher plus vite sa nuque et ses aisselles, se contenta d'ajouter - TĂąche de ne pas traĂźner la nuit sur les routes. Maheu, l'aprĂšs-midi, travailla dans son jardin. DĂ©jĂ  il y avait semĂ© des pommes de terre, des haricots, des pois; et il tenait en jauge, depuis la veille, du plant de choux et de laitue, qu'il se mit Ă  repiquer. Ce coin de jardin les fournissait de lĂ©gumes, sauf de pommes de terre, dont ils n'avaient jamais assez. Du reste, lui s'entendait trĂšs bien Ă  la culture et obtenait mĂȘme des artichauts, ce qui Ă©tait traitĂ© de pose par les voisins. Comme il prĂ©parait sa planche, Levaque justement vint fumer une pipe dans son carrĂ© Ă  lui, en regardant des romaines que Bouteloup avait plantĂ©es le matin; car, sans le courage du logeur Ă  bĂȘcher, il n'aurait guĂšre poussĂ© lĂ  que des orties. Et la conversation s'engagea par-dessus le treillage Levaque, dĂ©lassĂ© et excitĂ© d'avoir tapĂ© sur sa femme, tĂącha vainement d'entraĂźner Maheu chez Rasseneur. Voyons, est-ce qu'une chope l'effrayait ? On ferait une partie de quilles, on flĂąnerait un instant avec les camarades, puis on rentrerait dĂźner. C'Ă©tait la vie, aprĂšs la sortie de la fosse. Sans doute il n'y avait pas de mal Ă  cela, mais Maheu s'entĂȘtait s'il ne repiquait pas ses laitues, elles seraient fanĂ©es le lendemain. Au fond, il refusait par sagesse, ne voulant point demander un liard Ă  sa femme sur le reste des cent sous. Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne vint savoir si c'Ă©tait avec Jeanlin que sa Lydie avait filĂ©. Levaque rĂ©pondit que ça devait ĂȘtre quelque chose comme ca, car BĂ©bert, lui aussi, avait disparu; et ces galopins gourgandinaient toujours ensemble. Quand Maheu les eut tranquillisĂ©s, en parlant de la salade de pissenlits, lui et le camarade se mirent Ă  attaquer la jeune femme, avec une cruditĂ© de bons diables. Elle s'en fĂąchait, mais ne s'en allait pas, chatouillĂ©e au fond par les gros mots, qui la faisaient crier, les mains au ventre. Il arriva Ă  son secours une femme maigre, dont la colĂšre bĂ©gayante ressemblait Ă  un gloussement de poule. D'autres, au loin, sur les portes, s'effarouchaient de confiance. Maintenant, l'Ă©cole Ă©tait fermĂ©e, toute la marmaille traĂźnait, c'Ă©tait un grouillement de petits ĂȘtres piaulant, se roulant, se battant; tandis que les pĂšres, qui n'Ă©taient pas Ă  l'estaminet, restaient par groupes de trois ou quatre, accroupis sur leurs talons comme au fond de la mine, fumant des pipes avec des paroles rares, Ă  l'abri d'un mur. La Pierronne partit furieuse, lorsque Levaque voulut tĂąter si elle avait la cuisse ferme; et il se dĂ©cida lui-mĂȘme Ă  se rendre seul chez Rasseneur, pendant que Maheu plantait toujours. Le jour baissa brusquement, la Maheude alluma la lampe, irritĂ©e de ce que ni la fille ni les garçons ne rentraient. Elle l'aurait pariĂ© jamais on ne parvenait Ă  faire ensemble l'unique repas oĂč l'on aurait pu ĂȘtre tous autour de la table. Puis, c'Ă©tait la salade de pissenlits qu'elle attendait. Qu'est-ce qu'il pouvait cueillir Ă  cette heure, dans ce noir de four, le bougre d'enfant ! Une salade accompagnerait si bien la ratatouille qu'elle laissait mijoter sur le feu, des pommes de terre, des poireaux, de l'oseille, fricassĂ©s avec de l'oignon frit ! La maison entiĂšre le sentait, l'oignon frit, cette bonne odeur qui rancit vite et qui pĂ©nĂštre les briques des corons d'un empoisonnement tel, qu'on les flaire de loin dans la campagne, Ă  ce violent fumet de cuisine pauvre. Maheu, quand il quitta le jardin, Ă  la nuit tombĂ©e, s'assoupit tout de suite sur une chaise, la tĂȘte contre la muraille. Des qu'il s'asseyait, le soir, il dormait. Le coucou sonnait sept heures, Henri et LĂ©nore venaient de casser une assiette en s'obstinant Ă  aider Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le pĂšre Bonnemort rentra le premier, pressĂ© de dĂźner et de retourner Ă  la fosse. Alors, la Maheude rĂ©veilla Maheu. - Mangeons, tant pis !... Ils sont assez grands pour retrouver la maison. L'embĂȘtant, c'est la salade ! II, V Chez Rasseneur, aprĂšs avoir mangĂ© une soupe, Etienne, remontĂ© dans l'Ă©troite chambre qu'il allait occuper sous le toit, en face du Voreux, Ă©tait tombĂ© sur son lit, tout vĂȘtu, assommĂ© de fatigue. En deux jours, il n'avait pas dormi quatre heures. Quand il s'Ă©veilla, au crĂ©puscule, il resta Ă©tourdi un instant, sans reconnaĂźtre le lieu oĂč il se trouvait; et il Ă©prouvait un tel malaise, une telle pesanteur de tĂȘte, qu'il se mit pĂ©niblement debout, avec l'idĂ©e de prendre l'air, avant de dĂźner et de se coucher pour la nuit. Dehors, le temps Ă©tait de plus en plus doux, le ciel de suie se cuivrait, chargĂ© d'une de ces longues pluies du Nord, dont on sentait l'approche dans la tiĂ©deur humide de l'air. La nuit venait par grandes fumĂ©es, noyant les lointains perdus de la plaine. Sur cette mer immense de terres rougeĂątres, le ciel bas semblait se fondre en noire poussiĂšre, sans un souffle de vent Ă  cette heure, qui animĂąt les tĂ©nĂšbres. C'Ă©tait d'une tristesse blafarde et morte d'ensevelissement. Etienne marcha devant lui, au hasard, n'ayant d'autre but que de secouer sa fiĂšvre. Lorsqu'il passa devant le Voreux, assombri dĂ©jĂ  au fond de son trou, et dont pas une lanterne ne luisait encore, il s'arrĂȘta un moment, pour voir la sortie des ouvriers a la journĂ©e. Sans doute six heures sonnaient, des moulineurs, des chargeurs Ă  l'accrochage, des palefreniers s'en allaient par bandes, mĂȘlĂ©s aux filles du criblage, vagues et rieuses dans l'ombre. D'abord, ce furent la BrĂ»lĂ© et son gendre Pierron. Elle le querellait, parce qu'il ne l'avait pas soutenue, dans une contestation avec un surveillant, pour son compte de pierres. - Oh ! sacrĂ©e chiffe, va ! s'il est permis d'ĂȘtre un homme et de s'aplatir comme ça devant un de ces salops qui nous mangent ! Pierron la suivait paisiblement, sans rĂ©pondre. Il finit par dire - Fallait peut-ĂȘtre sauter sur le chef. Merci ! pour avoir des ennuis ! - Tends le derriĂšre, alors ! cria-t-elle. Ah ! nom de Dieu ! si ma fille m'avait Ă©coutĂ©e !... Ca ne suffit donc pas qu'ils m'aient tuĂ© le pĂšre, tu voudrais peut-ĂȘtre que je dise merci. Non, vois-tu, j'aurai leur peau ! Les voix se perdirent, Etienne la regarda disparaĂźtre, avec son nez d'aigle, ses cheveux blancs envolĂ©s, ses longs bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derriĂšre lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prĂȘter l'oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait lĂ , et que son ami Mouquet venait d'aborder. - Arrives-tu ? demanda celui-ci. Nous mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan. - Tout Ă  l'heure, j'ai affaire. - Quoi donc ? Le moulineur se tourna et aperçut PhilomĂšne qui sortait du criblage. Il crut comprendre. - Ah ! bon, c'est ça... Alors, je pars devant. - Oui, je te rattraperai. Mouquet, en s'en allant, se rencontra avec son pĂšre, le vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande route, tandis que le pĂšre filait le long du canal. DĂ©jĂ , Zacharie poussait PhilomĂšne dans ce mĂȘme chemin Ă©cartĂ©, malgrĂ© sa rĂ©sistance. Elle Ă©tait pressĂ©e, une autre fois; et ils se disputaient, tous deux, en vieux mĂ©nage. Ca n'avait rien de drĂŽle, de ne se voir que dehors, surtout l'hiver, lorsque la terre est mouillĂ©e et qu'on n'a pas les blĂ©s pour se coucher dedans. - Mais non, ce n'est pas ça, murmura-t-il impatientĂ©. J'ai Ă  te dire une chose. Il la tenait Ă  la taille, il l'emmenait doucement. Puis, lorsqu'ils furent dans l'ombre du terri, il voulut savoir si elle avait de l'argent. - Pour quoi faire ? demanda-t-elle. Lui, alors, s'embrouilla, parla d'une dette de deux francs qui allait dĂ©sespĂ©rer sa famille. - Tais-toi donc !... J'ai vu Mouquet, tu vas encore au Volcan, oĂč il y a ces sales femmes de chanteuses. Il se dĂ©fendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d'honneur. Puis, comme elle haussait les Ă©paules, il dit brusquement - Viens avec nous, si ça t'amuse... Tu vois que tu ne me dĂ©ranges pas. Pour ce que j'en veux faire, des chanteuses !... Viens-tu ? - Et le petit ? rĂ©pondit-elle. Est-ce qu'on peut remuer, avec un enfant qui crie toujours ?... Laisse-moi rentrer, je parie qu'ils ne s'entendent plus, Ă  la maison. Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c'Ă©tait pour ne pas avoir l'air bĂȘte devant Mouquet, auquel il avait promis. Un homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules. Vaincue, elle avait retroussĂ© une basque de son caraco, elle coupait de l'ongle le fil et tirait des piĂšces de dix sous d'un coin de la bordure. De crainte d'ĂȘtre volĂ©e par sa mĂšre, elle cachait lĂ  le gain des heures qu'elle faisait en plus, Ă  la fosse. - J'en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t'en donner trois... Seulement, il faut me jurer que tu vas dĂ©cider ta mĂšre Ă  nous marier. En voilĂ  assez, de cette vie en l'air ! Avec ça, maman me reproche toutes les bouchĂ©es que je mange... Jure, jure d'abord. Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria que c'Ă©tait une chose promise, sacrĂ©e; puis, lorsqu'il tint les trois piĂšces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait poussĂ© les choses jusqu'au bout, dans ce coin du terri qui Ă©tait la chambre d'hiver de leur vieux mĂ©nage, si elle n'avait rĂ©pĂ©tĂ© que non, que ça ne lui causerait aucun plaisir. Elle retourna au coron toute seule, pendant qu'il coupait Ă  travers champs, pour rejoindre son camarade. Etienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans comprendre, croyant Ă  un simple rendez-vous. Les filles Ă©taient prĂ©coces, aux fosses; et il se rappelait les ouvriĂšres de Lille, qu'il attendait derriĂšre les fabriques, ces bandes de filles gĂątĂ©es dĂšs quatorze ans, dans les abandons de la misĂšre. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il s'arrĂȘta. C'Ă©tait, en bas du terri, dans un creux oĂč de grosses pierres avaient glissĂ©, le petit Jeanlin qui rabrouait violemment Lydie et BĂ©bert, assise l'une Ă  sa droite, l'autre Ă  sa gauche. - Hein ? vous dites ?... Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous rĂ©clamez... Qui est-ce qui a eu l'idĂ©e, voyons ! En effet, Jeanlin avait eu une idĂ©e. AprĂšs s'ĂȘtre, pendant une heure, le long du canal, roulĂ© dans les prĂ©s en cueillant des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer, devant le tas de salade, qu'on ne mangerait jamais tout ça chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il Ă©tait allĂ© Ă  Montsou, gardant BĂ©bert pour faire le guet, poussant Lydie Ă  sonner chez les bourgeois, oĂč elle offrait les pissenlits. Il disait, expĂ©rimentĂ© dĂ©jĂ , que les filles vendaient ce qu'elles voulaient. Dans l'ardeur du nĂ©goce, le tas entier y avait passĂ©; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant, les mains nettes, tous trois partageaient le gain. - C'est injuste ! dĂ©clara BĂ©bert. Faut diviser en trois... Si tu gardes sept sous, nous n'en aurons plus que deux chacun. - De quoi, injuste ? rĂ©pliqua Jeanlin furieux. J'en ai cueilli davantage, d'abord ! L'autre d'ordinaire se soumettait, avec une admiration craintive, une crĂ©dulitĂ© qui le rendait continuellement victime. Plus ĂągĂ© et plus fort, il se laissait mĂȘme gifler. Mais, cette fois, l'idĂ©e de tout cet argent l'excitait Ă  la rĂ©sistance. - N'est-ce pas ? Lydie, il nous vole... S'il ne partage pas, nous le dirons Ă  sa mĂšre. Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez. - RĂ©pĂšte un peu. C'est moi qui irai dire chez vous que vous avez vendu la salade Ă  maman... Et puis, bougre de bĂȘte, est-ce que je puis diviser onze sous en trois ? essaie pour voir, toi qui es malin... VoilĂ  chacun vos deux sous. DĂ©pĂȘchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche. DomptĂ©, BĂ©bert accepta les deux sous. Lydie, tremblante, n'avait rien dit, car elle Ă©prouvait, devant Jeanlin, une peur et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui tendait les deux sous, elle avança la main avec un rire soumis. Mais il se ravisa brusquement. - Hein ? qu'est-ce que tu vas fiche de tout ça ?... Ta mĂšre te le chipera bien sĂ»r, si tu ne sais pas le cacher... Vaut mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d'argent, tu m'en demanderas. Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il l'avait empoignĂ©e en riant, il se roulait avec elle sur le terri. C'Ă©tait sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les coins noirs, l'amour qu'ils entendaient et qu'ils voyaient chez eux, derriĂšre les cloisons, par les fentes des portes. Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient guĂšre, trop jeunes, tĂątonnant, jouant, pendant des heures, Ă  des jeux de petits chiens vicieux. Lui appelait ça "faire papa et maman"; et, quand il l'emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre avec le tremblement dĂ©licieux de l'instinct, souvent fĂąchĂ©e, mais cĂ©dant toujours dans l'attente de quelque chose qui ne venait point. Comme BĂ©bert n'Ă©tait pas admis Ă  ces parties-lĂ , et qu'il recevait une bourrade, dĂšs qu'il voulait tĂąter de Lydie, il restait gĂȘnĂ©, travaillĂ© de colĂšre et de malaise, quand les deux autres s'amusaient, ce dont ils ne se gĂȘnaient nullement en sa prĂ©sence. Aussi n'avait-il qu'une idĂ©e, les effrayer, les dĂ©ranger, en leur criant qu'on les voyait. - C'est foutu, v'lĂ  un homme qui regarde ! Cette fois, il ne mentait pas, c'Ă©tait Etienne qui se dĂ©cidait Ă  continuer son chemin. Les enfants bondirent, se sauvĂšrent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal, amusĂ© de la belle peur de ces polissons. Sans doute, c'Ă©tait trop tĂŽt Ă  leur Ăąge; mais quoi ? ils en voyaient tant, ils en entendaient de si raides, qu'il aurait fallu les attacher, pour les tenir. Au fond cependant, Etienne devenait triste. Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait Ă  RĂ©quillart, et lĂ , autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou rĂŽdaient avec leurs amoureux. C'Ă©tait le rendez-vous commun, le coin Ă©cartĂ© et dĂ©sert, oĂč les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n'osaient se risquer sur le carin. Les palissades rompues ouvraient Ă  chacun l'ancien carreau, changĂ© en un terrain vague, obstruĂ© par les dĂ©bris de deux hangars qui s'Ă©taient Ă©croulĂ©s, et par les carcasses des grands chevalets restĂ©s debout. Des berlines hors d'usage traĂźnaient, d'anciens bois Ă  moitiĂ© pourris entassaient des meules; tandis qu'une vĂ©gĂ©tation drue reconquĂ©rait ce coin de terre, s'Ă©talait en herbe Ă©paisse, jaillissait en jeunes arbres dĂ©jĂ  forts. Aussi chaque fille s'y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derriĂšre les bois, dans les berlines. On se logeait quand mĂȘme, coudes Ă  coudes, sans s'occuper des voisins. Et il semblait que ce fĂ»t, autour de la machine Ă©teinte, prĂšs de ce puits las de dĂ©gorger de la houille, une revanche de la crĂ©ation, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l'instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, Ă  peine femmes. Pourtant, un gardien habitait lĂ , le vieux Mouque, auquel la Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi dĂ©truit, deux piĂšces, que la chute attendue des derniĂšres charpentes menaçait d'un continuel Ă©crasement. Il avait mĂȘme dĂ» Ă©tayer une partie du plafond; et il y vivait trĂšs bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la Mouquette dans l'autre. Comme les fenĂȘtres n'avaient plus une seule vitre, il s'Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă  les boucher en clouant des planches on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s'occupait jamais des ruines de RĂ©quillart, dont on conservait seulement le puits pour servir de cheminĂ©e Ă  un foyer, qui aĂ©rait la fosse voisine. Et c'Ă©tait ainsi que le pĂšre Mouque achevait de vieillir, au milieu des amours. DĂšs dix ans, la Mouquette avait fait la culbute dans tous les coins des dĂ©combres, non en galopine effarouchĂ©e et encore verte comme Lydie, mais en fille dĂ©jĂ  grasse, bonne pour des garçons barbus. Le pĂšre n'avait rien Ă  dire, car elle se montrait respectueuse, jamais elle n'introduisait un galant chez lui. Puis, il Ă©tait habituĂ© Ă  ces accidents-lĂ . Quand il se rendait au Voreux ou qu'il en revenait, chaque fois qu'il sortait de son trou, il ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple, dans l'herbe; et c'Ă©tait pis, s'il voulait ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, Ă  l'autre bout du clos alors, il voyait se lever, un Ă  un, les nez gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu'il devait se mĂ©fier de ne pas buter contre les jambes, tendues au ras des sentiers. D'ailleurs, peu Ă  peu, ces rencontres-lĂ  n'avaient plus dĂ©rangĂ© personne, ni lui qui veillait simplement Ă  ne pas tomber, ni les filles qu'il laissait achever leur affaire, s'Ă©loignant Ă  petits pas discrets, en brave homme paisible devant les choses de la nature. Seulement, de mĂȘme qu'elles le connaissaient Ă  cette heure, lui avait Ă©galement fini par les connaĂźtre, ainsi que l'on connaĂźt les pies polissonnes qui se dĂ©bauchent dans les poiriers des jardins. Ah ! cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait ! Parfois, il hochait le menton avec des regrets silencieux, en se dĂ©tournant des gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des tĂ©nĂšbres. Une seule chose lui causait de l'humeur deux amoureux avaient pris la mauvaise habitude de s'embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n'Ă©tait pas que ça l'empĂȘchĂąt de dormir, mais ils poussaient si fort, qu'Ă  la longue ils dĂ©gradaient le mur. Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami, le pĂšre Bonnemort, qui, rĂ©guliĂšrement, avant son dĂźner, faisait la mĂȘme promenade. Les deux anciens ne se parlaient guĂšre, Ă©changeaient Ă  peine dix paroles, pendant la demi-heure qu'ils passaient ensemble. Mais cela les Ă©gayait, d'ĂȘtre ainsi, de songer Ă  de vieilles choses, qu'ils remĂąchaient en commun, sans avoir besoin d'en causer. A RĂ©quillart, ils s'asseyaient sur une poutre, cĂŽte Ă  cĂŽte, lĂąchaient un mot, puis partaient pour leurs rĂȘvasseries, le nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes. Autour d'eux, des galants troussaient leurs amoureuses, des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude de filles montait, dans la fraĂźcheur des herbes Ă©crasĂ©es. C'Ă©tait dĂ©jĂ  derriĂšre la fosse, quarante-trois ans plus tĂŽt, que le pĂšre Bonnemort avait pris sa femme, une herscheuse si chĂ©tive, qu'il la posait sur une berline, pour l'embrasser Ă  l'aise. Ah ! il y avait beau temps ! Et les deux vieux, branlant la tĂȘte, se quittaient enfin, souvent mĂȘme sans se dire bonsoir. Ce soir-lĂ , toutefois, comme Etienne arrivait, le pĂšre Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au coron, disait Ă  Mouque - Bonne nuit, vieux !... Dis donc, tu as connu la Roussie ? Mouque resta un instant muet, dodelina des Ă©paules, puis, en rentrant dans sa maison - Bonne nuit, bonne nuit, vieux ! Etienne, Ă  son tour, vint s'asseoir sur la poutre. Sa tristesse augmentait, sans qu'il sĂ»t pourquoi. Le vieil homme, dont il regardait disparaĂźtre le dos, lui rappelait son arrivĂ©e du matin, le flot de paroles que l'Ă©nervement du vent avait arrachĂ©es Ă  ce silencieux. Que de misĂšre ! et toutes ces filles, Ă©reintĂ©es de fatigue, qui Ă©taient encore assez bĂȘtes, le soir, pour fabriquer des petits, de la chair Ă  travail et Ă  souffrance ! Jamais ça ne finirait, si elles s'emplissaient toujours de meurt-de-faim. Est-ce qu'elles n'auraient pas dĂ» plutĂŽt se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu'Ă  l'approche du malheur ? Peut-ĂȘtre ne remuait-il confusĂ©ment ces idĂ©es moroses que dans l'ennui d'ĂȘtre seul, lorsque les autres, Ă  cette heure, s'en allaient deux Ă  deux prendre du plaisir. Le temps mou l'Ă©touffait un peu, des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses mains fiĂ©vreuses. Oui, toutes y passaient, c'Ă©tait plus fort que la raison. Justement, comme Etienne restait assis, immobile dans l'ombre, un couple qui descendait de Montsou le frĂŽla sans le voir, en s'engageant dans le terrain vague de RĂ©quillart. La fille, une pucelle bien sĂ»r, se dĂ©battait, rĂ©sistait, avec des supplications basses, chuchotĂ©es; tandis que le garçon, muet, la poussait quand mĂȘme vers les tĂ©nĂšbres d'un coin de hangar, demeurĂ© debout, sous lequel d'anciens cordages moisis s'entassaient. C'Ă©taient Catherine et le grand Chaval. Mais Etienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la fin de l'histoire, pris d'une sensualitĂ©, qui changeait le cours de ses rĂ©flexions. Pourquoi serait-il intervenu ? lorsque les filles disent non, c'est qu'elles aiment Ă  ĂȘtre bourrĂ©es d'abord. En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine Ă©tait allĂ©e Ă  Montsou par le pavĂ©. Depuis l'Ăąge de dix ans, depuis qu'elle gagnait sa vie Ă  la fosse, elle courait ainsi le pays toute seule, dans la complĂšte libertĂ© des familles de houilleurs; et, si aucun homme ne l'avait eue, Ă  quinze ans, c'Ă©tait grĂące Ă  l'Ă©veil tardif de sa pubertĂ©, dont elle attendait encore la crise. Quand elle fut devant les Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra chez une blanchisseuse, oĂč elle Ă©tait certaine de trouver la Mouquette; car celle-ci vivait lĂ , avec des femmes qui se payaient des tournĂ©es de cafĂ©, du matin au soir. Mais elle eut un chagrin, la Mouquette, prĂ©cisĂ©ment, avait rĂ©galĂ© Ă  son tour, si bien qu'elle ne put lui prĂȘter les dix sous promis. Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de cafĂ© tout chaud. Elle ne voulut mĂȘme pas que sa camarade empruntĂąt Ă  une autre femme. Une pensĂ©e d'Ă©conomie lui Ă©tait venue, une sorte de crainte superstitieuse, la certitude que, si elle l'achetait maintenant, ce ruban lui porterait malheur. Elle se hĂąta de reprendre le chemin du coron, et elle Ă©tait aux derniĂšres maisons de Montsou, lorsqu'un homme, sur la porte de l'estaminet Piquette, l'appela. - Eh ! Catherine, oĂč cours-tu si vite ? C'Ă©tait le grand Chaval. Elle fut contrariĂ©e, non qu'il lui dĂ©plĂ»t, mais parce qu'elle n'Ă©tait pas en train de rire. - Entre donc boire quelque chose... Un petit verre de doux, veux- tu ? Gentiment, elle refusa la nuit allait tomber, on l'attendait chez elle. Lui, s'Ă©tait avancĂ©, la suppliait Ă  voix basse, au milieu de la rue. Son idĂ©e, depuis longtemps, Ă©tait de la dĂ©cider Ă  monter dans la chambre qu'il occupait au premier Ă©tage de l'estaminet Piquette, une belle chambre qui avait un grand lit, pour un mĂ©nage. Il lui faisait donc peur, qu'elle refusait toujours. Elle, bonne fille, riait, disait qu'elle monterait la semaine oĂč les enfants ne poussent pas. Puis, d'une chose Ă  une autre, elle en arriva, sans savoir comment, Ă  parler du ruban bleu qu'elle n'avait pu acheter. - Mais je vais t'en payer un, moi ! cria-t-il. Elle rougit, sentant qu'elle ferait bien de refuser encore, travaillĂ©e au fond du gros dĂ©sir d'avoir son ruban. L'idĂ©e d'un emprunt lui revint, elle finit par accepter, Ă  la condition qu'elle lui rendrait ce qu'il dĂ©penserait pour elle. Cela les fit plaisanter de nouveau il fut convenu que, si elle ne couchait pas avec lui, elle lui rendrait l'argent. Mais il y eut une autre difficultĂ©, quand il parla d'aller chez Maigrat. - Non, pas chez Maigrat, maman me l'a dĂ©tendu. - Laisse donc, est-ce qu'on a besoin de dire oĂč l'on va !... C'est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou. Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand Chaval et Catherine, comme deux galants qui achĂštent leur cadeau de noces, il devint trĂšs rouge, il montra ses piĂšces de ruban bleu avec la rage d'un homme dont on se moque. Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour les regarder s'Ă©loigner dans le crĂ©puscule; et, comme sa femme venait d'une voix timide lui demander un renseignement, il tomba sur elle, l'injuria, cria qu'il ferait se repentir un jour le sale monde qui manquait de reconnaissance, lorsque tous auraient dĂ» ĂȘtre par terre, Ă  lui lĂ©cher les pieds. Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il marchait prĂšs d'elle, les bras ballants; seulement, il la poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l'air. Elle s'aperçut tout d'un coup qu'il lui avait fait quitter le pavĂ© et qu'ils s'engageaient ensemble dans l'Ă©troit chemin de RĂ©quillart. Mais elle n'eut pas le temps de se fĂącher dĂ©jĂ , il la tenait Ă  la taille, il l'Ă©tourdissait d'une caresse de mots continue. Etait-elle bĂȘte, d'avoir peur ! est-ce qu'il voulait du mal Ă  un petit mignon comme elle, aussi douce que de la soie, si tendre qu'il l'aurait mangĂ©e ? Et il lui soufflait derriĂšre l'oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la peau du corps. Elle, Ă©touffĂ©e, ne trouvait rien Ă  rĂ©pondre. C'Ă©tait vrai, qu'il semblait l'aimer. Le samedi soir, aprĂšs avoir Ă©teint la chandelle, elle s'Ă©tait justement demandĂ© ce qu'il arriverait, s'il la prenait ainsi; puis, en s'endormant, elle avait rĂȘvĂ© qu'elle ne disait plus non, toute lĂąche de plaisir. Pourquoi donc, Ă  la mĂȘme idĂ©e, aujourd'hui, Ă©prouvait-elle une rĂ©pugnance et comme un regret ? Pendant qu'il lui chatouillait la nuque avec ses moustaches, si doucement, qu'elle en fermait les yeux, l'ombre d'un autre homme, du garçon entrevu le matin, passait dans le noir de ses paupiĂšres closes. Brusquement, Catherine regarda autour d'elle. Chaval l'avait conduite dans les dĂ©combres de RĂ©quillart, et elle eut un recul frissonnant devant les tĂ©nĂšbres du hangar effondrĂ©. - Oh ! non, oh ! non, murmura-t-elle, je t'en prie, laisse-moi ! La peur du mĂąle l'affolait, cette peur qui raidit les muscles dans un instinct de dĂ©fense, mĂȘme lorsque les filles veulent bien, et qu'elles sentent l'approche conquĂ©rante de l'homme. Sa virginitĂ©, qui n'avait rien Ă  apprendre pourtant, s'Ă©pouvantait, comme Ă  la menace d'un coup, d'une blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue. - Non, non, je ne veux pas ! je te dis que je suis trop jeune... Vrai ! plus tard, quand je serai faite au moins. Il grogna sourdement - BĂȘte ! rien Ă  craindre alors... Qu'est-ce que ca te fiche ? Mais il ne parla pas davantage. Il l'avait empoignĂ©e solidement, il la jetait sous le hangar. Et elle tomba Ă  la renverse sur les vieux cordages, elle cessa de se dĂ©fendre, subissant le mĂąle avant l'Ăąge, avec cette soumission hĂ©rĂ©ditaire, qui, dĂšs l'enfance, culbutait en plein vent les filles de sa race. Ses bĂ©gaiements effrayĂ©s s'Ă©teignirent, on n'entendit plus que le souffle ardent de l'homme. Etienne, cependant, avait Ă©coutĂ©, sans bouger. Encore une qui faisait le saut ! Et, maintenant qu'il avait vu la comĂ©die, il se leva, envahi d'un malaise, d'une sorte d'excitation jalouse oĂč montait de la colĂšre. Il ne se gĂȘnait plus, il enjambait les poutres, car ces deux-lĂ  Ă©taient bien trop occupĂ©s Ă  cette heure, pour se dĂ©ranger. Aussi fut-il surpris, lorsqu'il eut fait une centaine de pas sur la route, de voir, en se tournant, qu'ils Ă©taient debout dĂ©jĂ  et qu'ils paraissaient, comme lui, revenir vers le coron. L'homme avait repris la fille Ă  la taille, la serrant d'un air de reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou; et c'Ă©tait elle qui semblait pressĂ©e, qui voulait rentrer vite, l'air fĂąchĂ© surtout du retard. Alors, Etienne fut tourmentĂ© d'une envie, celle de voir leurs figures. C'Ă©tait imbĂ©cile, il hĂąta le pas pour ne point y cĂ©der. Mais ses pieds se ralentissaient d'eux-mĂȘmes, il finit, au premier rĂ©verbĂšre, par se cacher dans l'ombre. Une stupeur le cloua, lorsqu'il reconnut au passage Catherine et le grand Chaval. Il hĂ©sitait d'abord Ă©tait-ce bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce bonnet ? Ă©tait-ce le galopin qu'il avait vu en culotte, la tĂȘte serrĂ©e dans le bĂ©guin de toile ? VoilĂ  pourquoi elle avait pu le frĂŽler, sans qu'il la devinĂąt. Mais il ne doutait plus, il venait de retrouver ses yeux, la limpiditĂ© verdĂątre de cette eau de source, si claire et si profonde. Quelle catin ! et il Ă©prouvait un furieux besoin de se venger d'elle, sans motif, en la mĂ©prisant. D'ailleurs, ça ne lui allait pas d'ĂȘtre en fille elle Ă©tait affreuse. Lentement, Catherine et Chaval Ă©taient passĂ©s. Ils ne se savaient point guettĂ©s de la sorte, lui la retenait pour la baiser derriĂšre l'oreille, tandis qu'elle recommençait Ă  s'attarder sous les caresses, qui la faisaient rire. RestĂ© en arriĂšre, Etienne Ă©tait bien obligĂ© de les suivre, irritĂ© de ce qu'ils barraient le chemin, assistant quand mĂȘme Ă  ces choses dont la vue l'exaspĂ©rait. C'Ă©tait donc vrai, ce qu'elle lui avait jurĂ© le matin elle n'Ă©tait encore la maĂźtresse de personne; et lui qui ne l'avait pas crue, qui s'Ă©tait privĂ© d'elle pour ne pas faire comme l'autre ! et lui qui venait de se la laisser prendre sous le nez, qui avait poussĂ© la bĂȘtise jusqu'Ă  s'Ă©gayer salement Ă  les voir ! Cela le rendait fou, il serrait les poings, il aurait mangĂ© cet homme dans un de ces besoins de tuer oĂč il voyait rouge. Pendant une demi-heure, la promenade dura. Lorsque Chaval et Catherine approchĂšrent du Voreux, ils ralentirent encore leur marche, ils s'arrĂȘtĂšrent deux fois au bord du canal, trois fois le long du terri, trĂšs gais maintenant, s'amusant Ă  de petits jeux tendres. Etienne devait s'arrĂȘter lui aussi, faire les mĂȘmes stations, de peur d'ĂȘtre aperçu. Il s'efforçait de n'avoir plus qu'un regret brutal ça lui apprendrait Ă  mĂ©nager les filles, par bonne Ă©ducation. Puis, aprĂšs le Voreux, libre enfin d'aller dĂźner chez Rasseneur, il continua de les suivre, il les accompagna au coron, demeura lĂ , debout dans l'ombre, pendant un quart d'heure, Ă  attendre que Chaval laissĂąt Catherine rentrer chez elle. Et, lorsqu'il fut bien sĂ»r qu'ils n'Ă©taient plus ensemble, il marcha de nouveau, il poussa trĂšs loin sur la route de Marchiennes, piĂ©tinant, ne songeant Ă  rien, trop Ă©touffĂ© et trop triste pour s'enfermer dans une chambre. Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, Etienne retraversa le coron, en se disant qu'il fallait manger et se coucher, s'il voulait ĂȘtre debout le matin Ă  quatre heures. Le village dormait dĂ©jĂ , tout noir dans la nuit. Pas une lueur ne glissait des persiennes closes, les longues façades s'alignaient, avec le sommeil pesant des casernes qui ronflent. Seul, un chat se sauva au travers des jardins vides. C'Ă©tait la fin de la journĂ©e, l'Ă©crasement des travailleurs tombant de la table au lit, assommĂ©s de fatigue et de nourriture. Chez Rasseneur, dans la salle Ă©clairĂ©e, un machineur et deux ouvriers du jour buvaient des chopes. Mais, avant de rentrer, Etienne s'arrĂȘta, jeta un dernier regard aux tĂ©nĂšbres. Il retrouvait la mĂȘme immensitĂ© noire que le matin, lorsqu'il Ă©tait arrivĂ© par le grand vent. Devant lui, le Voreux s'accroupissait de son air de bĂȘte mauvaise, vague, piquĂ© de quelques lueurs de lanterne. Les trois brasiers du terri brĂ»laient en l'air, pareils Ă  des lunes sanglantes, dĂ©tachant par instants les silhouettes dĂ©mesurĂ©es du pĂšre Bonnemort et de son cheval jaune. Et, au-delĂ , dans la plaine rase, l'ombre avait tout submergĂ©, Montsou, Marchiennes, la forĂȘt de Vandame, la vaste mer de betteraves et de blĂ©, oĂč ne luisaient plus, comme des phares lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et les feux rouges des fours Ă  coke. Peu Ă  peu, la nuit se noyait, la pluie tombait maintenant, lente, continue, abĂźmant ce nĂ©ant au fond de son ruissellement monotone; tandis qu'une seule voix s'entendait encore, la respiration grosse et lente de la machine d'Ă©puisement, qui jour et nuit soufflait. TROISIEME PARTIE - III, I Le lendemain, les jours suivants, Etienne reprit son travail Ă  la fosse. Il s'accoutumait, son existence se rĂ©glait sur cette besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au dĂ©but. Une seule aventure coupa la monotonie de la premiĂšre quinzaine, une fiĂšvre Ă©phĂ©mĂšre qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres brisĂ©s, la tĂȘte brĂ»lante, rĂȘvassant, dans un demi-dĂ©lire, qu'il poussait sa berline au fond d'une voie trop Ă©troite, oĂč son corps ne pouvait passer. C'Ă©tait simplement la courbature de l'apprentissage, un excĂšs de fatigue dont il se remit tout de suite. Et les jours succĂ©daient aux jours, des semaines, des mois s'Ă©coulĂšrent. Maintenant, comme les camarades, il se levait Ă  trois heures, buvait le cafĂ©, emportait la double tartine que Mme Rasseneur lui prĂ©parait dĂšs la veille. RĂ©guliĂšrement, en se rendant le matin Ă  la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en sortant l'aprĂšs-midi, il se croisait avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tĂąche. Il avait le bĂ©guin, la culotte, la veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos Ă  la baraque, devant le grand feu. Puis venait l'attente, pieds nus, Ă  la recette, traversĂ©e de furieux courants d'air. Mais la machine, dont les gros membres d'acier, Ă©toilĂ©s de cuivre, luisaient lĂ -haut, dans l'ombre, ne le prĂ©occupait plus, ni les cĂąbles qui filaient d'une aile noire et muette d'oiseau nocturne, ni les cages Ă©mergeant et plongeant sans cesse, au milieu du vacarme des signaux, des ordres criĂ©s, des berlines Ă©branlant les dalles de fonte. Sa lampe brĂ»lait mal, ce sacrĂ© lampiste n'avait pas dĂ» la nettoyer; et il ne se dĂ©gourdissait que lorsque Mouquet les emballait tous, avec des claques de farceur qui sonnaient sur le derriĂšre des filles. La cage se dĂ©crochait, tombait comme une pierre au fond d'un trou, sans qu'il tournĂąt seulement la tĂȘte pour voir fuir le jour. Jamais il ne songeait Ă  une chute possible, il se retrouvait chez lui Ă  mesure qu'il descendait dans les tĂ©nĂšbres, sous la pluie battante. En bas, Ă  l'accrochage, lorsque Pierron les avait dĂ©ballĂ©s, de son air de douceur cafarde, c'Ă©tait toujours le mĂȘme piĂ©tinement de troupeau, les chantiers s'en allant chacun Ă  sa taille, d'un pas traĂźnard. Lui, dĂ©sormais, connaissait les galeries de la mine mieux que les rues de Montsou, savait qu'il fallait tourner ici, se baisser plus loin, Ă©viter ailleurs une flaque d'eau. Il avait pris une telle habitude de ces deux kilomĂštres sous terre, qu'il les aurait faits sans lampe, les mains dans les poches. Et, toutes les fois, les mĂȘmes rencontres se produisaient, un porion Ă©clairant au passage la face des ouvriers, le pĂšre Mouque amenant un cheval, BĂ©bert conduisant Bataille qui s'Ă©brouait, Jeanlin courant derriĂšre le train pour refermer les portes d'aĂ©rage, et la grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs berlines. A la longue, Etienne souffrait aussi beaucoup moins de l'humiditĂ© et de l'Ă©touffement de la taille. La cheminĂ©e lui semblait trĂšs commode pour monter, comme s'il eĂ»t fondu et qu'il pĂ»t passer par des fentes, oĂč il n'aurait point risquĂ© une main jadis. Il respirait sans malaise les poussiĂšres du charbon, voyait clair dans la nuit, suait tranquille, fait Ă  la sensation d'avoir du matin au soir ses vĂȘtements trempĂ©s sur le corps. Du reste, il ne dĂ©pensait plus maladroitement ses forces, une adresse lui Ă©tait venue, si rapide, qu'elle Ă©tonnait le chantier Au bout de trois semaines, on le citait parmi les bons herscheurs de la fosse pas un ne roulait sa berline jusqu'au plan inclinĂ©, d'un train plus vif, ni ne l'emballait ensuite, avec autant de correction. Sa petite taille lui permettait de se glisser partout, et ses bras avaient beau ĂȘtre fins et blancs comme ceux d'une femme, ils paraissaient en fer sous la peau dĂ©licate, tellement ils menaient rudement la besogne. Jamais il ne se plaignait, par fiertĂ© sans doute, mĂȘme quand il rĂąlait de fatigue. On ne lui reprochait que de ne pas comprendre la plaisanterie, tout de suite fĂąchĂ©, dĂšs qu'on voulait taper sur lui. Au demeurant, il Ă©tait acceptĂ©, regardĂ© comme un vrai mineur, dans cet Ă©crasement de l'habitude qui le rĂ©duisait un peu chaque jour Ă  une fonction de machine. Maheu surtout se prenait d'amitiĂ© pour Etienne, car il avait le respect de l'ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que ce garçon avait une instruction supĂ©rieure Ă  la sienne il le voyait lire, Ă©crire, dessiner des bouts de plan, il l'entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu'Ă  l'existence. Cela ne l'Ă©tonnait pas, les houilleurs sont de rudes hommes qui ont la tĂȘte plus dure que les machineurs; mais il Ă©tait surpris du courage de ce petit-lĂ , de la façon gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever de faim. C'Ă©tait le premier ouvrier de rencontre qui s'acclimatait si promptement. Aussi, lorsque l'abattage pressait et qu'il ne voulait pas dĂ©ranger un haveur, chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la propretĂ© et de la soliditĂ© du travail. Les chefs le tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il craignait Ă  chaque heure de voir apparaĂźtre l'ingĂ©nieur NĂ©grel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout recommencer; et il avait remarquĂ© que le boisage de son herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgrĂ© leurs airs de n'ĂȘtre jamais contents et de rĂ©pĂ©ter que la Compagnie, un jour ou l'autre, prendrait une mesure radicale. Les choses traĂźnaient, un sourd mĂ©contentement fermentait dans la fosse, Maheu lui-mĂȘme, si calme, finissait par fermer les poings. Il y avait eu d'abord une rivalitĂ© entre Zacharie et Etienne. Un soir, ils s'Ă©taient menacĂ©s d'une paire de gifles. Mais le premier, brave garçon et se moquant de ce qui n'Ă©tait pas son plaisir, tout de suite apaisĂ© par l'offre amicale d'une chope, avait dĂ» s'incliner bientĂŽt devant la supĂ©rioritĂ© du nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait, disait-il, ses idĂ©es. Et, parmi les hommes du marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilitĂ© sourde que chez le grand Chaval, non pas qu'ils parussent se bouder, car ils Ă©taient devenus camarades au contraire; seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris son train de fille lasse et rĂ©signĂ©e, pliant le dos, poussant sa berline, gentille toujours pour son compagnon de roulage qui l'aidait Ă  son tour, soumise d'autre part aux volontĂ©s de son amant dont elle subissait ouvertement les caresses. C'Ă©tait une situation acceptĂ©e, un mĂ©nage reconnu sur lequel la famille elle-mĂȘme fermait les yeux, Ă  ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse derriĂšre le terri, puis la ramenait jusqu'Ă  la porte de ses parents, oĂč il l'embrassait une derniĂšre fois, devant tout le coron. Etienne, qui croyait en avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces promenades, lĂąchant pour rire des mots crus, comme on en lĂąche entre garçons et filles, au fond des tailles; et elle rĂ©pondait sur le mĂȘme ton, disait par crĂąnerie ce que son galant lui avait fait, troublĂ©e cependant et pĂąlissante, lorsque les yeux du jeune homme rencontraient les siens. Tous les deux dĂ©tournaient la tĂȘte, restaient parfois une heure sans se parler, avec l'air de se haĂŻr pour des choses enterrĂ©es en eux, et sur lesquelles ils ne s'expliquaient point. Le printemps Ă©tait venu. Etienne, un jour, au sortir du puits, avait reçu Ă  la face cette bouffĂ©e tiĂšde d'avril, une bonne odeur de terre jeune, de verdure tendre, de grand air pur; et, maintenant, Ă  chaque sortie, le printemps sentait meilleur et le chauffait davantage, aprĂšs ses dix heures de travail dans l'Ă©ternel hiver du fond, au milieu de ces tĂ©nĂšbres humides que jamais ne dissipait aucun Ă©tĂ©. Les jours s'allongeaient encore, il avait fini, en mai, par descendre au soleil levant, lorsque le ciel vermeil Ă©clairait le Voreux d'une poussiĂšre d'aurore, oĂč la vapeur blanche des Ă©chappements montait toute rose. On ne grelottait plus, une haleine tiĂšde soufflait des lointains de la plaine, pendant que les alouettes, trĂšs haut, chantaient. Puis, Ă  trois heures, il avait l'Ă©blouissement du soleil devenu brĂ»lant, incendiant l'horizon, rougissant les briques sous la crasse du charbon. En juin, les blĂ©s Ă©taient grands dĂ©jĂ , d'un vert bleu qui tranchait sur le vert noir des betteraves. C'Ă©tait une mer sans fin, ondulante au moindre vent, qu'il voyait s'Ă©taler et croĂźtre de jour en jour, surpris parfois comme s'il la trouvait le soir plus enflĂ©e de verdure que le matin. Les peupliers du canal s'empanachaient de feuilles. Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient les prĂ©s, toute une vie germait, jaillissait de cette terre, pendant qu'il geignait sous elle, lĂ -bas, de misĂšre et de fatigue. Maintenant, lorsque Etienne se promenait, le soir, ce n'Ă©tait plus derriĂšre le terri qu'il effarouchait des amoureux. Il suivait leurs sillages dans les blĂ©s, il devinait leurs nids d'oiseaux paillards, aux remous des Ă©pis jaunissants et des grands coquelicots rouges. Zacharie et PhilomĂšne y retournaient par une habitude de vieux mĂ©nage; la mĂšre BrĂ»lĂ©, toujours aux trousses de Lydie, la dĂ©nichait Ă  chaque instant avec Jeanlin, terrĂ©s si profondĂ©ment ensemble, qu'il fallait mettre le pied sur eux pour les dĂ©cider Ă  s'envoler; et, quant Ă  la Mouquette, elle gĂźtait partout, on ne pouvait traverser un champ, sans voir sa tĂȘte plonger, tandis que ses pieds seuls surnageaient, dans des culbutes Ă  pleine Ă©chine. Mais tous ceux-lĂ  Ă©taient bien libres, le jeune homme ne trouvait ça coupable que les soirs oĂč il rencontrait Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, Ă  son approche, s'abattre au milieu d'une piĂšce, dont les tiges immobiles restĂšrent mortes ensuite. Une autre fois, comme il suivait un Ă©troit chemin, les yeux clairs de Catherine lui apparurent au ras des blĂ©s, puis se noyĂšrent. Alors, la pleine immense lui semblait trop petite, il prĂ©fĂ©rait passer la soirĂ©e chez Rasseneur, Ă  l'Avantage. - Madame Rasseneur, donnez-moi une chope... Non, je ne sortirai pas ce soir, j'ai les jambes cassĂ©es. Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d'habitude assis Ă  la table du fond, la tĂȘte contre le mur. - Souvarine, tu n'en prends pas une ? - Merci, rien du tout. Etienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant lĂ , cĂŽte Ă  cĂŽte. C'Ă©tait un machineur du Voreux, qui occupait en haut la chambre meublĂ©e, voisine de la sienne. Il devait avoir une trentaine d'annĂ©es, mince, blond, avec une figure fine, encadrĂ©e de grands cheveux et d'une barbe lĂ©gĂšre. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de son teint, lui donnaient un air de fille, un air de douceur entĂȘtĂ©e, que le reflet gris de ses yeux d'acier ensauvageait par Ă©clairs. Dans sa chambre d'ouvrier pauvre, il n'avait qu'une caisse de papiers et de livres. Il Ă©tait Russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir des lĂ©gendes sur son compte. Les houilleurs, trĂšs dĂ©fiants devant les Ă©trangers, le flairant d'une autre classe Ă  ses mains petites de bourgeois, avaient d'abord imaginĂ© une aventure, un assassinat dont il fuyait le chĂątiment. Puis, il s'Ă©tait montrĂ© si fraternel pour eux, sans fiertĂ©, distribuant Ă  la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu'ils l'acceptaient Ă  cette heure, rassurĂ©s par le mot de rĂ©fugiĂ© politique qui circulait, mot vague oĂč ils voyaient une excuse, mĂȘme au crime, et comme une camaraderie de souffrance. Les premiĂšres semaines, Etienne l'avait trouvĂ© d'une rĂ©serve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus tard Souvarine Ă©tait le dernier-nĂ© d'une famille noble du gouvernement de Toula. A Saint- PĂ©tersbourg, oĂč il faisait sa mĂ©decine, la passion socialiste qui emportait alors toute la jeunesse russe l'avait dĂ©cidĂ© Ă  apprendre un mĂ©tier manuel, celui de mĂ©canicien, pour se mĂȘler au peuple, pour le connaĂźtre et l'aider en frĂšre. Et c'Ă©tait de ce mĂ©tier qu'il vivait maintenant, aprĂšs s'ĂȘtre enfui Ă  la suite d'un attentat manquĂ© contre la vie de l'empereur pendant un mois, il avait vĂ©cu dans la cave d'un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, chargeant des bombes, sous la continuelle menace de sauter avec la maison. ReniĂ© par sa famille, sans argent, mis comme Ă©tranger Ă  l'index des ateliers français qui voyaient en lui un espion, il mourait de faim, lorsque la Compagnie de Montsou l'avait enfin embauchĂ©, dans une heure de presse. Depuis un an, il y travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le service de nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple. - Tu n'as donc jamais soif ? lui demandait Etienne en riant. Et il rĂ©pondait de sa voix douce, presque sans accent - J'ai soif quand je mange. Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait l'avoir vu avec une herscheuse dans les blĂ©s, du cĂŽtĂ© des Bas-de-Soie. Alors, il haussait les Ă©paules, plein d'une indiffĂ©rence tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire ? La femme Ă©tait pour lui un garçon, un camarade, quand elle avait la fraternitĂ© et le courage d'un homme. Autrement, Ă  quoi bon se mettre au coeur une lĂąchetĂ© possible ? Ni femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il Ă©tait libre de son sang et du sang des autres. Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait, Etienne restait ainsi Ă  causer avec Souvarine. Lui buvait sa biĂšre Ă  petits coups, le machineur fumait de continuelles cigarettes, dont le tabac avait, Ă  la longue, roussi ses doigts minces. Ses yeux vagues de mystique suivaient la fumĂ©e au travers d'un rĂȘve; sa main gauche, pour s'occuper, tĂątonnante et nerveuse, cherchait dans le vide; et il finissait, d'habitude, par installer sur ses genoux un lapin familier, une grosse mĂšre toujours pleine, qui vivait lĂąchĂ©e en libertĂ©, dans la maison. Cette lapine, qu'il avait lui-mĂȘme appelĂ©e Pologne, s'Ă©tait mise Ă  l'adorer, venait flairer son pantalon, se dressait, le grattait de ses pattes, jusqu'Ă  ce qu'il l'eĂ»t prise comme un enfant. Puis, tassĂ©e contre lui, ses oreilles rabattues, elle fermait les yeux; tandis que, sans se lasser, d'un geste de caresse inconscient, il passait la main sur la soie grise de son poil, l'air calmĂ© par cette douceur tiĂšde et vivante. - Vous savez, dit un soir Etienne, j'ai reçu une lettre de Pluchart. Il n'y avait plus lĂ  que Rasseneur. Le dernier client Ă©tait parti, rentrant au coron qui se couchait. - Ah ! s'Ă©cria le cabaretier, debout devant ses deux locataires. OĂč en est-il, Pluchart ? Etienne, depuis deux mois, entretenait une correspondance suivie avec le mĂ©canicien de Lille, auquel il avait eu l'idĂ©e d'apprendre son embauchement Ă  Montsou, et qui maintenant l'endoctrinait, frappĂ© de la propagande qu'il pouvait faire au milieu des mineurs. - Il en est, que l'association en question marche trĂšs bien. On adhĂšre de tous les cĂŽtĂ©s, paraĂźt-il. - Qu'est-ce que tu en dis, toi, de leur sociĂ©tĂ© ? demanda Rasseneur Ă  Souvarine. Celui-ci, qui grattait tendrement la tĂȘte de Pologne, souffla un jet de fumĂ©e, en murmurant de son air tranquille - Encore des bĂȘtises ! Mais Etienne s'enflammait. Toute une prĂ©disposition de rĂ©volte le jetait Ă  la lutte du travail contre le capital, dans les illusions premiĂšres de son ignorance. C'Ă©tait de l'Association internationale des travailleurs qu'il s'agissait, de cette fameuse Internationale qui venait de se crĂ©er Ă  Londres. N'y avait-il pas lĂ  un effort superbe, une campagne oĂč la justice allait enfin triompher ? Plus de frontiĂšres, les travailleurs du monde entier se levant, s'unissant, pour assurer Ă  l'ouvrier le pain qu'il gagne. Et quelle organisation simple et grande en bas, la section, qui reprĂ©sente la commune; puis, la fĂ©dĂ©ration, qui groupe les sections d'une mĂȘme province; puis, la nation, et au-dessus, enfin, l'humanitĂ©, incarnĂ©e dans un Conseil gĂ©nĂ©ral, oĂč chaque nation Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par un secrĂ©taire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis la terre, on dicterait des lois aux patrons, s'ils faisaient les mĂ©chants. - Des bĂȘtises ! rĂ©pĂ©ta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore Ă  vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n'est-ce pas ? tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires... Fichez-moi donc la paix, avec votre Ă©volution ! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-ĂȘtre en repoussera-t-il un meilleur. Etienne se mit Ă  rire. Il n'entendait pas toujours les paroles de son camarade, cette thĂ©orie de la destruction lui semblait une pose. Rasseneur, encore plus pratique, et d'un bon sens d'homme Ă©tabli, ne daigna pas se fĂącher. Il voulait seulement prĂ©ciser les choses. - Alors, quoi ? tu vas tenter de crĂ©er une section Ă  Montsou ? C'Ă©tait ce que dĂ©sirait Pluchart, qui Ă©tait secrĂ©taire de la FĂ©dĂ©ration du Nord. Il insistait particuliĂšrement sur les services que l'Association rendrait aux mineurs, s'ils se mettaient un jour en grĂšve. Etienne, justement, croyait la grĂšve prochaine l'affaire des bois finirait mal, il ne fallait plus qu'une exigence de la Compagnie pour rĂ©volter toutes les fosses. - L'embĂȘtant, c'est les cotisations, dĂ©clara Rasseneur d'un ton judicieux. Cinquante centimes par an pour le fonds gĂ©nĂ©ral, deux francs pour la section, ça n'a l'air de rien, et je parie que beaucoup refuseront de les donner. - D'autant plus, ajouta Etienne, qu'on devrait d'abord crĂ©er ici une caisse de prĂ©voyance, dont nous ferions Ă  l'occasion une caisse de rĂ©sistance... N'importe, il est temps de songer Ă  ces choses. Moi, je suis prĂȘt, si les autres sont prĂȘts. Il y eut un silence. La lampe Ă  pĂ©trole fumait sur le comptoir. Par la porte grande ouverte, on entendait distinctement la pelle d'un chauffeur du Voreux chargeant un foyer de la machine. - Tout est si cher ! reprit Mme Rasseneur, qui Ă©tait entrĂ©e et qui Ă©coutait d'un air sombre, comme grandie dans son Ă©ternelle robe noire. Si je vous disais que j'ai payĂ© les oeufs vingt-deux sous... Il faudra que ça pĂšte. Les trois hommes, cette fois, furent du mĂȘme avis. Ils parlaient l'un aprĂšs l'autre, d'une voix dĂ©solĂ©e, et les dolĂ©ances commencĂšrent. L'ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la rĂ©volution n'avait fait qu'aggraver ses misĂšres, c'Ă©taient les bourgeois qui s'engraissaient depuis 89, si goulĂ»ment, qu'ils ne lui laissaient mĂȘme pas le fond des plats Ă  torcher. Qu'on dise un peu si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable, dans l'extraordinaire accroissement de la richesse et du bien-ĂȘtre, depuis cent ans ? On s'Ă©tait fichu d'eux en les dĂ©clarant libres oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guĂšre. Ca ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux misĂ©rables qu'Ă  leurs vieilles bottes. Non, d'une façon ou d'une autre, il fallait en finir, que ce fĂ»t gentiment, par des lois, par une entente de bonne amitiĂ©, ou que ce fĂ»t en sauvages, en brĂ»lant tout et en se mangeant les uns les autres. Les enfants verraient sĂ»rement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siĂšcle ne pouvait s'achever sans qu'il y eĂ»t une autre rĂ©volution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la sociĂ©tĂ© du haut en bas, et qui la rebĂątirait avec plus de propretĂ© et de justice. - Il faut que ça pĂšte, rĂ©pĂ©ta Ă©nergiquement Mme Rasseneur. - Oui, oui, criĂšrent-ils tous les trois, il faut que ça pĂšte. Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. Il dit Ă  demi-voix, les yeux perdus, comme pour lui-mĂȘme - Augmenter le salaire, est-ce qu'on peut ? Il est fixĂ© par la loi d'airain Ă  la plus petite somme indispensable, juste le nĂ©cessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des enfants... S'il tombe trop bas, les ouvriers crĂšvent, et la demande de nouveaux hommes le fait remonter. S'il monte trop haut, l'offre trop grande le fait baisser... C'est l'Ă©quilibre des ventres vides, la condamnation perpĂ©tuelle au bagne de la faim. Quand il s'oubliait de la sorte, abordant des sujets de socialiste instruit, Etienne et Rasseneur demeuraient inquiets, troublĂ©s par ses affirmations dĂ©solantes, auxquelles ils ne savaient que rĂ©pondre. - Entendez-vous ! reprit-il avec son calme habituel, en les regardant, il faut tout dĂ©truire, ou la faim repoussera. Oui ! l'anarchie, plus rien, la terre lavĂ©e par le sang, purifiĂ©e par l'incendie !... On verra ensuite. - Monsieur a bien raison, dĂ©clara Mme Rasseneur, qui, dans ses violences rĂ©volutionnaires, se montrait d'une grande politesse. Etienne, dĂ©sespĂ©rĂ© de son ignorance, ne voulut pas discuter davantage. Il se leva, en disant - Allons nous coucher. Tout ça ne m'empĂȘchera pas de me lever Ă  trois heures. DĂ©jĂ  Souvarine, aprĂšs avoir soufflĂ© le bout de cigarette collĂ© Ă  ses lĂšvres, prenait dĂ©licatement la grosse lapine sous le ventre, pour la poser Ă  terre. Rasseneur fermait la maison. Ils se sĂ©parĂšrent en silence, les oreilles bourdonnantes, la tĂȘte comme enflĂ©e des questions graves qu'ils remuaient. Et, chaque soir, c'Ă©taient des conversations semblables, dans la salle nue, autour de l'unique chope qu'Etienne mettait une heure Ă  vider. Un fonds d'idĂ©es obscures, endormies en lui, s'agitait, s'Ă©largissait. DĂ©vorĂ© surtout du besoin de savoir, il avait hĂ©sitĂ© longtemps Ă  emprunter des livres Ă  son voisin, qui malheureusement ne possĂ©dait guĂšre que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il s'Ă©tait fait prĂȘter un livre français sur les SociĂ©tĂ©s coopĂ©ratives, encore des bĂȘtises, disait Souvarine; et il lisait aussi rĂ©guliĂšrement un journal que ce dernier recevait, Le Combat, feuille anarchiste publiĂ©e Ă  GenĂšve. D'ailleurs, malgrĂ© leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi fermĂ©, avec son air de camper dans la vie, sans intĂ©rĂȘts, ni sentiments, ni biens d'aucune sorte. Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation d'Etienne s'amĂ©liora. Au milieu de cette vie monotone, sans cesse recommençante de la mine, un accident s'Ă©tait produit les chantiers de la veine Guillaume venaient de tomber sur un brouillage, toute une perturbation dans la couche, qui annonçait certainement l'approche d'une faille; et, en effet, on avait bientĂŽt rencontrĂ© cette faille, que les ingĂ©nieurs, malgrĂ© leur grande connaissance du terrain, ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait que de la veine disparue, glissĂ©e sans doute plus bas, de l'autre cĂŽtĂ© de la faille. Les vieux mineurs ouvraient dĂ©jĂ  les narines, comme de bons chiens lancĂ©s Ă  la chasse de la houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient rester les bras croisĂ©s, et des affiches annoncĂšrent que la Compagnie allait mettre aux enchĂšres de nouveaux marchandages. Maheu, un jour, Ă  la sortie, accompagna Etienne et lui offrit d'entrer comme haveur dans son marchandage, Ă  la place de Levaque passĂ© Ă  un autre chantier. L'affaire Ă©tait dĂ©jĂ  arrangĂ©e avec le maĂźtre- porion et l'ingĂ©nieur, qui se montraient trĂšs contents du jeune homme. Aussi Etienne n'eut-il qu'Ă  accepter ce rapide avancement, heureux de l'estime croissante oĂč Maheu le tenait. DĂšs le soir, ils retournĂšrent ensemble Ă  la fosse prendre connaissance des affiches. Les tailles mises aux enchĂšres se trouvaient Ă  la veine FilonniĂšre, dans la galerie nord du Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur hochait la tĂȘte Ă  la lecture que le jeune homme lui faisait des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent descendus et qu'il l'eut emmenĂ© visiter la veine, il lui fit remarquer l'Ă©loignement de l'accrochage, la nature Ă©bouleuse du terrain, le peu d'Ă©paisseur et la duretĂ© du charbon. Pourtant, si l'on voulait manger, il fallait travailler. Aussi, le dimanche suivant, allĂšrent-ils aux enchĂšres, qui avaient lieu dans la baraque, et que l'ingĂ©nieur de la fosse, assistĂ© du maĂźtre-porion, prĂ©sidait, en l'absence de l'ingĂ©nieur divisionnaire. Cinq Ă  six cents charbonniers se trouvaient lĂ , en face de la petite estrade, plantĂ©e dans un coin; et les adjudications marchaient d'un tel train, qu'on entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres criĂ©s, Ă©touffĂ©s par d'autres chiffres. Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous les concurrents baissaient, inquiets des bruits de crise, pris de la panique du chĂŽmage. L'ingĂ©nieur NĂ©grel ne se pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les enchĂšres aux plus bas chiffres possibles, tandis que Dansaert, dĂ©sireux de hĂąter encore les choses, mentait sur l'excellence des marchĂ©s. Il fallut que Maheu, pour avoir ses cinquante mĂštres d'avancement, luttĂąt contre un camarade, qui s'obstinait, lui aussi; Ă  tour de rĂŽle, ils retiraient chacun un centime de la berline; et, s'il demeura vainqueur, ce fut en baissant tellement le salaire, que le porion Richomme, debout derriĂšre lui, se fĂąchait entre ses dents, le poussait du coude, en grognant avec colĂšre que jamais il ne s'en tirerait, Ă  ce prix-lĂ . Quand ils sortirent, Etienne jurait. Et il Ă©clata devant Chaval, qui revenait des blĂ©s en compagnie de Catherine, flĂąnant, pendant que le beau-pĂšre s'occupait des affaires sĂ©rieuses. - Nom de Dieu ! cria-t-il, en voilĂ  un Ă©gorgement !... Alors, aujourd'hui, c'est l'ouvrier qu'on force Ă  manger l'ouvrier ! Chaval s'emporta; jamais il n'aurait baissĂ©, lui ! Et Zacharie, venu par curiositĂ©, dĂ©clara que c'Ă©tait dĂ©goĂ»tant. Mais Etienne les fit taire d'un geste de sourde violence. - Ca finira, nous serons les maĂźtres, un jour ! Maheu, restĂ© muet depuis les enchĂšres, parut s'Ă©veiller. Il rĂ©pĂ©ta - Les maĂźtres... Ah ! foutu sort ! ce ne serait pas trop tĂŽt ! III, II C'Ă©tait le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. DĂšs le samedi soir, les bonnes mĂ©nagĂšres du coron avaient lavĂ© leur salle Ă  grande eau, un dĂ©luge, des seaux jetĂ©s Ă  la volĂ©e sur les dalles et contre les murs; et le sol n'Ă©tait pas encore sec, malgrĂ© le sable blanc dont on le semait, tout un luxe coĂ»teux pour ces bourses de pauvre. Cependant, la journĂ©e s'annonçait trĂšs chaude, un de ces lourds ciels, Ă©crasants d'orage, qui Ă©touffent en Ă©tĂ© les campagnes du Nord, plates et nues, Ă  l'infini. Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu. Tandis que le pĂšre, Ă  partir de cinq heures, s'enrageait au lit, s'habillait quand mĂȘme, les enfants faisaient jusqu'Ă  neuf heures la grasse matinĂ©e. Ce jour-lĂ , Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la matinĂ©e, sans trop savoir Ă  quoi il raccommoda le baquet qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince impĂ©rial qu'on avait donnĂ© aux petits. Cependant, les autres descendaient un Ă  un, le pĂšre Bonnemort avait sorti une chaise pour s'asseoir au soleil, la mĂšre et Alzire s'Ă©taient mises tout de suite Ă  la cuisine. Catherine parut, poussant devant elle LĂ©nore et Henri qu'elle venait d'habiller; et onze heures sonnaient, l'odeur du lapin qui bouillait avec des pommes de terre, emplissait dĂ©jĂ  la maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les derniers, les yeux bouffis, bĂąillant encore. Du reste, le coron Ă©tait en l'air, allumĂ© par la fĂȘte, dans le coup de feu du dĂźner, qu'on hĂątait pour filer en bandes Ă  Montsou. Des troupes d'enfants galopaient, des hommes en bras de chemise traĂźnaient des savates, avec le dĂ©hanchement paresseux des jours de repos. Les fenĂȘtres et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient voir la file des salles, toutes dĂ©bordantes, en gestes et en cris, du grouillement des familles. Et, d'un bout Ă  l'autre des façades, ça sentait le pain, un parfum de cuisine riche, qui combattait ce jour-lĂ  l'odeur invĂ©tĂ©rĂ©e de l'oignon frit. Les Maheu dĂźnĂšrent Ă  midi sonnant. Ils ne menaient pas grand vacarme, au milieu des bavardages de porte Ă  porte, des voisinages mĂȘlant les femmes, dans un continuel remous d'appels, de rĂ©ponses, d'objets prĂȘtĂ©s, de mioches chassĂ©s ou ramenĂ©s d'une claque. D'ailleurs, ils Ă©taient en froid depuis trois semaines avec leurs voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et de PhilomĂšne. Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaĂźtre. Cette brouille avait resserrĂ© les rapports avec la Pierronne. Seulement, la Pierronne, laissant Ă  sa mĂšre Pierron et Lydie, Ă©tait partie de grand matin pour passer la journĂ©e chez une cousine, Ă  Marchiennes; et l'on plaisantait, car on la connaissait, la cousine elle avait des moustaches, elle Ă©tait maĂźtre-porion au Voreux. La Maheude dĂ©clara que ce n'Ă©tait guĂšre propre, de lĂącher sa famille, un dimanche de ducasse. Outre le lapin aux pommes de terre, qu'ils engraissaient dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe grasse et le boeuf. La paie de quinzaine Ă©tait justement tombĂ©e la veille. Ils ne se souvenaient pas d'un pareil rĂ©gal. MĂȘme Ă  la derniĂšre Sainte-Barbe, cette fĂȘte des mineurs oĂč ils ne font rien de trois jours, le lapin n'avait pas Ă©tĂ© si gras ni si tendre. Aussi les dix paires de mĂąchoires, depuis la petite Estelle dont les dents commençaient Ă  pousser, jusqu'au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes, travaillaient d'un tel coeur, que les os eux-mĂȘmes disparaissaient. C'Ă©tait bon, la viande; mais ils la digĂ©raient mal, ils en voyaient trop rarement. Tout y passa, il ne resta qu'un morceau de bouilli pour le soir. On ajouterait des tartines, si l'on avait faim. Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. BĂ©bert l'attendait, derriĂšre l'Ă©cole. Et ils rĂŽdĂšrent longtemps avant de dĂ©baucher Lydie, que la BrĂ»lĂ© voulait retenir prĂšs d'elle, dĂ©cidĂ©e Ă  ne pas sortir. Quand elle s'aperçut de la fuite de l'enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que Pierron, ennuyĂ© de ce tapage, s'en allait flĂąner tranquillement, d'un air de mari qui s'amuse sans remords, en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir. Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se dĂ©cida Ă  prendre l'air, aprĂšs avoir demandĂ© Ă  la Maheude si elle le rejoindrait, lĂ -bas. Non, elle ne pouvait guĂšre, c'Ă©tait une vraie corvĂ©e, avec les petits; peut-ĂȘtre que oui tout de mĂȘme, elle rĂ©flĂ©chirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu'il fut dehors, il hĂ©sita, puis il entra chez les voisins, pour voir si Levaque Ă©tait prĂȘt. Mais il trouva Zacharie qui attendait PhilomĂšne; et la Levaque venait d'entamer l'Ă©ternel sujet du mariage, criait qu'on se fichait d'elle, qu'elle aurait une derniĂšre explication avec la Maheude. Etait-ce une existence, de garder les enfants sans pĂšre de sa fille, lorsque celle-ci roulait avec son amoureux ? PhilomĂšne ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie l'emmena, en rĂ©pĂ©tant que lui voulait bien, si sa mĂšre voulait. Du reste, Levaque avait dĂ©jĂ  filĂ©, Maheu renvoya aussi la voisine Ă  sa femme et se hĂąta de sortir. Bouteloup, qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur la table, refusa obstinĂ©ment l'offre amicale d'une chope. Il restait Ă  la maison, en bon mari. Peu Ă  peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes s'en allaient les uns derriĂšre les autres; tandis que les filles, guettant sur les portes, partaient du cĂŽtĂ© opposĂ©, au bras de leurs galants. Comme son pĂšre tournait le coin de l'Ă©glise, Catherine, qui aperçut Chaval, se hĂąta de le rejoindre, pour prendre avec lui la route de Montsou. Et la mĂšre demeurĂ©e seule, au milieu des enfants dĂ©bandĂ©s, ne trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un second verre de cafĂ© brĂ»lant, qu'elle buvait Ă  petits coups. Dans le coron, il n'y avait plus que les femmes, s'invitant, achevant d'Ă©goutter les cafetiĂšres, autour des tables encore chaudes et grasses du dĂźner. Maheu flairait que Levaque Ă©tait Ă  l'Avantage, et il descendit chez Rasseneur, sans hĂąte. En effet, derriĂšre le dĂ©bit, dans le jardin Ă©troit fermĂ© d'une haie, Levaque faisait une partie de quilles avec des camarades. Debout, ne jouant pas, le pĂšre Bonnemort et le vieux Mouque suivaient la boule, tellement absorbĂ©s, qu'ils oubliaient mĂȘme de se pousser du coude. Un soleil ardent tapait d'aplomb, il n'y avait qu'une raie d'ombre, le long du cabaret; et Etienne Ă©tait lĂ , buvant sa chope devant une table, ennuyĂ© de ce que Souvarine venait de le lĂącher pour monter dans sa chambre. Presque tous les dimanches, le machineur s'enfermait, Ă©crivait ou lisait. - Joues-tu ? demanda Levaque Ă  Maheu. Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il crevait dĂ©jĂ  de soif. - Rasseneur ! appela Etienne. Apporte donc une chope. Et, se retournant vers Maheu - Tu sais, c'est moi qui paie. Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne se pressait guĂšre, il fallut l'appeler Ă  trois reprises; et ce fut Mme Rasseneur qui apporta de la biĂšre tiĂšde. Le jeune homme avait baissĂ© la voix pour se plaindre de la maison des braves gens sans doute, des gens dont les idĂ©es Ă©taient bonnes; seulement, la biĂšre ne valait rien, et des soupes exĂ©crables ! Dix fois dĂ©jĂ , il aurait changĂ© de pension, s'il n'avait pas reculĂ© devant la course de Montsou. Un jour ou l'autre, il finirait par chercher au coron une famille. - Bien sĂ»r, rĂ©pĂ©tait Maheu de sa voix lente, bien sĂ»r, tu serais mieux dans une famille. Mais des cris Ă©clatĂšrent, Levaque avait abattu toutes les quilles d'un coup. Mouque et Bonnemort, le nez vers la terre, gardaient au milieu du tumulte un silence de profonde approbation. Et la joie d'un tel coup dĂ©borda en plaisanteries, surtout lorsque les joueurs aperçurent, par-dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette. Elle rĂŽdait lĂ  depuis une heure, elle s'Ă©tait enhardie Ă  s'approcher, en entendant les rires. - Comment ! tu es seule ? cria Levaque. Et tes amoureux ? - Mes amoureux, je les ai remisĂ©s, rĂ©pondit-elle avec une belle gaietĂ© impudente. J'en cherche un. Tous s'offrirent, la chauffĂšrent de gros mots. Elle refusait de la tĂȘte, riait plus fort, faisait la gentille. Son pĂšre, du reste, assistait Ă  ce jeu, sans mĂȘme quitter des yeux les quilles abattues. - Va ! continua Levaque en jetant un regard vers Etienne, on se doute bien de celui que tu reluques, ma fille !... Faudra le prendre de force. Etienne, alors, s'Ă©gaya. C'Ă©tait en effet autour de lui que tournait la herscheuse. Et il disait non, amusĂ© pourtant, mais sans avoir la moindre envie d'elle. Quelques minutes encore, elle resta plantĂ©e derriĂšre la haie, le regardant de ses grands yeux fixes; puis, elle s'en alla avec lenteur, le visage brusquement sĂ©rieux, comme accablĂ©e par le lourd soleil. A demi-voix, Etienne avait repris de longues explications qu'il donnait Ă  Maheu, sur la nĂ©cessitĂ©, pour les charbonniers de Montsou, de fonder une caisse de prĂ©voyance. - Puisque la Compagnie prĂ©tend qu'elle nous laisse libres, rĂ©pĂ©tait-il, que craignons-nous ? Nous n'avons que ses pensions, et elle les distribue Ă  son grĂ©, du moment oĂč elle ne nous fait aucune retenue. Eh bien ! il serait prudent de crĂ©er, Ă  cĂŽtĂ© de son bon plaisir, une association mutuelle de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins, dans les cas de besoins immĂ©diats. Et il prĂ©cisait des dĂ©tails, discutait l'organisation, promettait de prendre toute la peine. - Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement, ce sont les autres... TĂąche de dĂ©cider les autres. Levaque avait gagnĂ©, on lĂącha les quilles pour vider les chopes. Mais Maheu refusa d'en boire une seconde on verrait plus tard, la journĂ©e n'Ă©tait pas finie. Il venait de songer Ă  Pierron. OĂč pouvait-il ĂȘtre, Pierron ? sans doute Ă  l'estaminet Lenfant. Et il dĂ©cida Etienne et Levaque, tous trois partirent pour Montsou, au moment oĂč une nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de l'Avantage. En chemin, sur le pavĂ©, il fallut entrer au dĂ©bit Casimir, puis Ă  l'estaminet du ProgrĂšs. Des camarades les appelaient par les portes ouvertes pas moyen de dire non. Chaque fois, c'Ă©tait une chope, deux s'ils faisaient la politesse de rendre. Ils restaient lĂ  dix minutes, ils Ă©changeaient quatre paroles, et ils recommençaient plus loin, trĂšs raisonnables, connaissant la biĂšre, dont ils pouvaient s'emplir, sans autre ennui que de la pisser trop vite, au fur et Ă  mesure, claire, comme de l'eau de roche. A l'estaminet Lenfant, ils tombĂšrent droit sur Pierron qui achevait sa deuxiĂšme chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une troisiĂšme. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils Ă©taient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie ne serait pas Ă  l'estaminet Tison. La salle Ă©tait vide, ils demandĂšrent une chope pour l'attendre un moment. Ensuite, ils songĂšrent Ă  l'estaminet Saint-Eloi, y acceptĂšrent une tournĂ©e du porion Richomme, vaguĂšrent dĂšs lors de dĂ©bit en dĂ©bit, sans prĂ©texte, histoire uniquement de se promener. - Faut aller au Volcan ! dit tout d'un coup Levaque, qui s'allumait. Les autres se mirent Ă  rire, hĂ©sitants, puis accompagnĂšrent le camarade, au milieu de la cohue croissante de la ducasse. Dans la salle Ă©troite et longue du Volcan, sur une estrade de planches dressĂ©e au fond, cinq chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, dĂ©filaient, avec des gestes et un dĂ©colletage de monstres; et les consommateurs donnaient dix sous, lorsqu'ils en voulaient une, derriĂšre les planches de l'estrade. Il y avait surtout des herscheurs, des moulineurs, jusqu'Ă  des galibots de quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de geniĂšvre que de biĂšre. Quelques vieux mineurs se risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont les mĂ©nages tombaient Ă  l'ordure. DĂšs que leur sociĂ©tĂ© fut assise autour d'une petite table, Etienne s'empara de Levaque, pour lui expliquer son idĂ©e d'une caisse de prĂ©voyance. Il avait la propagande obstinĂ©e des nouveaux convertis, qui se crĂ©ent une mission. - Chaque membre, rĂ©pĂ©tait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. Avec ces vingt sous accumulĂ©s, on aurait, en quatre ou cinq ans, un magot; et, quand on a de l'argent, on est fort, n'est-ce pas ? dans n'importe quelle occasion... Hein ! qu'en dis-tu ? - Moi, je ne dis pas non, rĂ©pondait Levaque d'un air distrait. On en causera. Une blonde Ă©norme l'excitait; et il s'entĂȘta Ă  rester, lorsque Maheu et Pierron, aprĂšs avoir bu leur chope, voulurent partir, sans attendre une seconde romance. Dehors, Etienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. Elle Ă©tait toujours lĂ , Ă  le regarder de ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille, comme pour dire "Veux-tu ?", Le jeune homme plaisanta, haussa les Ă©paules. Alors, elle eut un geste de colĂšre et se perdit dans la foule. - OĂč est donc Chaval ? demanda Pierron. - C'est vrai, dit Maheu. Il est pour sĂ»r chez Piquette... Allons chez Piquette. Mais comme ils arrivaient tous trois Ă  l'estaminet Piquette, un bruit de bataille, sur la porte, les arrĂȘta. Zacharie menaçait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique; tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait. - Tiens ! le voilĂ , Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est avec Catherine. Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant se promenaient Ă  travers la ducasse. C'Ă©tait, le long de la route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses et peinturlurĂ©es, dĂ©valant en lacet, un flot de peuple qui roulait sous le soleil, pareil Ă  une traĂźnĂ©e de fourmis, perdues dans la nuditĂ© rase de la plaine. L'Ă©ternelle boue noire avait sĂ©chĂ©, une poussiĂšre noire montait, volait ainsi qu'une nuĂ©e d'orage. Aux deux bords, les cabarets crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu'au pavĂ©, oĂč stationnait un double rang de camelots, des bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les filles, des couteaux et des casquettes pour les garçons; sans compter les douceurs, des dragĂ©es et des biscuits. Devant l'Ă©glise, on tirait de l'arc. Il y avait des jeux de boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de Joiselle, Ă  cĂŽtĂ© de la RĂ©gie, dans un enclos de planches, on se ruait Ă  un combat de coqs, deux grands coqs rouges, armĂ©s d'Ă©perons de fer, dont la gorge ouverte saignait. Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des culottes, au billard. Et il se faisait de longs silences, la cohue buvait, s'empiffrait sans un cri, une muette indigestion de biĂšre et de pommes de terre frites s'Ă©largissait, dans la grosse chaleur, que les poĂȘles de friture, bouillant en plein air, augmentaient encore. Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs Ă  Catherine. A chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui Ă©taient venus Ă  la fĂȘte, et qui, rĂ©flĂ©chis, la traversaient cĂŽte Ă  cĂŽte, de leurs jambes lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils aperçurent Jeanlin en train d'exciter BĂ©bert et Lydie Ă  voler les bouteilles de geniĂšvre d'un dĂ©bit de hasard, installĂ© au bord d'un terrain vague. Catherine ne put que gifler son frĂšre, la petite galopait dĂ©jĂ  avec une bouteille. Ces satanĂ©s enfants finiraient au bagne. Alors, en arrivant devant le dĂ©bit de la TĂȘte-CoupĂ©e, Chaval eut l'idĂ©e d'y faire entrer son amoureuse, pour assister Ă  un concours de pinsons, affichĂ© sur la porte depuis huit jours. Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes, s'Ă©taient rendus Ă  l'appel, chacun avec une douzaine de cages; et les petites cages obscures, oĂč les pinsons aveuglĂ©s restaient immobiles, se trouvaient dĂ©jĂ  accrochĂ©es Ă  une palissade, dans la cour du cabaret. Il s'agissait de compter celui qui, pendant une heure, rĂ©pĂ©terait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait prĂšs de ses cages, marquant, surveillant ses voisins, surveillĂ© lui-mĂȘme. Et les pinsons Ă©taient partis, les "chichouĂŻeux" au chant plus gras, les "batisecouics" d'une sonoritĂ© aiguĂ«, tout d'abord timides, ne risquant que de rares phrases, puis s'excitant les uns les autres, pressant le rythme, puis emportĂ©s enfin d'une telle rage d'Ă©mulation, qu'on en voyait tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un petit coup; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes, demeuraient muets, passionnĂ©s, au milieu de cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons rĂ©pĂ©tant tous la mĂȘme cadence, Ă  contre- temps. Ce fut un "batisecouic" qui gagna le premier prix, une cafetiĂšre en fer battu. Catherine et Chaval Ă©taient lĂ , lorsque Zacharie et PhilomĂšne entrĂšrent. On se serra la main, on resta ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se fĂącha, en surprenant un cloutier, venu par curiositĂ© avec les camarades, qui pinçait les cuisses de sa soeur; et elle, trĂšs rouge, le faisait taire, tremblante Ă  l'idĂ©e d'une tuerie, de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s'il ne voulait pas qu'on la pinçùt. Elle avait bien senti l'homme, elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les quatre sortirent, l'affaire sembla finie. Et, Ă  peine Ă©taient-ils entrĂ©s chez Piquette boire une chope, voilĂ  que le cloutier avait reparu, se fichant d'eux, leur soufflant sous le nez, d'un air de provocation. Zacharie, outrĂ© dans ses bons sentiments de famille, s'Ă©tait ruĂ© sur l'insolent. - C'est ma soeur, cochon !... Attends, nom de Dieu ! je vas te la faire respecter ! On se prĂ©cipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, trĂšs calme, rĂ©pĂ©tait - Laisse donc, ça me regarde... Je te dis que je me fous de lui ! Maheu arrivait avec sa sociĂ©tĂ©, et il calma Catherine et PhilomĂšne, dĂ©jĂ  en larmes. On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu. Pour achever de noyer ça, Chaval, qui Ă©tait chez lui Ă  l'estaminet Piquette, offrit des chopes. Etienne dut trinquer avec Catherine, tous burent ensemble, le pĂšre, la fille et son galant, le fils et sa maĂźtresse, en disant poliment "A la santĂ© de la compagnie !" Pierron ensuite s'obstina Ă  payer sa tournĂ©e. Et l'on Ă©tait trĂšs d'accord, lorsque Zacharie fut repris d'une rage, Ă  la vue de son camarade Mouquet. Il l'appela, pour aller faire, disait-il, son affaire au cloutier. - Faut que je le crĂšve !... Tiens ! Chaval, garde PhilomĂšne avec Catherine. Je vais revenir. Maheu, Ă  son tour, offrait des chopes. AprĂšs tout, si le garçon voulait venger sa soeur, ce n'Ă©tait pas d'un mauvais exemple. Mais, depuis qu'elle avait vu Mouquet, PhilomĂšne, tranquillisĂ©e, hochait la tĂȘte. Bien sĂ»r que les deux bougres avaient filĂ© au Volcan. Les soirs de ducasse, on terminait la fĂȘte au bal du Bon-Joyeux. C'Ă©tait la veuve DĂ©sir qui tenait ce bal, une forte mĂšre de cinquante ans, d'une rotonditĂ© de tonneau, mais d'une telle verdeur, qu'elle avait encore six amoureux, un pour chaque jour de la semaine, disait- elle, et les six Ă  la fois le dimanche. Elle appelait tous les charbonniers ses enfants, attendrie Ă  l'idĂ©e du fleuve de biĂšre qu'elle leur versait depuis trente annĂ©es; et elle se vantait aussi que pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s'ĂȘtre, Ă  l'avance, dĂ©gourdi les jambes chez elle. Le Bon-Joyeux se composait de deux salles le cabaret, QU se trouvaient le comptoir et des tables; puis, communiquant de plain-pied par une large baie, le bal, vaste piĂšce planchĂ©iĂ©e au milieu seulement, dallĂ©e de briques autour. Une dĂ©coration l'ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se croisaient d'un angle Ă  l'autre du plafond, et que rĂ©unissait, au centre, une couronne des mĂȘmes fleurs; tandis que, le long des murs, s'alignaient des Ă©cussons dorĂ©s, portant des noms de saints, saint Eloi, patron des ouvriers du fer, saint CrĂ©pin, patron des cordonniers, sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le calendrier des corporations. Le plafond Ă©tait si bas, que les trois musiciens, dans leur tribune, grande comme une chaire Ă  prĂȘcher, s'Ă©crasaient la tĂȘte. Pour Ă©clairer, le soir, on accrochait quatre lampes Ă  pĂ©trole, aux quatre coins du bal. Ce dimanche-lĂ , dĂšs cinq heures, on dansait, au plein jour des fenĂȘtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s'emplirent. Dehors, un vent d'orage s'Ă©tait levĂ©, soufflant de grandes poussiĂšres noires, qui aveuglaient le monde et grĂ©sillaient dans les poĂȘles de friture. Maheu, Etienne et Pierron, entrĂ©s pour s'asseoir, venaient de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que PhilomĂšne, toute seule, les regardait. Ni Levaque, ni Zacharie n'avaient reparu. Comme il n'y avait pas de bancs autour du bal, Catherine, aprĂšs chaque danse, se reposait Ă  la table de son pĂšre. On appela PhilomĂšne, mais elle Ă©tait mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le remuement des hanches et des gorges, au milieu d'une confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout s'Ă©claira, les faces rouges, les cheveux dĂ©peignĂ©s, collĂ©s Ă  la peau, les jupes volantes, balayant l'odeur forte des couples en sueur. Maheu montra Ă  Etienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d'un grand moulineur maigre elle avait dĂ» se consoler et prendre un homme. Enfin, il Ă©tait huit heures, lorsque la Maheude parut, ayant au sein Estelle et suivie de sa marmaille, Alzire, Henri et LĂ©nore. Elle venait tout droit retrouver lĂ  son homme, sans craindre de se tromper. On souperait plus tard, personne n'avait faim, l'estomac noyĂ© de cafĂ©, Ă©paissi de biĂšre. D'autres femmes arrivaient, on chuchota en voyant, derriĂšre la Maheude, entrer la Levaque, accompagnĂ©e de Bouteloup, qui amenait par la main Achille et DĂ©sirĂ©e, les petits de PhilomĂšne. Et les deux voisines semblaient trĂšs d'accord, l'une se retournait, causait avec l'autre. En chemin, il y avait eu une grosse explication, la Maheude s'Ă©tait rĂ©signĂ©e au mariage de Zacharie, dĂ©solĂ©e de perdre le gain de son aĂźnĂ©, mais vaincue par cette raison qu'elle ne pouvait le garder davantage sans injustice. Elle tĂąchait donc de faire bon visage, le coeur anxieux, en mĂ©nagĂšre qui se demandait comment elle joindrait les deux bouts, maintenant que commençait Ă  partir le plus clair de sa bourse. - Mets-toi lĂ , voisine, dit-elle en montrant une table, prĂšs de celle oĂč Maheu buvait avec Etienne et Pierron. - Mon mari n'est pas avec vous ? demanda la Levaque. Les camarades lui contĂšrent qu'il allait revenir. Tout le monde se tassait, Bouteloup, les mioches, si Ă  l'Ă©troit dans l'Ă©crasement des buveurs, que les deux tables n'en formaient qu'une. On demanda des chopes. En apercevant sa mĂšre et ses enfants, PhilomĂšne s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă  s'approcher. Elle accepta une chaise, elle parut contente d'apprendre qu'on la mariait enfin; puis, comme on cherchait Zacharie, elle rĂ©pondit de sa voix molle - Je l'attends, il est par lĂ . Maheu avait Ă©changĂ© un regard avec sa femme. Elle consentait donc ? Il devint sĂ©rieux, fuma en silence. Lui aussi Ă©tait pris de l'inquiĂ©tude du lendemain, devant l'ingratitude de ces enfants qui se marieraient un Ă  un, en laissant leurs parents dans la misĂšre. On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans une poussiĂšre rousse; les murs craquaient, un piston poussait des coups de sifflet aigus, pareil Ă  une locomotive en dĂ©tresse; et, quand les danseurs s'arrĂȘtĂšrent, ils fumaient comme des chevaux. - Tu te souviens ? dit la Levaque en se penchant Ă  l'oreille de la Maheude, toi qui parlais d'Ă©trangler Catherine, si elle faisait la bĂȘtise ! Chaval ramenait Catherine Ă  la table de la famille, et tous deux, debout derriĂšre le pĂšre, achevaient leur chope. - Bah ! murmura la Maheude d'un air rĂ©signĂ©, on dit ça... Mais ce qui me tranquillise, c'est qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, ah ! ça, j'en suis bien sĂ»re !... Vois-tu qu'elle accouche aussi, celle-lĂ , et que je sois forcĂ©e de la marier ! Qu'est-ce que nous mangerions, alors ? Maintenant, c'Ă©tait une polka que sifflait le piston; et, pendant que l'assourdissement recommençait, Maheu communiqua tout bas Ă  sa femme une idĂ©e. Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, Etienne par exemple, qui cherchait une pension ? Ils auraient de la place, puisque Zacharie allait les quitter, et l'argent qu'ils perdraient de ce cĂŽtĂ©- lĂ , ils le regagneraient en partie de l'autre. Le visage de la Maheude s'Ă©clairait sans doute, bonne idĂ©e, il fallait arranger ça. Elle semblait sauvĂ©e de la faim une fois encore, sa belle humeur revint si vive, qu'elle commanda une nouvelle tournĂ©e de chopes. Etienne, cependant, tĂąchait d'endoctriner Pierron, auquel il expliquait son projet d'une caisse de prĂ©voyance. Il lui avait fait promettre d'adhĂ©rer, lorsqu'il eut l'imprudence de dĂ©couvrir son vĂ©ritable but. - Et, si nous nous mettons en grĂšve, tu comprends l'utilitĂ© de cette caisse. Nous nous fichons de la Compagnie, nous trouvons lĂ  les premiers fonds pour lui rĂ©sister... Hein ? c'est dit, tu en es ? Pierron avait baissĂ© les yeux, pĂąlissant. Il bĂ©gaya - Je rĂ©flĂ©chirai... Quand on se conduit bien c'est la meilleure caisse de secours. Alors, Maheu s'empara d'Etienne et lui proposa de le prendre comme logeur, carrĂ©ment, en brave homme. Le jeune homme accepta de mĂȘme, trĂšs dĂ©sireux d'habiter le coron, dans l'idĂ©e de vivre davantage avec les camarades. On rĂ©gla l'affaire en trois mots, la Maheude dĂ©clara qu'on attendrait le mariage des enfants. Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et Levaque. Tous les trois rapportaient les odeurs du Volcan, une haleine de geniĂšvre, une aigreur musquĂ©e de filles mal tenues. Ils Ă©taient trĂšs ivres, l'air content d'eux-mĂȘmes, se poussant du coude et ricanant. Lorsqu'il sut qu'on le mariait enfin, Zacharie se mit Ă  rire si fort, qu'il en Ă©tranglait. Paisiblement, PhilomĂšne dĂ©clara qu'elle aimait mieux le voir rire que pleurer. Comme il n'y avait plus de chaise, Bouteloup s'Ă©tait reculĂ© pour cĂ©der la moitiĂ© de la sienne Ă  Levaque. Et celui-ci, soudainement trĂšs attendri de voir qu'on Ă©tait tous lĂ , en famille, fit une fois de plus servir de la biĂšre. - Nom de Dieu ! on ne s'amuse pas si souvent ! gueulait-il. Jusqu'Ă  dix heures, on resta. Des femmes arrivaient toujours, pour rejoindre et emmener leurs hommes; des bandes d'enfants suivaient Ă  la queue; et les mĂšres ne se gĂȘnaient plus, sortaient des mamelles longues et blondes comme des sacs d'avoine, barbouillaient de lait les poupons joufflus; tandis que les petits qui marchaient dĂ©jĂ , gorgĂ©s de biĂšre et Ă  quatre pattes sous les tables, se soulageaient sans honte. C'Ă©tait une mer montante de biĂšre, les tonnes de la veuve DĂ©sir Ă©ventrĂ©es, la biĂšre arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des yeux et d'ailleurs. On gonflait si fort, dans le tas, que chacun avait une Ă©paule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous Ă©gayĂ©s, Ă©panouis de se sentir ainsi les coudes. Un rire continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu'aux oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cuisait, on se mettait Ă  l'aise, la chair dehors, dorĂ©e dans l'Ă©paisse fumĂ©e des pipes; et le seul inconvĂ©nient Ă©tait de se dĂ©ranger, une fille se levait de temps Ă  autre, allait au fond, prĂšs de la pompe, se troussait, puis revenait. Sous les guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient plus, tellement ils suaient; ce qui encourageait les galibots Ă  culbuter les herscheuses, au hasard des coups de reins. Mais, lorsqu'une gaillarde tombait avec un homme par- dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonnerie enragĂ©e, le branle des pieds les roulait, comme si le bal se fĂ»t Ă©boulĂ© sur eux. Quelqu'un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie dormait Ă  la porte, en travers du trottoir. Elle avait bu sa part de la bouteille volĂ©e, elle Ă©tait saoule, et il dut l'emporter Ă  son cou, pendant que Jeanlin et BĂ©bert, plus solides, le suivaient de loin, trouvant ça trĂšs farce. Ce fut le signal du dĂ©part, des familles sortirent du Bon-Joyeux, les Maheu et les Levaque se dĂ©cidĂšrent Ă  retourner au coron. A ce moment, le pĂšre Bonnemort et le vieux Mouque, quittaient aussi Montsou, du mĂȘme pas de somnambules, entĂȘtĂ©s dans le silence de leurs souvenirs. Et l'on rentra tous ensemble, on traversa une derniĂšre fois la ducasse, les poĂȘles de friture qui se figeaient, les estaminets d'oĂč les derniĂšres chopes coulaient en ruisseaux, jusqu'au milieu de la route. L'orage menaçait toujours, des rires montĂšrent, dĂšs qu'on eut quittĂ© les maisons Ă©clairĂ©es, pour se perdre dans la campagne noire. Un souffle ardent sortait des blĂ©s mĂ»rs, il dut se faire beaucoup d'enfants, cette nuit-lĂ . On arriva dĂ©bandĂ© au coron. Ni les Levaque ni les Maheu ne soupĂšrent avec appĂ©tit, et ceux-ci dormaient en achevant leur bouilli du matin. Etienne avait emmenĂ© Chaval boire encore chez Rasseneur. - J'en suis ! dit Chaval, quand le camarade lui eut expliquĂ© l'affaire de la caisse de prĂ©voyance. Tape lĂ -dedans, tu es un bon ! Un commencement d'ivresse faisait flamber les yeux d'Etienne. Il cria - Oui, soyons d'accord... Vois-tu, moi, pour la justice je donnerais tout, la boisson et les filles. Il n'y a qu'une chose qui me chauffe le coeur, c'est l'idĂ©e que nous allons balayer les bourgeois. III, III Vers le milieu d'aoĂ»t, Etienne s'installa chez les Maheu, lorsque Zacharie mariĂ© put obtenir de la Compagnie, pour PhilomĂšne et ses deux enfants, une maison libre du coron; et, dans les premiers temps, le jeune homme Ă©prouva une gĂȘne en face de Catherine. C'Ă©tait une intimitĂ© de chaque minute, il remplaçait partout le frĂšre aĂźnĂ©, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la grande soeur. Au coucher, au lever, il devait se dĂ©shabiller, se rhabiller prĂšs d'elle, la voyait elle-mĂȘme ĂŽter et remettre ses vĂȘtements. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait d'une blancheur pĂąle, de cette neige transparente des blondes anĂ©miques; et il Ă©prouvait une continuelle Ă©motion, Ă  la trouver si blanche, les mains et le visage dĂ©jĂ  gĂątĂ©s, comme trempĂ©e dans du lait, de ses talons Ă  son col, oĂč la ligne du hĂąle tranchait nettement en un collier d'ambre. Il affectait de se dĂ©tourner; mais il la connaissait peu Ă  peu les pieds d'abord que ses yeux baissĂ©s rencontraient; puis, un genou entrevu, lorsqu'elle se glissait sous la couverture; puis, la gorge aux petits seins rigides, dĂšs qu'elle se penchait le matin sur la terrine. Elle, sans le regarder, se hĂątait pourtant, Ă©tait en dix secondes dĂ©vĂȘtue et allongĂ©e prĂšs d'Alzire, d'un mouvement si souple de couleuvre, qu'il retirait Ă  peine ses souliers, quand elle disparaissait, tournant le dos, ne montrant plus que son lourd chignon. Jamais, du reste, elle n'eut Ă  se fĂącher. Si une sorte d'obsession le faisait, malgrĂ© lui, guetter de l'oeil l'instant oĂč elle se couchait, il Ă©vitait les plaisanteries, les jeux de main dangereux. Les parents Ă©taient lĂ , et il gardait en outre pour elle un sentiment fait d'amitiĂ© et de rancune, qui l'empĂȘchait de la traiter en fille qu'on dĂ©sire, au milieu des abandons de leur vie devenue commune, Ă  la toilette, aux repas, pendant le travail, sans que rien d'eux ne leur restĂąt secret, pas mĂȘme les besoins intimes. Toute la pudeur de la famille s'Ă©tait rĂ©fugiĂ©e dans le lavage quotidien, auquel la jeune fille maintenant procĂ©dait seule dans la piĂšce du haut, tandis que les hommes se baignaient en bas, l'un aprĂšs l'autre. Et, au bout du premier mois, Etienne et Catherine semblaient dĂ©jĂ  ne plus se voir, quand, le soir, avant d'Ă©teindre la chandelle, ils voyageaient dĂ©shabillĂ©s par la chambre. Elle avait cessĂ© de se hĂąter, elle reprenait son habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit, les bras en l'air, remontant sa chemise jusqu'Ă  ses cuisses; et lui, sans pantalon, l'aidait parfois, cherchait les Ă©pingles qu'elle perdait. L'habitude tuait la honte d'ĂȘtre nu, ils trouvaient naturel d'ĂȘtre ainsi, car ils ne faisaient point de mal et ce n'Ă©tait pas leur faute, s'il n'y avait qu'une chambre pour tout le monde. Des troubles cependant leur revenaient, tout d'un coup, aux moments oĂč ils ne songeaient Ă  rien de coupable. AprĂšs ne plus avoir vu la pĂąleur de son corps pendant des soirĂ©es, il la revoyait brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le secouait d'un frisson, qui l'obligeait Ă  se dĂ©tourner, par crainte de cĂ©der Ă  l'envie de la prendre. Elle, d'autres soirs, sans raison apparente, tombait dans un Ă©moi pudique, fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait senti les mains de ce garçon la saisir. Puis, la chandelle Ă©teinte, ils comprenaient qu'ils ne s'endormaient pas, qu'ils songeaient l'un Ă  l'autre, malgrĂ© leur fatigue. Cela les laissait inquiets et boudeurs tout le lendemain, car ils prĂ©fĂ©raient les soirs de tranquillitĂ©, oĂč ils se mettaient Ă  l'aise, en camarades. Etienne ne se plaignait guĂšre que de Jeanlin, qui dormait en chien de fusil. Alzire respirait d'un lĂ©ger souffle, on retrouvait le matin LĂ©nore et Henri aux bras l'un de l'autre, tels qu'on les avait couchĂ©s. Dans la maison noire, il n'y avait d'autre bruit que les ronflements de Maheu et de la Maheude, roulant Ă  intervalles rĂ©guliers, comme des soufflets de forge. En somme, Etienne se trouvait mieux que chez Rasseneur, le lit n'Ă©tait pas mauvais, et l'on changeait les draps une fois par mois. Il mangeait aussi de meilleure soupe, il souffrait seulement de la raretĂ© de la viande. Mais tous en Ă©taient lĂ , il ne pouvait exiger, pour quarante-cinq francs de pension, d'avoir un lapin Ă  chaque repas. Ces quarante-cinq francs aidaient la famille, on finissait par joindre les deux bouts, en laissant toujours de petites dettes en arriĂšre; et les Maheu se montraient reconnaissants envers leur logeur, son linge Ă©tait lavĂ©, raccommodĂ©, ses boutons recousus, ses affaires mises en ordre; enfin, il sentait autour de lui la propretĂ© et les bons soins d'une femme. Ce fut l'Ă©poque oĂč Etienne entendit les idĂ©es qui bourdonnaient dans son crĂąne. Jusque-lĂ , il n'avait eu que la rĂ©volte de l'instinct, au milieu de la sourde fermentation des camarades. Toutes sortes de questions confuses se posaient Ă  lui pourquoi la misĂšre des uns ? pourquoi la richesse des autres ? pourquoi ceux-ci sous le talon de ceux-lĂ , sans l'espoir de jamais prendre leur place ? Et sa premiĂšre Ă©tape fut de comprendre son ignorance. Une honte secrĂšte, un chagrin cachĂ© le rongĂšrent dĂšs lors il ne savait rien, il n'osait causer de ces choses qui le passionnaient, l'Ă©galitĂ© de tous les hommes, l'Ă©quitĂ© qui voulait un partage entre eux des biens de la terre. Aussi se prit- il pour l'Ă©tude du goĂ»t sans mĂ©thode des ignorants affolĂ©s de science. Maintenant, il Ă©tait en correspondance rĂ©guliĂšre avec Pluchart, plus instruit, trĂšs lancĂ© dans le mouvement socialiste. Il se fit envoyer des livres, dont la lecture mal digĂ©rĂ©e acheva de l'exalter un livre de mĂ©decine surtout, l'HygiĂšne du mineur, oĂč un docteur belge avait rĂ©sumĂ© les maux dont se meurt le peuple des houillĂšres; sans compter des traitĂ©s d'Ă©conomie politique d'une ariditĂ© technique incomprĂ©hensible, des brochures anarchistes qui le bouleversaient, d'anciens numĂ©ros de journaux qu'il gardait ensuite comme des arguments irrĂ©futables, dans des discussions possibles. Souvarine, du reste, lui prĂȘtait aussi des volumes, et l'ouvrage sur les SociĂ©tĂ©s coopĂ©ratives l'avait fait rĂȘver pendant un mois d'une association universelle d'Ă©change, abolissant l'argent, basant sur le travail la vie sociale entiĂšre. La honte de son ignorance s'en allait, il lui venait un orgueil, depuis qu'il se sentait penser. Durant ces premiers mois, Etienne en resta au ravissement des nĂ©ophytes, le coeur dĂ©bordant d'indignations gĂ©nĂ©reuses contre les oppresseurs, se jetant Ă  l'espĂ©rance du prochain triomphe des opprimĂ©s. Il n'en Ă©tait point encore Ă  se fabriquer un systĂšme, dans le vague de ses lectures. Les revendications pratiques de Rasseneur se mĂȘlaient en lui aux violences destructives de Souvarine; et, quand il sortait du cabaret de l'Avantage, oĂč il continuait presque chaque jour Ă  dĂ©blatĂ©rer avec eux contre la Compagnie, il marchait dans un rĂȘve, il assistait Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©ration radicale des peuples, sans que cela dĂ»t coĂ»ter une vitre cassĂ©e ni une goutte de sang. D'ailleurs, les moyens d'exĂ©cution demeuraient obscurs, il prĂ©fĂ©rait croire que les choses iraient trĂšs bien, car sa tĂȘte se perdait, dĂšs qu'il voulait formuler un programme de reconstruction. Il se montrait mĂȘme plein de modĂ©ration et d'inconsĂ©quence, il rĂ©pĂ©tait parfois qu'il fallait bannir la politique de la question sociale, une phrase qu'il avait lue et qui lui semblait bonne Ă  dire, dans le milieu de houilleurs flegmatiques oĂč il vivait. Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s'attardait une demi- heure, avant de monter se coucher. Toujours Etienne reprenait la mĂȘme causerie. Depuis que sa nature s'affinait, il se trouvait blessĂ© davantage par les promiscuitĂ©s du coron. Est-ce qu'on Ă©tait des bĂȘtes, pour ĂȘtre ainsi parquĂ©s, les uns contre les autres, au milieu des champs, si entassĂ©s qu'on ne pouvait changer de chemise sans montrer son derriĂšre aux voisins ! Et comme c'Ă©tait bon pour la santĂ©, et comme les filles et les garçons s'y pourrissaient forcĂ©ment ensemble ! - Dame ! rĂ©pondait Maheu, si l'on avait plus d'argent, on aurait plus d'aise... Tout de mĂȘme, c'est bien vrai que ça ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres. Ca finit toujours par des hommes saouls et par des filles pleines. Et la famille partait de lĂ , chacun disait son mot, pendant que le pĂ©trole de la lampe viciait l'air de la salle, dĂ©jĂ  empuantie d'oignon frit. Non, sĂ»rement, la vie n'Ă©tait pas drĂŽle. On travaillait en vraies brutes Ă  un travail qui Ă©tait la punition des galĂ©riens autrefois, on y laissait la peau plus souvent qu'Ă  son tour, tout ça pour ne pas mĂȘme avoir de la viande sur sa table, le soir. Sans doute on avait sa pĂątĂ©e quand mĂȘme, on mangeait, mais si peu, juste de quoi souffrir sans crever, Ă©crasĂ© de dettes, poursuivi comme si l'on volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue. Les seuls plaisirs, c'Ă©tait de se saouler ou de faire un enfant Ă  sa femme; encore la biĂšre vous engraissait trop le ventre, et l'enfant, plus tard, se foutait de vous. Non, non, ça n'avait rien de drĂŽle. Alors, la Maheude s'en mĂȘlait. - L'embĂȘtant, voyez-vous, c'est lorsqu'on se dit que ça ne peut pas changer... Quand on est jeune, on s'imagine que le bonheur viendra, on espĂšre des choses; et puis, la misĂšre recommence toujours, on reste enfermĂ© lĂ -dedans... Moi, je ne veux du mal Ă  personne, mais il y a des fois oĂč cette injustice me rĂ©volte. Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise vague de cet horizon fermĂ©. Seul, le pĂšre Bonnemort, s'il Ă©tait lĂ , ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait pas de la sorte on naissait dans le charbon, on tapait Ă  la veine, sans en demander davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui donnait de l'ambition aux charbonniers. - Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope... Les chefs, c'est souvent de la canaille; mais il y aura toujours des chefs, pas vrai ? inutile de se casser la tĂȘte Ă  rĂ©flĂ©chir lĂ -dessus. Du coup, Etienne s'animait. Comment ! la rĂ©flexion serait dĂ©fendue Ă  l'ouvrier ! Eh ! justement, les choses changeraient bientĂŽt, parce que l'ouvrier rĂ©flĂ©chissait Ă  cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la mine comme une brute, comme une machine Ă  extraire la houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux bouchĂ©s aux Ă©vĂ©nements du dehors. Aussi les riches qui gouvernent, avaient-ils beau jeu de s'entendre, de le vendre et de l'acheter, pour lui manger la chair il ne s'en doutait mĂȘme pas. Mais, Ă  prĂ©sent, le mineur s'Ă©veillait au fond, germait dans la terre ainsi qu'une vraie graine; et l'on verrait un matin ce qu'il pousserait au beau milieu des champs oui, il pousserait des hommes, une armĂ©e d'hommes qui rĂ©tabliraient la justice. Est-ce que tous les citoyens n'Ă©taient pas Ă©gaux depuis la RĂ©volution ? puisqu'on votait ensemble, est-ce que l'ouvrier devait rester l'esclave du patron qui le payait ? Les grandes Compagnies, avec leurs machines, Ă©crasaient tout, et l'on n'avait mĂȘme plus contre elles les garanties de l'ancien temps, lorsque les gens du mĂȘme mĂ©tier, rĂ©unis en corps, savaient se dĂ©fendre. C'Ă©tait pour ça, nom de Dieu ! et pour d'autres choses, que tout pĂ©terait un jour, grĂące Ă  l'instruction. On n'avait qu'Ă  voir dans le coron mĂȘme les grands-pĂšres n'auraient pu signer leur nom, les pĂšres le signaient dĂ©jĂ , et quant aux fils, ils lisaient et Ă©crivaient comme des professeurs. Ah ! ça poussait, ça poussait petit Ă  petit, une rude moisson d'hommes, qui mĂ»rissait au soleil ! Du moment qu'on n'Ă©tait plus collĂ© chacun Ă  sa place pour l'existence entiĂšre, et qu'on pouvait avoir l'ambition de prendre la place du voisin, pourquoi donc n'aurait-on pas jouĂ© des poings, en tĂąchant d'ĂȘtre le plus fort ? Maheu, Ă©branlĂ©, restait cependant plein de dĂ©fiance. - DĂšs qu'on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Le vieux a raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine, sans l'espoir d'un gigot de temps Ă  autre, en rĂ©compense. Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d un songe. - Encore si ce que les curĂ©s racontent Ă©tait vrai, si les pauvres gens de ce monde Ă©taient riches dans l'autre ! Un Ă©clat de rire l'interrompait, les enfants eux-mĂȘmes haussaient les Ă©paules, tous devenus incrĂ©dules au vent du dehors, gardant la peur secrĂšte des revenants de la fosse, mais s'Ă©gayant du ciel vide. - Ah ! ouiche, les curĂ©s ! s'Ă©criait Maheu. S'ils croyaient ca, ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour se rĂ©server lĂ -haut une bonne place... Non, quand on est mort, on est mort. La Maheude poussait de grands soupirs. - Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! Puis, les mains tombĂ©es sur les genoux, d'un air d'accablement immense - Alors, c'est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres. Tous se regardaient. Le pĂšre Bonnemort crachait dans son mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe Ă©teinte, l'oubliait Ă  sa bouche. Alzire Ă©coutait, entre LĂ©nore et Henri, endormis au bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la main, ne quittait pas Etienne de ses grands yeux clairs, lorsqu'il se rĂ©criait, disant sa foi, ouvrant l'avenir enchantĂ© de son rĂȘve social. Autour d'eux, le coron se couchait, on n'entendait plus que les pleurs perdus d'un enfant ou la querelle d'un ivrogne attardĂ©. Dans la salle, le coucou battait lentement, une fraĂźcheur d'humiditĂ© montait des dalles sablĂ©es, malgrĂ© l'Ă©touffement de l'air. - En voilĂ  encore des idĂ©es ! disait le jeune homme. Est-ce que vous avez besoin d'un bon Dieu et de son paradis pour ĂȘtre heureux ? est-ce que vous ne pouvez pas vous faire Ă  vous-mĂȘmes le bonheur sur la terre ? D'une voix ardente, il parlait sans fin. C'Ă©tait, brusquement, l'horizon fermĂ© qui Ă©clatait, une trouĂ©e de lumiĂšre s'ouvrait dans la vie sombre de ces pauvres gens. L'Ă©ternel recommencement de la misĂšre, le travail de brute, ce destin de bĂ©tail qui donne sa laine et qu'on Ă©gorge, tout le malheur disparaissait, comme balayĂ© par un grand coup de soleil; et, sous un Ă©blouissement de fĂ©erie, la justice descendait du ciel. Puisque le bon Dieu Ă©tait mort, la justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant rĂ©gner l'Ă©galitĂ© et la fraternitĂ©. Une sociĂ©tĂ© nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d'une splendeur de mirage, oĂč chaque citoyen vivait de sa tĂąche et prenait sa part des joies communes. Le vieux monde pourri Ă©tait tombĂ© en poudre, une humanitĂ© jeune, purgĂ©e de ses crimes, ne formait plus qu'un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise Ă  chacun suivant son mĂ©rite, et Ă  chaque mĂ©rite suivant ses oeuvres. Et, continuellement, ce rĂȘve s'Ă©largissait, s'embellissait, d'autant plus sĂ©ducteur, qu'il montait plus haut dans l'impossible. D'abord, la Maheude refusait d'entendre, prise d'une sourde Ă©pouvante. Non, non, c'Ă©tait trop beau, on ne devait pas s'embarquer dans ces idĂ©es, car elles rendaient la vie abominable ensuite, et l'on aurait tout massacrĂ© alors, pour ĂȘtre heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu, troublĂ©, conquis, elle s'inquiĂ©tait, elle criait, en interrompant Etienne - N'Ă©coute pas, mon homme ! Tu vois bien qu'il nous fait des contes... Est-ce que les bourgeois consentiront jamais Ă  travailler comme nous ? Mais, peu Ă  peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle finissait par sourire, l'imagination Ă©veillĂ©e, entrant dans ce monde merveilleux de l'espoir. Il Ă©tait si doux d'oublier pendant une heure la rĂ©alitĂ© triste ! Lorsqu'on vit comme des bĂȘtes, le nez Ă  terre, il faut bien un coin de mensonge, oĂč l'on s'amuse Ă  se rĂ©galer des choses qu'on ne possĂ©dera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la mettait d'accord avec le jeune homme, c'Ă©tait l'idĂ©e de la justice. - Ca, vous avez raison ! criait-elle. Moi, quand une affaire est juste, je me ferais hacher... Et, vrai ! ce serait juste, de jouir Ă  notre tour. Maheu, alors, osait s'enflammer. - Tonnerre de Dieu ! je ne suis pas riche, mais je donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d'avoir vu tout ça... Quel chambardement ! Hein ? sera-ce bientĂŽt, et comment s'y prendra-t-on ? Etienne recommençait Ă  parler. La vieille sociĂ©tĂ© craquait, ça ne pouvait durer au-delĂ  de quelques mois, affirmait-il carrĂ©ment. Sur les moyens d'exĂ©cution, il se montrait plus vague, mĂȘlant ses lectures, ne craignant pas, devant des ignorants, de se lancer dans des explications oĂč il se perdait lui-mĂȘme. Tous les systĂšmes y passaient, adoucis d'une certitude de triomphe facile, d'un baiser universel qui terminerait le malentendu des classes; sans tenir compte pourtant des mauvaises tĂȘtes, parmi les patrons et les bourgeois, qu'on serait peut-ĂȘtre forcĂ© de mettre Ă  la raison. Et les Maheu avaient l'air de comprendre, approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils Ă  ces chrĂ©tiens des premiers temps de l'Eglise, qui attendaient la venue d'une sociĂ©tĂ© parfaite, sur le fumier du monde antique. La petite Alzire accrochait des mots, s'imaginait le bonheur sous l'image d'une maison trĂšs chaude, oĂč les enfants jouaient et mangeaient tant qu'ils voulaient. Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main, restait les yeux fixĂ©s sur Etienne, et quand il se taisait, elle avait un lĂ©ger frisson, toute pĂąle, comme prise de froid. Mais la Maheude regardait le coucou. - Neuf heures passĂ©es, est-il permis ! Jamais on ne se lĂšvera demain. Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal Ă  l'aise, dĂ©sespĂ©rĂ©s. Il leur semblait qu'ils venaient d'ĂȘtre riches, et qu'ils retombaient d'un coup dans leur crotte. Le pĂšre Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces histoires-lĂ  ne rendaient pas la soupe meilleure; tandis que les autres montaient Ă  la file, en s'apercevant de l'humiditĂ© des murs et de l'Ă©touffement empestĂ© de l'air. En haut, dans le sommeil lourd du coron, Etienne, lorsque Catherine s'Ă©tait mise au lit la derniĂšre et avait soufflĂ© la chandelle, l'entendait se retourner fiĂ©vreusement, avant de s'endormir. Souvent, Ă  ces causeries, des voisins se pressaient, Levaque qui s'exaltait aux idĂ©es de partage, Pierron que la prudence faisait aller se coucher, dĂšs qu'on s'attaquait Ă  la Compagnie. De loin en loin, Zacharie entrait un instant; mais la politique l'assommait, il prĂ©fĂ©rait descendre Ă  l'Avantage, pour boire une chope. Quant Ă  Chaval, il renchĂ©rissait, voulait du sang. Presque tous les soirs, il passait une heure chez les Maheu; et, dans cette assiduitĂ©, il y avait une jalousie inavouĂ©e, la peur qu'on ne lui volĂąt Catherine. Cette fille, dont il se lassait dĂ©jĂ , lui Ă©tait devenue chĂšre, depuis qu'un homme couchait prĂšs d'elle et pouvait la prendre, la nuit. L'influence d'Etienne s'Ă©largissait, il rĂ©volutionnait peu Ă  peu le coron. C'Ă©tait une propagande sourde, d'autant plus sĂ»re, qu'il grandissait dans l'estime de tous. La Maheude, malgrĂ© sa dĂ©fiance de mĂ©nagĂšre prudente, le traitait avec considĂ©ration, en jeune homme qui la payait exactement, qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans un livre; et elle lui faisait, chez les voisines, une rĂ©putation de garçon instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d'Ă©crire leurs lettres. Il Ă©tait une sorte d'homme d'affaires, chargĂ© des correspondances, consultĂ© par les mĂ©nages sur les cas dĂ©licats. Aussi, dĂšs le mois de septembre, avait-il créé enfin sa fameuse caisse de prĂ©voyance, trĂšs prĂ©caire encore, ne comptant que les habitants du coron; mais il espĂ©rait bien obtenir l'adhĂ©sion des charbonniers de toutes les fosses, surtout si la Compagnie, restĂ©e passive, ne le gĂȘnait pas davantage. On venait de le nommer secrĂ©taire de l'association, et il touchait mĂȘme de petits appointements, pour ses Ă©critures. Cela le rendait presque riche. Si un mineur mariĂ© n'arrive pas Ă  joindre les deux bouts, un garçon sobre, n'ayant aucune charge, peut rĂ©aliser des Ă©conomies. DĂšs lors, il s'opĂ©ra chez Etienne une transformation lente. Des instincts de coquetterie et de bien-ĂȘtre, endormis dans sa pauvretĂ©, se rĂ©vĂ©lĂšrent, lui firent acheter des vĂȘtements de drap. Il se paya une paire de bottes fines, et du coup il passa chef, tout le coron se groupa autour de lui. Ce furent des satisfactions d'amour-propre dĂ©licieuses, il se grisa de ces premiĂšres jouissances de la popularitĂ© ĂȘtre Ă  la tĂȘte des autres, commander, lui si jeune et qui la veille encore Ă©tait un manoeuvre, l'emplissait d'orgueil, agrandissait son rĂȘve d'une rĂ©volution prochaine, oĂč il jouerait un rĂŽle. Son visage changea, il devint grave, il s'Ă©couta parler; tandis que son ambition naissante enfiĂ©vrait ses thĂ©ories et le poussait aux idĂ©es de bataille. Cependant, l'automne s'avançait, les froids d'octobre avaient rouillĂ© les petits jardins du coron. DerriĂšre les lilas maigres, les galibots ne culbutaient plus les herscheuses sur le carin; et il ne restait que les lĂ©gumes d'hiver, les choux perlĂ©s de gelĂ©e blanche, les poireaux et les salades de conserve. De nouveau, les averses battaient les tuiles rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les gouttiĂšres, avec des bruits de torrent. Dans chaque maison, le feu ne refroidissait pas, chargĂ© de houille, empoisonnant la salle close. C'Ă©tait encore une saison de grande misĂšre qui commençait. En octobre, par une de ces premiĂšres nuits glaciales, Etienne, fiĂ©vreux d'avoir parlĂ©, en bas, ne put s'endormir. Il avait regardĂ© Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle. Elle paraissait toute secouĂ©e, elle aussi, tourmentĂ©e d'une de ces pudeurs qui la faisaient encore se hĂąter parfois, si maladroitement, qu'elle se dĂ©couvrait davantage. Dans l'obscuritĂ©, elle restait comme morte; mais il entendait qu'elle ne dormait pas non plus; et, il le sentait, elle songeait Ă  lui, ainsi qu'il songeait Ă  elle jamais ce muet Ă©change de leur ĂȘtre ne les avait emplis d'un tel trouble. Des minutes s'Ă©coulĂšrent, ni lui ni elle ne remuait, leur souffle s'embarrassait seulement, malgrĂ© leur effort pour le retenir. A deux reprises, il fut sur le point de se lever et de la prendre. C'Ă©tait imbĂ©cile, d'avoir un si gros dĂ©sir l'un de l'autre, sans jamais se contenter. Pourquoi donc bouder ainsi contre leur envie ? Les enfants dormaient, elle voulait bien tout de suite, il Ă©tait certain qu'elle l'attendait en Ă©touffant, qu'elle refermerait les bras sur lui, muette, les dents serrĂ©es. PrĂšs d'une heure se passa. Il n'alla pas la prendre, elle ne se retourna pas, de peur de l'appeler. Plus ils vivaient cĂŽte Ă  cĂŽte, et plus une barriĂšre s'Ă©levait, des hontes, des rĂ©pugnances, des dĂ©licatesses d'amitiĂ©, qu'ils n'auraient pu expliquer eux-mĂȘmes. III, IV - Ecoute, dit la Maheude Ă  son homme, puisque tu vas Ă  Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de cafĂ© et un kilo de sucre. Il recousait un de ses souliers, afin d'Ă©pargner le raccommodage. - Bon ! murmura-t-il, sans lĂącher sa besogne. - Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher... Un morceau de veau, hein ? il y a si longtemps qu'on n'en a pas vu. Cette fois, il leva la tĂȘte. - Tu crois donc que j'ai Ă  toucher des mille et des cents.... La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrĂ©e idĂ©e d'arrĂȘter constamment le travail. Tous deux se turent. C'Ă©tait aprĂšs le dĂ©jeuner, un samedi de la fin d'octobre. La Compagnie, sous le prĂ©texte du dĂ©rangement causĂ© par la paie, avait encore, ce jour-lĂ , suspendu l'extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de panique devant la crise industrielle qui s'aggravait, ne voulant pas augmenter son stock dĂ©jĂ  lourd, elle profitait des moindres prĂ©textes pour forcer ses dix mille ouvriers au chĂŽmage. - Tu sais qu'Etienne t'attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. EmmĂšne-le, il sera plus malin que toi pour se dĂ©brouiller, si l'on ne vous comptait pas vos heures. Maheu approuva de la tĂȘte. - Et cause donc Ă  ces messieurs de l'affaire de ton pĂšre. Le mĂ©decin s'entend avec la Direction... N'est-ce pas ? vieux, que le mĂ©decin se trompe, que vous pouvez encore travailler ? Depuis dix jours, le pĂšre Bonnemort, les pattes engourdies comme il disait, restait clouĂ© sur une chaise. Elle dut rĂ©pĂ©ter sa question, et il grogna - Bien sĂ»r que je travaillerai. On n'est pas fini parce qu'on a mal aux jambes. Tout ça, c'est des histoires qu'ils inventent pour ne pas me donner la pension de cent quatre-vingts francs. La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu'il ne lui rapporterait peut-ĂȘtre jamais plus, et elle eut un cri d'angoisse. - Mon Dieu ! nous serons bientĂŽt tous morts, si ça continue. - Quand on est mort, dit Maheu, on n'a plus faim. Il ajouta des clous Ă  ses souliers et se dĂ©cida Ă  partir. Le coron des Deux-Cent-Quarante ne devait ĂȘtre payĂ© que vers quatre heures. Aussi les hommes ne se pressaient-ils pas, s attardant, filant un Ă  un, poursuivis par les femmes qui les suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les empĂȘcher de s oublier dans les estaminets. Chez Rasseneur, Etienne Ă©tait venu aux nouvelles. Des bruits inquiĂ©tants couraient, on disait la Compagnie de plus en plus mĂ©contente des boisages. Elle accablait les ouvriers d'amendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce n'Ă©tait lĂ  que la querelle avouĂ©e, il y avait dessous toute une complication, des causes secrĂštes et graves. Justement, lorsque Etienne arriva, un camarade qui buvait une chope, au retour de Montsou, racontait qu'une affiche Ă©tait collĂ©e chez le caissier; mais il ne savait pas bien ce qu'on lisait sur cette affiche. Un second entra, puis un troisiĂšme; et chacun apportait une histoire diffĂ©rente. Il semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris une rĂ©solution. - Qu'est-ce que tu en dis, toi ? demanda Etienne, en s'asseyant prĂšs de Souvarine, Ă  une table, oĂč, pour unique consommation, se trouvait un paquet de tabac. Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une cigarette. - Je dis que c'Ă©tait facile Ă  prĂ©voir. Ils vont vous pousser Ă  bout. Lui seul avait l'intelligence assez dĂ©liĂ©e pour analyser la situation. Il l'expliquait de son air tranquille. La Compagnie, atteinte par la crise, Ă©tait bien forcĂ©e de rĂ©duire ses frais, si elle ne voulait pas succomber; et, naturellement, ce seraient les ouvriers qui devraient se serrer le ventre, elle rognerait leurs salaires, en inventant un prĂ©texte quelconque. Depuis deux mois, la houille restait sur le carreau de ses fosses, presque toutes les usines chĂŽmaient. Comme elle n'osait chĂŽmer aussi, effrayĂ©e devant l'inaction ruineuse du matĂ©riel, elle rĂȘvait un moyen terme, peut-ĂȘtre une grĂšve, d'oĂč son peuple de mineurs sortirait domptĂ© et moins payĂ©. Enfin, la nouvelle caisse de prĂ©voyance l'inquiĂ©tait, devenait une menace pour l'avenir, tandis qu'une grĂšve l'en dĂ©barrasserait, en la vidant, lorsqu'elle Ă©tait peu garnie encore. Rasseneur s'Ă©tait assis prĂšs d'Etienne, et tous deux Ă©coutaient d'un air consternĂ©. On pouvait causer Ă  voix haute, il n'y avait plus lĂ  que Mme Rasseneur, assise au comptoir. - Quelle idĂ©e ! murmura le cabaretier. Pourquoi tout ça ? La Compagnie n'a aucun intĂ©rĂȘt Ă  une grĂšve, et les ouvriers non plus. Le mieux est de s'entendre. C'Ă©tait fort sage. Il se montrait toujours pour les revendications raisonnables. MĂȘme, depuis la rapide popularitĂ© de son ancien locataire, il outrait ce systĂšme du progrĂšs possible, disant qu'on n'obtenait rien, lorsqu'on voulait tout avoir d'un coup. Dans sa bonhomie d'homme gras, nourri de biĂšre, montait une jalousie secrĂšte, aggravĂ©e par la dĂ©sertion de son dĂ©bit, oĂč les ouvriers du Voreux entraient moins boire et l'Ă©couter; et il en arrivait ainsi parfois Ă  dĂ©fendre la Compagnie, oubliant sa rancune d'ancien mineur congĂ©diĂ©. - Alors, tu es contre la grĂšve ? cria Mme Rasseneur, sans quitter le comptoir. Et, comme il rĂ©pondait oui, Ă©nergiquement, elle le fit taire. - Tiens ! tu n'as pas de coeur, laisse parler ces messieurs ! Etienne songeait, les yeux sur la chope qu'elle lui avait servie. Enfin, il leva la tĂȘte. - C'est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et il faudra nous y rĂ©soudre, Ă  cette grĂšve, si l'on nous y force... Pluchart, justement, m'a Ă©crit lĂ -dessus des choses trĂšs justes. Lui aussi est contre la grĂšve, car l'ouvrier en souffre autant que le patron, sans arriver Ă  rien de dĂ©cisif. Seulement, il voit lĂ  une occasion excellente pour dĂ©terminer nos hommes Ă  entrer dans sa grande machine... D'ailleurs, voici sa lettre. En effet, Pluchart, dĂ©solĂ© des mĂ©fiances que l'Internationale rencontrait chez les mineurs de Montsou, espĂ©rait les voir adhĂ©rer en masse, si un conflit les obligeait Ă  lutter contre la Compagnie. MalgrĂ© ses efforts, Etienne n'avait pu placer une seule carte de membre, donnant du reste le meilleur de son influence Ă  sa caisse de secours, beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse Ă©tait encore si pauvre, qu'elle devait ĂȘtre vite Ă©puisĂ©e, comme le disait Souvarine; et, fatalement, les grĂ©vistes se jetteraient alors dans l'Association des travailleurs, pour que leurs frĂšres de tous les pays leur vinssent en aide. - Combien avez-vous en caisse ? demanda Rasseneur. - A peine trois mille francs, rĂ©pondit Etienne. Et vous savez que la Direction m'a fait appeler avant-hier Oh ! ils sont trĂšs polis, ils m'ont rĂ©pĂ©tĂ© qu'ils n'empĂȘchaient pas leurs ouvriers de crĂ©er un fonds de rĂ©serve Mais j'ai bien compris qu'ils en voulaient le contrĂŽle. De toute maniĂšre, nous aurons une bataille de ce cĂŽtĂ©-lĂ . Le cabaretier s'Ă©tait mis Ă  marcher, en sifflant d'un air dĂ©daigneux. Trois mille francs ! qu'est-ce que vous voulez qu'on fiche avec ça ? Il n'y aurait pas six jours de pain, et si l'on comptait sur des Ă©trangers, des gens qui habitaient l'Angleterre, on pouvait tout de suite se coucher et avaler sa langue. Non, c'Ă©tait trop bĂȘte, cette grĂšve ! Alors, pour la premiĂšre fois, des paroles aigres furent Ă©changĂ©es entre ces deux hommes, qui, d'ordinaire, finissaient par s'entendre, dans leur haine commune du capital. - Voyons, et toi, qu'en dis-tu ? rĂ©pĂ©ta Etienne, en se tournant vers Souvarine. Celui-ci rĂ©pondit par son mot de mĂ©pris habituel. - Les grĂšves ? des bĂȘtises ! Puis, au milieu du silence fĂąchĂ© qui s'Ă©tait fait, il ajouta doucement - En somme, je ne dis pas non, si ça vous amuse ça ruine les uns, ça tue les autres, et c'est toujours autant de nettoyĂ©... Seulement, de ce train-lĂ , on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde. Commencez donc par me faire sauter ce bagne oĂč vous crevez tous ! De sa main fine, il dĂ©signait le Voreux, dont on apercevait les bĂątiments par la porte restĂ©e ouverte. Mais un drame imprĂ©vu l'interrompit Pologne, la grosse lapine familiĂšre, qui s'Ă©tait hasardĂ©e dehors, rentrait d'un bond, fuyant sous les pierres d'une bande de galibots; et, dans son effarement, les oreilles rabattues, la queue retroussĂ©e, elle vint se rĂ©fugier contre ses jambes, l'implorant, le grattant, pour qu'il la prĂźt. Quand il l'eut couchĂ©e sur ses genoux, il l'abrita de ses deux mains, il tomba dans cette sorte de somnolence rĂȘveuse, oĂč le plongeait la caresse de ce poil doux et tiĂšde. Presque aussitĂŽt, Maheu entra. Il ne voulut rien boire, malgrĂ© l'insistance polie de Mme Rasseneur, qui vendait sa biĂšre comme si elle l'eĂ»t offerte. Etienne s'Ă©tait levĂ©, et tous deux partirent pour Montsou. Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie, Montsou semblait en fĂȘte, comme par les beaux dimanches de ducasse. De tous les corons arrivait une cohue de mineurs. Le bureau du caissier Ă©tant trĂšs petit, ils prĂ©fĂ©raient attendre Ă  la porte, ils stationnaient par groupes sur le pavĂ©, barraient la route d'une queue de monde renouvelĂ©e sans cesse. Des camelots profitaient de l'occasion, s'installaient avec leurs bazars roulants, Ă©talaient jusqu'Ă  de la faĂŻence et de la charcuterie. Mais c'Ă©taient surtout les estaminets et les dĂ©bits qui faisaient une bonne recette, car les mineurs, avant d'ĂȘtre payĂ©s, allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y retournaient arroser leur paie, dĂšs qu'ils l'avaient en poche. Encore se montraient-ils trĂšs sages, lorsqu'ils ne l'achevaient pas au Volcan. A mesure que Maheu et Etienne avancĂšrent au milieu des groupes, ils sentirent, ce jour-lĂ , monter une exaspĂ©ration sourde. Ce n'Ă©tait pas l'ordinaire insouciance de l'argent touchĂ© et Ă©cornĂ© dans les cabarets. Des poings se serraient, des mots violents couraient de bouche en bouche. - C'est vrai, alors ? demanda Maheu Ă  Chaval, qu'il rencontra devant l'estaminet Piquette, ils ont fait la saletĂ© ? Mais Chaval se contenta de rĂ©pondre par un grognement furieux, en jetant un regard oblique sur Etienne. Depuis le renouvellement du marchandage, il s'Ă©tait embauchĂ© avec d'autres, mordu peu Ă  peu d'envie contre le camarade, ce dernier venu qui se posait en maĂźtre, et dont tout le coron, disait-il, lĂ©chait les bottes. Cela se compliquait d'une querelle d'amoureux, il n'emmenait plus Catherine Ă  RĂ©quillart ou derriĂšre le terri, sans l'accuser, en termes abominables, de coucher avec le logeur de sa mĂšre; puis, il la tuait de caresses, repris pour elle d'un sauvage dĂ©sir. Maheu lui adressa une autre question. - Est-ce que le Voreux passe ? Et comme il tournait le dos, aprĂšs avoir dit oui, d'un signe de tĂȘte, les deux hommes se dĂ©cidĂšrent Ă  entrer aux Chantiers. La caisse Ă©tait une petite piĂšce rectangulaire, sĂ©parĂ©e en deux par un grillage. Sur les bancs, le long des murs, cinq ou six mineurs attendaient; tandis que le caissier, aidĂ© d'un commis, en payait un autre, debout devant le guichet, sa casquette Ă  la main. Au-dessus du banc de gauche, une affiche jaune se trouvait collĂ©e, toute fraĂźche dans le gris enfumĂ© des plĂątres; et c'Ă©tait lĂ  que, depuis le matin, dĂ©filaient continuellement des hommes. Ils entraient par deux ou par trois, restaient plantĂ©s, puis s en allaient sans un mot, avec une secousse des Ă©paules, comme si on leur eĂ»t cassĂ© l'Ă©chine. Il y avait justement deux charbonniers devant l'affiche, un jeune Ă  tĂȘte carrĂ©e de brute, un vieux trĂšs maigre, la face hĂ©bĂ©tĂ©e par l'Ăąge. Ni l'un ni l'autre ne savait lire, le jeune Ă©pelait en remuant les lĂšvres le vieux se contentait de regarder stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir, sans comprendre. - Lis-nous donc ça, dit Ă  son compagnon Maheu, qui n'Ă©tait pas fort non plus sur la lecture. Alors, Etienne se mit Ă  lire l'affiche. C'Ă©tait un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. Elle les avertissait que, devant le peu de soin apportĂ© au boisage, lasse d'infliger des amendes inutiles, elle avait pris la rĂ©solution d'appliquer un nouveau mode de paiement, pour l'abattage de la houille. DĂ©sormais, elle paierait le boisage Ă  part, au mĂštre cube de bois descendu et employĂ©, en se basant sur la quantitĂ© nĂ©cessaire Ă  un bon travail. Le prix de la berline de charbon abattu serait naturellement baissĂ©, dans une proportion de cinquante centimes Ă  quarante, suivant d'ailleurs la nature et l'Ă©loignement des tailles. Et un calcul assez obscur tĂąchait d'Ă©tablir que cette diminution de dix centimes se trouverait exactement compensĂ©e par le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que, voulant laisser Ă  chacun le temps de se convaincre des avantages prĂ©sentĂ©s par ce nouveau mode, elle comptait seulement l'appliquer Ă  partir du lundi, 1er dĂ©cembre. - Si vous lisiez moins haut, lĂ -bas ! cria le caissier. On ne s'entend plus. Etienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l'observation. Sa voix tremblait, et quand il eut fini, tous continuĂšrent Ă  regarder fixement l'affiche, Le vieux mineur et le jeune avaient l'air d'attendre encore; puis, ils partirent, les Ă©paules cassĂ©es. - Nom de Dieu ! murmura Maheu. Lui et son compagnon s'Ă©taient assis. AbsorbĂ©s, la tĂȘte basse, tandis que le dĂ©filĂ© continuait en face du papier jaune, ils calculaient. Est-ce qu'on se fichait d'eux ! jamais ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes diminuĂ©s sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit centimes, et c'Ă©tait deux centimes que leur volait la Compagnie, sans compter le temps qu'un travail soignĂ© leur prendrait. VoilĂ  donc oĂč elle voulait en venir, Ă  cette baisse de salaire dĂ©guisĂ©e ! Elle rĂ©alisait des Ă©conomies dans la poche de ses mineurs. - Nom de Dieu de nom de Dieu ! rĂ©pĂ©ta Maheu en relevant la tĂȘte. Nous sommes des jean-foutre, si nous acceptons ça ! Mais le guichet se trouvait libre, il s'approcha pour ĂȘtre payĂ©. Les chefs de marchandage se prĂ©sentaient seuls Ă  la caisse, puis rĂ©partissaient l'argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps. - Maheu et consorts, dit le commis, veine FilonniĂšre, taille numĂ©ro sept. Il cherchait sur les listes, que l'on dressait en dĂ©pouillant les livrets, oĂč les porions, chaque jour et par chantier, relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il rĂ©pĂ©ta - Maheu et consorts, veine FilonniĂšre, taille numĂ©ro sept... Cent trente-cinq francs. Le caissier paya, - Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, ĂȘtes-vous sĂ»r de ne pas vous tromper ? Il regardait ce peu d'argent, sans le ramasser, glacĂ© d'un petit frisson qui lui coulait au coeur. Certes, il s'attendait Ă  une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se rĂ©duire Ă  si peu, ou il devait avoir mal comptĂ©. Lorsqu'il aurait remis leur part Ă  Zacharie, Ă  Etienne et Ă  l'autre camarade qui remplaçait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs pour lui, son pĂšre, Catherine et Jeanlin. - Non, non je ne me trompe pas, reprit l'employĂ©. Il faut enlever deux dimanches et quatre jours de chĂŽmage donc, ça vous fait neuf jours de travail. Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas neuf jours donnaient Ă  lui environ trente francs, dix-huit Ă  Catherine, neuf Ă  Jeanlin. Quant au pĂšre Bonnemort, il n'avait que trois journĂ©es. N'importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs de Zacharie et des deux camarades, ça faisait sĂ»rement davantage. - Et n'oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt francs d'amendes pour boisages dĂ©fectueux. Le haveur eut un geste dĂ©sespĂ©rĂ©. Vingt francs d'amendes, quatre journĂ©es de chĂŽmage ! Alors, le compte y Ă©tait. Dire qu'il avait rapportĂ© jusqu'Ă  des quinzaines de cent cinquante francs, lorsque le pĂšre Bonnemort travaillait et que Zacharie n'Ă©tait pas encore en mĂ©nage ! - A la fin le prenez-vous ? cria le caissier impatientĂ©. Vous voyez bien qu'un autre attend... Si vous n'en voulez pas, dites-le. Comme Maheu se dĂ©cidait Ă  ramasser l'argent de sa grosse main tremblante, l'employĂ© le retint. - Attendez, j'ai lĂ  votre nom. Toussaint Maheu, n'est-ce pas ?... Monsieur le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral dĂ©sire vous parler. Entrez, il est seul. Etourdi, l'ouvrier se trouva dans un cabinet, meublĂ© de vieil acajou, tendu de reps vert dĂ©teint. Et il Ă©couta pendant cinq minutes le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, un grand monsieur blĂȘme, qui lui parlait par- dessus les papiers de son bureau, sans se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles l'empĂȘchait d'entendre. Il comprit vaguement qu'il Ă©tait question de son pĂšre, dont la retraite allait ĂȘtre mise Ă  l'Ă©tude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante ans d'Ăąge et quarante annĂ©es de service. Puis, il lui sembla que la voix du secrĂ©taire devenait plus dure. C'Ă©tait une rĂ©primande, on l'accusait de s'occuper de politique, une allusion fut faite Ă  son logeur et Ă  la caisse de prĂ©voyance; enfin, on lui conseillait de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui Ă©tait un des meilleurs ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses doigts fĂ©briles, et se retira, en bĂ©gayant - Certainement, monsieur le secrĂ©taire... J'assure Ă  monsieur le secrĂ©taire... Dehors, quand il eut retrouvĂ© Etienne qui l'attendait, il Ă©clata. - Je suis un jean-foutre, j'aurais dĂ» rĂ©pondre !... Pas de quoi manger du pain, et des sottises encore ! Oui, c'est contre toi qu'il en a, il m'a dit que le coron Ă©tait empoisonnĂ©... Et quoi faire ? nom de Dieu ! plier l'Ă©chine, dire merci. Il a raison, c'est le plus sage. Maheu se tut, travaillĂ© Ă  la fois de colĂšre et de crainte. Etienne songeait d'un air sombre. De nouveau, ils traversĂšrent les groupes qui barraient la rue. L'exaspĂ©ration croissait, une exaspĂ©ration de peuple calme, un murmure grondant d'orage, sans violence de gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde. Quelques tĂȘtes sachant compter avaient fait le calcul, et les deux centimes gagnĂ©s par la Compagnie sur les bois, circulaient, exaltaient les crĂąnes les plus durs. Mais c'Ă©tait surtout l'enragement de cette paie dĂ©sastreuse, la rĂ©volte de la faim, contre le chĂŽmage et les amendes. DĂ©jĂ  on ne mangeait plus, qu'allait- on devenir, si l'on baissait encore les salaires ? Dans les estaminets, on se fĂąchait tout haut, la colĂšre sĂ©chait tellement les gosiers, que le peu d'argent touchĂ© restait sur les comptoirs. De Montsou au coron, Etienne et Maheu n'Ă©changĂšrent pas une parole. Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui Ă©tait seule avec les enfants, remarqua tout de suite qu'il avait les mains vides. - Eh bien, tu es gentil ! dit-elle. Et mon cafĂ©, et mon sucre, et la viande ? Un morceau de veau ne t'aurait pas ruinĂ©. Il ne rĂ©pondait point, Ă©tranglĂ© d'une Ă©motion qu'il renfonçait. Puis, dans ce visage Ă©pais d'homme durci aux travaux des mines, il y eut un gonflement de dĂ©sespoir, et de grosses larmes crevĂšrent des yeux, tombĂšrent en pluie chaude. Il s'Ă©tait abattu sur une chaise, il pleurait comme un enfant, en jetant les cinquante francs sur la table. - Tiens ! bĂ©gaya-t-il, voilĂ  ce que je te rapporte... C'est notre travail Ă  tous. La Maheude regarda Etienne, le vit muet et accablĂ©. Alors, elle pleura aussi. Comment vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour quinze jours ? Son aĂźnĂ© les avait quittĂ©s, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes c'Ă©tait la mort bientĂŽt. Alzire se jeta au cou de sa mĂšre, bouleversĂ©e de l'entendre pleurer. Estelle hurlait, LĂ©nore et Henri sanglotaient. Et, du coron entier, monta bientĂŽt le mĂȘme cri de misĂšre. Les hommes Ă©taient rentrĂ©s, chaque mĂ©nage se lamentait devant le dĂ©sastre de cette paie mauvaise. Des portes se rouvrirent, des femmes parurent, criant au-dehors comme si leurs plaintes n'eussent pu tenir sous les plafonds des maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la sentaient pas, elles s'appelaient sur les trottoirs, elles se montraient, dans le creux de leur main, l'argent touchĂ©. - Regardez ! ils lui ont donnĂ© ça, n'est-ce pas se foutre du monde ? - Moi, voyez ! je n'ai seulement pas de quoi payer le pain de la quinzaine. - Et moi donc ! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes chemises. La Maheude Ă©tait sortie comme les autres. Un groupe se forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort; car son soĂ»lard de mari n'avait pas mĂȘme reparu, elle devinait que, grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan. PhilomĂšne guettait Maheu, pour que Zacharie n'entamĂąt point la monnaie. Et il n'y avait que la Pierronne qui semblĂąt assez calme, ce cafard de Pierron s'arrangeant toujours, on ne savait comment, de maniĂšre Ă  avoir, sur le livret du porion, plus d'heures que les camarades. Mais la BrĂ»lĂ© trouvait ca lĂąche de la part de son gendre, elle Ă©tait avec celles qui s'emportaient, maigre et droite au milieu du groupe, le poing tendu vers Montsou. - Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j'ai vu, ce matin, leur bonne passer en calĂšche !... Oui, la cuisiniĂšre dans la calĂšche Ă  deux chevaux, allant Ă  Marchiennes pour avoir du poisson, bien sĂ»r ! Une clameur monta, les violences recommencĂšrent. Cette bonne en tablier blanc, menĂ©e au marchĂ© de la ville voisine dans la voiture des maĂźtres, soulevait une indignation. Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand mĂȘme ? Ils n'en mangeraient peut-ĂȘtre pas toujours, du poisson le tour du pauvre monde viendrait. Et les idĂ©es semĂ©es par Etienne poussaient, s'Ă©largissaient dans ce cri de rĂ©volte. C'Ă©tait l'impatience devant l'Ăąge d'or promis, la hĂąte d'avoir sa part du bonheur, au-delĂ  de cet horizon de misĂšre, fermĂ© comme une tombe. L'injustice devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit, puisqu'on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes surtout auraient voulu entrer d'assaut, tout de suite, dans cette citĂ© idĂ©ale du progrĂšs, oĂč il n'y aurait plus de misĂ©rables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait, qu'elles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au milieu de la dĂ©bandade glapissante des enfants. Le soir, Ă  l'Avantage, la grĂšve fut dĂ©cidĂ©e. Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine l'acceptait comme un premier pas. D'un mot, Etienne rĂ©suma la situation si elle voulait dĂ©cidĂ©ment la grĂšve, la Compagnie aurait la grĂšve. III, V Une semaine se passa, le travail continuait, soupçonneux et morne, dans l'attente du conflit. Chez les Maheu, la quinzaine s'annonçait comme devant ĂȘtre plus maigre encore. Aussi la Maheude s'aigrissait-elle, malgrĂ© sa modĂ©ration et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne s'Ă©tait pas avisĂ©e de dĂ©coucher une nuit ? Le lendemain matin, elle Ă©tait rentrĂ©e si lasse, si malade de cette aventure, qu'elle n'avait pu se rendre Ă  la fosse; et elle pleurait, elle racontait qu'il n'y avait point de sa faute, car c'Ă©tait Chaval qui l'avait gardĂ©e, menaçant de la battre, si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait l'empĂȘcher de retourner dans le lit d'Etienne, oĂč il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude, aprĂšs avoir dĂ©fendu Ă  sa fille de revoir une pareille brute, parlait d'aller le gifler Ă  Montsou. Mais ce n'en Ă©tait pas moins une journĂ©e perdue, et la petite, maintenant qu'elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas en changer. Deux jours aprĂšs, il y eut une autre histoire. Le lundi et le mardi, Jeanlin que l'on croyait au Voreux, tranquillement Ă  la besogne, s'Ă©chappa, tira une bordĂ©e dans les marais et dans la forĂȘt de Vandame, avec BĂ©bert et Lydie. Il les avait dĂ©bauchĂ©s, jamais on ne sut Ă  quelles rapines, Ă  quels jeux d'enfants prĂ©coces ils s'Ă©taient livrĂ©s tous les trois. Lui, reçut une forte correction, une fessĂ©e que sa mĂšre lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du coron terrifiĂ©e. Avait-on jamais vu ca ? des enfants Ă  elle, qui coĂ»taient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant ! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la misĂšre hĂ©rĂ©ditaire faisant de chaque petit de la portĂ©e un gagne-pain pour plus tard. Ce matin-lĂ , lorsque les hommes et la fille partirent Ă  la fosse, la Maheude se souleva de son lit pour dire Ă  Jeanlin - Tu sais, si tu recommences, mĂ©chant bougre, je t'enlĂšve la peau du derriĂšre ! Au nouveau chantier de Maheu, le travail Ă©tait pĂ©nible. Cette partie de la veine FilonniĂšre s'amincissait, Ă  ce point que les haveurs, Ă©crasĂ©s entre le mur et le toit, s'Ă©corchaient les coudes, dans l'abattage. En outre, elle devenait trĂšs humide, on redoutait d'heure en heure un coup d'eau, un de ces brusques torrents qui crĂšvent les roches et emportent les hommes. La veille, Etienne, comme il enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait, avait reçu au visage le jet d'une source; mais ce n'Ă©tait qu'une alerte, la taille en Ă©tait restĂ©e simplement plus mouillĂ©e et plus malsaine. D'ailleurs, il ne songeait guĂšre aux accidents possibles, il s'oubliait lĂ  maintenant avec les camarades, insoucieux du pĂ©ril. On vivait dans le grisou, sans mĂȘme en sentir la pesanteur sur les paupiĂšres, l'envoilement de toile d'araignĂ©e qu'il laissait aux cils. Parfois quand la flamme des lampes pĂąlissait et bleuissait davantage, on songeait Ă  lui, un mineur mettait la tĂȘte contre la veine, pour Ă©couter le petit bruit du gaz, un bruit de bulles d'air bouillonnant Ă  chaque fente. Mais la menace continuelle Ă©taient les Ă©boulements car, outre l'insuffisance des boisages, toujours bĂąclĂ©s trop vite, les terres ne tenaient pas, dĂ©trempĂ©es par les eaux. Trois fois dans la journĂ©e, Maheu avait dĂ» faire consolider les bois. Il Ă©tait deux heures et demie, les hommes allaient remonter. CouchĂ© sur le flan, Etienne achevait le havage d'un bloc, lorsqu'un lointain grondement Ă©branla toute la mine. - Qu'est-ce donc ? cria-t-il, en lĂąchant sa rivelaine pour Ă©couter. Il avait cru que la galerie s'effondrait derriĂšre son dos. Mais dĂ©jĂ  Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en disant - C'est un Ă©boulement... Vite ! vite ! Tous dĂ©gringolĂšrent, se prĂ©cipitĂšrent, emportĂ©s par un Ă©lan de fraternitĂ© inquiĂšte. Les lampes dansaient Ă  leurs poings, dans le silence de mort qui s'Ă©tait fait; ils couraient Ă  la file le long des voies, l'Ă©chine pliĂ©e, comme s'ils eussent galopĂ© Ă  quatre pattes; et, sans ralentir ce galop, ils s'interrogeaient, jetaient des rĂ©ponses brĂšves oĂč donc ? dans les tailles peut-ĂȘtre ? non, ça venait du bas ! au roulage plutĂŽt ! Lorsqu'ils arrivĂšrent Ă  la cheminĂ©e, ils s'y engouffrĂšrent, ils tombĂšrent les uns sur les autres, sans se soucier des meurtrissures. Jeanlin, la peau rouge encore de la fessĂ©e de la veille, ne s'Ă©tait pas Ă©chappĂ© de la fosse, ce jour-lĂ . Il trottait pieds nus derriĂšre son train, refermait une Ă  une les portes d'aĂ©rage; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre d'un porion, il montait sur la derniĂšre berline, ce qu'on lui dĂ©tendait, de peur qu'il ne s'y endormĂźt. Mais sa grosse distraction Ă©tait, chaque fois que le train se garait pour en laisser passer un autre, d'aller retrouver en tĂȘte BĂ©bert qui tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe, pinçait le camarade au sang, inventait des farces de mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes oreilles, son museau maigre, Ă©clairĂ© de petits yeux verts, luisants dans l'obscuritĂ©. D'une prĂ©cocitĂ© maladive, il semblait avoir l'intelligence obscure et la vive adresse d'un avorton humain, qui retournait Ă  l'animalitĂ© d'origine. L'aprĂšs-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont c'Ă©tait le tour de corvĂ©e; et, comme le cheval soufflait dans un garage, Jeanlin, qui s'Ă©tait glissĂ© jusqu'Ă  BĂ©bert, lui demanda - Qu'est-ce qu'il a, ce vieux rossard, Ă  s'arrĂȘter court ?... Il me fera casser les jambes. BĂ©bert ne put rĂ©pondre, il dut retenir Bataille, qui s'Ă©gayait Ă  l'approche de l'autre train. Le cheval avait reconnu de loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s'Ă©tait pris d'une grande tendresse, depuis le jour oĂč il l'avait vu dĂ©barquer dans la fosse. On aurait dit la pitiĂ© affectueuse d'un vieux philosophe, dĂ©sireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa rĂ©signation et sa patience; car Trompette ne s'acclimatait pas, tirait ses berlines sans goĂ»t, restait la tĂȘte basse, aveuglĂ© de nuit, avec le constant regret du soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait, allongeait-il la tĂȘte, s'Ă©brouant, le mouillant d'une caresse d'encouragement. - Nom de Dieu ! jura BĂ©bert, les voilĂ  encore qui se sucent la peau ! Puis, lorsque Trompette fut passĂ©, il rĂ©pondit au sujet de Bataille - Va, il a du vice, le vieux !... Quand il s'arrĂȘte comme ça, c'est qu'il devine un embĂȘtement, une pierre ou un trou; et il se soigne, il ne veut rien se casser... Aujourd'hui ? je ne sais ce qu'il peut avoir, lĂ -bas, aprĂšs la porte. Il la pousse et reste plantĂ© sur les pieds... Est-ce que tu as senti quelque chose ? - Non, dit Jeanlin. Il y a de l'eau, j'en ai jusqu'aux genoux. Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu'il eut ouvert la porte d'aĂ©rage d'un coup de tĂȘte, Bataille de nouveau refusa d'avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se dĂ©cida, fila d'un trait. Jeanlin, qui refermait la porte, Ă©tait restĂ© en arriĂšre. Il se baissa, regarda la mare oĂč il pataugeait; puis, Ă©levant sa lampe, il s'aperçut que les bois avaient flĂ©chi, sous le suintement continu d'une source. Justement, un haveur, un nommĂ© Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, pressĂ© de revoir sa femme, qui Ă©tait en couches. Lui aussi s'arrĂȘta, examina le boisage. Et, tout d'un coup, comme le petit allait s'Ă©lancer pour rejoindre son train, un craquement formidable s'Ă©tait fait entendre, l'Ă©boulement avait englouti l'homme et l'enfant. Il y eut un grand silence. PoussĂ©e par le vent de la chute, une poussiĂšre Ă©paisse montait dans les voies. Et, aveuglĂ©s, Ă©touffĂ©s, les mineurs descendaient de toutes parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes dansantes, qui Ă©clairaient mal ce galop d'hommes noirs, au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers butĂšrent contre l'Ă©boulement, ils criĂšrent, appelĂšrent les camarades. Une seconde bande, venue par la taille du fond, se trouvait de l'autre cĂŽtĂ© des terres, dont la masse bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit s'Ă©tait effondrĂ© sur une dizaine de mĂštres au plus. Le dommage n'avait rien de grave. Mais les coeurs se serrĂšrent, lorsqu'un rĂąle de mort sortit des dĂ©combres. BĂ©bert, lĂąchant son train, accourait en rĂ©pĂ©tant - Jeanlin est dessous ! Jeanlin est dessous ! Maheu, Ă  ce moment mĂȘme, dĂ©boulait de la cheminĂ©e, avec Zacharie et Etienne. Il fut pris d'une fureur de dĂ©sespoir, il ne lĂącha que des jurons. - Nom de Dieu ! nom de Dieu ! nom de Dieu ! Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galopĂ© aussi, se mirent Ă  sangloter, Ă  hurler d'Ă©pouvante, au milieu de l'effrayant dĂ©sordre, que les tĂ©nĂšbres augmentaient. On voulait les faire taire, elles s'affolaient, hurlaient plus fort, Ă  chaque rĂąle. Le porion Richomme Ă©tait arrivĂ© au pas de course, dĂ©solĂ© que ni l'ingĂ©nieur NĂ©grel, ni Dansaert ne fussent Ă  la fosse. L'oreille collĂ©e contre les roches, il Ă©coutait; et il finit par dire que ces plaintes n'Ă©taient pas des plaintes d'enfant. Un homme se trouvait lĂ , pour sĂ»r. A vingt reprises dĂ©jĂ , Maheu avait appelĂ© Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait. Le petit devait ĂȘtre broyĂ©. Et toujours le rĂąle continuait, monotone. On parlait Ă  l'agonisant, on lui demandait son nom. Le rĂąle seul rĂ©pondait. - DĂ©pĂȘchons ! rĂ©pĂ©tait Richomme, qui avait dĂ©jĂ  organisĂ© le sauvetage. On causera ensuite. Des deux cĂŽtĂ©s, les mineurs attaquaient l'Ă©boulement, avec la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, Ă  cĂŽtĂ© de Maheu et d'Etienne; tandis que Zacharie dirigeait le transport des terres. L'heure de la sortie Ă©tait venue, aucun n'avait mangĂ©; mais on ne s'en allait pas pour la soupe, tant que des camarades se trouvaient en pĂ©ril. Cependant, on songea que le coron s'inquiĂ©terait, s'il ne voyait rentrer personne, et l'on proposa d'y renvoyer les femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni mĂȘme Lydie, ne voulurent s'Ă©loigner, clouĂ©es par le besoin de savoir, aidant aux dĂ©blais. Alors Levaque accepta la commission d'annoncer lĂ -haut l'Ă©boulement, un simple dommage qu'on rĂ©parait. Il Ă©tait prĂšs de quatre heures, les ouvriers en moins d'une heure avaient fait la besogne d'un jour dĂ©jĂ  la moitiĂ© des terres aurait dĂ» ĂȘtre enlevĂ©e, si de nouvelles roches n'avaient glissĂ© du toit. Maheu s'obstinait avec une telle rage, qu'il refusait d'un geste terrible, quand un autre s'approchait pour le relayer un instant. - Doucement ! dit enfin Richomme. Nous arrivons. Il ne faut pas les achever. En effet, le rĂąle devenait de plus en plus distinct. C'Ă©tait ce rĂąle continu qui guidait les travailleurs; et, maintenant, il semblait souffler sous les pioches mĂȘmes. Brusquement, il cessa. Tous, silencieux, se regardĂšrent, frissonnants d'avoir senti passer le froid de la mort, dans les tĂ©nĂšbres. Ils piochaient, trempĂ©s de sueur, les muscles tendus Ă  se rompre. Un pied fut rencontrĂ©, on enleva dĂšs lors les terres avec les mains, on dĂ©gagea les membres un Ă  un. La tĂȘte n'avait pas souffert. Des lampes l'Ă©clairaient, et le nom de Chicot circula. Il Ă©tait tout chaud, la colonne vertĂ©brale cassĂ©e par une roche. - Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline, commanda le porion. Au mioche maintenant, dĂ©pĂȘchons ! Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on communiqua avec les hommes qui dĂ©blayaient l'Ă©boulement, de l'autre cĂŽtĂ©. Ils criĂšrent, ils venaient de trouver Jeanlin Ă©vanoui, les deux jambes brisĂ©es, respirant encore. Ce fut le pĂšre qui apporta le petit dans ses bras; et, les mĂąchoires serrĂ©es, il ne lĂąchait toujours que des nom de Dieu ! pour dire sa douleur; tandis que Catherine et les autres femmes s'Ă©taient remises Ă  hurler. On forma vivement le cortĂšge. BĂ©bert avait ramenĂ© Bataille, qu'on attela aux deux berlines dans la premiĂšre, gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Etienne; dans la seconde, Maheu s'Ă©tait assis, portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d'un lambeau de laine, arrachĂ© Ă  une porte d'aĂ©rage. Et l'on partit, au pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une Ă©toile rouge. Puis, derriĂšre, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d'ombres Ă  la file. Maintenant, la fatigue les Ă©crasait, ils traĂźnaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil morne d'un troupeau frappĂ© d'Ă©pidĂ©mie. Il fallut prĂšs d'une demi-heure pour arriver Ă  l'accrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu des Ă©paisses tĂ©nĂšbres, n'en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se dĂ©roulaient. A l'accrochage, Richomme, venu en avant, avait donnĂ© l'ordre qu'une cage vide fĂ»t rĂ©servĂ©e. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. Dans l'une, Maheu resta avec son petit blessĂ© sur les genoux, pendant que, dans l'autre, Etienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de Chicot, pour qu'il pĂ»t tenir. Lorsque les ouvriers se furent entassĂ©s aux autres Ă©tages, la cage monta. On mit deux minutes. La pluie du cuvelage tombait trĂšs froide, les hommes regardaient en l'air impatients de revoir le jour. Heureusement, un galibot, envoyĂ© chez le docteur Vanderhaghen, l'avait trouvĂ© et le ramenait. Jeanlin et le mort furent portĂ©s dans la chambre des porions, oĂč, d'un bout de l'annĂ©e Ă  l'autre, brĂ»lait un grand feu. On rangea les seaux d'eau chaude, tout prĂȘts pour le lavage des pieds; et, aprĂšs avoir Ă©talĂ© deux matelas sur les dalles, on y coucha l'homme et l'enfant. Seuls, Maheu et Etienne entrĂšrent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus, faisaient un groupe, causaient Ă  voix basse. DĂšs que le mĂ©decin eut donnĂ© un coup d'oeil Ă  Chicot, il murmura - Fichu !... Vous pouvez le laver. Deux surveillants dĂ©shabillĂšrent, puis lavĂšrent Ă  l'Ă©ponge ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du travail. - La tĂȘte n'a rien, avait repris le docteur, agenouillĂ© sur le matelas de Jeanlin. La poitrine non plus... Ah ! ce sont les jambes qui ont Ă©trennĂ©. Lui-mĂȘme dĂ©shabillait l'enfant, dĂ©nouait le bĂ©guin, ĂŽtait la veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice. Et le pauvre petit corps apparut d'une maigreur d'insecte, souillĂ© de poussiĂšre noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous l'Ă©ponge, la chair si blĂȘme, si transparente, qu'on voyait les os. C'Ă©tait une pitiĂ©, cette dĂ©gĂ©nĂ©rescence derniĂšre d'une race de misĂ©rables, ce rien du tout souffrant, Ă  demi broyĂ© par l'Ă©crasement des roches. Quand il fut propre, on aperçut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche. Jeanlin, tirĂ© de son Ă©vanouissement, eut une plainte. Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait; et de grosses larmes roulĂšrent de ses yeux. - Hein ? c'est toi qui es le pĂšre ? dit le docteur en levant la tĂȘte. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu'il n'est pas mort... Aide-moi plutĂŽt. Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui donnait des inquiĂ©tudes sans doute il faudrait la couper. A ce moment, l'ingĂ©nieur NĂ©grel et Dansaert, prĂ©venus enfin, arrivĂšrent avec Richomme. Le premier Ă©coutait le rĂ©cit du porion, d'un air exaspĂ©rĂ©. Il Ă©clata toujours ces maudits boisages ! n'avait-il pas rĂ©pĂ©tĂ© cent fois qu'on y laisserait des hommes ! et ces brutes-lĂ  qui parlaient de se mettre en grĂšve, si on les forçait Ă  boiser plus solidement ! Le pis Ă©tait que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cassĂ©s. M. Hennebeau allait ĂȘtre content ! - Qui est-ce ? demanda-t-il Ă  Dansaert, silencieux devant le cadavre, qu'on Ă©tait en train d'envelopper dans un drap. - Chicot, un de nos bons ouvriers, rĂ©pondit le maĂźtre-porion. Il a trois enfants... Pauvre bougre ! Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immĂ©diat de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le crĂ©puscule tombait dĂ©jĂ , on ferait bien de transporter aussi le cadavre; et l'ingĂ©nieur donna des ordres pour qu'on attelĂąt le fourgon et qu'on apportĂąt un brancard. L'enfant blessĂ© fut mis sur le brancard, pendant qu'on emballait dans le fourgon le matelas et le mort. A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des mineurs qui s'attardaient, pour voir. Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence rĂ©gna dans le groupe. Et il se forma un nouveau cortĂšge, le fourgon devant, le brancard derriĂšre, puis la queue du monde. On quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient dĂ©nudĂ© l'immense plaine, une nuit lente l'ensevelissait, comme un linceul tombĂ© du ciel livide. Etienne, alors, conseilla tout bas Ă  Maheu d'envoyer Catherine prĂ©venir la Maheude, pour amortir le coup. Le pĂšre, qui suivait le brancard, l'air assommĂ©, consentit d'un signe; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais dĂ©jĂ  le fourgon, cette boĂźte sombre bien connue, Ă©tait signalĂ©. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs, trois ou quatre galopaient d'angoisse, sans bonnet. BientĂŽt, elles furent trente, puis cinquante, toutes Ă©tranglĂ©es de la mĂȘme terreur. Il y avait donc un mort ? qui Ă©tait-ce ? L'histoire racontĂ©e par Levaque, aprĂšs les avoir rassurĂ©es toutes, les jetait maintenant Ă  une exagĂ©ration de cauchemar ce n'Ă©tait plus un homme, c'Ă©taient dix qui avaient pĂ©ri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un Ă  un. Catherine avait trouvĂ© sa mĂšre agitĂ©e d'un pressentiment; et, dĂšs les premiers mots balbutiĂ©s, celle-ci s'Ă©cria - Le pĂšre est mort ! Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans entendre, la Maheude s'Ă©tait Ă©lancĂ©e. Et, en voyant le fourgon qui dĂ©bouchait devant l'Ă©glise, elle avait dĂ©failli, toute pĂąle. Sur les portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou, tandis que d'autres suivaient, tremblantes Ă  l'idĂ©e de savoir devant quelle maison s'arrĂȘterait le cortĂšge. La voiture passa; et, derriĂšre, la Maheude aperçut Maheu qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut posĂ© ce brancard Ă  sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cassĂ©es, il y eut en elle une si brusque rĂ©action, qu'elle Ă©touffa de colĂšre, bĂ©gayant sans larmes - C'est tout ça ! On nous estropie les petits, maintenant !... Les deux jambes, mon Dieu ! Qu'est-ce qu'on veut que j'en fasse ? - Tais-toi donc ! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu'il fĂ»t restĂ© lĂ -bas ? Mais la Maheude s'emportait davantage, au milieu des larmes d'Alzire, de LĂ©nore et d'Henri. Tout en aidant Ă  monter le blessĂ© et en donnant au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle demandait oĂč l'on voulait qu'elle trouvĂąt de l'argent pour nourrir des infirmes. Le vieux ne suffisait donc pas, voilĂ  que le gamin, lui aussi, perdait les pieds ! Et elle ne cessait point, pendant que d'autres cris, des lamentations dĂ©chirantes, sortaient d'une maison voisine c'Ă©taient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs extĂ©nuĂ©s mangeaient enfin leur soupe, dans le coron tombĂ© Ă  un morne silence, traversĂ© seulement de ces grands cris. Trois semaines se passĂšrent. On avait pu Ă©viter l'amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il resterait boiteux. AprĂšs une enquĂȘte, la Compagnie s'Ă©tait rĂ©signĂ©e Ă  donner un secours de cinquante francs. En outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme, dĂšs qu'il serait rĂ©tabli, un emploi au jour. Ce n'en Ă©tait pas moins une aggravation de misĂšre, car le pĂšre avait reçu une telle secousse qu'il en fut malade d'une grosse fiĂšvre. Depuis le jeudi, Maheu retournait Ă  la fosse, et l'on Ă©tait au dimanche. Le soir, Etienne causa de la date prochaine du 1er dĂ©cembre, prĂ©occupĂ© de savoir si la Compagnie exĂ©cuterait sa menace. On veilla jusqu'Ă  dix heures, en attendant Catherine, qui devait s'attarder avec Chaval. Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la porte au verrou, sans une parole. Etienne fut long Ă  s'endormir, inquiet de ce lit vide, oĂč Alzire tenait si peu de place. Le lendemain, toujours personne; et, l'aprĂšs-midi seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des scĂšnes si abominables qu'elle s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă  se mettre avec lui. Pour Ă©viter les reproches, il avait quittĂ© brusquement le Voreux, il venait d'ĂȘtre embauchĂ© Ă  Jean-Bart, le puits de M. Deneulin, oĂč elle le suivait comme herscheuse. Du reste, le nouveau mĂ©nage continuait Ă  habiter Montsou, chez Piquette. Maheu, d'abord, parla d'aller gifler l'homme et de ramener sa fille Ă  coups de pied dans le derriĂšre. Puis, il eut un geste rĂ©signĂ© Ă  quoi bon ? ça tournait toujours comme ça, on n'empĂȘchait pas les filles de se coller, quand elles en avaient l'envie. Il valait mieux attendre tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les choses. - Est-ce que je l'ai battue, quand elle a eu ce Chaval ? criait- elle Ă  Etienne, qui l'Ă©coutait, silencieux, trĂšs pĂąle. Voyons, rĂ©pondez ! vous qui ĂȘtes un homme raisonnable... Nous l'avons laissĂ©e libre, n'est-ce pas ? parce que, mon Dieu ! toutes passent par lĂ . Ainsi, moi, j'Ă©tais grosse, quand le pĂšre m'a Ă©pousĂ©e. Mais je n'ai pas filĂ© de chez mes parents, jamais je n'aurais fait la saletĂ© de porter avant l'Ăąge l'argent de mes journĂ©es Ă  un homme qui n'en avait pas besoin... Ah ! c'est dĂ©goĂ»tant, voyez-vous ! On en arrivera Ă  ne plus faire d'enfants. Et, comme Etienne ne rĂ©pondait toujours que par des hochements de tĂȘte, elle insista. - Une fille qui allait tous les soirs oĂč elle voulait ! Qu'a-t-elle donc dans la peau ? Ne pas pouvoir attendre que je la marie, aprĂšs qu'elle nous aurait aidĂ©s Ă  sortir du pĂ©trin ! Hein ? c'Ă©tait naturel, on a une fille pour qu'elle travaille... Mais voilĂ , nous avons Ă©tĂ© trop bons, nous n'aurions pas dĂ» lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ça. Alzire approuvait de la tĂȘte. LĂ©nore et Henri, saisis de cet orage, pleuraient tout bas, tandis que la mĂšre, maintenant, Ă©numĂ©rait leurs malheurs d'abord, Zacharie qu'il avait fallu marier; puis, le vieux Bonnemort qui Ă©tait lĂ , sur sa chaise, avec ses pieds tordus; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os mal recollĂ©s; et, enfin, le dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un homme ! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le pĂšre Ă  la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du pĂšre ? Autant se jeter en choeur dans le canal. - Ca n'avance Ă  rien que tu te ronges, dit Maheu d'une voix sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-ĂȘtre. Etienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tĂȘte et murmura, les yeux perdus dans une vision d'avenir - Ah ! il est temps, il est temps ! QUATRIEME PARTIE - IV, I Ce lundi-lĂ , les Hennebeau avaient Ă  dĂ©jeuner les GrĂ©goire et leur fille CĂ©cile. C'Ă©tait toute une partie projetĂ©e en sortant de table, Paul NĂ©grel devait faire visiter Ă  ces dames une fosse, Saint-Thomas, qu'on rĂ©installait avec luxe. Mais il n'y avait lĂ  qu'un aimable prĂ©texte, cette partie Ă©tait une invention de Mme Hennebeau, pour hĂąter le mariage de CĂ©cile et de Paul. Et, brusquement, ce lundi mĂȘme, Ă  quatre heures du matin la grĂšve venait d'Ă©clater. Lorsque, le 1er dĂ©cembre, la Compagnie avait appliquĂ© son nouveau systĂšme de salaire, les mineurs Ă©taient restĂ©s calmes. A la fin de la quinzaine, le jour de la paie, pas un n'avait fait la moindre rĂ©clamation. Tout le personnel, depuis le directeur jusqu'au dernier des surveillants, croyait le tarif acceptĂ©; et la surprise Ă©tait grande, depuis le matin, devant cette dĂ©claration de guerre, d'une tactique et d'un ensemble qui semblaient indiquer une direction Ă©nergique. A cinq heures, Dansaert rĂ©veilla M. Hennebeau pour l'avertir que pas un homme n'Ă©tait descendu au Voreux. Le coron des Deux-Cent- Quarante, qu'il avait traversĂ©, dormait profondĂ©ment, fenĂȘtres et portes closes. Et, dĂšs que le directeur eut sautĂ© du lit, les yeux gros encore de sommeil, il fut accablĂ© de quart d'heure en quart d'heure, des messagers accouraient, des dĂ©pĂȘches tombaient sur son bureau, dru comme grĂȘle. D'abord, il espĂ©ra que la rĂ©volte se limitait au Voreux; mais les nouvelles devenaient plus graves Ă  chaque minute c'Ă©tait Mirou, c'Ă©tait CrĂšvecoeur, c'Ă©tait Madeleine, oĂč il n'avait paru que les palefreniers; c'Ă©taient la Victoire et Feutry-Cantel, les deux fosses les mieux disciplinĂ©es, dans lesquelles la descente se trouvait rĂ©duite d'un tiers; Saint-Thomas seul avait son monde au complet et semblait demeurer en dehors du mouvement. Jusqu'Ă  neuf heures, il dicta les dĂ©pĂȘches, tĂ©lĂ©graphiant de tous cĂŽtĂ©s, au prĂ©fet de Lille, aux rĂ©gisseurs de la Compagnie, prĂ©venant les autoritĂ©s, demandant des ordres. Il avait envoyĂ© NĂ©grel faire le tour des fosses voisines, pour avoir des renseignements prĂ©cis. Tout d'un coup, M. Hennebeau songea au dĂ©jeuner; et il allait envoyer le cocher avertir les GrĂ©goire que la partie Ă©tait remise, lorsqu'une hĂ©sitation, un manque de volontĂ© l'arrĂȘta, lui qui venait, en quelques phrases brĂšves, de prĂ©parer militairement son champ de bataille. Il monta chez Mme Hennebeau, qu'une femme de chambre achevait de coiffer, dans son cabinet de toilette. - Ah ! ils sont en grĂšve, dit-elle tranquillement, lorsqu'il l'eut consultĂ©e. Eh bien, qu'est-ce que cela nous fait ?... Nous n'allons point cesser de manger, n'est-ce pas ? Et elle s'entĂȘta, il eut beau lui dire que le dĂ©jeuner serait troublĂ©, que la visite Ă  Saint-Thomas ne pourrait avoir lieu elle trouvait une rĂ©ponse Ă  tout, pourquoi perdre un dĂ©jeuner dĂ©jĂ  sur le feu ? et quant Ă  visiter la fosse, on pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade Ă©tait vraiment imprudente. - Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut sortie, vous savez pourquoi je tiens Ă  recevoir ces braves gens. Ce mariage devrait vous toucher plus que les bĂȘtises de vos ouvriers... Enfin, je le veux, ne me contrariez pas. Il la regarda, agitĂ© d'un lĂ©ger tremblement, et son visage dur et fermĂ© d'homme de discipline exprima la secrĂšte douleur d'un coeur meurtri. Elle Ă©tait restĂ©e les Ă©paules nues, dĂ©jĂ  trop mĂ»re, mais Ă©clatante et dĂ©sirable encore, avec sa carrure de CĂ©rĂšs dorĂ©e par l'automne. Un instant, il dut avoir le dĂ©sir brutal de la prendre, de rouler sa tĂȘte entre les deux seins qu'elle Ă©talait, dans cette piĂšce tiĂšde, d'un luxe intime de femme sensuelle, et oĂč traĂźnait un parfum irritant de musc; mais il se recula, depuis dix annĂ©es le mĂ©nage faisait chambre Ă  part. - C'est bon, dit-il en la quittant. Ne dĂ©commandons rien. M. Hennebeau Ă©tait nĂ© dans les Ardennes. Il avait eu les commencements difficiles d'un garçon pauvre, jetĂ© orphelin sur le pavĂ© de Paris. AprĂšs avoir suivi pĂ©niblement les cours de l'Ecole des Mines, il Ă©tait, Ă  vingt-quatre ans, parti pour la Grand-Combe, comme ingĂ©nieur du puits Sainte-Barbe. Trois ans plus tard, il devint ingĂ©nieur divisionnaire, dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles; et ce fut lĂ  qu'il se maria, Ă©pousant, par un de ces coups de fortune qui sont la rĂšgle pour le corps des mines, la fille d'un riche filateur d'Arras. Pendant quinze annĂ©es, le mĂ©nage habita la mĂȘme petite ville de province, sans qu'un Ă©vĂ©nement rompĂźt la monotonie de son existence, pas mĂȘme la naissance d'un enfant. Une irritation croissante dĂ©tachait Mme Hennebeau, Ă©levĂ©e dans le respect de l'argent, dĂ©daigneuse de ce mari qui gagnait durement des appointements mĂ©diocres, et dont elle ne tirait aucune des satisfactions vaniteuses, rĂȘvĂ©es en pension. Lui, d'une honnĂȘtetĂ© stricte, ne spĂ©culait point, se tenait Ă  son poste, en soldat. Le dĂ©saccord n'avait fait que grandir, aggravĂ© par un de ces singuliers malentendus de la chair qui glacent les plus ardents il adorait sa femme, elle Ă©tait d'une sensualitĂ© de blonde gourmande, et dĂ©jĂ  ils couchaient Ă  part, mal Ă  l'aise, tout de suite blessĂ©s. Elle eut dĂšs lors un amant, qu'il ignora. Enfin, il quitta le Pas-de-Calais, pour venir occuper Ă  Paris une situation de bureau, dans l'idĂ©e qu'elle lui en serait reconnaissante. Mais Paris devait achever la sĂ©paration, ce Paris qu'elle souhaitait depuis sa premiĂšre poupĂ©e, et oĂč elle se lava en huit jours de sa province, Ă©lĂ©gante d'un coup, jetĂ©e Ă  toutes les folies luxueuses de l'Ă©poque. Les dix ans qu'elle y passa furent emplis par une grande passion, une liaison publique avec un homme, dont l'abandon faillit la tuer. Cette fois, le mari n'avait pu garder son ignorance, et il se rĂ©signa, Ă  la suite de scĂšnes abominables, dĂ©sarmĂ© devant la tranquille inconscience de cette femme, qui prenait son bonheur oĂč elle le trouvait. C'Ă©tait aprĂšs la rupture, lorsqu'il l'avait vue malade de chagrin, qu'il avait acceptĂ© la direction des mines de Montsou, espĂ©rant encore la corriger lĂ -bas, dans ce dĂ©sert des pays noirs. Les Hennebeau, depuis qu'ils habitaient Montsou, retournaient Ă  l'ennui irritĂ© des premiers temps de leur mariage. D'abord, elle parut soulagĂ©e par ce grand calme, goĂ»tant un apaisement dans la monotonie plate de l'immense plaine; et elle s'enterrait en femme finie, elle affectait d'avoir le coeur mort, si dĂ©tachĂ©e du monde, qu'elle ne souffrait mĂȘme plus d'engraisser. Puis, sous cette indiffĂ©rence, une fiĂšvre derniĂšre se dĂ©clara, un besoin de vivre encore, qu'elle trompa pendant six mois en organisant et en meublant Ă  son goĂ»t le petit hĂŽtel de la Direction. Elle le disait affreux, elle l'emplit de tapisseries, de bibelots, de tout un luxe d'art, dont on parla jusqu'Ă  Lille. Maintenant, le pays l'exaspĂ©rait, ces bĂȘtes de champs Ă©talĂ©s Ă  l'infini, ces Ă©ternelles routes noires, sans un arbre, oĂč grouillait une population affreuse qui la dĂ©goĂ»tait et l'effrayait. Les plaintes de l'exil commencĂšrent, elle accusait son mari de l'avoir sacrifiĂ©e aux appointements de quarante mille francs qu'il touchait, une misĂšre Ă  peine suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce qu'il n'aurait pas dĂ» imiter les autres, exiger une part, obtenir des actions, rĂ©ussir Ă  quelque chose enfin ? et elle insistait avec une cruautĂ© d'hĂ©ritiĂšre qui avait apportĂ© la fortune. Lui, toujours correct, se rĂ©fugiant dans sa froideur menteuse d'homme administratif, Ă©tait ravagĂ© par le dĂ©sir de cette crĂ©ature, un de ces dĂ©sirs tardifs, si violents, qui croissent avec l'Ăąge. Il ne l'avait jamais possĂ©dĂ©e en amant, il Ă©tait hantĂ© d'une continuelle image, l'avoir une fois Ă  lui comme elle s'Ă©tait donnĂ©e Ă  un autre. Chaque matin, il rĂȘvait de la conquĂ©rir le soir; puis, lorsqu'elle le regardait de ses yeux froids, lorsqu'il sentait que tout en elle se refusait, il Ă©vitait mĂȘme de lui effleurer la main. C'Ă©tait une souffrance sans guĂ©rison possible, cachĂ©e sous la raideur de son attitude, la souffrance d'une nature tendre agonisant en secret de n'avoir pas trouvĂ© le bonheur dans son mĂ©nage. Au bout des six mois, quand l'hĂŽtel, dĂ©finitivement meublĂ©, n'occupa plus Mme Hennebeau, elle tomba Ă  une langueur d'ennui, en victime que l'exil tuerait et qui se disait heureuse d'en mourir. Justement, Paul NĂ©grel dĂ©barquait Ă  Montsou. Sa mĂšre, veuve d'un capitaine provençal, vivant Ă  Avignon d'une maigre rente, avait dĂ» se contenter de pain et d'eau pour le pousser jusqu'Ă  l'Ecole polytechnique. Il en Ă©tait sorti dans un mauvais rang, et son onde, M. Hennebeau, venait de lui faire donner sa dĂ©mission, en offrant de le prendre comme ingĂ©nieur, au Voreux. DĂšs lors, traitĂ© en enfant de la maison, il y eut mĂȘme sa chambre, y mangea, y vĂ©cut, ce qui lui permettait d'envoyer Ă  sa mĂšre la moitiĂ© de ses appointements de trois mille francs. Pour dĂ©guiser ce bienfait, M. Hennebeau parlait de l'embarras oĂč Ă©tait un jeune homme, obligĂ© de se monter un mĂ©nage, dans un des petits chalets rĂ©servĂ©s aux ingĂ©nieurs des fosses. Mme Hennebeau, tout de suite, avait pris un rĂŽle de bonne tante, tutoyant son neveu, veillant Ă  son bien-ĂȘtre. Les premiers mois surtout, elle montra une maternitĂ© dĂ©bordante de conseils, aux moindres sujets. Mais elle restait femme pourtant, elle glissait Ă  des confidences personnelles. Ce garçon si jeune et si pratique, d'une intelligence sans scrupule, professant sur l'amour des thĂ©ories de philosophe, l'amusait, grĂące Ă  la vivacitĂ© de son pessimisme, dont s'aiguisait sa face mince, au nez pointu. Naturellement, un soir, il se trouva dans ses bras; et elle parut se livrer par bontĂ©, tout en lui disant qu'elle n'avait plus de coeur et qu'elle voulait ĂȘtre uniquement son amie. En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les herscheuses qu'il dĂ©clarait abominables, le boudait presque, parce qu'il n'avait pas des farces de jeune homme Ă  lui conter. Puis, l'idĂ©e de le marier la passionna, elle rĂȘva de se dĂ©vouer, de le donner elle-mĂȘme Ă  une fille riche. Leurs rapports continuaient, un joujou de rĂ©crĂ©ation, oĂč elle mettait ses tendresses derniĂšres de femme oisive et finie. Deux ans s'Ă©taient Ă©coulĂ©s. Une nuit, M. Hennebeau, en entendant des pieds nus frĂŽler sa porte, eut un soupçon. Mais cette nouvelle aventure le rĂ©voltait, chez lui, dans sa demeure, entre cette mĂšre et ce fils ! Et, du reste, le lendemain, sa femme lui parla prĂ©cisĂ©ment du choix qu'elle avait fait de CĂ©cile GrĂ©goire pour leur neveu. Elle s'employait Ă  ce mariage avec une telle ardeur, qu'il rougit de son imagination monstrueuse. Il garda simplement au jeune homme une reconnaissance de ce que la maison, depuis son arrivĂ©e, Ă©tait moins triste. Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau trouva justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait. Celui-ci avait l'air tout amusĂ© par cette histoire de grĂšve. - Eh bien ? lui demanda son oncle. - Eh bien, j'ai fait le tour des corons. Ils paraissent trĂšs sages, lĂ -dedans... Je crois seulement qu'ils vont t'envoyer des dĂ©lĂ©guĂ©s. Mais, Ă  ce moment, la voix de Mme Hennebeau appela, du premier Ă©tage. - C'est toi, Paul ?... Monte donc me donner des nouvelles. Sont-ils drĂŽles de faire les mĂ©chants, ces gens qui sont si heureux ! Et le directeur dut renoncer Ă  en savoir davantage, puisque sa femme lui prenait son messager. Il revint s'asseoir devant son bureau, sur lequel s'Ă©tait amassĂ© un nouveau paquet de dĂ©pĂȘches. A onze heures, lorsque les GrĂ©goire arrivĂšrent, ils s'Ă©tonnĂšrent qu'Hippolyte, le valet de chambre, posĂ© en sentinelle, les bousculĂąt pour les introduire, aprĂšs avoir jetĂ© des regards inquiets aux deux bouts de la route. Les rideaux du salon Ă©taient fermĂ©s, on les fit passer directement dans le cabinet de travail, oĂč M. Hennebeau s'excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le pavĂ©, et il Ă©tait inutile d'avoir l'air de provoquer les gens. - Comment ! vous ne savez pas ? continua-t-il, en voyant leur surprise. M. GrĂ©goire, quand il apprit que la grĂšve avait enfin Ă©clatĂ©, haussa les Ă©paules de son air placide. Bah ! ce ne serait rien, la population Ă©tait honnĂȘte. D'un hochement du menton, Mme GrĂ©goire approuvait sa confiance dans la rĂ©signation sĂ©culaire des charbonniers; tandis que CĂ©cile, trĂšs gaie ce jour-lĂ , belle de santĂ© dans une toilette de drap capucine, souriait Ă  ce mot de grĂšve, qui lui rappelait des visites et des distributions d'aumĂŽnes dans les corons. Mais Mme Hennebeau, suivie de NĂ©grel, parut, toute en soie noire. - Hein ! est-ce ennuyeux ! cria-t-elle dĂšs la porte. Comme s'ils n'auraient pas dĂ» attendre, ces hommes !... Vous savez que Paul refuse de nous conduire Ă  Saint-Thomas. - Nous resterons ici, dit obligeamment M. GrĂ©goire. Ce sera tout plaisir. Paul s'Ă©tait contentĂ© de saluer CĂ©cile et sa mĂšre. FĂąchĂ©e de ce peu d'empressement, sa tante le lança d'un coup d'oeil sur la jeune fille; et, quand elle les entendit rire ensemble, elle les enveloppa d'un regard maternel. Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les dĂ©pĂȘches et rĂ©digea quelques rĂ©ponses. On causait prĂšs de lui, sa femme expliquait qu'elle ne s'Ă©tait pas occupĂ©e de ce cabinet de travail, qui avait en effet gardĂ© son ancien papier rouge dĂ©teint, ses lourds meubles d'acajou, ses cartonniers Ă©raflĂ©s par l'usage. Trois quarts d'heure se passĂšrent, on allait se mettre Ă  table, lorsque le valet de chambre annonça M. Deneulin. Celui-ci, l'air excitĂ©, entra et s'inclina devant Mme Hennebeau. - Tiens ! vous voilĂ  ? dit-il en apercevant les GrĂ©goire. Et, vivement, il s'adressa au directeur. - Ca y est donc ? Je viens de l'apprendre par mon ingĂ©nieur... Chez moi, tous les hommes sont descendus, ce matin. Mais ça peut gagner. Je ne suis pas tranquille... Voyons, oĂč en ĂȘtes-vous ? Il accourait Ă  cheval, et son inquiĂ©tude se trahissait dans son verbe haut et son geste cassant, qui le faisaient ressembler Ă  un officier de cavalerie en retraite. M. Hennebeau commençait Ă  le renseigner sur la situation exacte, lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle Ă  manger. Alors, il s'interrompit pour dire - DĂ©jeunez avec nous. Je vous continuerai ça au dessert. - Oui, comme il vous plaira, rĂ©pondit Deneulin, si plein de son idĂ©e, qu'il acceptait sans autres façons. Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna vers Mme Hennebeau, en s'excusant. Elle fut d'ailleurs charmante. Quand elle eut fait mettre un septiĂšme couvert, elle installa ses convives Mme GrĂ©goire et CĂ©cile aux cĂŽtĂ©s de son mari, puis, M. GrĂ©goire et Deneulin Ă  sa droite et Ă  sa gauche; enfin, Paul, qu'elle plaça entre la jeune fille et son pĂšre. Comme on attaquait les hors-d'oeuvre, elle reprit avec un sourire - Vous m'excuserez, je voulais vous donner des huĂźtres... Le lundi, vous savez qu'il y a un arrivage d'ostendes Ă  Marchiennes, et j'avais projetĂ© d'envoyer la cuisiniĂšre avec la voiture... Mais elle a eu peur de recevoir des pierres... Tous l'interrompirent d'un grand Ă©clat de gaietĂ©. On trouvait l'histoire drĂŽle. - Chut ! dit M. Hennebeau contrariĂ©, en regardant les fenĂȘtres, d'oĂč l'on voyait la route. Le pays n'a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin. - Voici toujours un rond de saucisson qu'ils n'auront pas, dĂ©clara M. GrĂ©goire. Les rires recommencĂšrent, mais plus discrets. Chaque convive se mettait Ă  l'aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes, meublĂ©e de vieux bahuts de chĂȘne. Des piĂšces d'argenterie luisaient derriĂšre les vitraux des crĂ©dences; et il y avait une grande suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies reflĂ©taient un palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors, la journĂ©e de dĂ©cembre Ă©tait glacĂ©e par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n'entrait, il faisait lĂ  une tiĂ©deur de serre, qui dĂ©veloppait l'odeur fine d'un ananas, coupĂ© au fond d'une jatte de cristal. - Si l'on fermait les rideaux ? proposa NĂ©grel, que l'idĂ©e de terrifier les GrĂ©goire amusait. La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut Ă  un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dĂšs lors, des plaisanteries interminables on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des prĂ©cautions; on salua chaque plat, ainsi qu'une Ă©pave Ă©chappĂ©e Ă  un pillage, dans une ville conquise; et, derriĂšre cette gaietĂ© forcĂ©e, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d'oeil involontaires jetĂ©s vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim eĂ»t guettĂ© la table du dehors. AprĂšs les oeufs brouillĂ©s aux truffes, parurent des truites de riviĂšre. La conversation Ă©tait tombĂ©e sur la crise industrielle, qui s'aggravait depuis dix-huit mois. - C'Ă©tait fatal, dit Deneulin, la prospĂ©ritĂ© trop grande des derniĂšres annĂ©es devait nous amener lĂ ... Songez donc aux Ă©normes capitaux immobilisĂ©s, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, Ă  tout l'argent enfoui dans les spĂ©culations les plus folles. Rien que chez nous, on a installĂ© des sucreries comme si le dĂ©partement devait donner trois rĂ©coltes de betteraves... Et, dame ! aujourd'hui, l'argent s'est fait rare, il faut attendre qu'on rattrape l'intĂ©rĂȘt des millions dĂ©pensĂ©s de lĂ , un engorgement mortel et la stagnation finale des affaires. M. Hennebeau combattit cette thĂ©orie, mais il convint que les annĂ©es heureuses avaient gĂątĂ© l'ouvrier. - Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu'Ă  six francs par jour, le double de ce qu'ils gagnent Ă  prĂ©sent. Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goĂ»ts de luxe... Aujourd'hui naturellement, ça leur semble dur, de revenir Ă  leur frugalitĂ© ancienne. - Monsieur GrĂ©goire, interrompit Mme Hennebeau je vous en prie, encore un peu de ces truites... Elles sont dĂ©licates, n'est-ce pas ? Le directeur continuait - Mais, en vĂ©ritĂ©, est-ce notre faute ? Nous sommes atteints cruellement, nous aussi... Depuis que les usines ferment une Ă  une, nous avons un mal du diable Ă  nous dĂ©barrasser de notre stock; et, devant la rĂ©duction croissante des demandes, nous nous trouvons bien forcĂ©s d'abaisser le prix de revient... C'est ce que les ouvriers ne veulent pas comprendre. Un silence rĂ©gna. Le domestique prĂ©sentait des perdreaux rĂŽtis, tandis que la femme de chambre commençait Ă  verser du chambertin aux convives. - Il y a eu une famine dans l'Inde, reprit Deneulin Ă  demi-voix, comme s'il se fĂ»t parlĂ© Ă  lui-mĂȘme. L'AmĂ©rique, en cessant ses commandes de fer et de fonte, a portĂ© un rude coup Ă  nos hauts fourneaux. Tout se tient, une secousse lointaine suffit Ă  Ă©branler le monde... Et l'Empire qui Ă©tait si fier de cette fiĂšvre chaude de l'industrie ! Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix - Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait logiquement produire davantage autrement, la baisse se porte sur les salaires, et l'ouvrier a raison de dire qu'il paie les pots cassĂ©s. Cet aveu, arrachĂ© Ă  sa franchise, souleva une discussion. Les dames ne s'amusaient guĂšre. Chacun, du reste, s'occupait de son assiette, dans le feu du premier appĂ©tit. Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hĂ©sita. - Qu'y a-t-il ? demanda M. Hennebeau. Si ce sont des dĂ©pĂȘches, donnez-les-moi... J'attends des rĂ©ponses. - Non, Monsieur, c'est M. Dansaert qui est dans le vestibule... Mais il craint de dĂ©ranger. Le directeur s'excusa et fit entrer le maĂźtre-porion. Celui-ci se tint debout, Ă  quelques pas de la table; tandis que tous se tournaient pour le voir, Ă©norme, essoufflĂ© des nouvelles qu'il apportait. Les corons restaient tranquilles, seulement, c'Ă©tait une chose dĂ©cidĂ©e, une dĂ©lĂ©gation allait venir. Peut-ĂȘtre, dans quelques minutes, serait-elle lĂ . - C'est bien, merci, dit M. Hennebeau. Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous ! Et, dĂšs que Dansaert fut parti, on se remit Ă  plaisanter, on se jeta sur la salade russe, en dĂ©clarant qu'il fallait ne pas perdre une seconde, si l'on voulait la finir. Mais la gaietĂ© ne connut plus de borne, lorsque NĂ©grel ayant demandĂ© du pain Ă  la femme de chambre, celle-ci lui rĂ©pondit un "Oui, Monsieur", si bas et si terrifiĂ©, qu'elle semblait avoir derriĂšre elle une bande, prĂȘte au massacre et au viol. - Vous pouvez parler, dit Mme Hennebeau complaisamment. Ils ne sont pas encore ici. Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de dĂ©pĂȘches, voulut lire une des lettres tout haut. C'Ă©tait une lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait qu'il se voyait obligĂ© de se mettre en grĂšve avec les camarades, pour ne pas ĂȘtre maltraitĂ©; et il ajoutait qu'il n'avait mĂȘme pu refuser de faire partie de la dĂ©lĂ©gation, bien qu'il blĂąmĂąt cette dĂ©marche. - VoilĂ  la libertĂ© du travail ! s'Ă©cria M. Hennebeau. Alors, on revint sur la grĂšve, on lui demanda son opinion. - Oh ! rĂ©pondit-il, nous en avons vu d'autres... Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la derniĂšre fois. Ils vont rouler les cabarets; puis, quand ils auront trop faim, ils retourneront aux fosses. Deneulin hocha la tĂȘte. - Je ne suis pas si tranquille... Cette fois, ils paraissent mieux organisĂ©s. N'ont-ils pas une caisse de prĂ©voyance ? - Oui, Ă  peine trois mille francs oĂč voulez-vous qu'ils aillent avec ça ?... Je soupçonne un nommĂ© Etienne Lantier d'ĂȘtre leur chef. C'est un bon ouvrier, cela m'ennuierait d'avoir Ă  lui rendre son livret, comme jadis au fameux Rasseneur, qui continue Ă  empoisonner le Voreux, avec ses idĂ©es et sa biĂšre... N'importe, dans huit jours, la moitiĂ© des hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront au fond. Il Ă©tait convaincu. Sa seule inquiĂ©tude venait de sa disgrĂące possible, si la RĂ©gie lui laissait la responsabilitĂ© de la grĂšve. Depuis quelque temps, il se sentait moins en faveur. Aussi, abandonnant la cuillerĂ©e de salade russe qu'il avait prise, relisait-il les dĂ©pĂȘches reçues de Paris, des rĂ©ponses dont il tĂąchait de pĂ©nĂ©trer chaque mot. On l'excusait, le repas tournait Ă  un dĂ©jeuner militaire, mangĂ© sur un champ de bataille, avant les premiers coups de feu. Les dames, dĂšs lors, se mĂȘlĂšrent Ă  la conversation. Mme GrĂ©goire s'apitoya sur ces pauvres gens qui allaient souffrir de la faim; et dĂ©jĂ  CĂ©cile faisait la partie de distribuer des bons de pain et de viande. Mais Mme Hennebeau s'Ă©tonnait, en entendant parler de la misĂšre des charbonniers de Montsou. Est-ce qu'ils n'Ă©taient pas trĂšs heureux ? Des gens logĂ©s, chauffĂ©s, soignĂ©s aux frais de la Compagnie ! Dans son indiffĂ©rence pour ce troupeau, elle ne savait de lui que la leçon apprise, dont elle Ă©merveillait les Parisiens en visite; et elle avait fini par y croire, elle s'indignait de l'ingratitude du peuple. NĂ©grel, pendant ce temps, continuait Ă  effrayer M. GrĂ©goire. CĂ©cile ne lui dĂ©plaisait pas, et il voulait bien l'Ă©pouser, pour ĂȘtre agrĂ©able Ă  sa tante; mais il n'y apportait aucune fiĂšvre amoureuse, en garçon d'expĂ©rience qui ne s'emballait plus, comme il disait. Lui, se prĂ©tendait rĂ©publicain, ce qui ne l'empĂȘchait pas de conduire ses ouvriers avec une rigueur extrĂȘme, et de les plaisanter finement, en compagnie des dames. - Je n'ai pas non plus l'optimisme de mon oncle, reprit-il. Je crains de graves dĂ©sordres... Ainsi, monsieur GrĂ©goire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller. Justement, sans quitter le sourire qui Ă©clairait son bon visage, M. GrĂ©goire renchĂ©rissait sur sa femme en sentiments paternels Ă  l'Ă©gard des mineurs. - Me piller ! s'Ă©cria-t-il, stupĂ©fait. Et pourquoi me piller ? - N'ĂȘtes-vous pas un actionnaire de Montsou ? Vous ne faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous ĂȘtes l'infĂąme capital, et cela suffit... Soyez certain que, si la rĂ©volution triomphait, elle vous forcerait Ă  restituer votre fortune, comme de l'argent volĂ©. Du coup, il perdit la tranquillitĂ© d'enfant, la sĂ©rĂ©nitĂ© d'inconscience oĂč il vivait. Il bĂ©gaya - De l'argent volĂ©, ma fortune ! Est-ce que mon bisaĂŻeul n'avait pas gagnĂ©, et durement, la somme placĂ©e autrefois ? Est-ce que nous n'avons pas couru tous les risques de l'entreprise ? Est-ce que je fais un mauvais usage des rentes, aujourd'hui ? Mme Hennebeau, alarmĂ©e en voyant la mĂšre et la fille blanches de peur, elles aussi, se hĂąta d'intervenir, en disant - Paul plaisante, cher Monsieur. Mais M. GrĂ©goire Ă©tait hors de lui. Comme le domestique passait un buisson d'Ă©crevisses, il en prit trois, sans savoir ce qu'il faisait, et se mit Ă  briser les pattes avec les dents. - Ah ! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par exemple, on m'a contĂ© que les ministres ont reçu des deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus Ă  la Compagnie. C'est comme ce grand seigneur que je ne nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires, dont la vie est un scandale de prodigalitĂ©, millions jetĂ©s Ă  la rue en femmes, en bombances, en luxe inutile... Mais nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves gens que nous sommes ! nous qui ne spĂ©culons pas, qui nous contentons de vivre sainement avec ce que nous avons, en faisant la part des pauvres !... Allons donc ! il faudrait que nos ouvriers fussent de fameux brigands pour voler chez nous une Ă©pingle. NĂ©grel lui-mĂȘme dut le calmer, trĂšs Ă©gayĂ© de sa colĂšre. Les Ă©crevisses passaient toujours, on entendait les petits craquements des carapaces, pendant que la conversation tombait sur la politique. MalgrĂ© tout, frĂ©missant encore, M. GrĂ©goire se disait libĂ©ral; et il regrettait Louis-Philippe. Quant Ă  Deneulin, il Ă©tait pour un gouvernement fort, il dĂ©clarait que l'empereur glissait sur la pente des concessions dangereuses. - Rappelez-vous 89, dit-il. C'est la noblesse qui a rendu la RĂ©volution possible par sa complicitĂ©, par son goĂ»t des nouveautĂ©s philosophiques... Eh bien, la bourgeoisie joue aujourd'hui le mĂȘme jeu imbĂ©cile, avec sa fureur de libĂ©ralisme, sa rage de destruction, ses flatteries au peuple... Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour qu'il nous dĂ©vore. Et il nous dĂ©vorera, soyez tranquilles ! Les dames le firent taire et voulurent changer d'entretien, en lui demandant des nouvelles de ses filles. Lucie Ă©tait Ă  Marchiennes, oĂč elle chantait avec une amie; Jeanne peignait la tĂȘte d'un vieux mendiant. Mais il disait ces choses d'un air distrait, il ne quittait pas du regard le directeur, absorbĂ© dans la lecture de ses dĂ©pĂȘches, oublieux de ses invitĂ©s. DerriĂšre ces minces feuilles, il sentait Paris, les ordres des rĂ©gisseurs, qui dĂ©cideraient de la grĂšve. Aussi ne put-il s'empĂȘcher de cĂ©der encore Ă  sa prĂ©occupation. - Enfin, qu'allez-vous faire ? demanda-t-il brusquement. M. Hennebeau tressaillit, puis s'en tira par une phrase vague. - Nous allons voir. - Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez attendre, se mit Ă  penser tout haut Deneulin. Mais moi, j'y resterai, si la grĂšve gagne Vandame. J'ai eu beau rĂ©installer Jean-Bart Ă  neuf, je ne puis m'en tirer, avec cette fosse unique, que par une production incessante... Ah ! je ne me vois pas Ă  la noce, je vous assure ! Cette confession involontaire parut frapper M. Hennebeau. Il Ă©coutait, et un plan germait en lui dans le cas oĂč la grĂšve tournerait mal, pourquoi ne pas l'utiliser, laisser les choses se gĂąter jusqu'Ă  la ruine du voisin, puis lui racheter sa concession Ă  bas prix ? C'Ă©tait le moyen le plus sĂ»r de regagner les bonnes grĂąces des rĂ©gisseurs, qui, depuis des annĂ©es, rĂȘvaient de possĂ©der Vandame. - Si Jean-Bart vous gĂȘne tant que ça, dit-il en riant, pourquoi ne nous le cĂ©dez-vous pas ? Mais Deneulin regrettait dĂ©jĂ  ses plaintes. Il cria - Jamais de la vie ! On s'Ă©gaya de sa violence, on oublia enfin la grĂšve, au moment oĂč le dessert paraissait. Une charlotte de pommes meringuĂ©e fut comblĂ©e d'Ă©loges. Ensuite, les dames discutĂšrent une recette, au sujet de l'ananas, qu'on dĂ©clara Ă©galement exquis. Les fruits, du raisin et des poires, achevĂšrent cet heureux abandon des fins de dĂ©jeuner copieux. Tous causaient Ă  la fois, attendris, pendant que le domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le champagne, jugĂ© commun. Et le mariage de Paul et de CĂ©cile fit certainement un pas sĂ©rieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait jetĂ© des regards si pressants, que le jeune homme se montrait aimable, reconquĂ©rant de son air cĂąlin les GrĂ©goire atterrĂ©s par ses histoires de pillage. Un instant, M. Hennebeau, devant l'entente si Ă©troite de sa femme et de son neveu, sentit se rĂ©veiller l'abominable soupçon, comme s'il avait surpris un attouchement, dans les coups d'oeil Ă©changĂ©s. Mais, de nouveau, l'idĂ©e de ce mariage, fait lĂ , devant lui, le rassura. Hippolyte servait le cafĂ©, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d'effarement. - Monsieur, Monsieur, les voici ! C'Ă©taient les dĂ©lĂ©guĂ©s. Des portes battirent, on entendit passer un souffle d'effroi, au travers des piĂšces voisines. - Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau. Autour de la table, les convives s'Ă©taient regardĂ©s, avec un vacillement d'inquiĂ©tude. Un silence rĂ©gna. Puis, ils voulurent reprendre leurs plaisanteries on feignit de mettre le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les couverts. Mais le directeur restait grave, et les rires tombĂšrent, les voix devinrent des chuchotements, pendant que les pas lourds des dĂ©lĂ©guĂ©s, qu'on introduisait, Ă©crasaient Ă  cĂŽtĂ© le tapis du salon. Mme Hennebeau dit Ă  son mari, en baissant la voix - J'espĂšre que vous allez boire votre cafĂ©. - Sans doute, rĂ©pondit-il. Qu'ils attendent ! Il Ă©tait nerveux, il prĂȘtait l'oreille aux bruits, l'air uniquement occupĂ© de sa tasse. Paul et CĂ©cile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer un oeil Ă  la serrure. Ils Ă©touffaient des rires, ils parlaient trĂšs bas. - Les voyez-vous ? - Oui... J'en vois un gros, avec deux autres petits, derriĂšre. - Hein ? ils ont des figures abominables. - Mais non, ils sont trĂšs gentils. Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant que le cafĂ© Ă©tait trop chaud et qu'il le boirait aprĂšs. Comme il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander la prudence. Tous s'Ă©taient rassis, et ils restĂšrent Ă  table, muets, n'osant plus remuer, Ă©coutant de loin, l'oreille tendue, dans le malaise de ces grosses voix d'homme. IV, II DĂšs la veille, dans une rĂ©union tenue chez Rasseneur, Etienne et quelques camarades avaient choisi les dĂ©lĂ©guĂ©s qui devaient se rendre le lendemain Ă  la Direction. Lorsque, le soir, la Maheude sut que son homme en Ă©tait, elle fut dĂ©solĂ©e, elle lui demanda s'il voulait qu'on les jetĂąt Ă  la rue. Maheu lui-mĂȘme n'avait point acceptĂ© sans rĂ©pugnance. Tous deux, au moment d'agir, malgrĂ© l'injustice de leur misĂšre, retombaient Ă  la rĂ©signation de la race, tremblant devant le lendemain, prĂ©fĂ©rant encore plier l'Ă©chine. D'habitude, lui, pour la conduite de l'existence, s'en remettait au jugement de sa femme, qui Ă©tait de bon conseil. Cette fois, cependant, il finit par se fĂącher d'autant plus qu'il partageait secrĂštement ses craintes. - Fiche-moi la paix, hein ! lui dit-il en se couchant et en tournant le dos. Ce serait propre, de lĂącher les camarades !... Je fais mon devoir. Elle se coucha Ă  son tour. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Puis, aprĂšs un long silence, elle rĂ©pondit - Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes foutus. Midi sonnait, lorsqu'on dĂ©jeuna, car le rendez-vous Ă©tait pour une heure, Ă  l'Avantage, d'oĂč l'on irait ensuite chez M. Hennebeau. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne restait qu'un petit morceau de beurre, personne n'y toucha. Le soir, on aurait des tartines. - Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout d'un coup Etienne Ă  Maheu. Ce dernier demeura saisi, la voix coupĂ©e par l'Ă©motion. - Ah ! non, c'est trop ! s'Ă©cria la Maheude. Je veux bien qu'il y aille, mais je lui dĂ©tends de faire le chef... Tiens ! pourquoi lui plutĂŽt qu'un autre ? Alors, Etienne s'expliqua, avec sa fougue Ă©loquente. Maheu Ă©tait le meilleur ouvrier de la fosse, le plus aimĂ©, le plus respectĂ©, celui qu'on citait pour son bon sens. Aussi les rĂ©clamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids dĂ©cisif. D'abord, lui, Etienne, devait parler; mais il Ă©tait Ă  Montsou depuis trop peu de temps. On Ă©couterait davantage un ancien du pays. Enfin, les camarades confiaient leurs intĂ©rĂȘts au plus digne il ne pouvait pas refuser, ce serait lĂąche. La Maheude eut un geste dĂ©sespĂ©rĂ©. - Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. Moi, je consens, aprĂšs tout ! - Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je dirai des bĂȘtises. Etienne, heureux de l'avoir dĂ©cidĂ©, lui tapa sur l'Ă©paule. - Tu diras ce que tu sens, et ce sera trĂšs bien. La bouche pleine, le pĂšre Bonnemort, dont les jambes dĂ©senflaient, Ă©coutait, en hochant la tĂȘte. Un silence se fit. Quand on mangeait des pommes de terre, les enfants s'Ă©touffaient et restaient trĂšs sages. Puis, aprĂšs avoir avalĂ©, le vieux murmura lentement - Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n'avais rien dit... Ah ! j'en ai vu, j'en ai vu, de ces affaires ! Il y a quarante ans, on nous flanquait Ă  la porte de la Direction, et Ă  coups de sabre encore ! Aujourd'hui, ils vous recevront peut-ĂȘtre; mais ils ne vous rĂ©pondront pas plus que ce mur... Dame ! ils ont de l'argent, ils s'en fichent ! Le silence retomba, Maheu et Etienne se levĂšrent et laissĂšrent la famille morne, devant les assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez Rasseneur, oĂč les dĂ©lĂ©guĂ©s des corons voisins arrivaient par petits groupes. LĂ , quand les vingt membres de la dĂ©lĂ©gation furent rassemblĂ©s, on arrĂȘta les conditions qu'on opposerait Ă  celles de la Compagnie; et l'on partit pour Montsou. L'aigre bise du nord-est balayait le pavĂ©. Deux heures sonnĂšrent, comme on arrivait. D'abord, le domestique leur dit d'attendre, en refermant la porte sur eux; puis, lorsqu'il revint, il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamisĂ© par les guipures. Et les mineurs, restĂ©s seuls, n'osĂšrent s'asseoir, embarrassĂ©s, tous trĂšs propres, vĂȘtus de drap, rasĂ©s du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces confusions de tous les styles, que le goĂ»t de l'antiquaille a mises Ă  la mode des fauteuils Henri II, des chaises Louis XV, un cabinet italien du dix- septiĂšme siĂšcle, un contador espagnol du quinziĂšme, et un devant d'autel pour le lambrequin de la cheminĂ©e, et des chamarres d'anciennes chasubles rĂ©appliquĂ©es sur les portiĂšres. Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les avait saisis d'un malaise respectueux. Les tapis d'Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c'Ă©tait la chaleur, une chaleur Ă©gale de calorifĂšre, dont l'enveloppement les surprenait, les joues glacĂ©es du vent de la route. Cinq minutes s'Ă©coulĂšrent. Leur gĂȘne augmentait, dans le bien-ĂȘtre de cette piĂšce riche, si confortablement close. Enfin, M. Hennebeau entra, boutonnĂ© militairement, portant Ă  sa redingote le petit noeud correct de sa dĂ©coration. Il parla le premier. - Ah ! vous voilĂ  !... Vous vous rĂ©voltez, Ă  ce qu'il paraĂźt... - Et il s'interrompit, pour ajouter avec une raideur polie - Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer. Les mineurs se tournĂšrent, cherchĂšrent des siĂšges du regard. Quelques-uns se risquĂšrent sur les chaises; tandis que les autres, inquiĂ©tĂ©s par les soies brodĂ©es, prĂ©fĂ©raient se tenir debout. Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roulĂ© son fauteuil devant la cheminĂ©e, les dĂ©nombrait vivement, tĂąchait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconnaĂźtre Pierron, cachĂ© au dernier rang; et ses yeux s'Ă©taient arrĂȘtĂ©s sur Etienne, assis en face de lui. - Voyons, demanda-t-il, qu'avez-vous Ă  me dire ? Il s'attendait Ă  entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut tellement surpris de voir Maheu s'avancer qu'il ne put s'empĂȘcher d'ajouter encore - Comment ! c'est vous, un bon ouvrier qui s'est toujours montrĂ© si raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille travaille au fond depuis le premier coup de pioche !... Ah ! c'est mal, ça me chagrine que vous soyez Ă  la tĂȘte des mĂ©contents ! Maheu Ă©coutait, les yeux baissĂ©s. Puis, il commença, la voix hĂ©sitante et sourde d'abord. - Monsieur le directeur, c'est justement parce que je suis un homme tranquille, auquel on n'a rien Ă  reprocher, que les camarades m'ont choisi. Cela doit vous prouver qu'il ne s'agit pas d'une rĂ©volte de tapageurs, de mauvaises tĂȘtes cherchant Ă  faire du dĂ©sordre. Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu'il serait temps de s'arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours. Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en regardant le directeur - Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau systĂšme... On nous accuse de mal boiser. C'est vrai, nous ne donnons pas Ă  ce travail le temps nĂ©cessaire. Mais, si nous le donnions, notre journĂ©e se trouverait rĂ©duite encore, et comme elle n'arrive dĂ©jĂ  pas Ă  nous nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de nous acharner Ă  l'abattage, la seule besogne productive. Il n'y a pas d'autre arrangement possible, il faut que le travail soit payĂ© pour ĂȘtre fait... Et qu'est-ce que vous avez inventĂ© Ă  la place ? une chose qui ne peut pas nous entrer dans la tĂȘte, voyez-vous ! Vous baissez le prix de la berline, puis vous prĂ©tendez compenser cette baisse en payant le boisage Ă  part. Si cela Ă©tait vrai, nous n'en serions pas moins volĂ©s, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui nous enrage, c'est que cela n'est pas mĂȘme vrai la Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement deux centimes par berline dans sa poche, voilĂ  ! - Oui, oui, c'est la vĂ©ritĂ©, murmurĂšrent les autres dĂ©lĂ©guĂ©s, en voyant M. Hennebeau faire un geste violent, comme pour interrompre. Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant, il Ă©tait lancĂ©, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s'Ă©coutait avec surprise, comme si un Ă©tranger avait parlĂ© en lui. C'Ă©taient des choses amassĂ©es au fond de sa poitrine, des choses qu'il ne savait mĂȘme pas lĂ , et qui sortaient, dans un gonflement de son coeur. Il disait leur misĂšre Ă  tous, le travail dur, la vie de brute, la femme et les petits criant la faim Ă  la maison. Il cita les derniĂšres paies dĂ©sastreuses, les quinzaines dĂ©risoires, mangĂ©es par les amendes et les chĂŽmages, rapportĂ©es aux familles en larmes. Est-ce qu'on avait rĂ©solu de les dĂ©truire ? - Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes donc venus vous dire que, crever pour crever, nous prĂ©fĂ©rons crever Ă  ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins... Nous avons quittĂ© les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos conditions. Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage Ă  part. Nous autres, nous voulons que les choses restent comme elles Ă©taient, et nous voulons encore qu'on nous donne cinq centimes de plus par berline... Maintenant, c'est Ă  vous de voir si vous ĂȘtes pour la justice et pour le travail. Des voix, parmi les mineurs, s'Ă©levĂšrent. - C'est cela... Il a dit notre idĂ©e Ă  tous... Nous ne demandons que la raison. D'autres, sans parler, approuvaient d'un hochement de tĂȘte. La piĂšce luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses broderies, son entassement mystĂ©rieux d'antiquailles; et ils ne sentaient mĂȘme plus le tapis, qu'ils Ă©crasaient sous leurs chaussures lourdes. - Laissez-moi donc rĂ©pondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se fĂąchait. Avant tout, il n'est pas vrai que la Compagnie gagne deux centimes par berline... Voyons les chiffres. Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tĂącher de les diviser, interpella Pierron, qui se dĂ©roba, en bĂ©gayant. Au contraire, Levaque Ă©tait Ă  la tĂȘte des plus agressifs, embrouillant les choses, affirmant des faits qu'il ignorait. Le gros murmure des voix s'Ă©touffait sous les tentures, dans la chaleur de serre. - Si vous causez tous Ă  la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons. Il avait retrouvĂ© son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de gĂ©rant qui a reçu une consigne et qui entend la faire respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas Etienne du regard, il manoeuvrait pour le tirer du silence oĂč le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, Ă©largit-il brusquement la question. - Non, avouez donc la vĂ©ritĂ©, vous obĂ©issez Ă  des excitations dĂ©testables. C'est une peste, maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs... Oh ! je n'ai besoin de la confession de personne, je vois bien qu'on vous a changĂ©s, vous si tranquilles autrefois. N'est-ce pas ? on vous a promis plus de beurre que de pain, on vous a dit que votre tour Ă©tait venu d'ĂȘtre les maĂźtres... Enfin, on vous enrĂ©gimente dans cette fameuse Internationale, cette armĂ©e de brigands dont le rĂȘve est la destruction de la sociĂ©tĂ©... Etienne, alors, l'interrompit. - Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un charbonnier de Montsou n'a encore adhĂ©rĂ©. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s'enrĂŽleront. Ca dĂ©pend de la Compagnie. DĂšs ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si les autres mineurs n'avaient plus Ă©tĂ© lĂ . - La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. Cette annĂ©e, elle a dĂ©pensĂ© trois cent mille francs Ă  bĂątir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux pour cent, et je ne parle ni des pensions qu'elle sert, ni du charbon, ni des mĂ©dicaments qu'elle donne... Vous qui paraissez intelligent, qui ĂȘtes devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de rĂ©pandre ces vĂ©ritĂ©s-lĂ  que de vous perdre, en frĂ©quentant des gens de mauvaise rĂ©putation ? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous avons dĂ» nous sĂ©parer, afin de sauver nos fosses de la pourriture socialiste... On vous voit toujours chez lui, et c'est lui assurĂ©ment qui vous a poussĂ©s Ă  crĂ©er cette caisse de prĂ©voyance, que nous tolĂ©rerions bien volontiers si elle Ă©tait seulement une Ă©pargne, mais oĂč nous sentons une arme contre nous, un fonds de rĂ©serve pour payer les frais de la guerre. Et, Ă  ce propos, je dois ajouter que la Compagnie entend avoir un contrĂŽle sur cette caisse. Etienne le laissait aller, lĂ©s yeux sur les siens, les lĂšvres agitĂ©es d'un petit battement nerveux. Il sourit Ă  la derniĂšre phrase, il rĂ©pondit simplement - C'est donc une nouvelle exigence, car Monsieur le directeur avait jusqu'ici nĂ©gligĂ© de rĂ©clamer ce contrĂŽle... Notre dĂ©sir, par malheur, est que la Compagnie s'occupe moins de nous, et qu'au lieu de jouer le rĂŽle de providence, elle se montre tout bonnement juste en nous donnant ce qui nous revient, notre gain qu'elle se partage. Est-ce honnĂȘte, Ă  chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires ?... Monsieur le directeur aura beau dire, le nouveau systĂšme est une baisse de salaire dĂ©guisĂ©e, et c'est ce qui nous rĂ©volte, car si la Compagnie a des Ă©conomies Ă  faire, elle agit trĂšs mal en les rĂ©alisant uniquement sur l'ouvrier. - Ah ! nous y voilĂ  ! cria M. Hennebeau. Je l'attendais, cette accusation d'affamer le peuple et de vivre de sa sueur ! Comment pouvez- vous dire des bĂȘtises pareilles, vous qui devriez savoir les risques Ă©normes que les capitaux courent dans l'industrie, dans les mines par exemple ? Une fosse tout Ă©quipĂ©e, aujourd'hui, coĂ»te de quinze cent mille francs Ă  deux millions; et que de peine avant de retirer un intĂ©rĂȘt mĂ©diocre d'une telle somme engloutie ! Presque la moitiĂ© des sociĂ©tĂ©s miniĂšres, en France, font faillite... Du reste, c'est stupide d'accuser de cruautĂ© celles qui rĂ©ussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mĂȘmes. Croyez-vous que la Compagnie n'a pas autant Ă  perdre que vous, dans la crise actuelle ? Elle n'est pas la maĂźtresse du salaire, elle obĂ©it Ă  la concurrence, sous peine de ruine. Prenez-vous en aux faits, et non Ă  elle... Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre ! - Si, dit le jeune homme, nous comprenons trĂšs bien qu'il n'y a pas d'amĂ©lioration possible pour nous, tant que les choses iront comme elles vont, et c'est mĂȘme Ă  cause de ça que les ouvriers finiront, un jour ou l'autre, par s'arranger de façon Ă  ce qu'elles aillent autrement. Cette parole, si modĂ©rĂ©e de forme, fut prononcĂ©e Ă  demi-voix, avec une telle conviction, tremblante de menace, qu'il se fit un grand silence. Une gĂȘne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. Les autres dĂ©lĂ©guĂ©s, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le camarade venait de rĂ©clamer leur part, au milieu de ce bien- ĂȘtre; et ils recommençaient Ă  jeter des regards obliques sur les tentures chaudes, sur les siĂšges confortables, sur tout ce luxe dont la moindre babiole aurait payĂ© leur soupe pendant un mois. Enfin, M. Hennebeau, qui Ă©tait restĂ© pensif, se leva, pour les congĂ©dier. Tous l'imitĂšrent. Etienne, lĂ©gĂšrement, avait poussĂ© le coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue dĂ©jĂ  empĂątĂ©e et maladroite - Alors, Monsieur, c'est tout ce que vous rĂ©pondez... Nous allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions. - Moi, mon brave, s'Ă©cria le directeur, mais je ne repousse rien !... Je suis un salariĂ© comme vous, je n'ai pas plus de volontĂ© ici que le dernier de vos galibots. On me donne des ordres, et mon seul rĂŽle est de veiller Ă  leur bonne exĂ©cution. Je vous ai dit ce que j'ai cru devoir vous dire, mais je me garderais bien de dĂ©cider... Vous m'apporterez vos exigences, je les ferai connaĂźtre Ă  la RĂ©gie, puis je vous transmettrai la rĂ©ponse. Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, Ă©vitant de se passionner dans les questions, d'une sĂ©cheresse courtoise de simple instrument d'autoritĂ©. Et les mineurs, maintenant, le regardaient avec dĂ©fiance, se demandaient d'oĂč il venait, quel intĂ©rĂȘt il pouvait avoir Ă  mentir, ce qu'il devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais patrons. Un intrigant peut-ĂȘtre, un homme qu'on payait comme un ouvrier, et qui vivait si bien ! Etienne osa de nouveau intervenir. - Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous ne puissions plaider notre cause en personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous Ă©chappent forcĂ©ment... Si nous savions seulement oĂč nous adresser ! M. Hennebeau ne se fĂącha point. Il eut mĂȘme un sourire. - Ah ! dame ! cela se complique, du moment oĂč vous n'avez pas confiance en moi... Il faut aller lĂ -bas. Les dĂ©lĂ©guĂ©s avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenĂȘtres. OĂč Ă©tait-ce, lĂ -bas ? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant, dans une contrĂ©e inaccessible et religieuse, oĂč trĂŽnait le dieu inconnu, accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c'Ă©tait cette force qu'il avait derriĂšre lui, cachĂ©e et rendant des oracles. Un dĂ©couragement les accabla, Etienne lui-mĂȘme eut un haussement d'Ă©paules pour leur dire que le mieux Ă©tait de s'en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de Jeanlin. - En voilĂ  une rude leçon cependant, et c'est vous qui dĂ©fendez les mauvais boisages !... Vous rĂ©flĂ©chirez, mes amis, vous comprendrez qu'une grĂšve serait un dĂ©sastre pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de faim comment ferez-vous ?... Je compte sur votre sagesse d'ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard. Tous partaient, quittaient le salon dans un piĂ©tinement de troupeau, le dos arrondi, sans rĂ©pondre un mot Ă  cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut obligĂ© de rĂ©sumer l'entretien la Compagnie d'un cĂŽtĂ© avec son nouveau tarif, les ouvriers de l'autre avec leur demande d'une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prĂ©venir que leurs conditions seraient certainement repoussĂ©es par la RĂ©gie. - RĂ©flĂ©chissez avant de faire des bĂȘtises, rĂ©pĂ©ta-t-il, inquiet de leur silence. Dans le vestibule, Pierron salua trĂšs bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Etienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s'en allĂšrent, au milieu de ce silence menaçant. La porte seule retomba, Ă  grand bruit. Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle Ă  manger, il retrouva ses convives immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s'assombrir. Puis, tandis qu'il buvait son cafĂ© froid, on tĂącha de parler d'autre chose. Mais les GrĂ©goire eux-mĂȘmes revinrent Ă  la grĂšve, Ă©tonnĂ©s qu'il n'y eĂ»t pas des lois pour dĂ©fendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul rassurait CĂ©cile, affirmait qu'on attendait les gendarmes. Enfin, Mme Hennebeau appela le domestique. - Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenĂȘtres et donnez de l'air. IV, III Quinze jours s'Ă©taient Ă©coulĂ©s; et, le lundi de la troisiĂšme semaine, les feuilles de prĂ©sence, envoyĂ©es Ă  la Direction, indiquĂšrent une diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus. Ce matin-lĂ , on comptait sur la reprise du travail; mais l'obstination de la RĂ©gie Ă  ne pas cĂ©der exaspĂ©rait les mineurs. Le Voreux, CrĂšvecoeur, Mirou, Madeleine n'Ă©taient plus les seuls qui chĂŽmaient; Ă  la Victoire et Ă  Feutry-Cantel, la descente comptait Ă  peine maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-mĂȘme se trouvait atteint. Peu Ă  peu, la grĂšve devenait gĂ©nĂ©rale. Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C'Ă©tait l'usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, oĂč dort le travail. Dans le ciel gris de dĂ©cembre, le long des hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliĂ©es avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les jambes maigres des trĂ©teaux, le stock de charbon s'Ă©puisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la provision des bois pourrissait sous les averses. A l'embarcadĂšre du canal, il Ă©tait restĂ© une pĂ©niche Ă  moitiĂ© chargĂ©e, comme assoupie dans l'eau trouble; et, sur le terri dĂ©sert, dont les sulfures dĂ©composĂ©s fumaient malgrĂ© la pluie, une charrette dressait mĂ©lancoliquement ses brancards. Mais les bĂątiments surtout s'engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi oĂč ne montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie des gĂ©nĂ©rateurs, et la cheminĂ©e gĂ©ante trop large pour les rares fumĂ©es. On ne chauffait la machine d'extraction que le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux dĂ©sastres qui endommagent les voies, dĂšs qu'on cesse de les entretenir; puis, Ă  partir de neuf heures, le reste du service se faisait par les Ă©chelles. Et, au-dessus de cette mort des bĂątiments, ensevelis dans leur drap de poussiĂšre noire, il n'y avait toujours que l'Ă©chappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient dĂ©truite, si le souffle s'Ă©tait arrĂȘtĂ©. En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le prĂ©fet de Lille Ă©tait accouru, des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le calme des grĂ©vistes, prĂ©fet et gendarmes s'Ă©taient dĂ©cidĂ©s Ă  rentrer chez eux. Jamais le coron n'avait donnĂ© un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour Ă©viter d'aller au cabaret, dormaient la journĂ©e entiĂšre; les femmes, en se rationnant de cafĂ©, devenaient raisonnables, moins enragĂ©es de bavardages et de querelles; et jusqu'aux bandes d'enfants qui avaient l'air de comprendre, d'une telle sagesse, qu'elles couraient pieds nus et se giflaient sans bruit. C'Ă©tait le mot d'ordre, rĂ©pĂ©tĂ©, circulant de bouche en bouche on voulait ĂȘtre sage. Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. Etienne, Ă  titre de secrĂ©taire, y avait partagĂ© les trois mille francs de la caisse de prĂ©voyance, entre les familles nĂ©cessiteuses; ensuite, de divers cĂŽtĂ©s, Ă©taient arrivĂ©es quelques centaines de francs, produites par des souscriptions et des quĂȘtes. Mais, aujourd'hui, toutes les ressources s'Ă©puisaient, les mineurs n'avaient plus d'argent pour soutenir la grĂšve, et la faim Ă©tait lĂ , menaçante. Maigrat, aprĂšs avoir promis un crĂ©dit d'une quinzaine, s'Ă©tait brusquement ravisĂ© au bout de huit jours, coupant les vivres. D'habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-ĂȘtre celle-ci dĂ©sirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons. Il agissait d'ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il fermait surtout sa porte Ă  la Maheude, plein de rancune, voulant la punir de ce qu'il n'avait pas eu Catherine. Pour comble de misĂšre, il gelait trĂšs fort, les femmes voyaient diminuer leur tas de charbon, avec la pensĂ©e inquiĂšte qu'on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient pas. Ce n'Ă©tait point assez de crever de faim, on allait aussi crever de froid. Chez les Maheu, dĂ©jĂ  tout manquait. Les Levaque mangeaient encore, sur une piĂšce de vingt francs prĂȘtĂ©e par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de l'argent; mais, pour paraĂźtre aussi affamĂ©s que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient Ă  crĂ©dit chez Maigrat, qui aurait jetĂ© son magasin Ă  la Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. DĂšs le samedi, beaucoup de familles s'Ă©taient couchĂ©es sans souper. Et, en face des jours terribles qui commençaient, pas une plainte ne se faisait entendre, tous obĂ©issaient au mot d'ordre, avec un tranquille courage. C'Ă©tait quand mĂȘme une confiance absolue, une foi religieuse, le don aveugle d'une population de croyants. Puisqu'on leur avait promis l'Ăšre de la justice, ils Ă©taient prĂȘts Ă  souffrir pour la conquĂȘte du bonheur universel. La faim exaltait les tĂȘtes, jamais l'horizon fermĂ© n'avait ouvert un au-delĂ  plus large Ă  ces hallucinĂ©s de la misĂšre. Ils revoyaient lĂ -bas, quand leurs yeux se troublaient de faiblesse, la citĂ© idĂ©ale de leur rĂȘve, mais prochaine Ă  cette heure et comme rĂ©elle, avec son peuple de frĂšres, son Ăąge d'or de travail et de repas en commun. Rien n'Ă©branlait la conviction qu'ils avaient d'y entrer enfin. La caisse s'Ă©tait Ă©puisĂ©e, la Compagnie ne cĂ©derait pas, chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient leur espoir, et ils montraient le mĂ©pris souriant des faits. Si la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les Maheu et les autres avaient digĂ©rĂ© trop vite leur soupe d'eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige, l'extase d'une vie meilleure qui jetait les martyrs aux bĂȘtes. DĂ©sormais, Etienne Ă©tait le chef incontestĂ©. Dans les conversations du soir, il rendait des oracles, Ă  mesure que l'Ă©tude l'affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il passait les nuits Ă  lire, il recevait un nombre plus grand de lettres; mĂȘme il s'Ă©tait abonnĂ© au Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait dans le coron, lui avait attirĂ©, de la part des camarades, une considĂ©ration extraordinaire. Sa popularitĂ© croissante le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une correspondance Ă©tendue, discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province, donner des consultations aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le monde rouler autour de soi, c'Ă©tait un continuel gonflement de vanitĂ©, pour lui, l'ancien mĂ©canicien, le haveur aux mains grasses et noires. Il montait d'un Ă©chelon, il entrait dans cette bourgeoisie exĂ©crĂ©e, avec des satisfactions d'intelligence et de bien-ĂȘtre, qu'il ne s'avouait pas. Un seul malaise lui restait, la conscience de son manque d'instruction, qui le rendait embarrassĂ© et timide, dĂšs qu'il se trouvait devant un monsieur en redingote. S'il continuait Ă  s'instruire, dĂ©vorant tout, le manque de mĂ©thode rendait l'assimilation trĂšs lente, une telle confusion se produisait, qu'il finissait par savoir des choses qu'il n'avait pas comprises. Aussi, Ă  certaines heures de bon sens, Ă©prouvait-il une inquiĂ©tude sur sa mission, la peur de n'ĂȘtre point l'homme attendu. Peut-ĂȘtre aurait-il fallu un avocat, un savant capable de parler et d'agir, sans compromettre les camarades ? Mais une rĂ©volte le remettait bientĂŽt d'aplomb. Non, non, pas d'avocats ! tous sont des canailles, ils profitent de leur science pour s'engraisser avec le peuple ! Ca tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et son rĂȘve de chef populaire le berçait de nouveau Montsou Ă  ses pieds, Paris dans un lointain de brouillard, qui sait ? la dĂ©putation un jour, la tribune d'une salle riche, oĂč il se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononcĂ© par un ouvrier dans un Parlement. Depuis quelques jours, Etienne Ă©tait perplexe. Pluchart Ă©crivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre Ă  Montsou, pour chauffer le zĂšle des grĂ©vistes. Il s'agissait d'organiser une rĂ©union privĂ©e, que le mĂ©canicien prĂ©siderait; et il y avait, sous ce projet, l'idĂ©e d'exploiter la grĂšve, de gagner Ă  l'Internationale les mineurs, qui, jusque-lĂ , s'Ă©taient montrĂ©s mĂ©fiants. Etienne redoutait du tapage, mais il aurait cependant laissĂ© venir Pluchart, si Rasseneur n'avait blĂąmĂ© violemment cette intervention. MalgrĂ© sa puissance, le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les services Ă©taient, plus anciens, et qui gardait des fidĂšles parmi ses clients. Aussi hĂ©sitait-il encore, ne sachant que rĂ©pondre. Justement, le lundi, vers quatre heures une nouvelle lettre arriva de Lille, comme Etienne se trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle du bas. Maheu, Ă©nervĂ© d'oisivetĂ©, Ă©tait parti Ă  la pĂȘche s'il avait la chance de prendre un beau poisson, en dessous de l'Ă©cluse du canal, on le vendrait et on achĂšterait du pain. Le vieux Bonnemort et le petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes remises Ă  neuf; tandis que les enfants Ă©taient sortis avec Alzire, qui passait des heures sur le terri, Ă  ramasser des escarbilles. Assise prĂšs du maigre feu, qu'on n'osait plus entretenir, la Maheude, dĂ©grafĂ©e, un sein hors du corsage et tombant jusqu'au ventre, faisait tĂ©ter Estelle. Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l'interrogea. - Est-ce de bonnes nouvelles ? va-t-on nous envoyer de l'argent ? Il rĂ©pondit non du geste, et elle continua - Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire... Enfin, on tiendra tout de mĂȘme. Quand on a le bon droit de son cĂŽtĂ©, n'est-ce pas ? ça vous donne du coeur, on finit toujours par ĂȘtre les plus forts. A cette heure, elle Ă©tait pour la grĂšve, raisonnablement. Il aurait mieux valu forcer la Compagnie Ă  ĂȘtre juste, sans quitter le travail. Mais, puisqu'on l'avait quittĂ©, on devait ne pas le reprendre, avant d'obtenir justice. LĂ -dessus, elle se montrait d'une Ă©nergie intraitable. PlutĂŽt crever que de paraĂźtre avoir eu tort, lorsqu'on avait raison ! - Ah ! s'Ă©cria Etienne, s'il Ă©clatait un bon cholĂ©ra, qui nous dĂ©barrassĂąt de tous ces exploiteurs de la Compagnie ! - Non, non, rĂ©pondit-elle, il ne faut souhaiter la mort Ă  personne. Ca ne nous avancerait guĂšre, il en repousserait d'autres... Moi, je demande seulement que ceux-lĂ  reviennent Ă  des idĂ©es plus sensĂ©es, et j'attends ça, car il y a des braves gens partout... Vous savez que je ne suis pas du tout pour votre politique. En effet, elle blĂąmait d'habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. Qu'on voulĂ»t se faire payer son travail ce qu'il valait, c'Ă©tait bon; mais pourquoi s'occuper d'un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement ? pourquoi se mĂȘler des affaires des autres, oĂč il n'y avait que de mauvais coups Ă  attraper ? Et elle lui gardait son estime, parce qu'il ne se grisait pas et qu'il lui payait rĂ©guliĂšrement ses quarante-cinq francs de pension. Quand un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste. Etienne, alors, parla de la RĂ©publique, qui donnerait du pain Ă  tout le monde. Mais la Maheude secoua la tĂȘte, car elle se souvenait de 48, une annĂ©e de chien, qui les avait laissĂ©s nus comme des vers, elle et son homme, dans les premiers temps de leur mĂ©nage. Elle s'oubliait Ă  en conter les embĂȘtements d'une voix morne, les yeux perdus, la gorge Ă  l'air, tandis que sa fille Estelle, sans lĂącher le sein, s'endormait sur ses genoux. Et, absorbĂ© lui aussi, Etienne regardait fixement ce sein Ă©norme, dont la blancheur molle tranchait avec le teint massacrĂ© et jauni du visage. - Pas un liard, murmurait-elle, rien Ă  se mettre sous la dent, et toutes les fosses qui s'arrĂȘtaient. Enfin, quoi ! la crevaison du pauvre monde, comme aujourd'hui ! Mais, Ă  ce moment, la porte s'ouvrit, et ils restĂšrent muets de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite avec Chaval, elle n'avait plus reparu au coron. Son trouble Ă©tait si grand, qu'elle ne referma pas la porte, tremblante et muette. Elle comptait trouver sa mĂšre seule, la vue du jeune homme dĂ©rangeait la phrase prĂ©parĂ©e en route. - Qu'est-ce que tu viens ficher ici ? cria la Maheude, sans mĂȘme quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t'en ! Alors, Catherine tĂącha de rattraper des mots. - Maman, c'est du cafĂ© et du sucre... Oui, pour les enfants... J'ai fait des heures, j'ai songĂ© Ă  eux... Elie tirait de ses poches une livre de cafĂ© et une livre de sucre, qu'elle s'enhardit Ă  poser sur la table. La grĂšve du Voreux la tourmentait, tandis qu'elle travaillait Ă  Jean-Bart, et elle n'avait trouvĂ© que cette façon d'aider un peu ses parents, sous le prĂ©texte de songer aux petits. Mais son bon coeur ne dĂ©sarmait pas sa mĂšre, qui rĂ©pliqua - Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux fait de rester Ă  nous gagner du pain. Elle l'accabla, elle se soulagea, en lui jetant Ă  la face tout ce qu'elle rĂ©pĂ©tait contre elle, depuis un mois. Filer avec un homme, se coller Ă  seize ans, lorsqu'on avait une famille dans le besoin ! Il fallait ĂȘtre la derniĂšre des filles dĂ©naturĂ©es. On pouvait pardonner une bĂȘtise, mais une mĂšre n'oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l'avait tenue Ă  l'attache ! Pas du tout, elle Ă©tait libre comme l'air, on lui demandait seulement de rentrer coucher. - Dis ? qu'est-ce que tu as dans la peau, Ă  ton Ăąge ? Catherine, immobile prĂšs de la table, Ă©coutait, la tĂȘte basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille tardive, et elle tĂąchait de rĂ©pondre, en paroles entrecoupĂ©es. - Oh ! s'il n'y avait que moi, pour ce que ça m'amuse !... C'est lui. Quand il veut, je suis bien forcĂ©e de vouloir, n'est-ce pas ? parce que, vois-tu, il est le plus fort... Est-ce qu'on sait comment les choses tournent ? Enfin, c'est fait, et ce n'est pas Ă  dĂ©faire, car autant lui qu'un autre, maintenant. Faut bien qu'il m'Ă©pouse. Elle se dĂ©fendait sans rĂ©volte, avec la rĂ©signation passive des filles qui subissent le mĂąle de bonne heure. N'Ă©tait-ce pas la loi commune ? Jamais elle n'avait rĂȘvĂ© autre chose, une violence derriĂšre le terri, un enfant Ă  seize ans, puis la misĂšre dans le mĂ©nage, si son galant l'Ă©pousait. Et elle ne rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que bouleversĂ©e d'ĂȘtre traitĂ©e en gueuse devant ce garçon, dont la prĂ©sence l'oppressait et la dĂ©sespĂ©rait. Etienne, cependant, s'Ă©tait levĂ©, en affectant de secouer le feu Ă  demi Ă©teint, pour ne pas gĂȘner l'explication, Mais leurs regards se rencontrĂšrent, il la trouvait pĂąle, Ă©reintĂ©e, jolie quand mĂȘme avec ses yeux si clairs, dans sa face qui se tannait; et il Ă©prouva un singulier sentiment, sa rancune Ă©tait partie, il aurait simplement voulu qu'elle fĂ»t heureuse, chez cet homme qu'elle lui avait prĂ©fĂ©rĂ©. C'Ă©tait un besoin de s'occuper d'elle encore, une envie d'aller Ă  Montsou forcer l'autre Ă  des Ă©gards. Mais elle ne vit que de la pitiĂ© dans cette tendresse qui s'offrait toujours, il devait la mĂ©priser pour la dĂ©visager de la sorte. Alors, son coeur se serra tellement, qu'elle Ă©trangla sans pouvoir bĂ©gayer d'autres paroles d'excuse. - C'est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois embarrassĂ©e, car je t'aurais dĂ©jĂ  fichu mon pied quelque part. Comme si, brusquement, cette menace se rĂ©alisait, Catherine reçut dans le derriĂšre, Ă  toute volĂ©e, un coup de pied dont la violence l'Ă©tourdit de surprise et de douleur. C'Ă©tait Chaval, entrĂ© d'un bond par la porte ouverte, qui lui allongeait une ruade de bĂȘte mauvaise. Depuis une minute, il la guettait du dehors. - Ah ! salope, hurla-t-il, je t'ai suivie, je savais bien que tu revenais ici t'en faire foutre jusqu'au nez ! Et c'est toi qui le paies, hein ? Tu l'arroses de cafĂ© avec mon argent ! La Maheude et Etienne, stupĂ©fiĂ©s, ne bougeaient pas. D'un geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte. - Sortiras-tu, nom de Dieu ! Et, comme elle se rĂ©fugiait dans un angle, il retomba sur la mĂšre. - Un joli mĂ©tier de garder la maison, pendant que ta putain de fille est lĂ -haut, les jambes en l'air ! Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la traĂźnait dehors. A la porte, il se retourna de nouveau vers la Maheude, clouĂ©e sur sa chaise. Elle en avait oubliĂ© de rentrer son sein. Estelle s'Ă©tait endormie, le nez glissĂ© en avant, dans la jupe de laine; et le sein Ă©norme pendait, libre et nu, comme une mamelle de vache puissante, - Quand la fille n'y est pas, c'est la mĂšre qui se fait tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande ! Il n'est pas dĂ©goĂ»tĂ©, ton salaud de logeur ! Du coup, Etienne voulut gifler le camarade, La peur d'ameuter le coron par une bataille l'avait retenu de lui arracher Catherine des mains, Mais, Ă  son tour, une rage l'emportait, et les deux hommes se trouvĂšrent face Ă  face, le sang dans les yeux, C'Ă©tait une vieille haine, une jalousie longtemps inavouĂ©e, qui Ă©clatait. Maintenant, il fallait que l'un des deux mangeĂąt l'autre. - Prends garde ! balbutia Etienne, les dents serrĂ©es, J'aurai ta peau, - Essaye ! rĂ©pondit Chaval. Ils se regardĂšrent encore pendant quelques secondes, de si prĂšs, que leur souffle ardent brĂ»lait leur visage. Et ce fut Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour l'entraĂźner, Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tĂȘte. - Quelle brute ! murmura Etienne en fermant la porte violemment, agitĂ© d'une telle colĂšre, qu'il dut se rasseoir. En face de lui, la Maheude n'avait pas remuĂ©. Elle eut un grand geste, et un silence se fit, pĂ©nible et lourd des choses qu'ils ne disaient pas. MalgrĂ© son effort, il revenait quand mĂȘme Ă  sa gorge, Ă  cette coulĂ©e de chair blanche, dont l'Ă©clat maintenant le gĂȘnait. Sans doute, elle avait quarante ans et elle Ă©tait dĂ©formĂ©e, comme une bonne femelle qui produisait trop; mais beaucoup la dĂ©siraient encore, large, solide, avec sa grosse figure longue d'ancienne belle fille. Lentement, d'un air tranquille, elle avait pris Ă  deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin rose s'obstinait, elle le renfonça du doigt, puis se boutonna, toute noire Ă  prĂ©sent, avachie dans son vieux caraco. - C'est un cochon, dit-elle enfin. Il n'y a qu'un sale cochon pour avoir des idĂ©es si dĂ©goĂ»tantes... Moi, je m'en fiche ! Ca ne mĂ©ritait pas de rĂ©ponse. Puis, d'une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune homme du regard - J'ai mes dĂ©fauts bien sĂ»r, mais je n'ai pas celui-lĂ ... Il n'y a que deux hommes qui m'ont touchĂ©e, un herscheur autrefois, Ă  quinze ans, et Maheu ensuite. S'il m'avait lĂąchĂ©e comme l'autre, dame ! je ne sais trop ce qu'il serait arrivĂ©, et je ne suis pas plus fiĂšre pour m'ĂȘtre bien conduite avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu'on n'a point fait le mal, c'est souvent que les occasions ont manquĂ©... Seulement, je dis ce qui est, et je connais des voisines qui n'en pourraient dire autant, n'est-ce pas ? - Ca, c'est bien vrai, rĂ©pondit Etienne en se levant. Et il sortit, pendant qu'elle se dĂ©cidait Ă  rallumer le feu, aprĂšs avoir posĂ© Estelle endormie sur deux chaises. Si le pĂšre attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de mĂȘme de la soupe. Dehors, la nuit tombait dĂ©jĂ , une nuit glaciale, et la tĂȘte basse, Etienne marchait, pris d'une tristesse noire. Ce n'Ă©tait plus de la colĂšre contre l'homme, de la pitiĂ© pour la pauvre fille maltraitĂ©e. La scĂšne brutale s'effaçait, se noyait, le rejetait Ă  la souffrance de tous, aux abominations de la misĂšre. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le ventre vide. Et le doute dont il Ă©tait effleurĂ© parfois, s'Ă©veillait en lui, dans la mĂ©lancolie affreuse du crĂ©puscule, le torturait d'un malaise qu'il n'avait jamais ressenti si violent. De quelle terrible responsabilitĂ© il se chargeait ! Allait-il les pousser encore, les faire s'entĂȘter Ă  la rĂ©sistance, maintenant qu'il n'y avait ni argent nu crĂ©dit ? et quel serait le dĂ©nouement, s'il n'arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages ? Brusquement, il venait d'avoir la vision du dĂ©sastre des enfants qui mouraient, des mĂšres qui sanglotaient, tandis que les hommes, hĂąves et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l'idĂ©e que la Compagnie serait la plus forte et qu'il aurait fait le malheur des camarades, l'emplissait d'une insupportable angoisse. Lorsqu'il leva la tĂȘte, il vit qu'il Ă©tait devant le Voreux. La masse sombre des bĂątiments s'alourdissait sous les tĂ©nĂšbres croissantes. Au milieu du carreau dĂ©sert, obstruĂ© de grandes ombres immobiles, on eĂ»t dit un coin de forteresse abandonnĂ©e. DĂšs que la machine d'extraction s'arrĂȘtait, l'Ăąme s'en allait des murs. A cette heure de la nuit, rien n'y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et l'Ă©chappement de la pompe lui-mĂȘme n'Ă©tait qu'un rĂąle lointain, venu on ne sait d'oĂč, dans cet anĂ©antissement de la fosse entiĂšre. Etienne regardait, et le sang lui remontait au coeur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l'argent ? En tout cas, la victoire lui coĂ»terait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il Ă©tait repris d'une fureur de bataille, du besoin farouche d'en finir avec la misĂšre, mĂȘme au prix de la mort. Autant valait-il que le coron crevĂąt d'un coup, si l'on devait continuer Ă  crever en dĂ©tail, de famine et d'injustice. Des lectures mal digĂ©rĂ©es lui revenaient, des exemples de peuples qui avaient incendiĂ© leurs villes pour arrĂȘter l'ennemi, des histoires vagues oĂč les mĂšres sauvaient les enfants de l'esclavage, en leur cassant la tĂȘte sur le pavĂ©, oĂč les hommes se laissaient mourir d'inanition, plutĂŽt que de manger le pain des tyrans. Cela l'exaltait, une gaietĂ© rouge se dĂ©gageait de sa crise de noire tristesse, chassant le doute, lui faisant honte de cette lĂąchetĂ© d'une heure. Et, dans ce rĂ©veil de sa foi, des bouffĂ©es d'orgueil reparaissaient et l'emportaient plus haut, la joie d'ĂȘtre le chef, de se voir obĂ©i jusqu'au sacrifice, le rĂȘve Ă©largi de sa puissance, le soir du triomphe. DĂ©jĂ , il imaginait une scĂšne d'une grandeur simple, son refus du pouvoir, l'autoritĂ© remise entre les mains du peuple, quand il serait le maĂźtre. - Mais il s'Ă©veilla, il tressaillit Ă  la voix de Maheu qui lui contait sa chance, une truite superbe pĂȘchĂ©e et vendue trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le camarade retourner seul au coron, en lui disant qu'il le suivait; et il entra s'attabler Ă  l'Avantage, il attendit le dĂ©part d'un client pour avertir nettement Rasseneur qu'il allait Ă©crire Ă  Pluchart de venir tout de suite. Sa rĂ©solution Ă©tait prise, il voulait organiser une rĂ©union privĂ©e, car la victoire lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou adhĂ©raient en masse Ă  l'Internationale. IV, IV Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve DĂ©sir, qu'on organisa la rĂ©union privĂ©e, pour le jeudi, Ă  deux heures La veuve, outrĂ©e des misĂšres qu'on faisait Ă  ses enfants, les charbonniers, ne dĂ©colĂ©rait plus, depuis surtout que son cabaret se vidait. Jamais grĂšve n'avait eu moins soif, les soĂ»lards s'enfermaient chez eux par crainte de dĂ©sobĂ©ir au mot d'ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et morne, d'un air de dĂ©solation. Plus de biĂšre coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux Ă©taient secs. Sur le pavĂ©, au dĂ©bit Casimir et Ă  l'estaminet du ProgrĂšs, on ne voyait que les faces pĂąles des cabaretiĂšres interrogeant la route; puis, dans Montsou mĂȘme, toute la ligne s'Ă©tendait dĂ©serte, de l'estaminet Lenfant Ă  l'estaminet Tison, en passant par l'estaminet Piquette et le dĂ©bit de la TĂȘte-CoupĂ©e; seul l'estaminet Saint-Eloi, que des porions frĂ©quentaient, versait encore quelques chopes; et la solitude gagnait jusqu'au Volcan, dont les dames chĂŽmaient, faute d'amateurs, bien qu'elles eussent baissĂ© leur prix de dix sous Ă  cinq sous, vu la rigueur des temps. C'Ă©tait un vrai deuil qui crevait le coeur du pays entier. - Nom de Dieu ! s'Ă©tait Ă©criĂ©e la veuve DĂ©sir, en tapant des deux mains sur ses cuisses, c'est la faute aux gendarmes ! Qu'ils me foutent en prison, s'ils le veulent, mais il faut que je les embĂȘte ! Pour elle, toutes les autoritĂ©s, tous les patrons, c'Ă©taient des gendarmes, un terme de mĂ©pris gĂ©nĂ©ral, dans lequel elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait accueilli avec transport la demande d'Etienne sa maison entiĂšre appartenait aux mineurs, elle prĂȘterait gratuitement la salle de bal, elle lancerait elle-mĂȘme les invitations, puisque la loi l'exigeait. D'ailleurs, tant mieux, si la loi n'Ă©tait pas contente ! on verrait sa gueule. DĂšs le lendemain, le jeune homme lui apporta Ă  signer une cinquantaine de lettres, qu'il avait fait copier par les voisins du coron sachant Ă©crire; et l'on envoya ces lettres, dans les fosses, aux dĂ©lĂ©guĂ©s et Ă  des hommes dont on Ă©tait sĂ»r. L'ordre du jour avouĂ© Ă©tait de discuter la continuation de la grĂšve; mais, en rĂ©alitĂ©, on attendait Pluchart, on comptait sur un discours de lui, pour enlever l'adhĂ©sion en masse Ă  l'Internationale. Le jeudi matin, Etienne fut pris d'inquiĂ©tude, en ne voyant pas arriver son ancien contremaĂźtre, qui avait promis par dĂ©pĂȘche d'ĂȘtre lĂ  le mercredi soir. Que se passait-il donc ? Il Ă©tait dĂ©solĂ© de ne pouvoir s'entendre avec lui, avant la rĂ©union. DĂšs neuf heures, il se rendit Ă  Montsou, dans l'idĂ©e que le mĂ©canicien y Ă©tait peut-ĂȘtre allĂ© tout droit, sans s'arrĂȘter au Voreux. - Non, je n'ai pas vu votre ami, rĂ©pondit la veuve DĂ©sir. Mais tout est prĂȘt, venez donc voir. Elle le conduisit dans la salle de bal. La dĂ©coration en Ă©tait restĂ©e la mĂȘme, des guirlandes qui soutenaient, au plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des Ă©cussons de carton dorĂ© alignant des noms de saints et de saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplacĂ© la tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans un angle; et, rangĂ©s de biais, des bancs garnissaient la salle. - C'est parfait, dĂ©clara Etienne. - Et vous savez, reprit la veuve, vous ĂȘtes chez vous. Gueulez tant que ça vous plaira... Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s'ils viennent. MalgrĂ© son inquiĂ©tude, il ne put s'empĂȘcher de sourire en la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins dont un seul rĂ©clamait un homme, pour ĂȘtre embrassĂ©; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, Ă  cause de la besogne. Mais Etienne s'Ă©tonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il s'Ă©cria - Tiens ! c'est dĂ©jĂ  vous ! Souvarine, qui avait travaillĂ© la nuit au Voreux, les machineurs n'Ă©tant pas en grĂšve, venait simplement par curiositĂ©. Quant Ă  Rasseneur, il semblait gĂȘnĂ© depuis deux jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire dĂ©bonnaire. - Pluchart n'est pas arrivĂ©, je suis trĂšs inquiet, ajouta Etienne. Le cabaretier dĂ©tourna les yeux et rĂ©pondit entre ses dents - Ca ne m'Ă©tonne pas, je ne l'attends plus. - Comment ? Alors, il se dĂ©cida, il regarda l'autre en face, et d'un air brave - C'est que, moi aussi, je lui ai envoyĂ© une lettre, si tu veux que je te le dise; et, dans cette lettre, je l'ai suppliĂ© de ne pas venir... Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-mĂȘmes, sans nous adresser aux Ă©trangers. Etienne, hors de lui, tremblant de colĂšre, les yeux dans les yeux du camarade, rĂ©pĂ©tait en bĂ©gayant - Tu as fait ça ! tu as fait ça ! - J'ai fait ça, parfaitement ! Et tu sais pourtant si j'ai confiance en Pluchart ! C'est un malin et un solide, on peut marcher avec lui... Mais, vois-tu, je me fous de vos idĂ©es, moi ! La politique, le gouvernement, tout ça, je m'en fous ! Ce que je dĂ©sire, c'est que le mineur soit mieux traitĂ©. J'ai travaillĂ© au fond pendant vingt ans, j'y ai suĂ© tellement de misĂšre et de fatigue, que je me suis jurĂ© d'obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je le sens bien, vous n'obtiendrez rien du tout avec vos histoires, vous allez rendre le sort de l'ouvrier encore plus misĂ©rable... Quand il sera forcĂ© par la faim de redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le paiera Ă  coups de trique, comme un chien Ă©chappĂ© qu'on fait rentrer Ă  la niche... VoilĂ  ce que je veux empĂȘcher, entends-tu ? Il haussait la voix, lĂ© ventre en avant, plantĂ© carrĂ©ment sur ses grosses jambes. Et toute sa nature d'homme raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n'Ă©tait pas stupide de croire qu'on pouvait d'un coup changer le monde, mettre les ouvriers Ă  la place des patrons, partager l'argent comme on partage une pomme ? Il faudrait des mille ans et des mille ans pour que ça se rĂ©alisĂąt peut-ĂȘtre. Alors, qu'on lui fichĂąt la paix, avec les miracles ! Le parti le plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c'Ă©tait de marcher droit, d'exiger les rĂ©formes possibles, d'amĂ©liorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s'il s'en occupait, d'amener la Compagnie Ă  des conditions meilleures; au lieu que, va te faire fiche ! on y crĂšverait tous, en s'obstinant. Etienne l'avait laissĂ© parler, la parole coupĂ©e par l'indignation. Puis, il cria - Nom de Dieu ! tu n'as donc pas de sang dans les veines ? Un instant, il l'aurait giflĂ©; et, pour rĂ©sister Ă  la tentation, il se lança dans la salle Ă  grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers desquels il s'ouvrait un passage. - Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n'a pas besoin d'entendre. AprĂšs ĂȘtre allĂ© lui-mĂȘme la fermer, il s'assit tranquillement sur une des chaises du bureau. Il avait roulĂ© une cigarette, il regardait les deux autres de son oeil doux et fin, les lĂšvres pincĂ©es d'un mince sourire. - Quand tu te fĂącheras, ça n'avance Ă  rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j'ai cru d'abord que tu avais du bon sens. C'Ă©tait trĂšs bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer Ă  ne pas remuer de chez eux, d'user de ton pouvoir enfin pour le maintien de l'ordre. Et, maintenant, voilĂ  que tu vas les jeter dans le gĂąchis ! A chacune de ses courses au milieu des bancs, Etienne revenait vers le cabaretier, le saisissait par les Ă©paules, le secouait, en lui criant ses rĂ©ponses dans la face. - Mais, tonnerre de Dieu ! je veux bien ĂȘtre calme. Oui, je leur ai imposĂ© une discipline ! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger ! Seulement, il ne faut pas qu'on se foute de nous, Ă  la fin !... Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a des heures oĂč je sens ma tĂȘte qui dĂ©mĂ©nage. C'Ă©tait, de son cĂŽtĂ©, une confession. Il se raillait de ses illusions de nĂ©ophyte, de son rĂȘve religieux d'une citĂ© oĂč la justice allait rĂ©gner bientĂŽt, entre les hommes devenus frĂšres. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si l'on voulait voir les hommes se manger entre eux jusqu'Ă  la fin du monde, comme des loups. Non ! il fallait s'en mĂȘler, autrement l'injustice serait Ă©ternelle, toujours les riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la bĂȘtise d'avoir dit autrefois qu'on devait bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait Ă©tudiĂ©. Maintenant, ses idĂ©es Ă©taient mĂ»res, il se vantait d'avoir un systĂšme. Pourtant, il l'expliquait mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les thĂ©ories traversĂ©es et successivement abandonnĂ©es. Au sommet, restait debout l'idĂ©e de Karl Marx le capital Ă©tait le rĂ©sultat de la spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquĂ©rir cette richesse volĂ©e. Dans la pratique, il s'Ă©tait d'abord, avec Proudhon, laissĂ© prendre par la chimĂšre du crĂ©dit mutuel, d'une vaste banque d'Ă©change, qui supprimait les intermĂ©diaires; puis, les sociĂ©tĂ©s coopĂ©ratives de Lassalle, dotĂ©es par l'Etat, transformant peu Ă  peu la terre en une seule ville industrielle, l'avaient passionnĂ©, jusqu'au jour oĂč le dĂ©goĂ»t lui en Ă©tait venu, devant la difficultĂ© du contrĂŽle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait que tous les instruments du travail fussent rendus Ă  la collectivitĂ©. Mais cela demeurait vague, il ne savait comment rĂ©aliser ce nouveau rĂȘve, empĂȘchĂ© encore par les scrupules de sa sensibilitĂ© et de sa raison, n'osant risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en Ă©tait simplement Ă  dire qu'il s'agissait de s'emparer du gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait. - Mais qu'est-ce qu'il te prend ? pourquoi passes-tu aux bourgeois ? continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le cabaretier. Toi-mĂȘme, tu le disais il faut que ça pĂšte ! Rasseneur rougit lĂ©gĂšrement. - Oui, je l'ai dit. Et si ça pĂšte, tu verras que je ne suis pas plus lĂąche qu'un autre... Seulement, je refuse d'ĂȘtre avec ceux qui augmentent le gĂąchis, pour y pĂȘcher une position. A son tour, Etienne fut pris de rougeur. Les deux hommes ne criĂšrent plus, devenus aigres et mauvais, gagnĂ©s par le froid de leur rivalitĂ©. C'Ă©tait, au fond, ce qui outrait les systĂšmes, jetant l'un Ă  une exagĂ©ration rĂ©volutionnaire, poussant l'autre Ă  une affectation de prudence, les emportant malgrĂ© eux au-delĂ  de leurs idĂ©es vraies, dans ces fatalitĂ©s des rĂŽles qu'on ne choisit pas soi-mĂȘme. Et Souvarine, qui les Ă©coutait, laissa voir, sur son visage de fille blonde, un mĂ©pris silencieux, l'Ă©crasant mĂ©pris de l'homme prĂȘt Ă  donner sa vie, obscurĂ©ment, sans mĂȘme en tirer l'Ă©clat du martyre. - Alors, c'est pour moi que tu dis ça ? demanda Etienne. Tu es jaloux ? - Jaloux de quoi ? rĂ©pondit Rasseneur. Je ne me pose pas en grand homme, je ne cherche pas Ă  crĂ©er une section Ă  Montsou, pour en devenir le secrĂ©taire. L'autre voulut l'interrompre, mais il ajouta - Sois donc franc ! tu te fiches de l'Internationale, tu brĂ»les seulement d'ĂȘtre Ă  notre tĂȘte, de faire le monsieur en correspondant avec le fameux Conseil fĂ©dĂ©ral du Nord ! Un silence rĂ©gna. Etienne, frĂ©missant, reprit - C'est bon... Je croyais n'avoir rien Ă  me reprocher. Toujours je te consultais, car je savais que tu avais combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne peux souffrir personne Ă  ton cĂŽtĂ©, j'agirai dĂ©sormais tout seul... Et, d'abord, je t'avertis que la rĂ©union aura lieu, mĂȘme si Pluchart ne vient pas, et que les camarades adhĂ©reront malgrĂ© toi. - Oh ! adhĂ©rer, murmura le cabaretier, ce n'est pas fait... Il faudra les dĂ©cider Ă  payer la cotisation. - Nullement. L'Internationale accorde du temps aux ouvriers en grĂšve. Nous payerons plus tard, et c'est elle qui, tout de suite, viendra Ă  notre secours. Rasseneur, du coup, s'emporta. - Eh bien ! nous allons voir... J'en suis, de ta rĂ©union, et je parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la tĂȘte aux amis, je les Ă©clairerai sur leurs intĂ©rĂȘts vĂ©ritables. Nous saurons lequel ils entendent suivre, de moi, qu'ils connaissent depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleversĂ© chez nous, en moins d'une annĂ©e... Non ! non ! fous-moi la paix ! c'est maintenant Ă  qui Ă©crasera l'autre ! Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de fleurs tremblĂšrent au plafond, les Ă©cussons dorĂ©s sautĂšrent contre les murs. Puis, la grande salle retomba Ă  sa paix lourde. Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table. AprĂšs avoir marchĂ© un instant en silence, Etienne se soulageait longuement. Etait-ce sa faute, si on lĂąchait ce gros fainĂ©ant pour venir Ă  lui ? et il se dĂ©fendait d'avoir recherchĂ© la popularitĂ©, il ne savait pas mĂȘme comment tout cela s'Ă©tait fait, la bonne amitiĂ© du coron, la confiance des mineurs, le pouvoir qu'il avait sur eux, Ă  cette heure. Il s'indignait qu'on l'accusĂąt de vouloir pousser au gĂąchis par ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa fraternitĂ©. Brusquement, il s'arrĂȘta devant Souvarine, il cria - Vois-tu, si je savais coĂ»ter une goutte de sang Ă  un ami, je filerais tout de suite en AmĂ©rique ! Le machineur haussa les Ă©paules, et un sourire amincit de nouveau ses lĂšvres. - Oh ! du sang, murmura-t-il, qu'est-ce que ça fait ? la terre en a besoin. Etienne, se calmant, prit une chaise et s'accouda de l'autre cĂŽtĂ© de la table. Cette face blonde, dont les yeux rĂȘveurs s'ensauvageaient parfois d'une clartĂ© rouge, l'inquiĂ©tait, exerçait sur sa volontĂ© une action singuliĂšre. Sans que le camarade parlĂąt, conquis par ce silence mĂȘme, il se sentait absorbĂ© peu Ă  peu. - Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu Ă  ma place ? N'ai-je pas raison de vouloir agir ?... Le mieux, n'est-ce pas ? est de nous mettre de cette Association. Souvarine, aprĂšs avoir soufflĂ© lentement un jet de fumĂ©e, rĂ©pondit par son mot favori - Oui, des bĂȘtises ! mais, en attendant, c'est toujours ça... D'ailleurs, leur Internationale va marcher bientĂŽt. Il s'en occupe. - Qui donc ? - Lui ! Il avait prononcĂ© ce mot Ă  demi-voix, d'un air de ferveur religieuse, en jetant un regard vers l'Orient. C'Ă©tait du maĂźtre qu'il parlait, de Bakounine l'exterminateur. - Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que tes savants sont des lĂąches, avec leur Ă©volution... Avant trois ans, l'Internationale, sous ses ordres, doit Ă©craser le vieux monde. Etienne tendait les oreilles, trĂšs attentif. Il brĂ»lait de s'instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le machineur ne lĂąchait que de rares paroles obscures, comme s'il eĂ»t gardĂ© pour lui les mystĂšres. - Mais enfin explique-moi... Quel est votre but ? - Tout dĂ©truire... Plus de nations, plus de gouvernements, plus de propriĂ©tĂ©, plus de Dieu ni de culte. - J'entends bien. Seulement, Ă  quoi ça vous mĂšne-t-il ? - A la commune primitive et sans forme, Ă  un monde nouveau, au recommencement de tout. - Et les moyens d'exĂ©cution ? comment comptez-vous vous y prendre ? - Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est le vrai hĂ©ros, le vengeur populaire, le rĂ©volutionnaire en action, sans phrases puisĂ©es dans les livres. Il faut qu'une sĂ©rie d'effroyables attentats Ă©pouvantent les puissants et rĂ©veillent le peuple. En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de ses yeux pĂąles, et ses mains dĂ©licates Ă©treignaient le bord de la table, Ă  la briser. Saisi de peur, l'autre le regardait, songeait aux histoires dont il avait reçu la vague confidence, des mines chargĂ©es sous les palais du tzar, des chefs de la police abattus Ă  coups de couteau ainsi que des sangliers, une maĂźtresse Ă  lui, la seule femme qu'il eĂ»t aimĂ©e, pendue Ă  Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux une derniĂšre fois. - Non ! non ! murmura Etienne, avec un grand geste qui Ă©cartait ces abominables visions, nous n'en sommes pas encore lĂ , chez nous. L'assassinat, l'incendie, jamais ! C'est monstrueux, c'est injuste, tous les camarades se lĂšveraient pour Ă©trangler le coupable ! Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au rĂȘve sombre de cette extermination du monde, fauchĂ© comme un champ de seigle, Ă  ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples ? Il exigeait une rĂ©ponse. - Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir oĂč nous allons, nous autres. Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noyĂ© et perdu - Tous les raisonnements sur l'avenir sont criminels, parce qu'ils empĂȘchent la destruction pure et entravent la marche de la rĂ©volution. Cela fit rire Etienne, malgrĂ© le froid que la rĂ©ponse lui avait soufflĂ© sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu'il y avait du bon dans ces idĂ©es, dont l'effrayante simplicitĂ© l'attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle Ă  Rasseneur, si l'on en contait de pareilles aux camarades. Il s'agissait d'ĂȘtre pratique. La veuve DĂ©sir leur proposa de dĂ©jeuner. Ils acceptĂšrent, ils passĂšrent dans la salle du cabaret, qu'une cloison mobile sĂ©parait du bal, pendant la semaine. Lorsqu'ils eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut partir; et, comme l'autre le retenait - A quoi bon ? pour vous entendre dire des bĂȘtises inutiles !... J'en ai assez vu. Bonsoir ! Il s'en alla de son air doux et obstinĂ©, une cigarette aux lĂšvres. L'inquiĂ©tude d'Etienne croissait. Il Ă©tait une heure, dĂ©cidĂ©ment Pluchart lui manquait de parole. Vers une heure et demie, les dĂ©lĂ©guĂ©s commencĂšrent Ă  paraĂźtre, et il dut les recevoir, car il dĂ©sirait veiller aux entrĂ©es, de peur que la Compagnie n'envoyĂąt ses mouchards habituels. Il examinait chaque lettre d'invitation, dĂ©visageait les gens; beaucoup, d'ailleurs, pĂ©nĂ©traient sans lettre, il suffisait qu'il les connĂ»t, pour qu'on leur ouvrĂźt la porte. Comme deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant le comptoir, en causant, sans hĂąte. Ce calme goguenard acheva de l'Ă©nerver, d'autant plus que des farceurs Ă©taient venus, simplement pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d'autres encore ceux- lĂ  se fichaient de la grĂšve, trouvaient drĂŽle de ne rien faire; et, attablĂ©s, dĂ©pensant leurs derniers deux sous Ă  une chope ils ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient avaler leur langue d'embĂȘtement. Un nouveau quart d'heure s'Ă©coula. On s'impatientait dans la salle. Alors, Etienne, dĂ©sespĂ©rĂ©, eut un geste de rĂ©solution. Et il se dĂ©cidait Ă  entrer, quand la veuve DĂ©sir, qui allongeait la tĂȘte au- dehors, s'Ă©cria - Mais le voilĂ , votre monsieur ! C'Ă©tait Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, traĂźnĂ© par un cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pavĂ©, mince, bellĂątre, la tĂȘte carrĂ©e et trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir l'endimanchement d'un ouvrier cossu. Depuis cinq ans, il n'avait plus donnĂ© un coup de lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction, vaniteux de ses succĂšs de tribune; mais il gardait des raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne repoussaient pas, mangĂ©s par le fer. TrĂšs actif, il servait son ambition, en battant la province sans relĂąche, pour le placement de ses idĂ©es. - Ah ! ne m'en veuillez pas ! dit-il, devançant les questions et les reproches. Hier, confĂ©rence Ă  Preuilly le matin, rĂ©union le soir Ă  Valençay. Aujourd'hui, dĂ©jeuner Ă  Marchiennes, avec Sauvagnat... Enfin, j'ai pu prendre une voiture. Je suis extĂ©nuĂ©, vous entendez ma voix. Mais ça ne fait rien, je parlerai tout de mĂȘme. Il Ă©tait sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu'il se ravisa. - Sapristi ! et les cartes que j'oublie ! Nous serions propres ! Il revint Ă  la voiture, que le cocher remisait, et il tira du coffre une petite caisse de bois noir, qu'il emporta sous son bras. Etienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que Rasseneur, consternĂ©, n'osait lui tendre la main. L'autre la lui serrait dĂ©jĂ , et il dit Ă  peine un mot rapide de la lettre quelle drĂŽle d'idĂ©e ! Pourquoi ne pas faire cette rĂ©union ? On devait toujours faire une rĂ©union, quand on le pouvait. La veuve DĂ©sir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. Inutile ! il parlait sans boire. Seulement, il Ă©tait pressĂ©, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu'Ă  Joiselle, oĂč il voulait s'entendre avec Legoujeux. Tous alors entrĂšrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs. Et la porte fut fermĂ©e Ă  clef, pour ĂȘtre chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant criĂ© Ă  Mouquet qu'ils allaient peut-ĂȘtre bien foutre un enfant Ă  eux tous, lĂ -dedans. Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes dans l'air enfermĂ© de la salle, oĂč les odeurs chaudes du dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements coururent, les tĂȘtes se tournĂšrent, pendant que les nouveaux venus s'asseyaient aux places vides. On regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait une surprise et un malaise. Mais, immĂ©diatement, sur la proposition d'Etienne, on constitua le bureau. Il lançait des noms, les autres approuvaient en levant la main. Pluchart fut nommĂ© prĂ©sident, puis on dĂ©signa comme assesseurs Maheu et Etienne lui-mĂȘme. Il y eut un remuement de chaises, le bureau s'installait; et l'on chercha un instant le prĂ©sident disparu derriĂšre la table, sous laquelle il glissait la caisse, qu'il n'avait pas lĂąchĂ©e. Quand il reparut, il tapa lĂ©gĂšrement du poing pour rĂ©clamer l'attention; ensuite, il commença d'une voix enrouĂ©e - Citoyens... Une petite porte s'ouvrit, il dut s'interrompre. C'Ă©tait la veuve DĂ©sir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six chopes sur un plateau. - Ne vous dĂ©rangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu'on parle, on a soif. Maheu la dĂ©barrassa et Pluchart put continuer. Il se dit trĂšs touchĂ© du bon accueil des travailleurs de Montsou, il s'excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade. Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait. DĂ©jĂ , Rasseneur se plantait Ă  cĂŽtĂ© de la table, prĂšs des chopes Une chaise retournĂ©e lui servait de tribune. Il semblait trĂšs Ă©mu, il toussa avant de lancer Ă  pleine voix - Camarades... Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses, c'Ă©tait la facilitĂ© de sa parole, la bonhomie avec laquelle il pouvait leur parler pendant des heures, sans jamais se lasser. Il ne risquait aucun geste, restait lourd et souriant, les noyait, les Ă©tourdissait, jusqu'Ă  ce que tous criassent "Oui, oui, c'est bien vrai, tu as raison ! " Pourtant, ce jour-lĂ , dĂšs les premiers mots, il avait senti une opposition sourde. Aussi avançait-il prudemment. Il ne discutait que la continuation de la grĂšve, il attendait d'ĂȘtre applaudi, avant de s'attaquer Ă  l'Internationale Certes, l'honneur dĂ©tendait de cĂ©der aux exigences de lĂ  Compagnie; mais, que de misĂšres ! quel avenir terrible, s'il fallait s'obstiner longtemps encore ! Et, sans se prononcer pour la soumission, il amollissait les courages, il montrait les corons mourant de faim, il demandait sur quelles ressources comptaient les partisans de la rĂ©sistance. Trois ou quatre amis essayĂšrent de l'approuver, ce qui accentua le silence froid du plus grand nombre, la dĂ©sapprobation peu Ă  peu irritĂ©e qui accueillait ses phrases. Alors, dĂ©sespĂ©rant de les reconquĂ©rir, la colĂšre l'emporta, il leur prĂ©dit des malheurs, s'ils se laissaient tourner la tĂȘte par des provocations venues de l'Ă©tranger. Les deux tiers s'Ă©taient levĂ©s, se fĂąchaient, voulaient l'empĂȘcher d'en dire davantage, puisqu'il les insultait, en les traitant comme des enfants incapables de se conduire. Et lui, buvant coup sur coup des gorgĂ©es de biĂšre, parlait quand mĂȘme au milieu du tumulte, criait violemment qu'il n'Ă©tait pas nĂ©, bien sĂ»r, le gaillard qui l'empĂȘcherait de faire son devoir ! Pluchart Ă©tait debout. Comme il n'avait pas de sonnette, il tapait du poing sur la table, il rĂ©pĂ©tait de sa voix Ă©tranglĂ©e - Citoyens... citoyens... Enfin, il obtint un peu de calme, et la rĂ©union, consultĂ©e, retira la parole Ă  Rasseneur. Les dĂ©lĂ©guĂ©s qui avaient reprĂ©sentĂ© les fosses, dans l'entrevue avec le directeur, menaient les autres, tous enragĂ©s par la faim, travaillĂ©s d'idĂ©es nouvelles. C'Ă©tait un vote rĂ©glĂ© Ă  l'avance. - Tu t'en fous, toi ! tu manges ! hurla Levaque, en montrant le poing Ă  Rasseneur. Etienne s'Ă©tait penchĂ©, derriĂšre le dos du prĂ©sident, pour apaiser Maheu, trĂšs rouge, mis hors de lui par ce discours d'hypocrite. - Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole. Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, pĂ©nible et rauque; mais il s'y Ă©tait habituĂ©, toujours en course, promenant sa laryngite, avec son programme. Peu Ă  peu il l'enflait et en tirait des effets pathĂ©tiques. Les bras ouverts, accompagnant les pĂ©riodes d'un balancement d'Ă©paules, il avait une Ă©loquence qui tenait du prĂŽne, une façon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre. Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de l'Internationale, celui qu'il dĂ©ballait d'abord, dans les localitĂ©s oĂč il dĂ©butait. Il en expliqua le but, l'Ă©mancipation des travailleurs; il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l'humanitĂ©. Ses bras s'agitaient lentement, entassaient les Ă©tages, dressaient l'immense cathĂ©drale du monde futur. Puis c'Ă©tait l'administration intĂ©rieure il lut les statuts, parla des congrĂšs, indiqua l'importance croissante de l'oeuvre, l'Ă©largissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s'attaquait maintenant Ă  la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalitĂ©s, les ouvriers du monde entier rĂ©unis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la sociĂ©tĂ© libre, oĂč celui qui ne travaillerait pas, ne rĂ©colterait pas ! Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le plafond enfumĂ© dont l'Ă©crasement rabattait les Ă©clats de sa voix. Une houle agita les tĂȘtes. Quelques-uns criĂšrent - C'est ça !... Nous en sommes ! Lui, continuait. C'Ă©tait la conquĂȘte du monde avant trois ans. Et il Ă©numĂ©rait les peuples conquis. De tous cĂŽtĂ©s pleuvaient les adhĂ©sions. Jamais religion naissante n'avait fait tant de fidĂšles. Puis, quand on serait les maĂźtres, on dicterait des lois aux patrons, ils auraient Ă  leur tour le poing sur la gorge. - Oui ! oui !... C'est eux qui descendront ! D'un geste, il rĂ©clama le silence. Maintenant, il abordait la question des grĂšves. En principe, il les dĂ©sapprouvait, elles Ă©taient un moyen trop lent, qui aggravait plutĂŽt les souffrances de l'ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient inĂ©vitables, il fallait s'y rĂ©soudre, car elles avaient l'avantage de dĂ©sorganiser le capital. Et, dans ce cas, il montrait l'Internationale comme une providence pour les grĂ©vistes, il citait des exemples Ă  Paris, lors de la grĂšve des bronziers, les patrons avaient tout accordĂ© d'un coup, pris de terreur Ă  la nouvelle que l'Internationale envoyait des secours; Ă  Londres, elle avait sauvĂ© les mineurs d'une houillĂšre, en rapatriant Ă  ses frais un convoi de Belges, appelĂ©s par le propriĂ©taire de la mine. Il suffisait d'adhĂ©rer, les Compagnies tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande armĂ©e des travailleurs, dĂ©cidĂ©s Ă  mourir les uns pour les autres, plutĂŽt que de rester les esclaves de la sociĂ©tĂ© capitaliste. Des applaudissements l'interrompirent. Il s'essuyait le front avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupĂšrent la parole. - Ca y est ! dit-il rapidement Ă  Etienne. Ils en ont assez... Vite ! les cartes ! Il avait plongĂ© sous la table, il reparut avec la petite caisse de bois noir. - Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes des membres. Que vos dĂ©lĂ©guĂ©s s'approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront... Plus tard, on rĂ©glera tout. Rasseneur s'Ă©lança, protesta encore. De son cĂŽtĂ©, Etienne s'agitait, ayant Ă  prononcer un discours. Une confusion extrĂȘme s'ensuivit. Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu'on pĂ»t distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de tumulte, une poussiĂšre montait du parquet, la poussiĂšre volante des anciens bals, empoisonnant l'air de l'odeur forte des herscheuses et des galibots. Brusquement, la petite porte s'ouvrit, la veuve DĂ©sir l'emplit de son ventre et de sa gorge, en disant d'une voix tonnante - Taisez-vous donc, nom de Dieu !... V'lĂ  les gendarmes ! C'Ă©tait le commissaire de l'arrondissement qui arrivait, un peu tard, pour dresser procĂšs-verbal et dissoudre la rĂ©union. Quatre gendarmes l'accompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve les amusait Ă  la porte, en rĂ©pondant qu'elle Ă©tait chez elle, qu'on avait bien le droit de rĂ©unir des amis. Mais on l'avait bousculĂ©e, et elle accourait prĂ©venir ses enfants. - Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. Ca ne fait rien, mon petit bĂ»cher ouvre sur la ruelle... DĂ©pĂȘchez-vous donc ! DĂ©jĂ , le commissaire frappait Ă  coups de poing; et, comme on n'ouvrait pas, il menaçait d'enfoncer la porte. Un mouchard avait dĂ» parler, car il criait que la rĂ©union Ă©tait illĂ©gale, un grand nombre de mineurs se trouvant lĂ  sans lettre d'invitation. Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se sauver ainsi, on n'avait pas mĂȘme votĂ©, ni pour l'adhĂ©sion, ni pour la continuation de la grĂšve. Tous s'entĂȘtaient Ă  parler Ă  la fois. Enfin, le prĂ©sident eut l'idĂ©e d'un vote par acclamation. Des bras se levĂšrent, les dĂ©lĂ©guĂ©s dĂ©clarĂšrent en hĂąte qu'ils adhĂ©raient au nom des camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de Montsou devinrent membres de l'Internationale. Cependant, la dĂ©bandade commençait. ProtĂ©geant la retraite, la veuve DĂ©sir Ă©tait allĂ©e s'accoter contre la porte, que les crosses des gendarmes Ă©branlaient dans son dos. Les mineurs enjambaient les bancs, s'Ă©chappaient Ă  la file, par la cuisine et le bĂ»cher. Rasseneur disparut un des premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures, rĂȘvant de se faire offrir une chope, pour se remettre. Etienne, aprĂšs s'ĂȘtre emparĂ© de la petite caisse, attendait avec Pluchart et Maheu, qui tenaient Ă  honneur de sortir les derniers. Comme ils partaient, la serrure sauta, le commissaire se trouva en prĂ©sence de la veuve, dont la gorge et le ventre faisaient encore barricade. - Ca vous avance Ă  grand-chose, de tout casser chez moi ! dit-elle. Vous voyez bien qu'il n'y a personne. Le commissaire, un homme lent, que les drames ennuyaient, menaça simplement de la conduire en prison. Et il s'en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de Mouquet, qui, pris d'admiration devant la bonne blague des camarades, se fichaient de la force armĂ©e. Dehors, dans la ruelle, Etienne, embarrassĂ© de la caisse, galopa, suivi des autres. L'idĂ©e brusque de Pierron lui vint, il demanda pourquoi on ne l'avait pas vu; et Maheu, tout en courant, rĂ©pondit qu'il Ă©tait malade une maladie complaisante, la peur de se compromettre. On voulait retenir Pluchart; mais, sans s'arrĂȘter, il dĂ©clara qu'il repartait Ă  l'instant pour Joiselle, oĂč Legoujeux attendait des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas la course, les talons en l'air, tous lancĂ©s au travers de Montsou. Des mots s'Ă©changeaient, entrecoupĂ©s par le halĂštement des poitrines. Etienne et Maheu riaient de confiance, certains dĂ©sormais du triomphe lorsque l'Internationale aurait envoyĂ© des secours, ce serait la Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et, dans cet Ă©lan d'espoir, dans ce galop de gros souliers sonnant sur le pavĂ© des routes, il y avait autre chose encore, quelque chose d'assombri et de farouche, une violence dont le vent allait enfiĂ©vrer les corons, aux quatre coins du pays. IV, V Une autre quinzaine s'Ă©coula. On Ă©tait aux premiers jours de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient l'immense plaine. Et la misĂšre avait empirĂ© encore, les corons agonisaient d'heure en heure, sous la disette croissante. Quatre mille francs, envoyĂ©s de Londres, par l'Internationale, n'avaient pas donnĂ© trois jours de pain. Puis, rien n'Ă©tait venu. Cette grande espĂ©rance morte abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque leurs frĂšres eux-mĂȘmes les abandonnaient ? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isolĂ©s du monde. Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. Etienne s'Ă©tait multipliĂ© avec les dĂ©lĂ©guĂ©s on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu'Ă  Paris; on faisait des quĂȘtes, on organisait des confĂ©rences. Ces efforts n'aboutissaient guĂšre, l'opinion, qui s'Ă©tait Ă©mue d'abord, devenait indiffĂ©rente, depuis que la grĂšve s'Ă©ternisait, trĂšs calme, sans drames passionnants. A peine de maigres aumĂŽnes suffisaient-elles Ă  soutenir les familles les plus pauvres. Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant piĂšce Ă  piĂšce le mĂ©nage. Tout filait chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles mĂȘme. Un instant, on s'Ă©tait cru sauvĂ©, les petits dĂ©taillants de Montsou, tuĂ©s par Maigrat, avaient offert des crĂ©dits, pour tĂącher de lui reprendre la clientĂšle; et, durant une semaine, Verdonck l'Ă©picier, les deux boulangers Carouble et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte; mais leurs avances s'Ă©puisaient, les trois s'arrĂȘtĂšrent. Des huissiers s'en rĂ©jouirent, il n'en rĂ©sultait qu'un Ă©crasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de crĂ©dit nulle part, plus une vieille casserole Ă  vendre, on pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux. Etienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonnĂ© ses appointements, il Ă©tait allĂ© Ă  Marchiennes engager son pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. Son dĂ©sespoir Ă©tait que la grĂšve se fĂ»t produite trop tĂŽt, lorsque la caisse de prĂ©voyance n'avait pas eu le temps de s'emplir. Il y voyait la cause unique du dĂ©sastre, car les ouvriers triompheraient sĂ»rement des patrons, le jour oĂč ils trouveraient dans l'Ă©pargne l'argent nĂ©cessaire Ă  la rĂ©sistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser Ă  la grĂšve, pour dĂ©truire les premiers fonds de la caisse. La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le bouleversait. Il prĂ©fĂ©rait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu'il passait prĂšs de RĂ©quillart, il avait aperçu, au bord de la route, une vieille femme Ă©vanouie. Sans doute, elle se mourait d'inanition; et, aprĂšs l'avoir relevĂ©e, il s'Ă©tait mis Ă  hĂ©ler une fille, qu'il voyait de l'autre, cĂŽtĂ© de la palissade. - Tiens ! c'est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose. La Mouquette, apitoyĂ©e aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la masure branlante que son pĂšre s'Ă©tait mĂ©nagĂ©e au milieu des dĂ©combres. Elle en ressortit aussitĂŽt avec du geniĂšvre et un pain. Le geniĂšvre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit du pain, goulĂ»ment. C'Ă©tait la mĂšre d'un mineur, elle habitait un coron, du cĂŽtĂ© de Cougny, et elle Ă©tait tombĂ©e lĂ , en revenant de Joiselle, oĂč elle avait tentĂ© vainement d'emprunter dix sous Ă  une soeur. Lorsqu'elle eut mangĂ©, elle s'en alla, Ă©tourdie. Etienne Ă©tait restĂ© dans le champ vague de RĂ©quillart, dont les hangars Ă©croulĂ©s disparaissaient sous les ronces. - Eh bien ! tu n'entres pas boire un petit verre ? lui demanda la Mouquette gaiement. Et, comme il hĂ©sitait - Alors, tu as toujours peur de moi ? Il la suivit, gagnĂ© par son rire. Ce pain qu'elle avait donnĂ© de si grand coeur, l'attendrissait. Elle ne voulut pas le recevoir dans la chambre du pĂšre, elle l'emmena dans sa chambre Ă  elle, oĂč elle versa tout de suite deux petits verres de geniĂšvre. Cette chambre Ă©tait trĂšs propre, il lui en fit compliment. D'ailleurs, la famille ne semblait manquer de rien le pĂšre continuait son service de palefrenier, au Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croisĂ©s, s'Ă©tait mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n'en est pas plus fainĂ©ante pour ça. - Dis ? murmura-t-elle tout d'un coup, en venant le prendre gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer ? Il ne put s'empĂȘcher de rire, lui aussi, tellement elle avait lancĂ© ça d'un air mignon. - Mais je t'aime bien, rĂ©pondit-il. - Non, non, pas comme je veux... Tu sais que j'en meurs d'envie. Dis ? ça me ferait tant plaisir ! C'Ă©tait vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la regardait toujours, se collant Ă  lui, l'Ă©treignant de ses deux bras frissonnants, la face levĂ©e dans une telle supplication d'amour, qu'il en Ă©tait trĂšs touchĂ©. Sa grosse figure ronde n'avait rien de beau, avec son teint jauni, mangĂ© par le charbon; mais ses yeux luisaient d'une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de dĂ©sir, qui la rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n'osa plus refuser. - Oh ! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh ! tu veux bien ! Et elle se livra dans une maladresse et un Ă©vanouissement de vierge, comme si c'Ă©tait la premiĂšre fois, et qu'elle n'eĂ»t jamais connu d'homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui dĂ©borda de reconnaissance elle lui disait merci, elle lui baisait les mains. Etienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d'avoir eu la Mouquette. En s'en allant, il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle Ă©tait une brave fille. Quand il rentra au coron, d'ailleurs, des choses graves qu'il apprit, lui firent oublier l'aventure. Le bruit courait que la Compagnie consentirait peut-ĂȘtre Ă  une concession, si les dĂ©lĂ©guĂ©s tentaient une nouvelle dĂ©marche prĂšs du directeur. Du moins, des porions avaient rĂ©pandu ce bruit. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que, dans la lutte engagĂ©e, la mine souffrait pis encore que les mineurs. Des deux cĂŽtĂ©s, l'obstination entassait des ruines tandis que le travail crevait de faim, le capital se dĂ©truisait. Chaque jour de chĂŽmage emportait des centaines de mille francs. Toute machine qui s'arrĂȘte est une machine morte. L'outillage et le matĂ©riel s'altĂ©raient, l'argent immobilisĂ© fondait, comme une eau bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille s'Ă©puisait sur le carreau des fosses, la clientĂšle parlait de s'adresser en Belgique; et il y avait lĂ , pour l'avenir, une menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu'elle cachait avec soin, c'Ă©taient les dĂ©gĂąts croissants, dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts, des Ă©boulements se produisaient Ă  chaque heure. BientĂŽt, les dĂ©sastres Ă©taient devenus tels, qu'ils devaient nĂ©cessiter de longs mois de rĂ©paration, avant que l'abattage pĂ»t ĂȘtre repris. DĂ©jĂ , des histoires couraient la contrĂ©e Ă  CrĂšvecoeur, trois cents mĂštres de voie s'Ă©taient effondrĂ©s d'un bloc, bouchant l'accĂšs de la veine Cinq- Paumes; Ă  Madeleine, la veine MaugrĂ©tout s'Ă©miettait et s'emplissait d'eau. La Direction refusait d'en convenir, lorsque, brusquement, deux accidents, l'un sur l'autre, l'avaient forcĂ©e d'avouer. Un matin, prĂšs de la Piolaine, on trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou, Ă©boulĂ©e de la veille; et, le lendemain, ce fut un affaissement intĂ©rieur du Voreux qui Ă©branla tout un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent disparaĂźtre. Etienne et les dĂ©lĂ©guĂ©s hĂ©sitaient Ă  risquer une dĂ©marche sans connaĂźtre les intentions de la RĂ©gie. Dansaert, qu'ils interrogĂšrent, Ă©vita de rĂ©pondre certainement, on dĂ©plorait le malentendu, on ferait tout au monde afin d'amener une entente; mais il ne prĂ©cisait pas. Ils finirent par dĂ©cider qu'ils se rendraient prĂšs de M. Hennebeau, pour mettre la raison de leur cĂŽtĂ©; car ils ne voulaient pas qu'on les accusĂąt plus tard d'avoir refusĂ© Ă  la Compagnie une occasion de reconnaĂźtre ses torts. Seulement, ils jurĂšrent de ne cĂ©der sur rien, de maintenir quand mĂȘme leurs conditions, qui Ă©taient les seules justes. L'entrevue eut lieu le mardi matin, le jour oĂč le coron tombait Ă  la misĂšre noire. Elle fut moins cordiale que la premiĂšre. Maheu parla encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces messieurs n'avaient rien de nouveau Ă  leur dire. D'abord, M. Hennebeau affecta la surprise aucun ordre ne lui Ă©tait parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s'entĂȘteraient dans leur rĂ©volte dĂ©testable et cette raideur autoritaire produisit l'effet le plus fĂącheux, Ă  tel point que, si les dĂ©lĂ©guĂ©s s'Ă©taient dĂ©rangĂ©s avec des intentions conciliantes, la façon dont on les recevait, aurait suffi Ă  les faire s'obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage Ă  part, tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont on l'accusait de profiter. Du reste, il ajoutait qu'il prenait l'offre sur lui, que rien n'Ă©tait rĂ©solu, qu'il se flattait pourtant d'obtenir Ă  Paris cette concession. Mais les dĂ©lĂ©guĂ©s refusĂšrent et rĂ©pĂ©tĂšrent leurs exigences le maintien de l'ancien systĂšme, avec une hausse de cinq centimes par berline. Alors, il avoua qu'il pouvait traiter tout de suite, il les pressa d'accepter, au nom de leurs femmes et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux Ă  terre, le crĂąne dur, ils dirent non, toujours non, d'un branle farouche. On se sĂ©para brutalement. M. Hennebeau faisait claquer les portes. Etienne, Maheu et les autres s'en allaient, tapant leurs gros talons sur le pavĂ©, dans la rage muette des vaincus poussĂ©s Ă  bout. Vers deux heures, les femmes du coron tentĂšrent, de leur cĂŽtĂ©, une dĂ©marche prĂšs de Maigrat. Il n'y avait plus que cet espoir, flĂ©chir cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de crĂ©dit. C'Ă©tait une idĂ©e de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon coeur des gens. Elle dĂ©cida la BrĂ»lĂ© et la Levaque Ă  l'accompagner; quant Ă  la Pierronne, elle s'excusa, elle raconta qu'elle ne pouvait quitter Pierron, dont la maladie n'en finissait pas de guĂ©rir. D'autres femmes se joignirent Ă  la bande, elles Ă©taient bien une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur de la route, sombres et misĂ©rables, ils hochĂšrent la tĂȘte d'inquiĂ©tude. Des portes se fermĂšrent, une dame cacha son argenterie. On les rencontrait ainsi pour la premiĂšre fois, et rien n'Ă©tait d'un plus mauvais signe d'ordinaire, tout se gĂątait, quand les femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut une scĂšne violente. D'abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de croire qu'elles venaient payer leurs dettes ça, c'Ă©tait gentil, de s'ĂȘtre entendu, pour apporter l'argent d'un coup. Puis, dĂšs que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s'emporter. Est-ce qu'elles se fichaient du monde ? Encore du crĂ©dit, elles rĂȘvaient donc de le mettre sur la paille ? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain ! Et il les renvoyait Ă  l'Ă©picier Verdonck, aux boulangers Carouble et Smelten, puisqu'elles se servaient chez eux, maintenant. Les femmes l'Ă©coutaient d'un air d'humilitĂ© peureuse, s'excusaient, guettaient dans ses yeux s'il se laissait attendrir. Il recommença Ă  dire des farces, il offrit sa boutique Ă  la BrĂ»lĂ©, si elle le prenait pour galant. Une telle lĂąchetĂ© les tenait toutes, qu'elles en rirent; et la Levaque renchĂ©rit, dĂ©clara qu'elle voulait bien, elle. Mais il fut aussitĂŽt grossier, il les poussa vers la porte. Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le traitĂšrent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras en l'air dans un Ă©lan d'indignation vengeresse, appelait la mort, en criant qu'un homme pareil ne mĂ©ritait pas de manger. Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes rentrĂšrent les mains vides, les hommes les regardĂšrent, puis baissĂšrent la tĂȘte. C'Ă©tait fini, la journĂ©e s'achĂšverait sans une cuillerĂ©e de soupe; et les autres journĂ©es s'Ă©tendaient dans une ombre glacĂ©e, oĂč ne luisait pas un espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre. Cet excĂšs de misĂšre les faisait s'entĂȘter davantage, muets, comme des bĂȘtes traquĂ©es, rĂ©solues Ă  mourir au fond de leur trou, plutĂŽt que d'en sortir. Qui aurait osĂ© parler le premier de soumission ? on avait jurĂ© avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu'on tenait Ă  la fosse, quand il y en avait un sous un Ă©boulement. Ca se devait, ils Ă©taient lĂ -bas Ă  une bonne Ă©cole pour savoir se rĂ©signer; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours, lorsqu'on avalait le feu et l'eau depuis l'Ăąge de douze ans; et leur dĂ©vouement se doublait ainsi d'un orgueil de soldats, d'hommes fiers de leur mĂ©tier, ayant pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une vantardise du sacrifice. Chez les Maheu, la soirĂ©e fut affreuse. Tous se taisaient, assis devant le feu mourant, oĂč fumait la derniĂšre pĂątĂ©e d'escaillage. AprĂšs avoir vidĂ© les matelas poignĂ©e Ă  poignĂ©e, on s'Ă©tait dĂ©cidĂ© l'avant- veille Ă  vendre pour trois francs le coucou; et la piĂšce semblait nue et morte, depuis que le tic-tac familier ne l'emplissait plus de son bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d'autre luxe que la boĂźte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude tenait comme Ă  un bijou. Les deux bonnes chaises Ă©taient parties, le pĂšre Bonnemort et les enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentrĂ© du jardin. Et le crĂ©puscule livide qui tombait, semblait augmenter le froid. - Quoi faire ? rĂ©pĂ©ta la Maheude, accroupie au coin du fourneau. Etienne, debout, regardait les portraits de l'empereur et de l'impĂ©ratrice, collĂ©s contre le mur. Il les en aurait arrachĂ©s depuis longtemps, sans la famille qui les dĂ©fendait, pour l'ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serrĂ©es - Et dire qu'on n'aurait pas deux sous de ces jean-foutre qui nous regardent crever ! - Si je portais la boĂźte ? reprit la femme toute pĂąle, aprĂšs une hĂ©sitation. Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la tĂȘte sur la poitrine, s'Ă©tait redressĂ©. - Non, je ne veux pas ! PĂ©niblement, la Maheude se leva et fit le tour de la piĂšce. Etait- ce Dieu possible, d'en ĂȘtre rĂ©duit Ă  cette misĂšre ! le buffet sans une miette, plus rien Ă  vendre, pas mĂȘme une idĂ©e pour avoir un pain ! Et le feu qui allait s'Ă©teindre ! Elle s'emporta contre Alzire qu'elle avait envoyĂ©e le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui Ă©tait revenue les mains vides, en disant que la Compagnie dĂ©fendait la glane. Est-ce qu'on ne s'en foutait pas, de la Compagnie ? comme si l'on volait quelqu'un, Ă  ramasser les brins de charbon perdus ! La petite, dĂ©sespĂ©rĂ©e, racontait qu'un homme l'avait menacĂ©e d'une gifle; puis, elle promit d'y retourner, le lendemain, et de se laisser battre. - Et ce bougre de Jeanlin ? cria la mĂšre, oĂč est-il encore, je vous le demande ?... Il devait apporter de la salade on en aurait broutĂ© comme des bĂȘtes, au moins ! Vous verrez qu'il ne rentrera pas. Hier dĂ©jĂ , il a dĂ©couchĂ©. Je ne sais ce qu'il trafique, mais la rosse a toujours l'air d'avoir le ventre plein. - Peut-ĂȘtre, dit Etienne, ramasse-t-il des sous sur la route. Du coup, elle brandit les deux poings, hors d'elle. - Si je savais ca !... Mes enfants mendier ! J'aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite. Maheu, de nouveau, s'Ă©tait affaissĂ©, au bord de la table. LĂ©nore et Henri, Ă©tonnĂ©s qu'on ne mangeĂąt pas, commençaient Ă  geindre; tandis que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous s'engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le grand-pĂšre toussant, crachant noir, repris de rhumatismes qui se tournaient en hydropisie, le pĂšre asthmatique, les genoux enflĂ©s d'eau, la mĂšre et les petits travaillĂ©s de la scrofule et de l'anĂ©mie hĂ©rĂ©ditaires. Sans doute le mĂ©tier voulait ça; on ne s'en plaignait que lorsque le manque de nourriture achevait le monde; et dĂ©jĂ  l'on tombait comme des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver Ă  souper. Quoi faire, oĂč aller, mon Dieu ? Alors, dans le crĂ©puscule dont la morne tristesse assombrissait de plus en plus la piĂšce, Etienne, qui hĂ©sitait depuis un instant, se dĂ©cida, le coeur crevĂ©. - Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part. Et il sortit. L'idĂ©e de la Mouquette lui Ă©tait venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le fĂąchait, d'ĂȘtre ainsi forcĂ© de retourner Ă  RĂ©quillart cette fille lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse; mais on ne lĂąchait pas des amis dans la peine, il serait encore gentil avec elle, s'il le fallait. - Moi aussi, je vais voir, dit Ă  son tour la Maheude. C'est trop bĂȘte. Elle rouvrit la porte derriĂšre le jeune homme et la rejeta violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la maigre clartĂ© d'un bout de chandelle qu'Alzire venait d'allumer. Dehors, une courte rĂ©flexion l'arrĂȘta. Puis, elle entra chez les Levaque. - Dis donc, je t'ai prĂȘtĂ© un pain, l'autre jour. Si tu me le rendais. Mais elle s'interrompit, ce qu'elle voyait n'Ă©tait guĂšre encourageant; et la maison sentait la misĂšre plus que la sienne. La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu Ă©teint, tandis que Levaque, soĂ»lĂ© par des cloutiers, l'estomac vide, dormait sur la table. AdossĂ© au mur, Bouteloup frottait machinalement ses Ă©paules, avec l'ahurissement d'un bon diable, dont on a mangĂ© les Ă©conomies, et qui s'Ă©tonne d'avoir Ă  se serrer le ventre. - Un pain, ah ! ma chĂšre, rĂ©pondit la Levaque. Moi qui voulais t'en emprunter un autre ! Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui Ă©crasa la face contre la table. - Tais-toi, cochon ! Tant mieux, si ça te brĂ»le les boyaux !... Au lieu de te faire payer Ă  boire, est-ce que tu n'aurais pas dĂ» demander vingt sous Ă  un ami ? Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saletĂ© du mĂ©nage, abandonnĂ© depuis si longtemps dĂ©jĂ , qu'une odeur insupportable s'exhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle s'en fichait ! Son fils, ce gueux de BĂ©bert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un fameux dĂ©barras, s'il ne revenait plus. Puis, elle dit qu'elle allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup. - Allons, houp ! montons... Le feu est mort, pas besoin d'allumer la chandelle pour voir les assiettes vides... Viens-tu Ă  la fin, Louis ? Je te dis que nous nous couchons. On se colle, ça soulage... Et que ce nom de Dieu de saoulard crĂšve ici de froid tout seul ! Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa rĂ©solument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron. Des rires s'entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une grande minute Ă  lui ouvrir. - Tiens ! c'est toi, s'Ă©cria la Pierronne en affectant une vive surprise. Je croyais que c'Ă©tait le mĂ©decin. Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis devant un grand feu de houille. - Ah ! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l'air bonne, c'est dans le ventre que ça le travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on brĂ»le tout ce qu'on a. Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour faire l'homme malade. D'ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin bien sĂ»r qu'on avait dĂ©mĂ©nagĂ© le plat. Des miettes traĂźnaient sur la table; et, au beau milieu, elle aperçut une bouteille de vin oubliĂ©e. - Maman est allĂ©e Ă  Montsou pour tĂącher d'avoir un pain, reprit la Pierronne. Nous nous morfondons Ă  l'attendre. Mais sa voix s'Ă©trangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et elle aussi Ă©tait tombĂ©e sur la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle raconta l'histoire oui, c'Ă©tait du vin, les bourgeois de la Piolaine lui avaient apportĂ© cette bouteille-lĂ  pour son homme, Ă  qui le mĂ©decin ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels braves bourgeois ! la demoiselle surtout, pas fiĂšre, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-mĂȘme ses aumĂŽnes ! - Je sais, dit la Maheude, je les connais. Son coeur se serrait Ă  l'idĂ©e que le bien va toujours aux moins pauvres. Jamais ça ne ratait, ces gens de la Piolaine auraient portĂ© de l'eau Ă  la riviĂšre. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron ? Peut-ĂȘtre tout de mĂȘme en aurait-elle tirĂ© quelque chose. - J'Ă©tais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s'il y avait plus gras chez vous que chez nous... As-tu seulement du vermicelle, Ă  charge de revanche ? La Pierronne se dĂ©sespĂ©ra bruyamment. - Rien du tout, ma chĂšre. Pas ce qui s'appelle un grain de semoule... Si maman ne rentre pas, c'est qu'elle n'a point rĂ©ussi. Nous allons nous coucher sans souper. A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s'emporta, elle tapa du poing contre la porte. C'Ă©tait cette coureuse de Lydie qu'elle avait enfermĂ©e, disait-elle, pour la punir de n'ĂȘtre rentrĂ©e qu'Ă  cinq heures, aprĂšs toute une journĂ©e de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement. Cependant, la Maheude restait debout, sans se dĂ©cider Ă  partir. Ce grand feu la pĂ©nĂ©trait d'un bien-ĂȘtre douloureux, la pensĂ©e qu'on mangeait lĂ , lui creusait l'estomac davantage. Evidemment, ils avaient renvoyĂ© la vieille et enfermĂ© la petite, pour bĂąfrer leur lapin. Ah ! on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ça portait bonheur Ă  sa maison ! - Bonsoir, dit-elle tout d'un coup. Dehors, la nuit Ă©tait tombĂ©e, et la lune, derriĂšre des nuages, Ă©clairait la terre d'une clartĂ© louche. Au lieu de retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, dĂ©solĂ©e, n'osant rentrer chez elle. Mais, le long des façades mortes, toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux. A quoi bon frapper ? c'Ă©tait misĂšre et compagnie. Depuis des semaines qu'on ne mangeait plus, l'odeur de l'oignon elle- mĂȘme Ă©tait partie, cette odeur forte qui annonçait le coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n'avait que l'odeur des vieux caveaux, l'humiditĂ© des trous oĂč rien ne vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes Ă©touffĂ©es, des jurons perdus; et, dans le silence qui s'alourdissait peu Ă  peu, on entendait venir le sommeil de la faim, l'Ă©crasement des corps jetĂ©s en travers des lits, sous les cauchemars des ventres vides. Comme elle passait devant l'Ă©glise, elle vit une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se hĂąter, car elle avait reconnu le curĂ© de Montsou, l'abbĂ© Joire, qui disait la messe le dimanche Ă  la chapelle du coron sans doute il sortait de la sacristie, oĂč le rĂšglement de quelque affaire l'avait appelĂ©. Le dos rond, il courait de son air d'homme gras et doux, dĂ©sireux de vivre en paix avec tout le monde. S'il avait fait sa course Ă  la nuit, ce devait ĂȘtre pour ne pas se compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste qu'il venait d'obtenir de l'avancement. MĂȘme, il s'Ă©tait promenĂ© dĂ©jĂ  avec son successeur, un abbĂ© maigre, aux yeux de braise rouge. - Monsieur le curĂ©, monsieur le curĂ©, bĂ©gaya la Maheude. Mais il ne s'arrĂȘta point. - Bonsoir, bonsoir, ma brave femme. Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la portaient plus, et elle rentra. Personne n'avait bougĂ©. Maheu Ă©tait toujours au bord de la table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s'Ă©tait pas dit une parole, seule la chandelle avait brĂ»lĂ©, si courte, que la lumiĂšre elle-mĂȘme bientĂŽt leur manquerait. Au bruit de la porte, les enfants tournĂšrent la tĂȘte; mais, en voyant que la mĂšre ne rapportait rien, ils se remirent Ă  regarder par terre, renfonçant une grosse envie de pleurer, de peur qu'on ne les grondĂąt. La Maheude Ă©tait retombĂ©e Ă  sa place, prĂšs du feu mourant. On ne la questionna point, le silence continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se fatiguer encore Ă  causer; et c'Ă©tait maintenant une attente anĂ©antie, sans courage, l'attente derniĂšre du secours qu'Etienne, peut-ĂȘtre, allait dĂ©terrer quelque part. Les minutes s'Ă©coulaient, ils finissaient par ne plus y compter. Lorsque Etienne reparut, il avait, dans un torchon une douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies. - VoilĂ  tout ce que j'ai trouvĂ©, dit-il. Chez la Mouquette, le pain manquait Ă©galement c'Ă©tait son dĂźner qu'elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le baisant de tout son coeur. - Merci, rĂ©pondit-il Ă  la Maheude qui lui offrait sa part. J'ai mangĂ© lĂ -bas. Il mentait, il regardait d'un air sombre les enfants se jeter sur la nourriture. Le pĂšre et la mĂšre, eux aussi, se retenaient, afin d'en laisser davantage; mais le vieux, goulĂ»ment, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de terre pour Alzire. Alors, Etienne dit qu'il avait appris des nouvelles. La Compagnie, irritĂ©e de l'entĂȘtement des grĂ©vistes, parlait de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait la guerre, dĂ©cidĂ©ment. Et un bruit plus grave circulait elle se vantait d'avoir dĂ©cidĂ© un grand nombre d'ouvriers Ă  redescendre le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel devaient ĂȘtre au complet; mĂȘme il y aurait, Ă  Madeleine et Ă  Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent exaspĂ©rĂ©s. - Nom de Dieu ! cria le pĂšre, s'il y a des traĂźtres, faut rĂ©gler leur compte ! Et, debout, cĂ©dant Ă  l'emportement de sa souffrance - A demain soir, dans la forĂȘt !... Puisqu'on nous empĂȘche de nous entendre au Bon-Joyeux, c'est dans la forĂȘt que nous serons chez nous. Ce cri avait rĂ©veillĂ© le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. C'Ă©tait le cri ancien de ralliement, le rendez-vous oĂč les mineurs de jadis allaient comploter leur rĂ©sistance aux soldats du roi. - Oui, oui, Ă  Vandame ! J'en suis, si l'on va lĂ -bas ! La Maheude eut un geste Ă©nergique. - Nous irons tous. Ca finira, ces injustices et ces traĂźtrises ! Etienne dĂ©cida que le rendez-vous serait donnĂ© Ă  tous les corons, pour le lendemain soir. Mais le feu Ă©tait mort, comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement s'Ă©teignit. Il n'y avait plus de houille, plus de pĂ©trole, il fallut se coucher Ă  tĂątons, dans le grand froid qui pinçait la peau. Les petits pleuraient. IV, VI Jeanlin, guĂ©ri, marchait Ă  prĂ©sent; mais ses jambes Ă©taient si mal recollĂ©es, qu'il boitait de la droite et de la gauche; et il fallait le voir filer d'un train de canard, courant aussi fort qu'autrefois, avec son adresse de bĂȘte malfaisante et voleuse. Ce soir-lĂ , au crĂ©puscule, sur la route de RĂ©quillart, Jeanlin, accompagnĂ© de ses insĂ©parables, BĂ©bert et Lydie, faisait le guet. Il s'Ă©tait embusquĂ© dans un terrain vague, derriĂšre une palissade, en face d'une Ă©picerie borgne, plantĂ©e de travers Ă  l'encoignure d'un sentier. Une vieille femme, presque aveugle, y Ă©talait trois ou quatre sacs de lentilles et de haricots, noirs de poussiĂšre; et c'Ă©tait une antique morue sĂšche, pendue Ă  la porte, chinĂ©e de chiures de mouche, qu'il couvait de ses yeux minces. DĂ©jĂ  deux fois, il avait lancĂ© BĂ©bert, pour aller la dĂ©crocher. Mais, chaque fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours des gĂȘneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires ! Un monsieur Ă  cheval dĂ©boucha, et les enfants s'aplatirent au pied de la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau. Souvent, on le voyait ainsi par les routes, depuis la grĂšve, voyageant seul au milieu des corons rĂ©voltĂ©s, mettant un courage tranquille Ă  s'assurer en personne de l'Ă©tat du pays. Et jamais une pierre n'avait sifflĂ© Ă  ses oreilles, il ne rencontrait que des hommes silencieux et lents Ă  le saluer, il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se moquaient de la politique et se bourraient de plaisir, dans les coins. Au trot de sa jument, la tĂȘte droite pour ne dĂ©ranger personne, il passait, tandis que son coeur se gonflait d'un besoin inassouvi, Ă  travers cette goinfrerie des amours libres. Il aperçut parfaitement les galopins, les petits sur la petite, en tas. Jusqu'aux marmots qui dĂ©jĂ  s'Ă©gayaient Ă  frotter leur misĂšre ! Ses yeux s'Ă©taient mouillĂ©s, il disparut, raide sur la selle, militairement boutonnĂ© dans sa redingote. - Foutu sort ! dit Jeanlin, ça ne finira pas... Vas-y, BĂ©bert ! tire sur la queue ! Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l'enfant Ă©touffa encore un juron, quand il entendit la voix de son frĂšre Zacharie, en train de raconter Ă  Mouquet comment il avait dĂ©couvert une piĂšce de quarante sous, cousue dans une jupe de sa femme. Tous deux ricanaient d'aise, en se tapant sur les Ă©paules. Mouquet eut l'idĂ©e d'une grande partie de crosse pour le lendemain on partirait Ă  deux heures de l'Avantage, on irait du cĂŽtĂ© de Montoire, prĂšs de Marchiennes. Zacharie accepta. Qu'est-ce qu'on avait Ă  les embĂȘter avec la grĂšve ? autant rigoler, puisqu'on ne fichait rien ! Et ils tournaient le coin de la route, lorsque Etienne, qui venait du canal, les arrĂȘta et se mit Ă  causer. - Est-ce qu'ils vont coucher ici ? reprit Jeanlin exaspĂ©rĂ©. V'lĂ  la nuit, la vieille rentre ses sacs. Un autre mineur descendait vers RĂ©quillart. Etienne s'Ă©loigna avec lui; et, comme ils passaient devant la palissade, l'enfant les entendit parler de la forĂȘt on avait dĂ» remettre le rendez-vous au lendemain, par crainte de ne pouvoir avertir en un jour tous les corons. - Dites donc, murmura-t-il Ă  ses deux camarades, la grande machine est pour demain. Faut en ĂȘtre. Hein ? nous filerons, l'aprĂšs-midi. Et, la route enfin Ă©tant libre, il lança BĂ©bert. - Hardi ! tire sur la queue !... Et mĂ©fie-toi, la vieille a son balai. Heureusement, la nuit se faisait noire. BĂ©bert, d'un bond, s'Ă©tait pendu Ă  la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa course, en l'agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux autres, galopant tous les trois. L'Ă©piciĂšre, Ă©tonnĂ©e, sortit de sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait dans les tĂ©nĂšbres. Ces vauriens finissaient pas ĂȘtre la terreur du pays. Ils l'avaient envahi peu Ă  peu, ainsi qu'une horde sauvage. D'abord, ils s'Ă©taient contentĂ©s du carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de charbon, d'oĂč ils sortaient pareils Ă  des nĂšgres, faisant des parties de cache-cache parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se perdaient, comme au fond d'une forĂȘt vierge. Puis, ils avaient pris d'assaut le terri, ils en descendaient sur leur derriĂšre les parties nues, bouillantes encore des incendies intĂ©rieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties anciennes, cachĂ©s la journĂ©e entiĂšre, occupĂ©s Ă  des petits jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils Ă©largissaient toujours leurs conquĂȘtes, allaient se battre au sang dans les tas de briques, couraient les prĂ©s en mangeant sans pain toutes sortes d'herbes laiteuses, fouillaient les berges du canal pour prendre des poissons de vase qu'ils avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient Ă  des kilomĂštres, jusqu'aux futaies de Vandame, sous lesquelles ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et de myrtilles en Ă©tĂ©. BientĂŽt l'immense plaine leur avait appartenu. Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou Ă  Marchiennes, sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes loups, c'Ă©tait un besoin croissant de maraude. Jeanlin restait le capitaine de ces expĂ©ditions, jetant la troupe sur toutes les proies, ravageant les champs d'oignons, pillant les vergers, attaquant les Ă©talages. Dans le pays, on accusait les mineurs en grĂšve, on parlait d'une vaste bande organisĂ©e. Un jour mĂȘme, il avait forcĂ© Lydie Ă  voler sa mĂšre, il s'Ă©tait fait apporter par elle deux douzaines de sucres d'orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur une des planches de sa fenĂȘtre; et la petite, rouĂ©e de coups, ne l'avait pas trahi, tellement elle tremblait devant son autoritĂ©. Le pis Ă©tait qu'il se taillait la part du lion. BĂ©bert, Ă©galement, devait lui remettre le butin, heureux si le capitaine ne le giflait pas, pour garder tout. Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie comme on bat une femme lĂ©gitime, et il profitait de la crĂ©dulitĂ© de BĂ©bert pour l'engager dans des aventures dĂ©sagrĂ©ables, trĂšs amusĂ© de faire tourner en bourrique ce gros garçon, plus fort que lui, qui l'aurait assommĂ© d'un coup de poing. Il les mĂ©prisait tous les deux, les traitait en esclaves, leur racontait qu'il avait pour maĂźtresse une princesse, devant laquelle ils Ă©taient indignes de se montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu'il disparaissait brusquement, au bout d'une rue, au tournant d'un sentier, n'importe oĂč il se trouvait, aprĂšs leur avoir ordonnĂ©, l'air terrible, de rentrer au coron. D'abord, il empochait le butin. Ce fut d'ailleurs ce qui arriva, ce soir-lĂ . - Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son camarade, lorsqu'ils s'arrĂȘtĂšrent tous trois, Ă  un coude de la route, prĂšs de RĂ©quillart. BĂ©bert protesta. - J'en veux, tu sais. C'est moi qui l'ai prise. - Hein, quoi ? cria-t-il. T'en auras, si je t'en donne, et pas ce soir, bien sĂ»r demain, s'il en reste. Il bourra Lydie, il les planta l'un et l'autre sur la mĂȘme ligne, comme des soldats au port d'armes. Puis, passant derriĂšre eux - Maintenant, vous allez rester lĂ  cinq minutes, sans vous retourner... Nom de Dieu ! si vous vous retournez, il y aura des bĂȘtes qui vous mangeront... Et vous rentrerez ensuite tout droit, et si BĂ©bert touche Ă  Lydie en chemin, je le saurai, je vous ficherai des claques. Alors, il s'Ă©vanouit au fond de l'ombre, avec une telle lĂ©gĂšretĂ©, qu'on n'entendit mĂȘme pas le bruit de ses pieds nus. Les deux enfants demeurĂšrent immobiles durant les cinq minutes, sans regarder en arriĂšre, par crainte de recevoir une gifle de l'invisible. Lentement, une grande affection Ă©tait nĂ©e entre eux, dans leur commune terreur. Lui, toujours, songeait Ă  la prendre, Ă  la serrer trĂšs fort entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et, elle aussi aurait bien voulu, car ça l'aurait changĂ©e, d'ĂȘtre ainsi caressĂ©e gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis de dĂ©sobĂ©ir. Quand ils s'en allĂšrent, bien que la nuit fĂ»t trĂšs noire, ils ne s'embrassĂšrent mĂȘme pas, ils marchĂšrent cĂŽte Ă  cĂŽte, attendris et dĂ©sespĂ©rĂ©s, certains que, s'ils se touchaient, le capitaine par-derriĂšre leur allongerait des claques. Etienne, Ă  la mĂȘme heure, Ă©tait entrĂ© Ă  RĂ©quillart. La veille, Mouquette l'avait suppliĂ© de revenir, et il revenait, honteux, pris d'un goĂ»t qu'il refusait de s'avouer, pour cette fille qui l'adorait comme un JĂ©sus. C'Ă©tait, d'ailleurs, dans l'intention de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu'elle ne devait plus le poursuivre, Ă  cause des camarades. On n'Ă©tait guĂšre Ă  la joie, ça manquait d'honnĂȘtetĂ©, de se payer ainsi des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne l'ayant pas trouvĂ©e chez elle, il s'Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă  l'attendre, il guettait les ombres au passage. Sous le beffroi en ruine, l'ancien puits s'ouvrait, Ă  demi obstruĂ©. Une poutre toute droite, oĂč tenait un morceau de toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir; et, dans le muraillement Ă©clatĂ© des margelles, deux arbres poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir du fond de la terre. C'Ă©tait un coin de sauvage abandon, l'entrĂ©e herbue et chevelue d'un gouffre, embarrassĂ©e de vieux bois, plantĂ©e de prunelliers et d'aubĂ©pines, que les fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant Ă©viter de gros frais d'entretien, la Compagnie, depuis dix ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle attendait d'avoir installĂ© au Voreux un ventilateur, car le foyer d'aĂ©rage des deux puits, qui communiquaient, se trouvait placĂ© au pied de RĂ©quillart, dont l'ancien goyot d'Ă©puisement servait de cheminĂ©e. On s'Ă©tait contentĂ© de consolider le cuvelage du niveau par des Ă©tais placĂ©s en travers, barrant l'extraction, et on avait dĂ©laissĂ© les galeries supĂ©rieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans laquelle flambait le fourneau d'enfer, l'Ă©norme brasier de houille, au tirage si puissant, que l'appel d'air faisait souffler le vent en tempĂȘte, d'un bout Ă  l'autre de la fosse voisine. Par prudence, afin qu'on pĂ»t monter et descendre encore, l'ordre Ă©tait donnĂ© d'entretenir le goyot des Ă©chelles; seulement, personne ne s'en occupait, les Ă©chelles se pourrissaient d'humiditĂ©, des paliers s'Ă©taient effondrĂ©s dĂ©jĂ . En haut, une grande ronce bouchait l'entrĂ©e du goyot; et comme la premiĂšre Ă©chelle avait perdu des Ă©chelons, il fallait, pour l'atteindre, se pendre Ă  une racine du sorbier, puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir. Etienne patientait, cachĂ© derriĂšre un buisson, lorsqu'il entendit, parmi les branches, un long frĂŽlement. Il crut Ă  la fuite effrayĂ©e d'une couleuvre. Mais la brusque lueur d'une allumette l'Ă©tonna, et il demeura stupĂ©fait, en reconnaissant Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s'abĂźmait dans la terre. Une curiositĂ© si vive le saisit, qu'il s'approcha du trou l'enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxiĂšme palier. Il hĂ©sita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre mĂštres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un Ă©chelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n'avait rien dĂ» entendre, Etienne voyait toujours, sous lui, la lumiĂšre s'enfoncer, tandis que l'ombre du petit, colossale et inquiĂ©tante, dansait, avec le dĂ©hanchement de ses jambes infirmes. Il gambillait, d'une adresse de singe Ă  se rattraper des mains, des pieds, du menton, quand les Ă©chelons manquaient. Les Ă©chelles, de sept mĂštres, se succĂ©daient, les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes, prĂšs de se rompre; les paliers Ă©troits dĂ©filaient, verdis, pourris tellement, qu'on marchait comme dans la mousse; et, Ă  mesure qu'on descendait, la chaleur Ă©tait suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de tirage, heureusement peu actif depuis la grĂšve, car en temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de houille par jour, on n'aurait pu se risquer lĂ , sans se rĂŽtir le poil. - Quel nom de Dieu de crapaud ! jurait Etienne Ă©touffĂ©, oĂč diable va-t-il ? Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le bois humide. Au moins, s'il avait eu une chandelle comme l'enfant; mais il se cognait Ă  chaque minute, il n'Ă©tait guidĂ© que par la lueur vague, fuyant sous lui. C'Ă©tait bien la vingtiĂšme Ă©chelle dĂ©jĂ , et la descente continuait. Alors, il les compta vingt et une, vingt-deux, vingt- trois, et il s'enfonçait, et il s'enfonçait toujours. Une cuisson ardente lui enflait la tĂȘte, il croyait tomber dans une fournaise. Enfin, il arriva Ă  un accrochage, et il aperçut la chandelle qui filait au fond d'une galerie. Trente Ă©chelles, cela faisait deux cent dix mĂštres environ. - Est-ce qu'il va me promener longtemps ? pensait-il. C'est pour sĂ»r dans l'Ă©curie qu'il se terre. Mais, Ă  gauche, la voie qui conduisait Ă  l'Ă©curie, Ă©tait barrĂ©e par un Ă©boulement. Le voyage recommença, plus pĂ©nible et plus dangereux. Des chauves-souris, effarĂ©es, voletaient, se collaient Ă  la voĂ»te de l'accrochage. Il dut se hĂąter pour ne pas perdre de vue la lumiĂšre, il se jeta dans la mĂȘme galerie; seulement, oĂč l'enfant passait Ă  l'aise, avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme toutes les anciennes voies, s'Ă©tait resserrĂ©e, se resserrait encore chaque jour, sous la continuelle poussĂ©e des terrains; et il n'y avait plus, Ă  certaines places, qu'un boyau, qui devait finir Par s'effacer lui-mĂȘme. Dans ce travail d'Ă©tranglement, les bois Ă©clatĂ©s, dĂ©chirĂ©s, devenaient un pĂ©ril, menaçaient de lui scier la chair, de l'enfiler au passage, Ă  la pointe de leurs Ă©chardes, aiguĂ«s comme des Ă©pĂ©es. Il n'avançait qu'avec prĂ©caution, Ă  genoux ou sur le ventre, tĂątant l'ombre devant lui. Brusquement, une bande de rats le piĂ©tina, lui courut de la nuque aux pieds, dans un galop de fuite. - Tonnerre de Dieu ! y sommes-nous Ă  la fin ? gronda-t-il, les reins cassĂ©s, hors d'haleine, On y Ă©tait. Au bout d'un kilomĂštre, le boyau s'Ă©largissait, on tombait dans une partie de voie admirablement conservĂ©e. C'Ă©tait le fond de l'ancienne voie de roulage, taillĂ©e Ă  travers banc, pareille Ă  une grotte naturelle. Il avait dĂ» s'arrĂȘter, il voyait de loin l'enfant qui venait de poser sa chandelle entre deux pierres, et qui se mettait Ă  l'aise, l'air tranquille et soulagĂ©, en homme heureux de rentrer chez lui. Une installation complĂšte changeait ce bout de galerie en une demeure confortable. Par terre, dans un coin, un amas de foin faisait une couche molle; sur d'anciens bois, plantĂ©s en forme de table, il y avait de tout, du pain, des pommes, des litres de geniĂšvre entamĂ©s une vraie caverne scĂ©lĂ©rate, du butin entassĂ© depuis des semaines, mĂȘme du butin inutile, du savon et du cirage, volĂ©s pour le plaisir du vol. Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines, en jouissait en brigand Ă©goĂŻste. - Dis donc, est-ce que tu te fous du monde ? cria Etienne, lorsqu'il eut soufflĂ© un moment. Tu descends te goberger ici, quand nous crevons de faim lĂ -haut ? Jeanlin, atterrĂ©, tremblait. Mais, en reconnaissant le jeune homme, il se tranquillisa vite. - Veux-tu dĂźner avec moi ? finit-il par dire. Hein ? un morceau de morue grillĂ©e ?... Tu vas voir. Il n'avait pas lĂąchĂ© sa morue, et s'Ă©tait mis Ă  en gratter proprement les chiures de mouche, avec un beau couteau neuf, un de ces petits couteaux-poignards Ă  manche d'os, oĂč sont inscrites des devises. Celui-ci portait le mot "Amour", simplement. - Tu as un joli couteau, fit remarquer Etienne. - C'est un cadeau de Lydie, rĂ©pondit Jeanlin, qui nĂ©gligea d'ajouter que Lydie l'avait volĂ©, sur son ordre, Ă  un camelot de Montsou, devant le dĂ©bit de la TĂȘte-CoupĂ©e. Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d'un air fier - N'est-ce pas qu'on est bien chez moi ?... On a un peu plus chaud que lĂ -haut, et ça sent joliment meilleur ! Etienne s'Ă©tait assis, curieux de le faire causer. Il n'avait plus de colĂšre, un intĂ©rĂȘt le prenait, pour cette crapule d'enfant, si brave et si industrieux dans ses vices. Et, en effet, il goĂ»tait un bien- ĂȘtre, au fond de ce trou la chaleur n'y Ă©tait plus trop forte, une tempĂ©rature Ă©gale y rĂ©gnait en dehors des saisons, d'une tiĂ©deur de bain, pendant que le rude dĂ©cembre gerçait sur la terre la peau des misĂ©rables. En vieillissant, les galeries s'Ă©puraient des gaz nuisibles, tout le grisou Ă©tait parti, on ne sentait lĂ  maintenant que l'odeur des anciens bois fermentĂ©s, une odeur subtile d'Ă©ther, comme aiguisĂ©e d'une pointe de girofle. Ces bois, du reste, devenaient amusants Ă  voir, d'une pĂąleur jaunie de marbre, frangĂ©s de guipures blanchĂątres, de vĂ©gĂ©tations floconneuses qui semblaient les draper d'une passementerie de soie et de perles. D'autres se hĂ©rissaient de champignons. Et il y avait des vols de papillons blancs, des mouches et des araignĂ©es de neige, une population dĂ©colorĂ©e, Ă  jamais ignorante du soleil. - Alors, tu n'as pas peur ? demanda Etienne. Jeanlin le regarda, Ă©tonnĂ©. - Peur de quoi ? puisque je suis tout seul. Mais la morue Ă©tait grattĂ©e enfin. Il alluma un petit feu de bois, Ă©tala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en deux. C'Ă©tait un rĂ©gal terriblement salĂ©, exquis tout de mĂȘme pour des estomacs solides. Etienne avait acceptĂ© sa part. - Ca ne m'Ă©tonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons tous. Sais-tu que c'est cochon de t'empiffrer !... Et les autres, tu n'y songes pas ? - Tiens ! pourquoi les autres sont-ils trop bĂȘtes ? - D'ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton pĂšre apprenait que tu voles, il t'arrangerait. - Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas ! C'est toi qui le dis toujours. Quand j'ai chipĂ© ce pain chez Maigrat, c'Ă©tait bien sĂ»r un pain qu'il nous devait. Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublĂ©. Il le regardait, avec son museau, ses yeux verts, ses grandes oreilles, dans sa dĂ©gĂ©nĂ©rescence d'avorton Ă  l'intelligence obscure et d'une ruse de sauvage, lentement repris par l'animalitĂ© ancienne. La mine, qui l'avait fait, venait de l'achever, en lui cassant les jambes. - Et Lydie, demanda de nouveau Etienne, est-ce que tu l'amĂšnes ici, des fois ? Jeanlin eut un rire mĂ©prisant. - La petite, ah ! non, par exemple !... Les femmes, ça bavarde. Et il continuait Ă  rire, plein d'un immense dĂ©dain pour Lydie et BĂ©bert. Jamais on n'avait vu des enfants si cruches. L'idĂ©e qu'ils gobaient toutes ses bourdes, et qu'ils s'en allaient les mains vides, pendant qu'il mangeait la morue, au chaud, lui chatouillait les cĂŽtes d'aise. Puis, il conclut, avec une gravitĂ© de petit philosophe - Faut mieux ĂȘtre seul, on est toujours d'accord. Etienne avait fini son pain. Il but une gorgĂ©e de geniĂšvre. Un instant, il s'Ă©tait demandĂ© s'il n'allait pas mal reconnaĂźtre l'hospitalitĂ© de Jeanlin, en le ramenant au jour par une oreille, et en lui dĂ©fendant de marauder davantage, sous la menace de tout dire Ă  son pĂšre. Mais, en examinant cette retraite profonde, une idĂ©e le travaillait qui sait s'il n'en aurait pas besoin, pour les camarades ou pour lui, dans le cas oĂč les choses se gĂąteraient, lĂ -haut ? Il fit jurer Ă  l'enfant de ne pas dĂ©coucher, comme il lui arrivait de le faire, lorsqu'il s'oubliait dans son foin; et, prenant un bout de chandelle, il s'en alla le premier, il le laissa ranger tranquillement son mĂ©nage. La Mouquette se dĂ©sespĂ©rait Ă  l'attendre, assise sur une poutre, malgrĂ© le grand froid. Quand elle l'aperçut, elle lui sauta au cou; et ce fut comme s'il lui enfonçait un couteau dans le coeur, lorsqu'il lui dit sa volontĂ© de ne plus la voir. Mon Dieu ! pourquoi ? est-ce qu'elle ne l'aimait point assez ? Craignant de succomber lui-mĂȘme Ă  l'envie d'entrer chez elle, il l'entraĂźnait vers la route, il lui expliquait, le plus doucement possible, qu'elle le compromettait aux yeux des camarades, qu'elle compromettait la cause de la politique. Elle s'Ă©tonna, qu'est-ce que ça pouvait faire Ă  la politique ? Enfin, la pensĂ©e lui vint qu'il rougissait de la connaĂźtre; d'ailleurs, elle n'en Ă©tait pas blessĂ©e, c'Ă©tait tout naturel; et elle lui offrit de recevoir une gifle devant le monde, pour avoir l'air de rompre. Mais il la reverrait, rien qu'une petite fois, de temps Ă  autre. Eperdument, elle le suppliait, elle jurait de se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes. Lui, trĂšs Ă©mu, refusait toujours. Il le fallait. Alors, en la quittant, il voulut au moins l'embrasser. Pas Ă  pas, ils Ă©taient arrivĂ©s aux premiĂšres maisons de Montsou, et ils se tenaient Ă  pleins bras, sous la lune large et ronde, lorsqu'une femme passa prĂšs d'eux, avec un brusque sursaut, comme si elle avait butĂ© contre une pierre. - Qui est-ce ? demanda Etienne inquiet. - C'est Catherine, rĂ©pondit la Mouquette. Elle revient de Jean- Bart. La femme, maintenant, s'en allait, la tĂȘte basse, les jambes faibles, l'air trĂšs las. Et le jeune homme la regardait, dĂ©sespĂ©rĂ© d'avoir Ă©tĂ© vu par elle, le coeur crevĂ© d'un remords sans cause. Est-ce qu'elle n'Ă©tait pas avec un homme ? est-ce qu'elle ne l'avait pas fait souffrir de la mĂȘme souffrance, lĂ , sur ce chemin de RĂ©quillart, lorsqu'elle s'Ă©tait donnĂ©e Ă  cet homme ? Mais cela, malgrĂ© tout, le dĂ©solait, de lui avoir rendu la pareille. - Veux-tu que je te dise ? murmura la Mouquette en larmes, quand elle partit. Si tu ne veux pas de moi, c'est que tu en veux une autre. Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gelĂ©e, une de ces belles journĂ©es d'hiver, oĂč la terre dure sonne comme un cristal sous les pieds. DĂšs une heure, Jeanlin avait filĂ©; mais il dut attendre BĂ©bert derriĂšre l'Ă©glise, et ils faillirent partir sans Lydie, que sa mĂšre avait encore enfermĂ©e dans la cave. On venait de l'en faire sortir et de lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si elle ne le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec les rats, pour la nuit entiĂšre. Aussi, prise de peur, voulait-elle tout de suite aller Ă  la salade. Jeanlin l'en dĂ©tourna on verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant l'Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. Il la saisit d'un bond par les oreilles, la fourra dans le panier de la petite; et tous les trois galopĂšrent. On allait joliment s'amuser, Ă  la faire courir comme un chien, jusqu'Ă  la forĂȘt. Mais ils s'arrĂȘtĂšrent, pour regarder Zacharie et Mouquet, qui, aprĂšs avoir bu une chope avec deux autres camarades, entamaient leur grande partie de crosse. L'enjeu Ă©tait une casquette neuve et un foulard rouge, dĂ©posĂ©s chez Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par deux, mirent au marchandage le premier tour, du Voreux Ă  la ferme Paillot, prĂšs de trois kilomĂštres; et ce fut Zacharie qui l'emporta, il pariait en sept coups, tandis que Mouquet en demandait huit. On avait posĂ© la cholette, le petit oeuf de buis, sur le pavĂ©, une pointe en l'air. Tous tenaient leur crosse, le maillet au fer oblique, au long manche garni d'une ficelle fortement serrĂ©e. Deux heures sonnaient comme ils partaient. Zacharie, magistralement, pour son premier coup composĂ© d'une sĂ©rie de trois, lança la cholette Ă  plus de quatre cents mĂštres, au travers des champs de betteraves; car il Ă©tait dĂ©fendu de choler dans les villages et sur les routes, oĂč l'on avait tuĂ© du monde. Mouquet, solide lui aussi, dĂ©chola d'un bras si rude, que son coup unique ramena la bille de cent cinquante mĂštres en arriĂšre. Et la partie continua, un camp cholant, l'autre camp dĂ©cholant, toujours au pas de course, les pieds meurtris par les arĂȘtes gelĂ©es des terres de labour. D'abord, Jeanlin, BĂ©bert et Lydie avaient galopĂ© derriĂšre les joueurs, enthousiasmĂ©s des grands coups. Puis, l'idĂ©e de Pologne qu'ils secouaient dans le panier leur Ă©tait revenue; et, lĂąchant le jeu en pleine campagne, ils avaient sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort. Elle dĂ©campa, ils se jetĂšrent derriĂšre elle, ce fut une chasse d'une heure, Ă  toutes jambes, avec des crochets continuels, des hurlements pour l'effrayer, des grands bras ouverts et refermĂ©s sur le vide. Si elle n'avait pas eu un commencement de grossesse, jamais ils ne l'auraient rattrapĂ©e. Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tĂȘte. Ils venaient de retomber dans la partie de crosse, c'Ă©tait Zacharie qui avait failli fendre le crĂąne de son frĂšre. Les joueurs en Ă©taient au quatriĂšme tour de la ferme Paillot, ils avaient filĂ© aux Quatre- Chemins, puis des Quatre-Chemins Ă  Montoire; et, maintenant, ils allaient en six coups de Montoire au PrĂ©-des-Vaches. Cela faisait deux lieues et demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes Ă  l'estaminet Vincent et au dĂ©bit; des Trois-Sages. Mouquet, cette fois, tenait la main. Il lui restait deux coups Ă  choler, sa victoire Ă©tait sĂ»re, lorsque Zacharie, qui usait de son droit en ricanant, dĂ©chola avec tant d'adresse, que la cholette roula dans un fossĂ© profond. Le partenaire de Mouquet ne put l'en sortir, ce fut un dĂ©sastre. Tous quatre criaient, la partie s'en passionna, car on Ă©tait manche Ă  manche, il fallait recommencer. Du PrĂ©-des-Vaches, il n'y avait pas deux kilomĂštres Ă  la pointe des Herbes-Rousses en cinq coups. LĂ -bas, ils se rafraĂźchiraient chez Lerenard. Mais Jeanlin avait une idĂ©e. Il les laissa partir, il sortit une ficelle de sa poche, qu'il lia Ă  une patte de Pologne, la patte gauche de derriĂšre. Et cela fut trĂšs amusant, la lapine courait devant les trois galopins, tirant la cuisse, se dĂ©hanchant d'une si lamentable façon, que jamais ils n'avaient tant ri. Ensuite, ils l'attachĂšrent par le cou, pour qu'elle galopĂąt; et, comme elle se fatiguait, ils la traĂźnaient, sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture. Ca durait depuis plus d'une heure, elle rĂąlait, lorsqu'ils la remirent vivement dans le panier, en entendant prĂšs du bois Ă  Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois encore. A prĂ©sent, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient les kilomĂštres, sans autre repos que le temps de vider des chopes, dans tous les cabarets qu'ils se donnaient pour but. Des Herbes-Rousses, ils avaient filĂ© Ă  Buchy, puis Ă  la Croix-de-Pierre, puis Ă  Chamblay. La terre sonnait sous la dĂ©bandade de leurs pieds, galopant sans relĂąche Ă  la suite de la cholette, qui rebondissait sur la glace c'Ă©tait un bon temps, on n'enfonçait pas, on ne courait que le risque de se casser les jambes. Dans l'air sec, les grands coups de crosse pĂ©taient, pareils Ă  des coups de feu. Les mains musculeuses serraient le manche ficelĂ©, le corps entier se lançait, comme pour assommer un boeuf;; et cela pendant des heures, d'un bout Ă  l'autre de la plaine, par-dessus les fossĂ©s, les haies, les talus des routes, les murs bas des enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et des charniĂšres en fer dans les genoux. Les haveurs s'y dĂ©rouillaient de la mine avec passion. Il y avait des enragĂ©s de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. A quarante, on ne cholait plus, on Ă©tait trop lourd. Cinq heures sonnĂšrent, le crĂ©puscule venait dĂ©jĂ . Encore un tour, jusqu'Ă  la forĂȘt de Vandame, pour dĂ©cider qui gagnait la casquette et le foulard; et Zacharie plaisantait, avec son indiffĂ©rence gouailleuse de la politique ce serait drĂŽle de tomber lĂ -bas, au milieu des camarades. Quant Ă  Jeanlin, depuis le dĂ©part du coron, il visait la forĂȘt, avec son air de battre les champs. D'un geste indignĂ©, il menaça Lydie, qui, travaillĂ©e de remords et de craintes, parlait de retourner au Voreux cueillir ses pissenlits est-ce qu'ils allaient lĂącher la rĂ©union ? lui, voulait entendre ce que les vieux diraient. Il poussait BĂ©bert, il proposa d'Ă©gayer le bout de chemin, jusqu'aux arbres, en dĂ©tachant Pologne et en la poursuivant Ă  coups de cailloux. Son idĂ©e sourde Ă©tait de la tuer, une convoitise lui venait de l'emporter et de la manger, au fond de son trou de RĂ©quillart. La lapine reprit sa course, le nez frisĂ©, les oreilles rabattues; une pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et, malgrĂ© l'ombre croissante, elle y serait restĂ©e, si les galopins n'avaient aperçu, au centre d'une clairiĂšre, Etienne et Maheu debout. Eperdument ils se jetĂšrent sur la bĂȘte, la rentrĂšrent encore dans le panier. Presque Ă  la mĂȘme minute, Zacharie, Mouquet et les deux autres, donnant le dernier coup de crosse, lançaient la cholette, qui roula Ă  quelques mĂštres de la clairiĂšre. Ils tombaient tous en plein rendez-vous. Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la plaine rase, c'Ă©tait, depuis le crĂ©puscule, un long acheminement, un ruissellement d'ombres silencieuses, filant isolĂ©es, s'en allant par groupes, vers les futaies violĂątres de la forĂȘt. Chaque coron se vidait, les femmes et les enfants eux-mĂȘmes partaient comme pour une promenade, sous le grand ciel clair. Maintenant, les chemins devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette foule en marche, qui se glissait au mĂȘme but, on la sentait seulement, piĂ©tinante, confuse, emportĂ©e d'une seule Ăąme. Entre les haies, parmi les buissons, il n'y avait qu'un frĂŽlement lĂ©ger, une vague rumeur des voix de la nuit. M. Hennebeau, qui justement rentrait Ă  cette heure, montĂ© sur sa jument, prĂȘtait l'oreille Ă  ces bruits perdus. Il avait rencontrĂ© des couples, tout un lent dĂ©filĂ© de promeneurs, par cette belle soirĂ©e d'hiver. Encore des galants qui allaient, la bouche sur la bouche, prendre du plaisir derriĂšre les murs. N'Ă©taient-ce pas lĂ  ses rencontres habituelles, des filles culbutĂ©es au fond de chaque fossĂ©, des gueux se bourrant de la seule joie qui ne coĂ»tait rien ? Et ces imbĂ©ciles se plaignaient de la vie, lorsqu'ils avaient, Ă  pleines ventrĂ©es, cet unique bonheur de s'aimer ! Volontiers, il aurait crevĂ© de faim comme eux, s'il avait pu recommencer l'existence avec une femme qui se serait donnĂ©e Ă  lui sur des cailloux, de tous ses reins et de tout son coeur. Son malheur Ă©tait sans consolation, il enviait ces misĂ©rables. La tĂȘte basse, il rentrait, au pas ralenti de son cheval, dĂ©sespĂ©rĂ© par ces longs bruits, perdus au fond de la campagne noire, et oĂč il n'entendait que des baisers. IV, VII C'Ă©tait au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairiĂšre qu'une coupe de bois venait d'ouvrir. Elle s'allongeait en une pente douce, ceinte d'une haute futaie, des hĂȘtres superbes, dont les troncs, droits et rĂ©guliers, l'entouraient d'une colonnade blanche, verdie de lichens; et des gĂ©ants abattus gisaient encore dans l'herbe, tandis que, vers la gauche, un tas de bois dĂ©bitĂ© alignait son cube gĂ©omĂ©trique. Le froid s'aiguisait avec le crĂ©puscule, les mousses gelĂ©es craquaient sous les pas. Il faisait nuit noire Ă  terre, les branches hautes se dĂ©coupaient sur le ciel pĂąle, oĂč la lune pleine, montant Ă  l'horizon, allait Ă©teindre les Ă©toiles. PrĂšs de trois mille charbonniers Ă©taient au rendez-vous, une foule grouillante, des hommes, des femmes, des enfants emplissant peu Ă  peu la clairiĂšre, dĂ©bordant au loin sous les arbres; et des retardataires arrivaient toujours, le flot des tĂȘtes, noyĂ© d'ombre, s'Ă©largissait jusqu'aux taillis voisins. Un grondement en sortait, pareil Ă  un vent d'orage, dans cette forĂȘt immobile et glacĂ©e. En haut, dominant la pente, Etienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. Une querelle s'Ă©tait Ă©levĂ©e, on entendait leurs voix, par Ă©clats brusques. PrĂšs d'eux, des hommes les Ă©coutaient Levaque les poings serrĂ©s Pierron tournant le dos, trĂšs inquiet de n'avoir pu prĂ©texter des fiĂšvres plus longtemps; et il y avait aussi le pĂšre Bonnemort et le vieux Mouque, cĂŽte Ă  cĂŽte, sur une souche, l'air profondĂ©ment rĂ©flĂ©chi. Puis, derriĂšre, les blagueurs Ă©taient lĂ , Zacharie, Mouquet, d'autres encore, venus pour rire; tandis que recueillies au contraire, graves ainsi qu'Ă  l'Ă©glise, des femmes se mettaient en groupe. La Maheude, muette, hochait la tĂȘte aux sourds jurons de la Levaque. PhilomĂšne toussait, reprise de sa bronchite depuis l'hiver. Seule, la Mouquette riait Ă  belles dents, Ă©gayĂ©e par la façon dont la BrĂ»lĂ© traitait sa fille, une dĂ©naturĂ©e qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une vendue, engraissĂ©e des lĂąchetĂ©s de son homme. Et, sur le tas de bois, Jeanlin s'Ă©tait plantĂ©, hissant Lydie, forçant BĂ©bert Ă  le suivre, tous les trois en l'air, plus haut que tout le monde. La querelle venait de Rasseneur, qui voulait procĂ©der rĂ©guliĂšrement Ă  l'Ă©lection d'un bureau. Sa dĂ©faite, au Bon-Joyeux, l'enrageait; et il s'Ă©tait jurĂ© d'avoir sa revanche, car il se flattait de reconquĂ©rir son autoritĂ© ancienne, lorsqu'on serait en face non plus des dĂ©lĂ©guĂ©s, mais du peuple des mineurs. Etienne, rĂ©voltĂ©, avait trouvĂ© l'idĂ©e d'un bureau imbĂ©cile, dans cette forĂȘt. Il fallait agir rĂ©volutionnairement, en sauvages, puisqu'on les traquait comme des loups. Voyant la dispute s'Ă©terniser, il s'empara tout d'un coup de la foule, il monta sur un tronc d'arbre, en criant - Camarades ! camarades ! La rumeur confuse de ce peuple s'Ă©teignit dans un long soupir, tandis que Maheu Ă©touffait les protestations de Rasseneur. Etienne continuait d'une voix Ă©clatante - Camarades, puisqu'on nous dĂ©fend de parler, puisqu'on nous envoie les gendarmes, comme si nous Ă©tions des brigands, c'est ici qu'il faut nous entendre ! Ici, nous sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne viendra nous faire taire, pas plus qu'on ne fait taire les oiseaux et les bĂȘtes ! Un tonnerre lui rĂ©pondit, des cris, des exclamations. - Oui, oui, la forĂȘt est Ă  nous, on a bien le droit d'y causer... Parle ! Alors, Etienne se tint un instant immobile sur le tronc d'arbre. La lune, trop basse encore Ă  l'horizon, n'Ă©clairait toujours que les branches hautes; et la foule restait noyĂ©e de tĂ©nĂšbres, peu Ă  peu calmĂ©e, silencieuse. Lui, noir Ă©galement, faisait au-dessus d'elle, en haut de la pente, une barre d'ombre. Il leva un bras dans un geste lent, il commença; mais sa voix ne grondait plus, il avait pris le ton froid d'un simple mandataire du peuple qui rend ses comptes. Enfin, il plaçait le discours que le commissaire de police lui avait coupĂ© au Bon-Joyeux; et il dĂ©butait par un historique rapide de la grĂšve, en affectant l'Ă©loquence scientifique des faits, rien que des faits. D'abord, il dit sa rĂ©pugnance contre la grĂšve les mineurs ne l'avaient pas voulue, c'Ă©tait la Direction qui les avait provoquĂ©s, avec son nouveau tarif de boisage. Puis, il rappela la premiĂšre dĂ©marche des dĂ©lĂ©guĂ©s chez le directeur, la mauvaise foi de la RĂ©gie, et plus tard, lors de la seconde dĂ©marche, sa concession tardive, les dix centimes qu'elle rendait, aprĂšs avoir tĂąchĂ© de les voler. Maintenant, on en Ă©tait lĂ , il Ă©tablissait par des chiffres le vide de la caisse de prĂ©voyance, indiquait l'emploi des secours envoyĂ©s, excusait en quelques phrases l'Internationale, Pluchart et les autres, de ne pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de leur conquĂȘte du monde. Donc, la situation s'aggravait de jour en jour, la Compagnie renvoyait les livrets et menaçait d'embaucher des ouvriers en Belgique; en outre, elle intimidait les faibles, elle avait dĂ©cidĂ© un certain nombre de mineurs Ă  redescendre. Il gardait sa voix monotone comme pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim victorieuse, l'espoir mort, la lutte arrivĂ©e aux fiĂšvres derniĂšres du courage. Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton. - C'est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une dĂ©cision ce soir. Voulez-vous la continuation de la grĂšve ? et, en ce cas, que comptez-vous faire pour triompher de la Compagnie ? Un silence profond tomba du ciel Ă©toile. La foule, qu'on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui Ă©touffait le coeur; et l'on n'entendait que son souffle dĂ©sespĂ©rĂ©, au travers des arbres. Mais Etienne, dĂ©jĂ , continuait d'une voix changĂ©e. Ce n'Ă©tait plus le secrĂ©taire de l'association qui parlait, c'Ă©tait le chef de bande, l'apĂŽtre apportant la vĂ©ritĂ©. Est-ce qu'il se trouvait des lĂąches pour manquer Ă  leur parole ? Quoi ! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux fosses, la tĂȘte basse, et l'Ă©ternelle misĂšre recommencerait ! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en essayant de dĂ©truire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur ? Toujours se soumettre devant la faim, jusqu'au moment oĂč la faim, de nouveau, jetait les plus calmes Ă  la rĂ©volte, n'Ă©tait-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage ? Et il montrait les mineurs exploitĂ©s, supportant Ă  eux seuls les dĂ©sastres des crises, rĂ©duits Ă  ne plus manger, dĂšs que les nĂ©cessitĂ©s de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non ! le tarif de boisage n'Ă©tait pas acceptable, il n'y avait lĂ  qu'une Ă©conomie dĂ©guisĂ©e, on voulait voler Ă  chaque homme une heure de son travail par jour. C'Ă©tait trop cette fois, le temps venait oĂč les misĂ©rables, poussĂ©s Ă  bout, feraient justice. Il resta les bras en l'air. La foule, Ă  ce mot de justice, secouĂ©e d'un long frisson, Ă©clata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles sĂšches. Des voix criaient - Justice !... Il est temps, justice ! Peu Ă  peu, Etienne s'Ă©chauffait. Il n'avait pas l'abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'Ă©paule. Seulement, Ă  ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une Ă©nergie familiĂšre, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentrĂ©s, puis dĂ©tendus et lançant les poings en avant, sa mĂąchoire brusquement avancĂ©e, comme pour mordre, avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n'Ă©tait pas grand, mais il se faisait Ă©couter. - Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une voix plus vibrante. La mine doit ĂȘtre au mineur, comme la mer est au pĂȘcheur, comme la terre est au paysan... Entendez-vous ! la mine vous appartient, Ă  vous tous qui, depuis un siĂšcle, l'avez payĂ©e de tant de sang et de misĂšre ! CarrĂ©ment, il aborda des questions obscures de droit, le dĂ©filĂ© des lois spĂ©ciales sur les mines, oĂč il se perdait. Le sous-sol, comme le sol, Ă©tait Ă  la nation seul, un privilĂšge odieux en assurait le monopole Ă  des Compagnies; d'autant plus que, pour Montsou, la prĂ©tendue lĂ©galitĂ© des concessions se compliquait des traitĂ©s passĂ©s jadis avec les propriĂ©taires des anciens fiefs, selon la vieille coutume du Hainaut. Le peuple des mineurs n'avait donc qu'Ă  reconquĂ©rir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le pays entier, au-delĂ  de la forĂȘt. A ce moment, la lune, qui montait de l'horizon, glissant des hautes branches, l'Ă©claira. Lorsque la foule, encore dans l'ombre, l'aperçut ainsi, blanc de lumiĂšre, distribuant la fortune de ses mains ouvertes, elle applaudit de nouveau, d'un battement prolongĂ©. - Oui, oui, il a raison, bravo ! DĂšs lors, Etienne chevauchait sa question favorite, l'attribution des instruments de travail Ă  la collectivitĂ©, ainsi qu'il le rĂ©pĂ©tait en une phrase, dont la barbarie le grattait dĂ©licieusement. Chez lui, Ă  cette heure, l'Ă©volution Ă©tait complĂšte. Parti de la fraternitĂ© attendrie des catĂ©chumĂšnes, du besoin de rĂ©former le salariat, il aboutissait Ă  l'idĂ©e politique de le supprimer. Depuis la rĂ©union du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s'Ă©tait raidi en un programme compliquĂ©, dont il discutait scientifiquement chaque article. D'abord, il posait que la libertĂ© ne pouvait ĂȘtre obtenue que par la destruction de l'Etat. Puis, quand le peuple se serait emparĂ© du gouvernement, les rĂ©formes commenceraient retour Ă  la commune primitive, substitution d'une famille Ă©galitaire et libre Ă  la famille morale et oppressive, Ă©galitĂ© absolue, civile, politique et Ă©conomique, garantie de l'indĂ©pendance individuelle grĂące Ă  la possession et au produit intĂ©gral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite, payĂ©e par la collectivitĂ©. Cela entraĂźnait une refonte totale de la vieille sociĂ©tĂ© pourrie; il attaquait le mariage, le droit de tester, il rĂ©glementait la fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des siĂšcles morts, d'un grand geste de son bras, toujours le mĂȘme, le geste du faucheur qui rase la moisson mĂ»re; et il reconstruisait ensuite de l'autre main, il bĂątissait la future humanitĂ©, l'Ă©difice de vĂ©ritĂ© et de justice, grandissant dans l'aurore du vingtiĂšme siĂšcle. A cette tension cĂ©rĂ©brale, la raison chancelait, il ne restait que l'idĂ©e fixe du sectaire. Les scrupules de sa sensibilitĂ© et de son bon sens Ă©taient emportĂ©s, rien ne devenait plus facile que la rĂ©alisation de ce monde nouveau il avait tout prĂ©vu, il en parlait comme d'une machine qu'il monterait en deux heures, et ni le feu, et ni le sang ne lui coĂ»taient. - Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier Ă©clat. C'est Ă  nous d'avoir le pouvoir et la richesse ! Une acclamation roula jusqu'Ă  lui, du fond de la forĂȘt. La lune, maintenant, blanchissait toute la clairiĂšre, dĂ©coupait en arĂȘtes vives la houle des tĂȘtes, jusqu'aux lointains confus des taillis, entre les grands troncs grisĂątres. Et c'Ă©tait sous l'air glacial, une furie de visages, des yeux luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les hommes, les femmes, les enfants, affamĂ©s et lĂąchĂ©s au juste pillage de l'antique bien dont on les dĂ©possĂ©dait. Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffĂ©s aux entrailles. Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fiĂšvre d'espoir des premiers chrĂ©tiens de l'Eglise, attendant le rĂšgne prochain de la justice. Bien des phrases obscures leur avaient Ă©chappĂ©, ils n'entendaient guĂšre ces raisonnements techniques et abstraits; mais l'obscuritĂ© mĂȘme, l'abstraction Ă©largissait encore le champ des promesses, les enlevait dans un Ă©blouissement. Quel rĂȘve ! ĂȘtre les maĂźtres, cesser de souffrir, jouir enfin ! - C'est ça, nom de Dieu ! Ă  notre tour !... Mort aux exploiteurs ! Les femmes dĂ©liraient, la Maheude sortie de son calme, prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille BrĂ»lĂ© hors d'elle, agitant des bras de sorciĂšre, et PhilomĂšne secouĂ©e d'un accĂšs de toux, et la Mouquette si allumĂ©e, qu'elle criait des mots tendres Ă  l'orateur. Parmi les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colĂšre, entre Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal Ă  l'aise, Ă©tonnĂ©s que le camarade en pĂ»t dire si long, sans boire un coup. Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait encore le plus de vacarme, excitant BĂ©bert et Lydie, agitant le panier oĂč Pologne gisait. La clameur recommença. Etienne goĂ»tait l'ivresse de sa popularitĂ©. C'Ă©tait son pouvoir qu'il tenait, comme matĂ©rialisĂ©, dans ces trois mille poitrines dont il faisait d'un mot battre les coeurs. Souvarine, s'il avait daignĂ© venir, aurait applaudi ses idĂ©es Ă  mesure qu'il les aurait reconnues, content des progrĂšs anarchiques de son Ă©lĂšve, satisfait du programme, sauf l'article sur l'instruction, un reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance devait ĂȘtre le bain oĂč se retremperaient les hommes. Quant Ă  Rasseneur, il haussait les Ă©paules de dĂ©dain et de colĂšre. - Tu me laisseras parler ! cria-t-il Ă  Etienne. Celui-ci sauta du tronc d'arbre. - Parle, nous verrons s'ils t'Ă©coutent. DĂ©jĂ  Rasseneur l'avait remplacĂ© et rĂ©clamait du geste le silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des premiers rangs qui l'avaient reconnu, aux derniers perdus sous les hĂȘtres; et l'on refusait de l'entendre, c'Ă©tait une idole renversĂ©e, dont la vue seule fĂąchait ses anciens fidĂšles. Son Ă©locution facile, sa parole coulante et bonne enfant, qui avait si longtemps charmĂ©, Ă©tait traitĂ©e Ă  cette heure de tisane tiĂšde, faite pour endormir les lĂąches. Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le discours d'apaisement qu'il promenait, l'impossibilitĂ© de changer le monde Ă  coups de lois, la nĂ©cessitĂ© de laisser Ă  l'Ă©volution sociale le temps de s'accomplir on le plaisantait, on le chutait, sa dĂ©faite du Bon-Joyeux s'aggravait encore et devenait irrĂ©mĂ©diable. On finit par lui jeter des poignĂ©es de mousse gelĂ©e, une femme cria d'une voix aiguĂ« - A bas le traĂźtre ! Il expliquait que la mine ne pouvait ĂȘtre la propriĂ©tĂ© du mineur, comme le mĂ©tier est celle du tisserand, et il disait prĂ©fĂ©rer la participation aux bĂ©nĂ©fices, l'ouvrier intĂ©ressĂ©, devenu l'enfant de la maison. - A bas le traĂźtre ! rĂ©pĂ©tĂšrent mille voix, tandis que des pierres commençaient Ă  siffler. Alors, il pĂąlit, un dĂ©sespoir lui emplit les yeux de larmes. C'Ă©tait l'Ă©croulement de son existence, vingt annĂ©es de camaraderie ambitieuse qui s'effondraient sous l'ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d'arbre, frappĂ© au coeur, sans force pour continuer. - Ca te fait rire, bĂ©gaya-t-il en s'adressant Ă  Etienne triomphant. C'est bon, je souhaite que ça t'arrive... Ca t'arrivera, entends-tu ! Et, comme pour rejeter toute responsabilitĂ© dans les malheurs qu'il prĂ©voyait, il fit un grand geste, il s'Ă©loigna seul, Ă  travers la campagne muette et blanche. Des huĂ©es s'Ă©levaient, et l'on fut surpris d'apercevoir, debout sur le tronc, le pĂšre Bonnemort en train de parler au milieu du vacarme. Jusque-lĂ , Mouque et lui s'Ă©taient tenus absorbĂ©s, dans cet air qu'ils avaient de toujours rĂ©flĂ©chir Ă  des choses anciennes. Sans doute il cĂ©dait Ă  une de ces crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en lui le passĂ©, si violemment, que des souvenirs remontaient et coulaient de ses lĂšvres, pendant des heures. Un grand silence s'Ă©tait fait, on Ă©coutait ce vieillard, d'une pĂąleur de spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses sans liens immĂ©diats avec la discussion, de longues histoires que personne ne pouvait comprendre, le saisissement augmenta. C'Ă©tait de sa jeunesse qu'il causait, il disait la mort de ses deux oncles Ă©crasĂ©s au Voreux, puis il passait Ă  la fluxion de poitrine qui avait emportĂ© sa femme. Pourtant, il ne lĂąchait pas son idĂ©e ça n'avait jamais bien marchĂ©, et ça ne marcherait jamais bien. Ainsi, dans la forĂȘt, ils s'Ă©taient rĂ©unis cinq cents, parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de travail; mais il resta court, il commença le rĂ©cit d'une autre grĂšve il en avait tant vu ! Toutes aboutissaient sous ces arbres, ici au Plan-des-Dames, lĂ -bas Ă  la Charbonnerie, plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu'on Ă©tait rentrĂ© sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil. - Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas redescendre... Ah ! j'ai jurĂ©, oui ! j'ai jurĂ© ! La foule Ă©coutait, bĂ©ante, prise d'un malaise, lorsque Etienne, qui suivait la scĂšne, sauta sur l'arbre abattu et garda le vieillard Ă  son cĂŽtĂ©. Il venait de reconnaĂźtre Chaval parmi les amis, au premier rang. L'idĂ©e que Catherine devait ĂȘtre lĂ  l'avait soulevĂ© d'une nouvelle flamme, d'un besoin de se faire acclamer devant elle. - Camarades, vous avez entendu, voilĂ  un de nos anciens, voilĂ  ce qu'il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si nous n'en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux. Il fut terrible, jamais il n'avait parlĂ© si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'Ă©talait comme un drapeau de misĂšre et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usĂ©e Ă  la mine, mangĂ©e par la Compagnie, plus affamĂ©e aprĂšs cent ans de travail; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la RĂ©gie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un siĂšcle, Ă  ne rien faire, Ă  jouir de leur corps. N'Ă©tait-ce pas effroyable ? un peuple d'hommes crevant au fond de pĂšre en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin Ă  des ministres, pour que des gĂ©nĂ©rations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fĂȘtes ou s'engraissent au coin de leur feu ! Il avait Ă©tudiĂ© les maladies des mineurs, il les faisait dĂ©filer toutes, avec des dĂ©tails effrayants l'anĂ©mie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui Ă©touffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misĂ©rables, on les jetait en pĂąture aux machines, on les parquait ainsi que du bĂ©tail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu Ă  peu, rĂ©glementant l'esclavage, menaçant d'enrĂ©gimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'Ă©tait plus l'ignorant, la brute Ă©crasĂ©e dans les entrailles du sol. Une armĂ©e poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait Ă©clater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, aprĂšs quarante annĂ©es de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension Ă  un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflĂ©es par l'eau des tailles. Oui I le travail demanderait des comptes au capital, Ă  ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystĂšre de son tabernacle, d'oĂč il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient ! On irait lĂ -bas, on finirait bien par lui voir sa face aux clartĂ©s des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgĂ©e de chair humaine ! Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, dĂ©signait l'ennemi, lĂ -bas, il ne savait oĂč, d'un bout Ă  l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l'entendirent et regardĂšrent du cĂŽtĂ© de Vandame, pris d'inquiĂ©tude Ă  l'idĂ©e de quelque Ă©boulement formidable. Des oiseaux de nuit s'Ă©levaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair. Lui, tout de suite, voulut conclure - Camarades, quelle est votre dĂ©cision ?... Votez-vous la continuation de la grĂšve ? - Oui ! oui ! hurlĂšrent les voix. - Et quelles mesures arrĂȘtez-vous ?... Notre dĂ©faite est certaine, si des lĂąches descendent demain. Les voix reprirent, avec leur souffle de tempĂȘte - Mort aux lĂąches ! - Vous dĂ©cidez donc de les rappeler au devoir, Ă  la foi jurĂ©e... Voici ce que nous pourrions faire nous prĂ©senter aux fosses, ramener les traĂźtres par notre prĂ©sence, montrer Ă  la Compagnie que nous sommes tous d'accord et que nous mourrons plutĂŽt que de cĂ©der. - C'est cela, aux fosses ! aux fosses ! Depuis qu'il parlait, Etienne avait cherchĂ© Catherine, parmi les tĂȘtes pĂąles, grondantes devant lui. Elle n'y Ă©tait dĂ©cidĂ©ment pas. Mais il voyait toujours Chaval, qui affectait de ricaner en haussant les Ă©paules, dĂ©vorĂ© de jalousie, prĂȘt Ă  se vendre pour un peu de cette popularitĂ©. - Et, s'il y a des mouchards parmi nous, camarades, continua Etienne, qu'ils se mĂ©fient, on les connaĂźt... Oui, je vois des charbonniers de Vandame, qui n'ont pas quittĂ© leur fosse... - C'est pour moi que tu dis ça ? demanda Chaval d'un air de bravade. - Pour toi ou pour un autre... Mais, puisque tu parles, tu devrais comprendre que ceux qui mangent n'ont rien Ă  faire avec ceux qui ont faim. Tu travailles Ă  Jean-Bart... Une voix gouailleuse interrompit - Oh ! il travaille... Il a une femme qui travaille pour lui. Chaval jura, le sang au visage. - Nom de Dieu ! c'est dĂ©fendu de travailler, alors ? - Oui ! cria Etienne, quand les camarades endurent la misĂšre pour le bien de tous, c'est dĂ©fendu de se mettre en Ă©goĂŻste et en cafard du cĂŽtĂ© des patrons. Si la grĂšve Ă©tait gĂ©nĂ©rale, il y a longtemps que nous serions les maĂźtres... Est-ce qu'un seul homme de Vandame aurait dĂ» descendre, lorsque Montsou a chĂŽmĂ© ? Le grand coup, ce serait que le travail s'arrĂȘtĂąt dans le pays entier, chez monsieur Deneulin comme ici. Entends-tu ? Il n'y a que des traĂźtres aux tailles de Jean-Bart, vous ĂȘtes tous des traĂźtres ! Autour de Chaval, la foule devenait menaçante, des poings se levaient, des cris A mort ! Ă  mort ! commençaient Ă  gronder. Il avait blĂȘmi. Mais, dans sa rage de triompher d'Etienne, une idĂ©e le redressa. - Ecoutez-moi donc ! Venez demain Ă  Jean-Bart, et vous verrez si je travaille !... Nous sommes des vĂŽtres, on m'a envoyĂ© vous dire ça. Faut Ă©teindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi; se mettent en grĂšve. Tant mieux si les pompes s'arrĂȘtent ! l'eau crĂšvera les fosses, tout sera foutu ! On l'applaudit furieusement Ă  son tour, et dĂšs lors Etienne lui- mĂȘme fut dĂ©bordĂ©. Des orateurs se succĂ©daient sur le tronc d'arbre, gesticulant dans le bruit, lançant des propositions farouches. C'Ă©tait le coup de folie de la foi, l'impatience d'une secte religieuse, qui, lasse d'espĂ©rer le miracle attendu, se dĂ©cidait Ă  le provoquer enfin. Les tĂȘtes, vidĂ©es par la famine, voyaient rouge, rĂȘvaient d'incendie et de sang, au milieu d'une gloire d'apothĂ©ose, oĂč montait le bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle, la forĂȘt profonde ceignait de son grand silence ce cri de massacre. Seules, les mousses gelĂ©es craquaient sous les talons; tandis que les hĂȘtres, debout dans leur force, avec les dĂ©licates ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n'apercevaient ni n'entendaient les ĂȘtres misĂ©rables, qui s'agitaient Ă  leur pied. Il y eut des poussĂ©es, la Maheude se retrouva prĂšs de Maheu, et l'un et l'autre, sortis de leur bon sens, emportĂ©s dans la lente exaspĂ©ration dont ils Ă©taient travaillĂ©s depuis des mois, approuvĂšrent Levaque, qui renchĂ©rissait en demandant la tĂȘte des ingĂ©nieurs. Pierron avait disparu. Bonnemort et Mouque causaient Ă  la fois, disaient des choses vagues et violentes, qu'on ne distinguait pas. Par blague, Zacharie rĂ©clama la dĂ©molition des Ă©glises, pendant que Mouquet, sa crosse Ă  la main, en tapait la terre, histoire simplement d'augmenter le bruit. Les femmes s'enrageaient la Levaque, les poings aux hanches, s'empoignait avec PhilomĂšne, qu'elle accusait d'avoir ri; la Mouquette parlait de dĂ©monter les gendarmes Ă  coups de pied quelque part; la BrĂ»lĂ©, qui venait de gifler Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait d'allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons qu'elle aurait voulu tenir. Un instant, Jeanlin Ă©tait restĂ© suffoquĂ©, BĂ©bert ayant appris par un galibot que Mme Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais, lorsqu'il eut dĂ©cidĂ© qu'il retournerait lĂącher furtivement la bĂȘte, Ă  la porte de l'Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire. - Camarades ! camarades ! rĂ©pĂ©tait Etienne Ă©puisĂ©, enrouĂ© Ă  vouloir obtenir une minute de silence, pour s'entendre dĂ©finitivement. Enfin, on l'Ă©couta. - Camarades ! demain matin, Ă  Jean-Bart, est-ce convenu ? - Oui, oui, Ă  Jean-Bart ! mort aux traĂźtres ! L'ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s'Ă©teignit dans la clartĂ© pure de la lune. CINQUIEME PARTIE - V, I A quatre heures, la lune s'Ă©tait couchĂ©e, il faisait une nuit trĂšs noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille maison de briques restait muette et sombre, portes et fenĂȘtres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la sĂ©parait de la fosse Jean-Bart. Sur l'autre façade, passait la route dĂ©serte de Vandame, un gros bourg, cachĂ© derriĂšre la forĂȘt, Ă  trois kilomĂštres environ. Deneulin, las d'avoir passĂ©, la veille, une partie de la journĂ©e au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu'il rĂȘva qu'on l'appelait. Il finit par s'Ă©veiller, entendit rĂ©ellement une voix, courut ouvrir la fenĂȘtre. C'Ă©tait un de ses porions, debout dans le jardin. - Quoi donc ? demanda-t-il. - Monsieur, c'est une rĂ©volte, la moitiĂ© des hommes ne veulent plus travailler et empĂȘchent les autres de descendre. Il comprenait mal, la tĂȘte lourde et bourdonnante de sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche glacĂ©e. - Forcez-les Ă  descendre, sacrebleu ! bĂ©gaya-t-il. - VoilĂ  une heure que ça dure, reprit le porion. Alors, nous avons eu l'idĂ©e de venir vous chercher. Il n'y a que vous qui leur ferez peut-ĂȘtre entendre raison. - C'est bien, j'y vais. Vivement, il s'habilla, l'esprit net maintenant, trĂšs inquiet. On aurait pu piller la maison, ni la cuisiniĂšre, ni le domestique n'avait bougĂ©. Mais, de l'autre cĂŽtĂ© du palier, des voix alarmĂ©es chuchotaient; et, lorsqu'il sortit, il vit s'ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent, vĂȘtues de peignoirs blancs, passĂ©s Ă  la hĂąte. - PĂšre, qu'y a-t-il ? L'aĂźnĂ©e, Lucie, avait vingt-deux ans dĂ©jĂ , grande, brune, l'air superbe; tandis que Jeanne, la cadette, ĂągĂ©e de dix-neuf ans Ă  peine, Ă©tait petite, les cheveux dorĂ©s, d'une grĂące caressante. - Rien de grave, rĂ©pondit-il pour les rassurer. Il paraĂźt que des tapageurs font du bruit, lĂ -bas. Je vais voir. Mais elles se rĂ©criĂšrent, elles ne voulaient pas le laisser partir sans qu'il prĂźt quelque chose de chaud. Autrement, il leur rentrerait malade, l'estomac dĂ©labrĂ©, comme toujours Lui, se dĂ©battait, donnait sa parole d'honneur qu'il Ă©tait trop pressĂ©. - Ecoute, finit par dire Jeanne en se penchant Ă  son cou, tu vas boire un petit verre de rhum et manger deux biscuits; ou je reste comme ça, tu es obligĂ© de m'emporter avec toi. Il dut se rĂ©signer, en jurant que les biscuits l'Ă©toufferaient. DĂ©jĂ , elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir. En bas, dans la salle Ă  manger, elles s'empressĂšrent de le servir, l'une versant le rhum, l'autre courant Ă  l'office chercher un paquet de biscuits. Ayant perdu leur mĂšre trĂšs jeunes, elles s'Ă©taient Ă©levĂ©es toutes seules, assez mal, gĂątĂ©es par leur pĂšre, l'aĂźnĂ©e hantĂ©e du rĂȘve de chanter sur les théùtres, la cadette folle de peinture, d'une hardiesse de goĂ»t qui la singularisait. Mais, lorsque le train avait dĂ» ĂȘtre diminuĂ©, Ă  la suite de gros embarras d'affaires, il Ă©tait brusquement poussĂ©, chez ces filles d'air extravagant, des mĂ©nagĂšres trĂšs sages et trĂšs rusĂ©es, dont l'oeil dĂ©couvrait les erreurs de centimes, dans les comptes. Aujourd'hui, avec leurs allures garçonniĂšres d'artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous, querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs toilettes, arrivaient enfin Ă  rendre dĂ©cente la gĂȘne croissante de la maison. - Mange, papa, rĂ©pĂ©tait Lucie. Puis, remarquant la prĂ©occupation oĂč il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur. - C'est donc grave, que tu nous fais cette grimace ?... Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous Ă  ce dĂ©jeuner. Elle parlait d'une partie projetĂ©e pour le matin. Mme Hennebeau devait aller, avec sa calĂšche, chercher d'abord CĂ©cile, chez les GrĂ©goire; ensuite, elle viendrait les prendre, et l'on irait toutes Ă  Marchiennes, dĂ©jeuner aux Forges, oĂč la femme du directeur les avait invitĂ©es. C'Ă©tait une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et les fours Ă  coke. - Bien sĂ»r, nous restons, dĂ©clara Jeanne Ă  son tour. Mais il se fĂąchait. - En voilĂ  une idĂ©e ! Je vous rĂ©pĂšte que ce n'est rien... Faites- moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et habillez-vous pour neuf heures, comme c'est convenu. Il les embrassa, il se hĂąta de partir. On entendit le bruit de ses bottes qui se perdait sur la terre gelĂ©e du jardin. Jeanne enfonça soigneusement le bouchon du rhum, tandis que Lucie mettait les biscuits sous clef. La piĂšce avait la propretĂ© froide des salles oĂč la table est maigrement servie. Et toutes deux profitaient de cette descente matinale pour voir si rien, la veille, n'Ă©tait restĂ© Ă  la dĂ©bandade. Une serviette traĂźnait, le domestique serait grondĂ©. Enfin, elles remontĂšrent. Pendant qu'il coupait au plus court, par les allĂ©es Ă©troites de son potager, Deneulin songeait Ă  sa fortune compromise, Ă  ce denier de Montsou, ce million qu'il avait rĂ©alisĂ© en rĂȘvant de le dĂ©cupler, et qui courait aujourd'hui de si grands risques. C'Ă©tait une suite ininterrompue de mauvaises chances, des rĂ©parations Ă©normes et imprĂ©vues, des conditions d'exploitation ruineuses, puis le dĂ©sastre de cette crise industrielle, juste Ă  l'heure oĂč les bĂ©nĂ©fices commençaient. Si la grĂšve Ă©clatait chez lui, il Ă©tait par terre. Il poussa une petite porte les bĂątiments de la fosse se devinaient, dans la nuit noire, Ă  un redoublement d'ombre, Ă©toilĂ© de quelques lanternes. Jean-Bart n'avait pas l'importance du Voreux, mais l'installation rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot des ingĂ©nieurs. On ne s'Ă©tait pas contentĂ© d'Ă©largir le puits d'un mĂštre cinquante et de le creuser jusqu'Ă  sept cent huit mĂštres de profondeur, on l'avait Ă©quipĂ© Ă  neuf, machine neuve, cages neuves, tout un matĂ©riel neuf, Ă©tabli d'aprĂšs les derniers perfectionnements de la science; et mĂȘme une recherche d'Ă©lĂ©gance se retrouvait jusque dans les constructions, un hangar de criblage Ă  lambrequin dĂ©coupĂ©, un beffroi ornĂ© d'une horloge, une salle de recette et une chambre de machine, arrondies en chevet de chapelle renaissance, que la cheminĂ©e surmontait d'une spirale de mosaĂŻque, faite de briques noires et de briques rouges. La pompe Ă©tait placĂ©e sur l'autre puits de la concession, Ă  la vieille fosse Gaston- Marie, uniquement rĂ©servĂ©e pour l'Ă©puisement Jean-Bart, Ă  droite et Ă  gauche de l'extraction, n'avait que deux goyots, celui d'un ventilateur Ă  vapeur et celui des Ă©chelles. Le matin, dĂšs trois heures, Chaval Ă©tait arrivĂ© le premier, dĂ©bauchant les camarades, les convainquant qu'il fallait imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de cinq centimes par berline. BientĂŽt, les quatre cents ouvriers du fond avaient dĂ©bordĂ© de la baraque dans la salle de recette, au milieu d'un tumulte de gestes et de cris. Ceux qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres, encore en sabots, le paletot sur les Ă©paules Ă  cause du grand froid, barraient le puits; et les porions s'Ă©taient enrouĂ©s Ă  vouloir mettre de l'ordre, Ă  les supplier d'ĂȘtre raisonnables, de ne pas empĂȘcher de descendre ceux qui en avaient la bonne volontĂ©. Mais Chaval s'emporta, quand il aperçut Catherine en culotte et en veste, la tĂȘte serrĂ©e dans le bĂ©guin bleu. Il lui avait, en se levant, signifiĂ© brutalement de rester couchĂ©e. Elle, dĂ©sespĂ©rĂ©e de cet arrĂȘt du travail, l'avait suivi tout de mĂȘme, car il ne lui donnait jamais d'argent, elle devait souvent payer pour elle et pour lui; et qu'allait-elle devenir, si elle ne gagnait plus rien ? Une peur l'obsĂ©dait, la peur d'une maison publique de Marchiennes, oĂč finissaient les herscheuses sans pain et sans gĂźte. - Nom de Dieu ! cria Chaval, qu'est-ce que tu viens foutre ici ? Elle bĂ©gaya qu'elle n'avait pas des rentes et qu'elle voulait travailler. - Alors, tu te mets contre moi, garce !... Rentre tout de suite, ou je te raccompagne Ă  coups de sabot dans le derriĂšre ! Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, rĂ©solue Ă  voir comment tourneraient les choses. Deneulin arrivait par l'escalier du criblage. MalgrĂ© la faible clartĂ© des lanternes, d'un vif regard il embrassa la scĂšne, cette cohue noyĂ©e d'ombre, dont il connaissait chaque face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les herscheuses, jusqu'aux galibots. Dans la nef, neuve et encore propre, la besogne arrĂȘtĂ©e attendait la machine, sous pression, avait de lĂ©gers sifflements de vapeur; les cages demeuraient pendues aux cĂąbles immobiles; les berlines, abandonnĂ©es en route, encombraient les dalles de fonte. On venait de prendre Ă  peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail recommencerait. - Eh bien ! que se passe-t-il donc, mes enfants ? demanda-t-il Ă  pleine voix. Qu'est-ce qui vous fĂąche ? Expliquez-moi ça, nous allons nous entendre. D'ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout en exigeant beaucoup de travail. Autoritaire, l'allure brusque, il tĂąchait d'abord de les conquĂ©rir par une bonhomie qui avait des Ă©clats de clairon; et il se faisait aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui l'homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux, le premier au danger, dĂšs qu'un accident Ă©pouvantait la fosse. Deux fois, aprĂšs des coups de grisou, on l'avait descendu, liĂ© par une corde sous les aisselles, lorsque les plus braves reculaient. - Voyons, reprit-il, vous n'allez pas me faire repentir d'avoir rĂ©pondu de vous. Vous savez que j'ai refusĂ© un poste de gendarmes... Parlez tranquillement, je vous Ă©coute. Tous se taisaient maintenant, gĂȘnĂ©s, s'Ă©cartant de lui; et ce fut Chaval qui finit par dire - VoilĂ , monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer Ă  travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline. Il parut surpris. - Comment ! cinq centimes ! A propos de quoi cette demande ? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la RĂ©gie de Montsou. - C'est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de mĂȘme dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu'il n'y a pas moyen de travailler proprement, avec les marchandages actuels... Nous voulons cinq centimes de plus, n'est-ce pas, vous autres ? Des voix approuvĂšrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. Peu Ă  peu, tous se rapprochaient en un cercle Ă©troit. Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d'homme amoureux des gouvernements forts, se serrait, de peur de cĂ©der Ă  la tentation d'en saisir un par la peau du cou. Il prĂ©fĂ©ra discuter, parler raison. - Vous voulez cinq centimes, et j'accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu... Comprenez donc qu'il faut que je vive, moi d'abord, pour que vous viviez. Et je suis Ă  bout, la moindre augmentation du prix de revient me ferait faire la culbute... Il y a deux ans, rappelez-vous, lors de la derniĂšre grĂšve, j'ai cĂ©dĂ©, je le pouvais encore. Mais cette hausse du salaire n'en a pas moins Ă©tĂ© ruineuse, car voici deux annĂ©es que je me dĂ©bats... Aujourd'hui, j'aimerais mieux lĂącher la boutique tout de suite, que de ne savoir, le mois prochain, oĂč prendre de l'argent pour vous payer. Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maĂźtre qui leur contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient le nez, tĂȘtus, incrĂ©dules, refusant de s'entrer dans le crĂąne qu'un chef ne gagnĂąt pas des millions sur ses ouvriers. Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou toujours aux aguets, prĂȘt Ă  le dĂ©vorer, s'il avait un soir la maladresse de se casser les reins. C'Ă©tait une concurrence sauvage, qui le forçait aux Ă©conomies, d'autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l'extraction, condition dĂ©favorable Ă  peine compensĂ©e par la forte Ă©paisseur des couches de houille. Jamais il n'aurait haussĂ© les salaires, Ă  la suite de la derniĂšre grĂšve, sans la nĂ©cessitĂ© oĂč il s'Ă©tait trouvĂ© d'imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le lĂącher. Et il les menaçait du lendemain, quel beau rĂ©sultat pour eux, s'ils l'obligeaient Ă  vendre, de passer sous le joug terrible de la RĂ©gie ! Lui, ne trĂŽnait pas au loin, dans un tabernacle ignorĂ©; il n'Ă©tait pas un de ces actionnaires qui paient des gĂ©rants pour tondre le mineur, et que celui-ci n'a jamais vus; il Ă©tait un patron, il risquait autre chose que son argent, il risquait son intelligence, sa santĂ©, sa vie. L'arrĂȘt du travail allait ĂȘtre la mort, tout bonnement, car il n'avait pas de stock, et il fallait pourtant qu'il expĂ©diĂąt les commandes. D'autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements ? qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiĂ©es ses amis ? Ce serait la faillite. - Et voilĂ , mes braves ! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre... On ne demande pas Ă  un homme de s'Ă©gorger lui-mĂȘme, n'est-ce pas ? et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en grĂšve, c'est comme si je me coupais le cou. Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des mineurs semblait hĂ©siter. Plusieurs retournĂšrent prĂšs du puits. - Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre... Quels sont ceux qui veulent travailler ? Catherine s'Ă©tait avancĂ©e une des premiĂšres. Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant - Nous sommes tous d'accord, il n'y a que les jean-foutre qui lĂąchent les camarades ! DĂšs lors, la conciliation parut impossible. Les cris recommençaient, des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les Ă©craser contre les murs. Un instant, le directeur, dĂ©sespĂ©rĂ©, essaya de lutter seul, de rĂ©duire violemment cette foule; mais c'Ă©tait une folie inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond du bureau du receveur, essoufflĂ© sur une chaise, si Ă©perdu de son impuissance, que pas une idĂ©e ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit Ă  un surveillant d'aller lui chercher Chaval; puis, quand ce dernier eut consenti Ă  l'entretien, il congĂ©dia le monde du geste. - Laissez-nous. L'idĂ©e de Deneulin Ă©tait de voir ce que ce gaillard avait dans le ventre. DĂšs les premiers mots, il le sentit vaniteux, dĂ©vorĂ© de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de s'Ă©tonner qu'un ouvrier de son mĂ©rite compromĂźt de la sorte son avenir. A l'entendre, il avait depuis longtemps jetĂ© les yeux sur lui pour un avancement rapide; et il termina en offrant carrĂ©ment de le nommer porion, plus tard. Chaval l'Ă©coutait, silencieux, les poings d'abord serrĂ©s, puis peu Ă  peu dĂ©tendus. Tout un travail s'opĂ©rait au fond de son crĂąne s'il s'entĂȘtait dans la grĂšve, il n'y serait jamais que le lieutenant d'Etienne, tandis qu'une autre ambition s'ouvrait, celle de passer parmi les chefs. Une chaleur d'orgueil lui montait Ă  la face et le grisait. Du reste, la bande de grĂ©vistes, qu'il attendait depuis le matin, ne viendrait plus Ă  cette heure; quelque obstacle avait dĂ» l'arrĂȘter, des gendarmes peut-ĂȘtre il n'Ă©tait que temps de se soumettre. Mais il n'en refusait pas moins de la tĂȘte, il faisait l'homme incorruptible, Ă  grandes tapes indignĂ©es sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous donnĂ© par lui Ă  ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les dĂ©cider Ă  descendre. Deneulin resta cachĂ©, les porions eux-mĂȘmes se tinrent Ă  l'Ă©cart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval pĂ©rorer, discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie des ouvriers le huaient, cent vingt s'en allĂšrent, exaspĂ©rĂ©s, s'obstinant dans la rĂ©solution qu'il leur avait fait prendre. Il Ă©tait dĂ©jĂ  plus de sept heures, le jour se levait, trĂšs clair, un jour gai de grande gelĂ©e. Et, tout d'un coup, le branle de la fosse recommença, la besogne arrĂȘtĂ©e continuait. Ce fut d'abord la machine dont la bielle plongea, dĂ©roulant et enroulant les cĂąbles des bobines. Puis, au milieu du vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s'emplissaient, s'engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre. - Nom de Dieu ! qu'est-ce que tu fous lĂ  ? cria Chaval Ă  Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et ne pas flĂąner ! A neuf heures, lorsque Mme Hennebeau arriva dans sa voiture, avec CĂ©cile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes prĂȘtes, trĂšs Ă©lĂ©gantes malgrĂ© leurs toilettes vingt fois refaites. Mais Deneulin s'Ă©tonna, en apercevant NĂ©grel qui accompagnait la calĂšche Ă  cheval. Quoi donc, les hommes en Ă©taient ? Alors, Mme Hennebeau expliqua de son air maternel qu'on l'avait effrayĂ©e, que les chemins Ă©taient pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu'elle prĂ©fĂ©rait emmener un dĂ©fenseur. NĂ©grel riait, les rassurait rien d'inquiĂ©tant, des menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre. Encore joyeux de son succĂšs, Deneulin raconta la rĂ©volte rĂ©primĂ©e de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces demoiselles montaient en voiture, tous s'Ă©gayaient de cette journĂ©e superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long frĂ©missement qui s'enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop, s'ils avaient collĂ© l'oreille contre la terre. - Eh bien ! c'est convenu, rĂ©pĂ©ta Mme Hennebeau. Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dĂźnez avec nous... Mme GrĂ©goire m'a Ă©galement promis de venir reprendre CĂ©cile. - Comptez sur moi, rĂ©pondit Deneulin. La calĂšche partit du cĂŽtĂ© de Vandame. Jeanne et Lucie s'Ă©taient penchĂ©es, pour rire encore Ă  leur pĂšre, restĂ© debout au bord du chemin; tandis que NĂ©grel trottait galamment, derriĂšre les roues qui fuyaient. On traversa la forĂȘt, on prit la route de Vandame Ă  Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne demanda Ă  Mme Hennebeau si elle connaissait la CĂŽte-Verte; et celle-ci, malgrĂ© son sĂ©jour de cinq ans dĂ©jĂ  dans le pays, avoua qu'elle n'Ă©tait jamais allĂ©e de ce cĂŽtĂ©. Alors, on fit un dĂ©tour. Le Tartaret, Ă  la lisiĂšre du bois, Ă©tait une lande inculte, d'une stĂ©rilitĂ© volcanique, sous laquelle, depuis des siĂšcles, brĂ»lait une mine de houille incendiĂ©e. Cela se perdait dans la lĂ©gende, des mineurs du pays racontaient une histoire le feu du ciel tombant sur cette Sodome des entrailles de la terre, oĂč les herscheuses se souillaient d'abominations; si bien qu'elles n'avaient pas mĂȘme eu le temps de remonter, et qu'aujourd'hui encore, elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcinĂ©es, rouge sombre, se couvraient d'une efflorescence d'alun, comme d'une lĂšpre. Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer un oeil Ă  ces trous, juraient y voir des flammes, les Ăąmes criminelles en train de grĂ©siller dans la braise intĂ©rieure. Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs chaudes, empoisonnant l'ordure et la sale cuisine du diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu'un miracle d'Ă©ternel printemps, au milieu de cette lande maudite du Tartaret, la CĂŽte-Verte se dressait avec ses gazons toujours verts, ses hĂȘtres dont les feuilles se renouvelaient sans cesse, ses champs oĂč mĂ»rissaient jusqu'Ă  trois rĂ©coltes. C'Ă©tait une serre naturelle, chauffĂ©e par l'incendie des couches profondes. Jamais la neige n'y sĂ©journait. L'Ă©norme bouquet de verdure, Ă  cĂŽtĂ© des arbres dĂ©pouillĂ©s de la forĂȘt, s'Ă©panouissait dans cette journĂ©e de dĂ©cembre, sans que la gelĂ©e en eĂ»t mĂȘme roussi les bords. BientĂŽt, la calĂšche fila en plaine. NĂ©grel plaisantait la lĂ©gende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent au fond d'une mine, par la fermentation des poussiĂšres du charbon; quand on ne pouvait s'en rendre maĂźtre, il brĂ»lait sans fin; et il citait une fosse de Belgique qu'on avait inondĂ©e, en dĂ©tournant et en jetant dans le puits une riviĂšre. Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient Ă  chaque minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux, avec des regards obliques, dĂ©visageant ce luxe qui les forçait Ă  se ranger Leur nombre augmentait toujours, les chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple fĂ»t ainsi par les chemins ? Ces demoiselles s'effrayaient, NĂ©grel commençait Ă  flairer quelque bagarre, dans la campagne frĂ©missante; et ce fut un soulagement lorsqu'on arriva enfin Ă  Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les Ă©teindre, les batteries des fours Ă  coke et les tours des hauts fourneaux lĂąchaient des fumĂ©es, dont la suie Ă©ternelle pleuvait dans l'air. V, II A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure dĂ©jĂ , poussant les berlines jusqu'au relais; et elle Ă©tait trempĂ©e d'un tel flot de sueur, qu'elle s'arrĂȘta un instant pour s'essuyer la face. Du fond de la taille, oĂč il tapait Ă  la veine avec les camarades du marchandage, Chaval s'Ă©tonna, lorsqu'il n'entendit plus le grondement des roues. Les lampes brĂ»laient mal, la poussiĂšre du charbon empĂȘchait de voir. - Quoi donc ? cria-t-il. Quand elle lui eut rĂ©pondu qu'elle allait fondre bien sĂ»r, et qu'elle se sentait le coeur qui se dĂ©crochait, il rĂ©pliqua furieusement - BĂȘte, fais comme nous, ĂŽte ta chemise ! C'Ă©tait Ă  sept cent huit mĂštres, au nord, dans la premiĂšre voie de la veine DĂ©sirĂ©e, que trois kilomĂštres sĂ©paraient de l'accrochage. Lorsqu'ils parlaient de cette rĂ©gion de la fosse, les mineurs du pays pĂąlissaient et baissaient la voix, comme s'ils avaient parlĂ© de l'enfer; et ils se contentaient le plus souvent de hocher la tĂȘte, en hommes qui prĂ©fĂ©raient ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. A mesure que les galeries s'enfonçaient vers le nord, elles se rapprochaient du Tartaret, elles pĂ©nĂ©traient dans l'incendie intĂ©rieur, qui, lĂ -haut, calcinait les roches. Les tailles, au point oĂč l'on en Ă©tait arrivĂ©, avaient une tempĂ©rature moyenne de quarante-cinq degrĂ©s. On s'y trouvait en pleine citĂ© maudite, au milieu des flammes que les passants de la plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des vapeurs abominables. Catherine, qui avait dĂ©jĂ  enlevĂ© sa veste, hĂ©sita, puis ĂŽta Ă©galement sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la chemise serrĂ©e aux hanches par une corde, comme une blouse, elle se remit Ă  rouler. - Tout de mĂȘme, ça ira mieux, dit-elle Ă  voix haute. Dans son Ă©touffement, il y avait une vague peur. Depuis cinq jours qu'ils travaillaient lĂ , elle songeait aux contes dont on avait bercĂ© son enfance, Ă  ces herscheuses du temps jadis qui brĂ»laient sous le Tartaret, en punition de choses qu'on n'osait pas rĂ©pĂ©ter. Sans doute, elle Ă©tait trop grande maintenant pour croire de pareilles bĂȘtises; mais, pourtant, qu'aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu sortir du mur une fille rouge comme un poĂȘle, avec des yeux pareils Ă  des tisons ? Cette idĂ©e redoublait ses sueurs. Au relais, Ă  quatre-vingts mĂštres de la taille, une autre herscheuse prenait la berline et la roulait Ă  quatre-vingts mĂštres plus loin, jusqu'au pied du plan inclinĂ©, pour que le receveur l'expĂ©diĂąt avec celles qui descendaient des voies d'en haut. - Fichtre ! tu te mets Ă  ton aise, dit cette femme, une maigre veuve de trente ans, quand elle aperçut Catherine en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan m'embĂȘtent avec leurs saletĂ©s. - Ah ! bien ! rĂ©pliqua la jeune fille, je m'en moque, des hommes ! je souffre trop. Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis Ă©tait que, dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable. On cĂŽtoyait d'anciens travaux, une galerie abandonnĂ©e de Gaston-Marie, trĂšs profonde, oĂč un coup de grisou, dix ans plus tĂŽt, avait incendiĂ© la veine, qui brĂ»lait toujours, derriĂšre le "corroi", le mur d'argile bĂąti lĂ  et rĂ©parĂ© continuellement, afin de limiter le dĂ©sastre. PrivĂ© d'air, le feu aurait dĂ» s'Ă©teindre; mais sans doute des courants inconnus l'avivaient, il s'entretenait depuis dix annĂ©es, il chauffait l'argile du corroi comme on chauffe les briques d'un four, au point qu'on en recevait au passage la cuisson. Et c'Ă©tait le long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent mĂštres, que se faisait le roulage, dans une tempĂ©rature de soixante degrĂ©s. AprĂšs deux voyages, Catherine Ă©touffa de nouveau. Heureusement, la voie Ă©tait large et commode, dans cette veine DĂ©sirĂ©e, une des plus Ă©paisses de la rĂ©gion. La couche avait un mĂštre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. Mais ils auraient prĂ©fĂ©rĂ© le travail Ă  col tordu, et un peu de fraĂźcheur. - Ah ! çà, est-ce que tu dors ? reprit violemment. Chaval, dĂšs qu'il cessa d'entendre remuer Catherine. Qui est-ce qui m'a fichu une rosse de cette espĂšce ? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler ! Elle Ă©tait au bas de la taille, appuyĂ©e sur sa pelle; et un malaise l'envahissait, pendant qu'elle les regardait tous d'un air imbĂ©cile, sans obĂ©ir. Elle les voyait mal, Ă  la lueur rougeĂątre des lampes, entiĂšrement nus comme des bĂȘtes, si noirs, si encrassĂ©s de sueur et de charbon, que leur nuditĂ© ne la gĂȘnait pas. C'Ă©tait une besogne obscure, des Ă©chines de singe qui se tendaient, une vision infernale de membres roussis, s'Ă©puisant au milieu de coups sourds et de gĂ©missements. Mais eux la distinguaient mieux sans doute, car les rivelaines s'arrĂȘtĂšrent de taper, et ils la plaisantĂšrent d'avoir ĂŽtĂ© sa culotte. - Eh ! tu vas l'enrhumer, mĂ©fie-toi ! - C'est qu'elle a de vraies jambes ! Dis donc, Chaval, y en a pour deux ! - Oh ! faudrait voir. RelĂšve ça. Plus haut ! plus haut ! Alors, Chaval, sans se fĂącher de ces rires, retomba sur elle. - Ca y est-il, nom de Dieu !... Ah ! pour les saletĂ©s, elle est bonne. Elle resterait lĂ , Ă  en entendre jusqu'Ă  demain. PĂ©niblement, Catherine s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă  emplir sa berline; puis, elle la poussa. La galerie Ă©tait trop large pour qu'elle pĂ»t s'arc- bouter aux deux cĂŽtĂ©s des bois, ses pieds nus se tordaient dans les rails, oĂč ils cherchaient un point d'appui, pendant qu'elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant, la taille cassĂ©e. Et, dĂšs qu'elle longeait le corroi, le supplice du feu recommençait, la sueur tombait aussitĂŽt de tout son corps, en gouttes Ă©normes, comme une pluie d'orage. A peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglĂ©e, souillĂ©e elle aussi d'une boue noire. Sa chemise Ă©troite, comme trempĂ©e d'encre, collait Ă  sa peau, lui remontait jusqu'aux reins dans le mouvement des cuisses; et elle en Ă©tait si douloureusement bridĂ©e, qu'il lui fallut lĂącher encore la besogne. Qu'avait-elle donc, ce jour-lĂ  ? Jamais elle ne s'Ă©tait senti ainsi du coton dans les os. Ca devait ĂȘtre un mauvais air. L'aĂ©rage ne se faisait pas, au fond de cette voie Ă©loignĂ©e. On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si abondantes parfois, que les lampes refusaient de brĂ»ler; sans parler du grisou, dont on ne s'occupait plus, tant la veine en soufflait au nez des ouvriers, d'un bout de la quinzaine Ă  l'autre. Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds gaz d'asphyxie, en haut des gaz lĂ©gers qui s'allument et foudroient tous les chantiers d'une fosse, des centaines d'hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son enfance, elle en avait tellement avalĂ©, qu'elle s'Ă©tonnait de la supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en feu. N'en pouvant, plus, elle Ă©prouva un besoin d'ĂŽter sa chemise. Cela tournait Ă  la torture, ce linge dont les moindres plis la coupaient, la brĂ»laient. Elle rĂ©sista, voulut rouler encore, fut forcĂ©e de se remettre debout. Alors, vivement, en se disant qu'elle se couvrirait au relais, elle enleva tout, la corde, la chemise, si fiĂ©vreuse, qu'elle aurait arrachĂ© la peau, si elle avait pu. Et, nue maintenant, pitoyable, ravalĂ©e au trot de la femelle quĂȘtant sa vie par la boue des chemins, elle besognait, la croupe barbouillĂ©e de suie, avec de la crotte jusqu'au ventre, ainsi qu'une jument de fiacre. A quatre pattes, elle poussait. Mais un dĂ©sespoir lui vint, elle n'Ă©tait pas soulagĂ©e, d'ĂȘtre nue. Quoi ĂŽter encore ? Le bourdonnement de ses oreilles l'assourdissait, il lui semblait sentir un Ă©tau la serrer aux tempes. Elle tomba sur les genoux. La lampe, calĂ©e dans le charbon de la berline, lui parut s'Ă©teindre. Seule, l'intention d'en remonter la mĂšche surnageait, au milieu de ses idĂ©es confuses. Deux fois elle voulut l'examiner, et les deux fois, Ă  mesure qu'elle la posait devant elle, par terre, elle la vit pĂąlir, comme si elle aussi eĂ»t manquĂ© de souffle. Brusquement, la lampe s'Ă©teignit. Alors, tout roula au fond des tĂ©nĂšbres, une meule tournait dans sa tĂȘte, son coeur dĂ©faillait, s'arrĂȘtait de battre, engourdi Ă  son tour par la fatigue immense qui endormait ses membres. Elle s'Ă©tait renversĂ©e, elle agonisait dans l'air d'asphyxie, au ras du sol. - Je crois, nom de Dieu ! qu'elle flĂąne encore, gronda la voix de Chaval. Il Ă©couta du haut de la taille, n'entendit point le bruit des roues. - Eh ! Catherine, sacrĂ©e couleuvre ! La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une haleine ne rĂ©pondait. - Veux-tu que j'aille te faire grouiller, moi ! Rien ne remuait, toujours le mĂȘme silence de mort. Furieux, il descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu'il faillit buter dans le corps de la herscheuse, qui barrait la voie. BĂ©ant, il la regardait. Qu'avait-elle donc ? Ce n'Ă©tait pas une frime au moins, histoire de faire un somme ? Mais la lampe, qu'il avait baissĂ©e pour lui Ă©clairer la face, menaça de s'Ă©teindre. Il la releva, la baissa de nouveau, finit par comprendre ça devait ĂȘtre un coup de mauvais air. Sa violence Ă©tait tombĂ©e, le dĂ©vouement du mineur s'Ă©veillait, en face du camarade en pĂ©ril. DĂ©jĂ  il criait qu'on lui apportĂąt sa chemise; et il avait saisi Ă  pleins bras la fille nue et Ă©vanouie, il la soulevait le plus haut possible. Quand on lui eut jetĂ© sur les Ă©paules leurs vĂȘtements, il partit au pas de course, soutenant d'une main son fardeau, portant les deux lampes de l'autre. Les galeries profondes se dĂ©roulaient, il galopait, prenait Ă  droite, prenait Ă  gauche, allait chercher la vie dans l'air glacĂ© de la plaine, que soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit de source l'arrĂȘta, le ruissellement d'une infiltration coulant de la roche. Il se trouvait Ă  un carrefour d'une grande galerie de roulage, qui desservait autrefois Gaston-Marie. L'aĂ©rage y soufflait en un vent de tempĂȘte, la fraĂźcheur y Ă©tait si grande, qu'il fut secouĂ© d'un frisson, lorsqu'il eut assis par terre, contre les bois, sa maĂźtresse toujours sans connaissance, les yeux fermes. - Catherine, voyons, nom de Dieu ! pas de blague... Tiens-toi un peu que je trempe ça dans l'eau. Il s'effarait de la voir si molle. Pourtant, il put tremper sa chemise dans la source, et il lui en lava la figure. Elle Ă©tait comme une morte, enterrĂ©e dĂ©jĂ  au fond de la terre, avec son corps fluet de fille tardive, oĂč les formes de la pubertĂ© hĂ©sitaient encore. Puis, un frĂ©missement courut sur sa gorge d'enfant, sur son ventre et ses cuisses de petite misĂ©rable, dĂ©florĂ©e avant l'Ăąge. Elle ouvrit les yeux, elle bĂ©gaya - J'ai froid, - Ah ! j'aime mieux ça, par exemple ! cria Chaval soulagĂ©. Il la rhabilla, glissa aisĂ©ment la chemise, jura de la peine qu'il eut Ă  passer la culotte, car elle ne pouvait s'aider beaucoup. Elle restait Ă©tourdie, ne comprenait pas oĂč elle se trouvait, ni pourquoi elle Ă©tait nue. Quand elle se souvint, elle fut honteuse. Comment avait-elle osĂ© enlever tout ! Et elle le questionnait est-ce qu'on l'avait aperçue ainsi, sans un mouchoir Ă  la taille seulement, pour se cacher ? Lui, qui rigolait, inventait des histoires, racontait qu'il venait de l'apporter lĂ , au milieu de tous les camarades faisant la haie. Quelle idĂ©e aussi d'avoir Ă©coutĂ© son conseil et de s'ĂȘtre mis le derriĂšre Ă  l'air ! Ensuite, il donna sa parole que les camarades ne devaient pas mĂȘme savoir si elle l'avait rond ou carrĂ©, tellement il galopait raide. - Bigre ! mais je crĂšve de froid, dit-il en se rhabillant Ă  son tour. Jamais elle ne l'avait vu si gentil. D'ordinaire, pour une bonne parole qu'il lui disait, elle empoignait tout de suite deux sottises. Cela aurait Ă©tĂ© si bon de vivre d'accord ! Une tendresse la pĂ©nĂ©trait, dans l'alanguissement de sa fatigue. Elle lui sourit, elle murmura - Embrasse-moi. Il l'embrassa, il se coucha prĂšs d'elle, en attendant qu'elle pĂ»t marcher. - Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier lĂ -bas, car je n'en pouvais plus, vrai ! Dans la taille encore, vous avez moins chaud; mais si tu savais comme on cuit, au fond de la voie ! - Bien sĂ»r, rĂ©pondit-il, on serait mieux sous les arbres... Tu as du mal dans ce chantier, ça, je m'en doute, ma pauvre fille. Elle fut si touchĂ©e de l'entendre en convenir, qu'elle fit la vaillante. - Oh ! c'est une mauvaise disposition. Puis, aujourd'hui, l'air est empoisonnĂ©... Mais tu verras, tout Ă  l'heure, si je suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille, n'est-ce pas ? Moi, j'y crĂšverais plutĂŽt que de lĂącher. Il y eut un silence. Lui, la tenait d'un bras Ă  la taille, en la serrant contre sa poitrine, pour l'empĂȘcher d'attraper du mal. Elle, bien qu'elle se sentĂźt dĂ©jĂ  la force de retourner au chantier, s'oubliait avec dĂ©lices. - Seulement, continua-t-elle trĂšs bas, je voudrais bien que tu fusses plus gentil.... Oui, on est si content, quand on s'aime un peu. Et elle se mit Ă  pleurer doucement. - Mais je t'aime, cria-t-il, puisque je t'ai prise avec moi. Elle ne rĂ©pondit que d'un hochement de tĂȘte. Souvent, il y avait des hommes qui prenaient des femmes, pour les avoir, en se fichant de leur bonheur Ă  elles. Ses larmes coulaient plus chaudes, cela la dĂ©sespĂ©rait maintenant, de songer Ă  la bonne vie qu'elle mĂšnerait, si elle Ă©tait tombĂ©e sur un autre garçon, dont elle aurait senti toujours le bras passĂ© ainsi Ă  sa taille. Un autre ? et l'image vague de cet autre se dressait dans sa grosse Ă©motion. Mais c'Ă©tait fini, elle n'avait plus que le dĂ©sir de vivre jusqu'au bout avec celui-lĂ , s'il voulait seulement ne pas la bousculer si fort. - Alors, dit-elle, tĂąche donc d'ĂȘtre comme ça de temps en temps. Des sanglots lui coupĂšrent la parole, et il l'embrassa de nouveau. - Es-tu bĂȘte !... Tiens ! je jure d'ĂȘtre gentil. On n'est pas plus mĂ©chant qu'un autre, va ! Elle le regardait, elle recommençait Ă  sourire dans ses larmes. Peut-ĂȘtre qu'il avait raison, on n'en rencontrait guĂšre, des femmes heureuses. Puis, bien qu'elle se dĂ©fiĂąt de son serment, elle s'abandonnait Ă  la joie de le voir aimable. Mon Dieu ! si cela avait pu durer ! Tous deux s'Ă©taient repris ! et, comme ils se serraient d'une longue Ă©treinte, des pas les firent se mettre debout. Trois camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour savoir. On repartit ensemble. Il Ă©tait prĂšs de dix heures, et l'on dĂ©jeuna dans un coin frais, avant de se remettre Ă  suer au fond de la taille. Mais ils achevaient la double tartine de leur briquet, ils allaient boire une gorgĂ©e de cafĂ© Ă  leur gourde, lorsqu'une rumeur, venue des chantiers lointains, les inquiĂ©ta. Quoi donc ? Ă©tait-ce un accident encore ? Ils se levĂšrent, ils coururent. Des haveurs, des herscheuses, des galibots les croisaient Ă  chaque instant; et aucun ne savait, tous criaient, ça devait ĂȘtre un grand malheur. Peu Ă  peu, la mine entiĂšre s'effarait, des ombres affolĂ©es dĂ©bouchaient des galeries, les lanternes dansaient, filaient dans les tĂ©nĂšbres. OĂč Ă©tait-ce ? pourquoi ne le disait-on pas ? Tout d'un coup, un porion passa en criant - On coupe les cĂąbles ! on coupe les cĂąbles ! Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers des voies obscures. Les tĂȘtes se perdaient. A propos de quoi coupait-on les cĂąbles ? et qui les coupait, lorsque les hommes Ă©taient au fond ? Cela paraissait monstrueux. Mais la voix d'un autre porion Ă©clata, puis se perdit. - Ceux de Montsou coupent les cĂąbles ! Que tout le monde sorte ! Quand il eut compris, Chaval arrĂȘta net Catherine. L'idĂ©e qu'il rencontrerait lĂ -haut ceux de Montsou, s'il sortait, lui engourdissait les jambes. Elle Ă©tait donc venue, cette bande qu'il croyait aux mains des gendarmes ! Un instant, il songea Ă  rebrousser chemin et Ă  remonter par Gaston-Marie; mais la manoeuvre ne s'y faisait plus. Il jurait, hĂ©sitant, cachant sa peur, rĂ©pĂ©tant que c'Ă©tait bĂȘte de courir comme ça. On n'allait pas les laisser au fond, peut-ĂȘtre ! La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha. - Que tout le monde sorte ! Aux Ă©chelles ! aux Ă©chelles ! Et Chaval fut emportĂ© avec les camarades. Il bouscula Catherine, il l'accusa de ne pas courir assez fort. Elle voulait donc qu'ils restassent seuls dans la fosse, Ă  crever de faim ? car les brigands de Montsou Ă©taient capables de casser les Ă©chelles, sans attendre que le monde fĂ»t sorti. Cette supposition abominable acheva de les dĂ©traquer tous, il n'y eut plus, le long des galeries, qu'une dĂ©bandade enragĂ©e, une course de fous Ă  qui arriverait le premier, pour remonter avant les autres. Des hommes criaient que les Ă©chelles Ă©taient cassĂ©es, que personne ne sortirait. Et quand ils commencĂšrent Ă  dĂ©boucher par groupes Ă©pouvantĂ©s, dans la salle d'accrochage, ce fut un vĂ©ritable engouffrement ils se jetaient vers le puits, ils s'Ă©crasaient Ă  l'Ă©troite porte du goyot des Ă©chelles; tandis qu'un vieux palefrenier, qui venait prudemment de faire rentrer les chevaux Ă  l'Ă©curie, les regardait d'un air de dĂ©daigneuse insouciance, habituĂ© aux nuits passĂ©es dans la fosse, certain qu'on le tirerait toujours de lĂ . - Nom de Dieu ! veux-tu monter devant moi ! dit Chaval Ă  Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes. Ahurie, suffoquĂ©e par cette course de trois kilomĂštres qui l'avait encore une fois trempĂ©e de sueur, elle s'abandonnait, sans comprendre, aux remous de la foule. Alors, il la tira par le bras, Ă  le lui briser; et elle jeta une plainte, ses larmes jaillirent dĂ©jĂ  il oubliait son serment, jamais elle ne serait heureuse. - Passe donc ! hurla-t-il. Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le temps il la brutaliserait. Aussi rĂ©sistait-elle pendant que le flot Ă©perdu des camarades les repoussait de cĂŽtĂ©. Les filtrations du puits tombaient Ă  grosses gouttes, et le plancher de l'accrochage, Ă©branlĂ© par le piĂ©tinement, tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux, profond de dix mĂštres. Justement, c'Ă©tait Ă  Jean-Bart, deux ans plus tĂŽt, qu'un terrible accident, la rupture d'un cĂąble, avait culbutĂ© la cage au fond du bougnou, dans lequel deux hommes s'Ă©taient noyĂ©s. Et tous y songeaient, on allait tous y rester, si l'on s'entassait sur les planches. - SacrĂ©e tĂȘte de pioche ! cria Chaval, crĂšve donc, je serai dĂ©barrassĂ© ! Il monta, et elle le suivit. Du fond au jour, il y avait cent deux Ă©chelles, d'environ sept mĂštres, posĂ©es chacune sur un Ă©troit palier qui tenait la largeur du goyot, et dans lequel un trou carrĂ© permettait Ă  peine le passage des Ă©paules. C'Ă©tait comme une cheminĂ©e plate, de sept cents mĂštres de hauteur, entre la paroi du puits et la cloison du compartiment d'extraction, un boyau humide, noir et sans fin, oĂč les Ă©chelles se superposaient, presque droites, par Ă©tages rĂ©guliers. Il fallait vingt- cinq minutes Ă  un homme solide pour gravir cette colonne gĂ©ante. D'ailleurs, le goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe. Catherine, d'abord, monta gaillardement. Ses pieds nus Ă©taient faits Ă  l'escaillage tranchant des voies et ne souffraient pas des Ă©chelons carrĂ©s, recouverts d'une tringle de fer, qui empĂȘchait l'usure. Ses mains, durcies par le roulage, empoignaient sans fatigue les montants trop gros pour elles. Et mĂȘme cela l'occupait, la sortait de son chagrin, cette montĂ©e imprĂ©vue, ce long serpent d'hommes se coulant, se hissant, trois par Ă©chelle, si bien que la tĂȘte dĂ©boucherait au jour, lorsque la queue traĂźnerait encore sur le bougnou. On n'en Ă©tait pas lĂ , les premiers devaient se trouver Ă  peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les lampes, pareilles Ă  des Ă©toiles voyageuses, s'espaçaient de bas en haut, en une ligne toujours grandissante. DerriĂšre elle, Catherine entendit un galibot compter les Ă©chelles. Cela lui donna l'idĂ©e de les compter aussi. On en avait dĂ©jĂ  montĂ© quinze, et l'on arrivait Ă  un accrochage. Mais, au mĂȘme instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en proche, toute la colonne s'arrĂȘtait, s'immobilisait. Quoi donc ? que se passait-il ? et chacun retrouvait sa voix pour questionner et s'Ă©pouvanter. L'angoisse augmentait depuis le fond, l'inconnu de lĂ -haut les Ă©tranglait davantage, Ă  mesure qu'ils se rapprochaient du jour. Quelqu'un annonça qu'il fallait redescendre, que les Ă©chelles Ă©taient cassĂ©es. C'Ă©tait la prĂ©occupation de tous, la peur de se trouver dans le vide. Une autre explication descendit de bouche en bouche, l'accident d'un haveur glissĂ© d'un Ă©chelon. On ne savait au juste, des cris empĂȘchaient d'entendre, est-ce qu'on allait coucher lĂ  ? Enfin, sans qu'on fĂ»t mieux renseignĂ©, la montĂ©e reprit, du mĂȘme mouvement lent et pĂ©nible, au milieu du roulement des pieds et de la danse des lampes. Ce serait pour plus haut, bien sĂ»r, les Ă©chelles cassĂ©es. A la trente-deuxiĂšme Ă©chelle, comme on dĂ©passait un troisiĂšme accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses bras se raidir. D'abord, elle avait Ă©prouvĂ© Ă  la peau des picotements lĂ©gers. Maintenant, elle perdait la sensation du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une douleur vague, peu Ă  peu cuisante, lui chauffait les muscles. Et, dans l'Ă©tourdissement qui l'envahissait, elle se rappelait les histoires du grand-pĂšre Bonnemort, du temps qu'il n'y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans sortaient le charbon sur leurs Ă©paules, le long des Ă©chelles plantĂ©es Ă  nu; si bien que, lorsqu'une d'elles glissait, ou que simplement un morceau de houille dĂ©boulait d'un panier, trois ou quatre enfants dĂ©gringolaient du coup, la tĂȘte en bas. Les crampes de ses membres devenaient insupportables, jamais elle n'irait au bout. De nouveaux arrĂȘts lui permirent de respirer. Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d'en haut, achevait de l'Ă©tourdir. Au-dessus et au-dessous d'elle, les respirations s'embarrassaient, un vertige se dĂ©gageait de cette ascension interminable, dont la nausĂ©e la secouait avec les autres. Elle suffoquait, ivre de tĂ©nĂšbres, exaspĂ©rĂ©e de l'Ă©crasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait aussi de l'humiditĂ©, le corps en sueur sous les grosses gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie battait si fort, qu'elle menaçait d'Ă©teindre les lampes. Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de rĂ©ponse. Que fichait-elle lĂ -dessous, est-ce qu'elle avait laissĂ© tomber sa langue ? Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si lourdement, qu'il en Ă©tait seulement Ă  la cinquante-neuviĂšme Ă©chelle. Encore quarante-trois. Catherine finit par bĂ©gayer qu'elle tenait bon tout de mĂȘme. Il l'aurait traitĂ©e de couleuvre, si elle avait avouĂ© sa lassitude. Le fer des Ă©chelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait qu'on la sciait lĂ , jusqu'Ă  l'os. AprĂšs chaque brassĂ©e, elle s'attendait Ă  voir ses mains lĂącher les montants, pelĂ©es et roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle croyait tomber en arriĂšre, les Ă©paules arrachĂ©es, les cuisses dĂ©manchĂ©es, dans leur continuel effort. C'Ă©tait surtout du peu de pente des Ă©chelles qu'elle souffrait, de cette plantation presque droite, qui l'obligeait de se hisser Ă  la force des poignets, le ventre collĂ© contre le bois. L'essoufflement des haleines Ă  prĂ©sent couvrait le roulement des pas, un rĂąle Ă©norme, dĂ©cuplĂ© par la cloison du goyot, s'Ă©levait du fond, expirait au jour. Il y eut un gĂ©missement, des mots coururent, un galibot venait de s'ouvrir le crĂąne Ă  l'arĂȘte d'un palier. Et Catherine montait. On dĂ©passa le niveau. La pluie avait cessĂ©, un brouillard alourdissait l'air de cave, empoisonnĂ© d'une odeur de vieux fers et de bois humide. Machinalement, elle s'obstinait tout bas Ă  compter quatre-vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-neuf. Ces chiffres rĂ©pĂ©tĂ©s la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. Elle n'avait plus conscience de ses mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la prĂ©cipiter. Le pis Ă©tait que ceux d'en bas poussaient maintenant, et que la colonne entiĂšre se ruait, cĂ©dant Ă  la colĂšre croissante de sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des camarades, les premiers, Ă©taient sortis; il n'y avait donc pas d'Ă©chelles cassĂ©es; mais l'idĂ©e qu'on pouvait en casser encore, pour empĂȘcher les derniers de sortir, lorsque d'autres respiraient dĂ©jĂ  lĂ -haut, achevait de les rendre fous. Et, comme un nouvel arrĂȘt se produisait, des jurons Ă©clatĂšrent, tous continuĂšrent Ă  monter, se bousculant, passant sur les corps, Ă  qui arriverait quand mĂȘme. Alors, Catherine tomba. Elle avait criĂ© le nom de Chaval, dans un appel dĂ©sespĂ©rĂ©. Il n'entendit pas, il se battait, il enfonçait les cĂŽtes d'un camarade, Ă  coups de talon, pour ĂȘtre avant lui. Elle fut roulĂ©e, piĂ©tinĂ©e. Dans son Ă©vanouissement, elle rĂȘvait il lui semblait qu'elle Ă©tait une des petites herscheuses de jadis, et qu'un morceau de charbon, glissĂ© d'un panier, au-dessus d'elle, venait de la jeter en bas du puits, ainsi qu'un moineau atteint d'un caillou. Cinq Ă©chelles seulement restaient Ă  gravir, on avait mis prĂšs d'une heure. Jamais elle ne sut comment elle Ă©tait arrivĂ©e au jour, portĂ©e par des Ă©paules, maintenue par l'Ă©tranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans un Ă©blouissement de soleil, au milieu d'une foule hurlante qui la huait. V, III DĂšs le matin, avant le jour, un frĂ©missement avait agitĂ© les corons, ce frĂ©missement qui s'enflait Ă  cette heure par les chemins, dans la campagne entiĂšre. Mais le dĂ©part convenu n'avait pu avoir lieu, une nouvelle se rĂ©pandait, des dragons et des gendarmes battaient la plaine. On racontait qu'ils Ă©taient arrivĂ©s de Douai pendant la nuit, on accusait Rasseneur d'avoir vendu les camarades, en prĂ©venant M. Hennebeau; mĂȘme une herscheuse jurait qu'elle avait vu passer le domestique, qui portait la dĂ©pĂȘche au tĂ©lĂ©graphe. Les mineurs serraient les poings, guettaient les soldats, derriĂšre leurs persiennes, Ă  la clartĂ© pĂąle du petit jour. Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un autre bruit circula, rassurant les impatients. C'Ă©tait une fausse alerte, une simple promenade militaire, ainsi que le gĂ©nĂ©ral en ordonnait parfois depuis la grĂšve, sur le dĂ©sir du prĂ©fet de Lille. Les grĂ©vistes exĂ©craient ce fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir trompĂ©s par la promesse d'une intervention conciliante, qui se bornait, tous les huit jours, Ă  faire dĂ©filer les troupes dans Montsou, pour les tenir en respect. Aussi, lorsque les` dragons et les gendarmes reprirent tranquillement le chemin de Marchiennes, aprĂšs s'ĂȘtre contentĂ©s d'assourdir les corons du trot de leurs chevaux sur la terre dure, les mineurs se moquĂšrent-ils de cet innocent de prĂ©fet, avec ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses allaient chauffer. Jusqu'Ă  neuf heures, ils se firent du bon sang, l'air paisible, devant les maisons, tandis qu'ils suivaient des yeux, sur le pavĂ©, les dos dĂ©bonnaires des derniers gendarmes. Au fond de leurs grands lits, les bourgeois de Montsou dormaient encore, la tĂȘte dans la plume. A la Direction, on venait de voir Mme Hennebeau partir en voiture, laissant M. Hennebeau au travail sans doute, car l'hĂŽtel, clos et muet, semblait mort. Aucune fosse ne se trouvait gardĂ©e militairement, c'Ă©tait l'imprĂ©voyance fatale Ă  l'heure du danger, la bĂȘtise naturelle des catastrophes, tout ce qu'un gouvernement peut commettre de fautes, dĂšs qu'il s'agit d'avoir l'intelligence des faits. Et neuf heures sonnaient, lorsque les charbonniers prirent enfin la route de Vandame, pour se rendre au rendez-vous dĂ©cidĂ© la veille, dans la forĂȘt. D'ailleurs, Etienne comprit tout de suite qu'il n'aurait point, lĂ -bas, Ă  Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels il comptait. Beaucoup croyaient la manifestation remise, et le pis Ă©tait que deux ou trois bandes, dĂ©jĂ  en chemin, allaient compromettre la cause, s'il ne se mettait pas quand mĂȘme Ă  leur tĂȘte. PrĂšs d'une centaine, partis avant le jour, avaient dĂ» se rĂ©fugier sous les hĂȘtres de la forĂȘt, en attendant les autres. Souvarine, que le jeune homme monta consulter, haussa les Ă©paules dix gaillards rĂ©solus faisaient plus de besogne qu'une foule; et il se replongea dans un livre ouvert devant lui, il refusa d'en ĂȘtre. Cela menaçait de tourner encore au sentiment, lorsqu'il aurait suffi de brĂ»ler Montsou, ce qui Ă©tait trĂšs simple. Comme Etienne sortait par l'allĂ©e de la maison, il aperçut Rasseneur assis devant la cheminĂ©e de fonte, trĂšs pĂąle, tandis que sa femme, grandie dans son Ă©ternelle robe noire, l'invectivait en paroles tranchantes et polies. Maheu fut d'avis qu'on devait tenir sa parole. Un pareil rendez- vous Ă©tait sacrĂ©. Cependant, la nuit avait calmĂ© leur fiĂšvre Ă  tous; lui, maintenant, craignait un malheur; et il expliquait que leur devoir Ă©tait de se trouver lĂ -bas, pour maintenir les camarades dans le bon droit. La Maheude approuva d'un signe. Etienne rĂ©pĂ©tait avec complaisance qu'il fallait agir rĂ©volutionnairement, sans attenter Ă  la vie des personnes. Avant de partir, il refusa sa part d'un pain, qu'on lui avait donnĂ© la veille, avec une bouteille de geniĂšvre; mais il but coup sur coup trois petits verres, histoire simplement de combattre le froid; mĂȘme il en emporta une gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le vieux Bonnemort, les jambes malades d'avoir trop couru la veille, Ă©tait restĂ© au lit. On ne s'en alla point ensemble, par prudence. Depuis longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu et la Maheude filĂšrent de leur cĂŽtĂ©, obliquant vers Montsou, tandis qu'Etienne se dirigea vers la forĂȘt, oĂč il voulait rejoindre les camarades. En route, il rattrapa une bande de femmes, parmi lesquelles il reconnut la BrĂ»lĂ© et la Levaque elles mangeaient en marchant des chĂątaignes que la Mouquette avait apportĂ©es, elles en avalaient les pelures pour que ça leur tĂźnt davantage Ă  l'estomac. Mais, dans la forĂȘt, il ne trouva personne, les camarades dĂ©jĂ  Ă©taient Ă  Jean-Bart. Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse, au moment oĂč Levaque et une centaine d'autres pĂ©nĂ©traient sur le carreau. De partout, des mineurs dĂ©bouchaient, les Maheu par la grande route, les femmes Ă  travers champs, tous dĂ©bandĂ©s, sans chefs, sans armes, coulant naturellement lĂ , ainsi qu'une eau dĂ©bordĂ©e qui suit les pentes. Etienne aperçut Jeanlin, grimpĂ© sur une passerelle, installĂ© comme au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers. On Ă©tait Ă  peine trois cents. Il y eut une hĂ©sitation, lorsque Deneulin se montra en haut de l'escalier qui conduisait Ă  la recette. - Que voulez-vous ? demanda-t-il d'une voix forte. AprĂšs avoir vu disparaĂźtre la calĂšche, d'oĂč ses filles lui riaient encore, il Ă©tait revenu Ă  la fosse, repris d'une vague inquiĂ©tude. Tout pourtant s'y trouvait en bon ordre, la descente avait eu lieu, l'extraction fonctionnait, et il se rassurait de nouveau, il causait avec le maĂźtre-porion, lorsqu'on lui avait signalĂ© l'approche des grĂ©vistes. Vivement, il s'Ă©tait postĂ© Ă  une fenĂȘtre du criblage; et, devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait eu la conscience immĂ©diate de son impuissance. Comment dĂ©fendre ces bĂątiments ouverts de toutes parts ? A peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers autour de lui. Il Ă©tait perdu. - Que voulez-vous ? rĂ©pĂ©ta-t-il, blĂȘme de colĂšre rentrĂ©e, faisant un effort pour accepter courageusement son dĂ©sastre. Il y eut des poussĂ©es et des grondements dans la foule. Etienne finit par se dĂ©tacher, en disant - Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal. Mais il faut que le travail cesse partout. Deneulin le traita carrĂ©ment d'imbĂ©cile. - Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien, si vous arrĂȘtez le travail chez moi ? C'est comme si vous me tiriez un coup de fusil dans le dos, Ă  bout portant... Oui, mes hommes sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il faudra que vous m'assassiniez d'abord ! Cette rudesse de parole souleva une clameur. Maheu dut retenir Levaque, qui se prĂ©cipitait, menaçant, pendant qu'Etienne parlementait toujours, cherchant Ă  convaincre Deneulin de la lĂ©gitimitĂ© de leur action rĂ©volutionnaire. Mais celui-ci rĂ©pondait par le droit au travail. D'ailleurs, il refusait de discuter ces bĂȘtises, il voulait ĂȘtre le maĂźtre chez lui. Son seul remords Ă©tait de n'avoir pas lĂ  quatre gendarmes pour balayer cette canaille. - Parfaitement, c'est ma faute, je mĂ©rite ce qui m'arrive. Avec des gaillards de votre espĂšce, il n'y a que la force. C'est comme le gouvernement qui s'imagine vous acheter par des concessions. Vous le flanquerez Ă  bas, voilĂ  tout, quand il vous aura fourni des armes. Etienne, frĂ©missant, se contenait encore. Il baissa la voix.. - Je vous en prie, Monsieur, donnez l'ordre qu'on remonte vos ouvriers. Je ne rĂ©ponds pas d'ĂȘtre maĂźtre de mes camarades. Vous pouvez Ă©viter un malheur. - Non, fichez-moi la paix ! Est-ce que je vous connais ? Vous n'ĂȘtes pas de mon exploitation, vous n'avez rien Ă  dĂ©battre avec moi... Il n'y a que des brigands qui courent ainsi la campagne pour piller les maisons. Des vocifĂ©rations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l'insultaient. Et lui, continuant Ă  leur tenir tĂȘte, Ă©prouvait un soulagement, dans cette franchise qui vidait son coeur d'autoritaire. Puisque c'Ă©tait la ruine de toutes façons, il trouvait lĂąches les platitudes inutiles. Mais leur nombre augmentait toujours, prĂšs de cinq cents dĂ©jĂ  se ruaient vers la porte, et il allait se faire Ă©charper, lorsque son maĂźtre-porion le tira violemment en arriĂšre. - De grĂące, Monsieur !... Ca va ĂȘtre un massacre. A quoi bon faire tuer des hommes pour rien ? Il se dĂ©battait, il protesta, dans un dernier cri, jetĂ© Ă  la foule. - Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons redevenus les plus forts ! On l'emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers de la bande contre l'escalier, dont la rampe fut tordue. C'Ă©taient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. La porte cĂ©da tout de suite, une porte sans serrure, fermĂ©e simplement au loquet. Mais l'escalier Ă©tait trop Ă©troit, la cohue, Ă©crasĂ©e, n'aurait pu entrer de longtemps, si la queue des assiĂ©geants n'avait pris le parti de passer par les autres ouvertures. Alors, il en dĂ©borda de tous cĂŽtĂ©s, de la baraque, du criblage, du bĂątiment des chaudiĂšres. En moins de cinq minutes, la fosse entiĂšre leur appartint, ils en battaient les trois Ă©tages, au milieu d'une fureur de gestes et de cris, emportĂ©s dans l'Ă©lan de leur victoire sur ce patron qui rĂ©sistait. Maheu, effrayĂ©, s'Ă©tait Ă©lancĂ© un des premiers, en disant Ă  Etienne - Faut pas qu'ils le tuent ! Celui-ci courait dĂ©jĂ ; puis, quand il eut compris que Deneulin s'Ă©tait barricadĂ© dans la chambre des porions, il rĂ©pondit - AprĂšs ? est-ce que ce serait de notre faute ? Un enragĂ© pareil ! Cependant, il Ă©tait plein d'inquiĂ©tude, trop calme encore pour cĂ©der Ă  ce coup de colĂšre. Il souffrait aussi dans son orgueil de chef, en voyant la bande Ă©chapper Ă  son autoritĂ©, s'enrager en dehors de la froide exĂ©cution des volontĂ©s du peuple, telle qu'il l'avait prĂ©vue. Vainement, il rĂ©clamait du sang-froid, il criait qu'on ne devait pas donner raison Ă  leurs ennemis par des actes de destruction inutile. - Aux chaudiĂšres ! hurlait la BrĂ»lĂ©. Eteignons les feux ! Levaque, qui avait trouvĂ© une lime, l'agitait comme un poignard, dominant le tumulte d'un cri terrible - Coupons les cĂąbles ! coupons les cĂąbles ! Tous le rĂ©pĂ©tĂšrent bientĂŽt, seuls, Etienne et Maheu continuaient Ă  protester, Ă©tourdis, parlant dans le tumulte, sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire - Mais il y a des hommes au fond, camarades ! Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts. - Tant pis ! fallait pas descendre !... C'est bien fait pour les traĂźtres !... Oui, oui, qu'ils y restent !... Et puis, ils ont les Ă©chelles ! Alors, quand cette idĂ©e des Ă©chelles les eut fait s'entĂȘter davantage, Etienne comprit qu'il devait cĂ©der. Dans la crainte d'un plus grand dĂ©sastre, il se prĂ©cipita vers la machine, voulant au moins remonter les cages, pour que les cĂąbles, sciĂ©s au-dessus du puits, ne pussent les broyer de leur poids Ă©norme, en tombant sur elles. Le machineur avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il s'empara de la barre de mise en train, il manoeuvra, pendant que Levaque et deux autres grimpaient Ă  la charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages Ă©taient Ă  peine fixĂ©es sur les verrous qu'on entendit le bruit strident de la lime mordant l'acier. Il se fit un grand silence, ce bruit sembla emplir la fosse entiĂšre, tous levaient la tĂȘte, regardaient, Ă©coutaient, saisis d'Ă©motion. Au premier rang, Maheu se sentait gagner d'une joie farouche, comme si les dents de la lime les eussent dĂ©livrĂ©s du malheur, en mangeant le cĂąble d'un de ces trous de misĂšre, oĂč l'on ne descendrait plus. Mais la BrĂ»lĂ© avait disparu par l'escalier de la baraque, en hurlant toujours - Faut renverser les feux ! aux chaudiĂšres ! aux chaudiĂšres ! Des femmes la suivaient. La Maheude se hĂąta pour les empĂȘcher de tout casser, de mĂȘme que son homme avait voulu raisonner les camarades. Elle Ă©tait la plus calme, on pouvait exiger son droit, sans faire du dĂ©gĂąt chez le monde. Lorsqu'elle entra dans le bĂątiment des chaudiĂšres, les femmes en chassaient dĂ©jĂ  les deux chauffeurs, et la BrĂ»lĂ©, armĂ©e d'une grande pelle, accroupie devant un des foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent sur le carreau de briques, oĂč il continuait Ă  brĂ»ler avec une fumĂ©e noire. Il y avait dix foyers pour les cinq gĂ©nĂ©rateurs. BientĂŽt, les femmes s'y acharnĂšrent, la Levaque manoeuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se retroussant jusqu'aux cuisses afin de ne pas s'allumer, toutes sanglantes dans le reflet d'incendie, suantes et Ă©chevelĂ©es de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille montaient, la chaleur ardente gerçait le plafond de la vaste salle. - Assez donc ! cria la Maheude. La cambuse flambe. - Tant mieux ! rĂ©pondit la BrĂ»lĂ©. Ce sera de la besogne faite... Ah ! nom de Dieu ! je disais bien que je leur ferais payer la mort de mon homme ! A ce moment, on entendit la voie aiguĂ« de Jeanlin. - Attention ! je vas Ă©teindre, moi ! je lĂąche tout ! EntrĂ© un des premiers, il avait gambillĂ© au travers de la cohue, enchantĂ© de cette bagarre, cherchant ce qu'il pourrait faire de mal; et l'idĂ©e lui Ă©tait venue de tourner les robinets de dĂ©charge, pour lĂącher la vapeur. Les jets partirent avec la violence de coups de feu, les cinq chaudiĂšres se vidĂšrent d'un souffle de tempĂȘte, sifflant dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le charbon pĂąlissait, les femmes n'Ă©taient plus que des ombres aux gestes cassĂ©s. Seul, l'enfant apparaissait, montĂ© sur la galerie, derriĂšre les tourbillons de buĂ©e blanche, l'air ravi, la bouche fendue par la joie d'avoir dĂ©chaĂźnĂ© cet ouragan. Cela dura prĂšs d'un quart d'heure. On avait lancĂ© quelques seaux d'eau sur les tas, pour achever de les Ă©teindre toute menace d'incendie Ă©tait Ă©cartĂ©e. Mais la colĂšre de la foule ne tombait pas, fouettĂ©e au contraire. Des hommes descendaient avec des marteaux, les femmes elles-mĂȘmes s'armaient de barres de fer; et l'on parlait de crever les gĂ©nĂ©rateurs, de briser les machines, de dĂ©molir la fosse. Etienne, prĂ©venu, se hĂąta d'accourir avec Maheu. Lui-mĂȘme se grisait, emportĂ© dans cette fiĂšvre chaude de revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d'ĂȘtre calmes, maintenant que les cĂąbles coupĂ©s, les feux Ă©teints, les chaudiĂšres vidĂ©es rendaient le travail impossible. On ne l'Ă©coutait toujours pas, il allait ĂȘtre dĂ©bordĂ© de nouveau, lorsque des huĂ©es s'Ă©levĂšrent dehors, Ă  une petite porte basse, oĂč dĂ©bouchait le goyot des Ă©chelles. - A bas les traĂźtres !... Oh ! les sales gueules de lĂąches !... A bas ! Ă  bas ! C'Ă©tait la sortie des ouvriers du fond qui commençait. Les premiers, aveuglĂ©s par le grand jour, restaient lĂ , Ă  battre des paupiĂšres. Puis, ils dĂ©filĂšrent, tĂąchant de gagner la route et de fuir. - A bas les lĂąches ! Ă  bas les faux frĂšres ! Toute la bande des grĂ©vistes Ă©tait accourue. En moins de trois minutes, il ne resta pas un homme dans les bĂątiments, les cinq cents de Montsou se rangĂšrent sur deux files, pour forcer Ă  passer entre cette double haie ceux de Vandame qui avaient eu la traĂźtrise de descendre. Et, Ă  chaque nouveau mineur apparaissant sur la porte du goyot, avec les vĂȘtements en loques et la boue noire du travail, les huĂ©es redoublaient, des blagues fĂ©roces l'accueillaient oh ! celui-lĂ , trois pouces de jambes, et le cul tout de suite ! et celui-ci, le nez mangĂ© par les garces du Volcan ! et cet autre, dont les yeux pissaient de la cire Ă  fournir dix cathĂ©drales ! et cet autre, le grand sans fesses, long comme un carĂȘme ! Une herscheuse qui dĂ©boula, Ă©norme, la gorge dans le ventre et le ventre dans le derriĂšre, souleva un rire furieux. On voulait toucher, les plaisanteries s'aggravaient, tournaient Ă  la cruautĂ©, des coups de poing allaient pleuvoir; pendant que le dĂ©filĂ© des pauvres diables continuait, grelottants, silencieux sous les injures, attendant les coups d'un regard oblique, heureux quand ils pouvaient enfin galoper hors de la fosse. - Ah çà ! combien sont-ils, lĂ -dedans ? demanda Etienne. Il s'Ă©tonnait d'en voir sortir toujours, il s'irritait Ă  l'idĂ©e qu'il ne s'agissait pas de quelques ouvriers, pressĂ©s par la faim, terrorisĂ©s par les porions. On lui avait donc menti, dans la forĂȘt ? presque tout Jean-Bart Ă©tait descendu. Mais un cri lui Ă©chappa, il se prĂ©cipita, en apercevant Chaval debout sur le seuil. - Nom de Dieu ! c'est Ă  ce rendez-vous que tu nous fais venir ? Des imprĂ©cations Ă©clataient, il y eut une poussĂ©e pour se jeter sur le traĂźtre. Eh quoi ! il avait jurĂ© avec eux, la veille, et on le trouvait au fond, en compagnie des autres ? C'Ă©tait donc pour se foutre du monde ! - Enlevez-le ! au puits ! au puits ! Chaval, blĂȘme de peur, bĂ©gayait, cherchait Ă  s'expliquer. Mais Etienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la fureur de la bande. - Tu as voulu en ĂȘtre, tu en seras... Allons ! en marche, bougre de mufle ! Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine, Ă  son tour, venait de paraĂźtre, Ă©blouie dans le clair soleil, effarĂ©e de tomber au milieu de ces sauvages. Et, les jambes cassĂ©es des cent deux Ă©chelles, les paumes saignantes, elle soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant, s'Ă©lança, la main haute. - Ah ! salope, toi aussi !... Quand ta mĂšre crĂšve de faim, tu la trahis pour ton maquereau ! Maheu retint le bras, empĂȘcha la gifle. Mais il secouait sa fille, il s'enrageait comme sa femme Ă  lui reprocher sa conduite, tous les deux perdant la tĂȘte, criant plus fort que les camarades. La vue de Catherine avait achevĂ© d'exaspĂ©rer Etienne. Il rĂ©pĂ©tait - En route ! aux autres fosses ! et tu viens avec nous, sale cochon ! Chaval eut Ă  peine le temps de reprendre ses sabots Ă  la baraque, et de jeter son tricot de laine sur ses Ă©paules glacĂ©es. Tous l'entraĂźnaient, le forçaient Ă  galoper au milieu d'eux. Eperdue, Catherine remettait Ă©galement ses sabots, boutonnait Ă  son cou la vieille veste d'homme dont elle se couvrait depuis le froid; et elle courut derriĂšre son galant, elle ne voulait pas le quitter, car on allait le massacrer, bien sĂ»r. Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. Jeanlin, qui avait trouvĂ© une corne d'appel, soufflait, poussait des sons rauques, comme s'il avait rassemblĂ© des boeufs. Les femmes, la BrĂ»lĂ©, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs jupes pour courir; tandis que Levaque, une hache Ă  la main, la manoeuvrait ainsi qu'une canne de tambour-major. D'autres camarades arrivaient toujours, on Ă©tait prĂšs de mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent dĂ©bordĂ©. La voie de sortie Ă©tait trop Ă©troite, des palissades furent rompues. - Aux fosses ! Ă  bas les traĂźtres ! plus de travail ! Et Jean-Bart tomba brusquement Ă  un grand silence. Pas un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul, dĂ©fendant du geste qu'on le suivĂźt, il visita la fosse. Il Ă©tait pĂąle, trĂšs calme. D'abord, il s'arrĂȘta devant le puits, leva les yeux, regarda les cĂąbles coupĂ©s les bouts d'acier pendaient inutiles, la morsure de la lime avait laissĂ© une blessure vive, une plaie fraĂźche qui luisait dans le noir des graisses. Ensuite, il monta Ă  la machine, en contempla la bielle immobile, pareille Ă  l'articulation d'un membre colossal frappĂ© de paralysie, en toucha le mĂ©tal refroidi dĂ©jĂ , dont le froid lui donna un frisson, comme s'il avait touchĂ© un mort. Puis, il descendit aux chaudiĂšres, marcha lentement devant les foyers Ă©teints, bĂ©ants et inondĂ©s, tapa du pied sur les gĂ©nĂ©rateurs qui sonnĂšrent le vide. Allons ! c'Ă©tait bien fini, sa ruine s'achevait. MĂȘme s'il raccommodait les cĂąbles, s'il rallumait les feux, oĂč trouverait-il des hommes ? Encore quinze jours de grĂšve, il Ă©tait en faillite. Et, dans cette certitude de son dĂ©sastre, il n'avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il sentait la complicitĂ© de tous, une faute gĂ©nĂ©rale, sĂ©culaire. Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de faim. V, IV Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelĂ©e, sous le pĂąle soleil d'hiver, s'en allait, dĂ©bordait de la route, au travers des champs de betteraves. DĂšs la Fourche-aux-Boeufs, Etienne en avait pris le commandement. Sans qu'on s'arrĂȘtĂąt, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tĂȘte, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s'avançaient, quelques- unes armĂ©es de bĂątons, la Maheude avec des yeux ensauvagĂ©s qui semblaient chercher au loin la citĂ© de justice promise; la BrĂ»lĂ©, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en une queue qui s'Ă©largissait, hĂ©rissĂ©e de barres de fer, dominĂ©e par l'unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. Etienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu'il forçait Ă  marcher devant lui; tandis que Maheu, derriĂšre, l'air sombre, lançait des coups d'oeil sur Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s'obstinant Ă  trotter prĂšs de son amant, pour qu'on ne lui fĂźt pas du mal. Des tĂȘtes nues s'Ă©chevelaient au grand air, on n'entendait que le claquement des sabots, pareil Ă  un galop de bĂ©tail lĂąchĂ©, emportĂ© dans la sonnerie sauvage de Jeanlin. Mais, tout de suite, un nouveau cri s'Ă©leva. - Du pain ! du pain ! du pain ! Il Ă©tait midi, la faim des six semaines de grĂšve s'Ă©veillait dans les ventres vides, fouettĂ©e par cette course en plein champ. Les croĂ»tes rares du matin, les quelques chĂątaignes de la Mouquette, Ă©taient loin dĂ©jĂ ; et les estomacs criaient, et cette souffrance s'ajoutait Ă  la rage contre les traĂźtres. - Aux fosses ! plus de travail ! du pain ! Etienne, qui avait refusĂ© de manger sa part, au coron, Ă©prouvait dans la poitrine une sensation insupportable d'arrachement. Il ne se plaignait pas; mais, d'un geste machinal, il prenait sa gourde de temps Ă  autre, il avalait une gorgĂ©e de geniĂšvre, si frissonnant, qu'il croyait avoir besoin de ça pour aller jusqu'au bout. Ses joues s'Ă©chauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il gardait sa tĂȘte, il voulait encore Ă©viter les dĂ©gĂąts inutiles. Gomme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui s'Ă©tait joint Ă  la bande par vengeance contre son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant - A Gaston-Marie ! faut arrĂȘter la pompe ! faut que les eaux dĂ©molissent Jean-Bart ! La foule entraĂźnĂ©e tournait dĂ©jĂ , malgrĂ© les protestations d'Etienne, qui les suppliait de laisser Ă©puiser les eaux. A quoi bon dĂ©truire les galeries ? cela rĂ©voltait son coeur d'ouvrier, malgrĂ© son ressentiment. Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s'en prendre Ă  une machine. Mais le haveur lançait toujours son cri de vengeance, et il fallut qu'Etienne criĂąt plus fort - A Mirou ! il y a des traĂźtres au fond !... A Mirou ! Ă  Mirou ! D'un geste, il avait refoulĂ© la bande sur le chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tĂȘte, soufflait plus fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, Ă©tait sauvĂ©. Et les quatre kilomĂštres qui les sĂ©paraient de Mirou furent franchis en une demi-heure, presque au pas de course, Ă  travers la plaine interminable. Le canal, de ce cĂŽtĂ©, la coupait d'un long ruban de glace. Seuls, les arbres dĂ©pouillĂ©s des berges, changĂ©s par la gelĂ©e en candĂ©labres gĂ©ants, en rompaient l'uniformitĂ© plate, prolongĂ©e et perdue dans le ciel de l'horizon, comme dans une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c'Ă©tait l'immensitĂ© nue. Ils arrivaient Ă  la fosse, lorsqu'ils virent un porion se planter sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous connaissaient bien le pĂšre Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle santĂ© dans les mines. - Qu'est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux ? cria- t-il. La bande s'arrĂȘta. Ce n'Ă©tait plus un patron, c'Ă©tait un camarade; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier. - Il y a des hommes au fond, dit Etienne. Fais-les sortir. - Oui, il y a des hommes, reprit le pĂšre Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous, mĂ©chants bougres !... Mais je vous prĂ©viens qu'il n'en sortira pas un, ou que vous aurez affaire Ă  moi ! Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancĂšrent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant. Alors, Maheu voulut intervenir. - Vieux, c'est notre droit, comment arriverons-nous Ă  ce que la grĂšve soit gĂ©nĂ©rale, si nous ne forçons pas les camarades Ă  ĂȘtre avec nous ? Le vieux demeura un moment muet. Evidemment, son ignorance en matiĂšre de coalition Ă©galait celle du haveur. Enfin, il rĂ©pondit - C'est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne... Je suis seul, ici. Les hommes sont au fond pour jusqu'Ă  trois heures, et ils y resteront jusqu'Ă  trois heures. Les derniers mots se perdirent dans des huĂ©es. On le menaçait du poing, dĂ©jĂ  les femmes l'assourdissaient, lui soufflaient leur haleine chaude Ă  la face. Mais il tenait bon, la tĂȘte haute, avec sa barbiche et ses cheveux d'un blanc de neige; et le courage enflait tellement sa voix, qu'on l'entendait distinctement, par-dessus le vacarme. - Nom de Dieu ! vous ne passerez pas !... Aussi vrai que le soleil nous Ă©claire, j'aime mieux crever que de laisser toucher aux cĂąbles... Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous ! Il y eut un frĂ©missement, la foule recula, saisie. Lui, continuait - Quel est le cochon qui ne comprend pas ca ?... Moi, je ne suis qu'un ouvrier comme vous autres. On m'a dit de garder, je garde. Et son intelligence n'allait pas plus loin, au pĂšre Quandieu, raidi dans son entĂȘtement du devoir militaire, le crĂąne Ă©troit, l'oeil Ă©teint par la tristesse noire d'un demi-siĂšcle de fond. Les camarades le regardaient, remuĂ©s, ayant quelque part en eux l'Ă©cho de ce qu'il leur disait, cette obĂ©issance du soldat, la fraternitĂ© et la rĂ©signation dans le danger. Il crut qu'ils hĂ©sitaient encore, il rĂ©pĂ©ta - Je me fous dans le puits devant vous ! Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient tournĂ© le dos, la galopade reprenait sur la route droite, filant Ă  l'infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris s'Ă©levaient - A Madeleine ! Ă  CrĂšvecoeur ! plus de travail ! du pain, du pain ! Mais, au centre, dans l'Ă©lan de la marche, une bousculade avait lieu. C'Ă©tait Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l'histoire pour s'Ă©chapper. Etienne venait de l'empoigner par un bras, en menaçant de lui casser les reins, s'il mĂ©ditait quelque traĂźtrise. Et l'autre se dĂ©battait, protestait rageusement - Pourquoi tout ça ? est-ce qu'on n'est plus libre ?... Moi, je gĂšle depuis une heure, j'ai besoin de me dĂ©barbouiller. LĂąche-moi ! Il souffrait en effet du charbon collĂ© Ă  sa peau par la sueur, et son tricot ne le protĂ©geait guĂšre. - File, ou c'est nous qui te dĂ©barbouillerons, rĂ©pondait Etienne. Fallait pas renchĂ©rir en demandant du sang. On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui tenait bon. Cela le dĂ©sespĂ©rait, de la sentir prĂšs de lui, si misĂ©rable, grelottante sous sa vieille veste d'homme, avec sa culotte boueuse. Elle devait ĂȘtre morte de fatigue, elle courait tout de mĂȘme pourtant. - Tu peux t'en aller, toi, dit-il enfin. Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant ceux d'Etienne, avaient eu seulement une courte flamme de reproche. Et elle ne s'arrĂȘtait point. Pourquoi voulait-il qu'elle abandonnĂąt son homme ? Chaval n'Ă©tait guĂšre gentil, bien sĂ»r; mĂȘme il la battait, des fois. Mais c'Ă©tait son homme, celui qui l'avait eue le premier; et cela l'enrageait qu'on se jetĂąt Ă  plus de mille contre lui. Elle l'aurait dĂ©fendu, sans tendresse, pour l'orgueil. - Va-t'en ! rĂ©pĂ©ta violemment Maheu. Cet ordre de son pĂšre ralentit un instant sa course. Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupiĂšres. Puis, malgrĂ© sa peur, elle revint, elle reprit sa place, toujours courant. Alors, on la laissa. La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce cĂŽtĂ©, des cheminĂ©es d'usine rayaient l'horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques, aux larges baies poussiĂ©reuses, dĂ©filaient le long du pavĂ©. On passa coup sur coup prĂšs des maisons basses de deux corons, celui des Cent- Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et, de chacun, Ă  l'appel de la corne, Ă  la clameur jetĂ©e par toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant Ă  la queue des camarades. Quand on arriva devant Madeleine, on Ă©tait bien quinze cents. La route dĂ©valait en pente douce, le flot grondant des grĂ©vistes dut tourner le terri, avant de se rĂ©pandre sur le carreau de la mine. A ce moment, il n'Ă©tait guĂšre plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hĂąter la remonte; et, comme la bande arrivait, la sortie s'achevait, il restait au fond une vingtaine d'hommes, qui dĂ©barquĂšrent de la cage. Ils s'enfuirent, on les poursuivit Ă  coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. Cette chasse Ă  l'homme sauva le matĂ©riel, on ne toucha ni aux cĂąbles ni aux chaudiĂšres. DĂ©jĂ  le flot s'Ă©loignait, roulait sur la fosse voisine. Celle-ci, CrĂšvecoeur, ne se trouvait qu'Ă  cinq cents mĂštres de Madeleine. LĂ , Ă©galement, la bande tomba au milieu de la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettĂ©e par les femmes, la culotte fendue, les fesses Ă  l'air, devant les hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des haveurs se sauvĂšrent, les cĂŽtes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans cette fĂ©rocitĂ© croissante, dans cet ancien besoin de revanche dont la folie dĂ©traquait toutes les tĂȘtes, les cris continuaient, s'Ă©tranglaient, la mort des traĂźtres, la haine du travail mal payĂ©, le rugissement du ventre voulant du pain. On se mit Ă  couper les cĂąbles, mais la lime ne mordait pas, c'Ă©tait trop long, maintenant qu'on avait la fiĂšvre d'aller en avant, toujours en avant. Aux chaudiĂšres, un robinet fut cassĂ©; tandis que l'eau, jetĂ©e Ă  pleins seaux dans les foyers, faisait Ă©clater les grilles de fonte. Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette fosse Ă©tait la mieux disciplinĂ©e, la grĂšve ne l'avait pas atteinte, prĂšs de sept cents hommes devaient y ĂȘtre descendus; et cela exaspĂ©rait, on les attendrait Ă  coups de trique, en bataille rangĂ©e, pour voir un peu qui resterait par terre. Mais la rumeur courut qu'il y avait des gendarmes Ă  Saint- Thomas, les gendarmes du matin, dont on s'Ă©tait moquĂ©. Comment le savait-on ? personne ne pouvait le dire. N'importe ! la peur les prenait, ils se dĂ©cidĂšrent pour Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se retrouvĂšrent sur la route, claquant des sabots, se ruant Ă  Feutry- Cantel ! Ă  Feutry-Cantel ! les lĂąches y Ă©taient bien encore quatre cents, on allait rire ! SituĂ©e Ă  trois kilomĂštres, la fosse se cachait dans un pli de terrain, prĂšs de la Scarpe. DĂ©jĂ , l'on montait la pente des PlĂątriĂšres, au-delĂ  du chemin de Beaugnies, lorsqu'une voix, demeurĂ©e inconnue, lança l'idĂ©e que les dragons Ă©taient peut-ĂȘtre lĂ -bas, Ă  Feutry-Cantel. Alors, d'un bout Ă  l'autre de la colonne, on rĂ©pĂ©ta que les dragons y Ă©taient. Une hĂ©sitation ralentit la marche, la panique peu Ă  peu soufflait, dans ce pays endormi par le chĂŽmage, qu'ils battaient depuis des heures. Pourquoi n'avaient-ils pas butĂ© contre des soldats ? Cette impunitĂ© les troublait, Ă  la pensĂ©e de la rĂ©pression qu'ils sentaient venir. Sans qu'on sĂ»t d'oĂč il partait, un nouveau mot d'ordre les lança sur une autre fosse. - A la Victoire ! Ă  la Victoire ! Il n'y avait donc ni dragons ni gendarmes, Ă  la Victoire ? On l'ignorait. Tous semblaient rassurĂ©s. Et, faisant volte-face, ils descendirent du cĂŽtĂ© de Beaumont, ils coupĂšrent Ă  travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traversĂšrent en renversant les clĂŽtures. Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l'ondulation lente des terrains s'abaissait, Ă©largissait la mer des piĂšces de betteraves, trĂšs loin, jusqu'aux maisons noires de Marchiennes. C'Ă©tait, cette fois, une course de cinq grands kilomĂštres. Un Ă©lan tel les charriait, qu'ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds brisĂ©s et meurtris. Toujours la queue s'allongeait, s'augmentait des camarades racolĂ©s en chemin, dans les corons. Quand ils eurent passĂ© le canal au pont Magache, et qu'ils se prĂ©sentĂšrent devant la Victoire, ils Ă©taient deux mille. Mais trois heures avaient sonnĂ©, la sortie Ă©tait faite, plus un homme ne restait au fond. Leur dĂ©ception s'exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir Ă  coups de briques cassĂ©es les ouvriers de la coupe Ă  terre, qui arrivaient prendre leur service. Il y eut une dĂ©bandade, la fosse dĂ©serte leur appartint. Et, dans leur rage de n'avoir pas une face de traĂźtre Ă  gifler, ils s'attaquĂšrent aux choses. Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnĂ©e, grossie lentement. Des annĂ©es et des annĂ©es de faim les torturaient d'une fringale de massacre et de destruction. DerriĂšre un hangar, Etienne aperçut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon. - Voulez-vous foutre le camp ! cria-t-il. Pas un morceau ne sortira ! Sous ses ordres, une centaine de grĂ©vistes accouraient; et les chargeurs n'eurent que le temps de s'Ă©loigner. Des hommes dĂ©telĂšrent les chevaux qui s'effarĂšrent et partirent, piquĂ©s aux cuisses; tandis que d'autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards. Levaque, Ă  violents coups de hache, s'Ă©tait jetĂ© sur les trĂ©teaux, pour abattre les passerelles. Ils rĂ©sistaient, et il eut l'idĂ©e d'arracher les rails, de couper la voie, d'un bout Ă  l'autre du carreau. BientĂŽt, la bande entiĂšre se mit Ă  cette besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, armĂ© de sa barre de fer, dont il se servait comme d'un levier. Pendant ce temps, la BrĂ»lĂ©, entraĂźnant les femmes, envahissait la lampisterie, oĂč les bĂątons, Ă  la volĂ©e, couvrirent le sol d'un carnage de lampes. La Maheude, hors d'elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se trempĂšrent d'huile, la Mouquette s'essuyait les mains Ă  son jupon, en riant d'ĂȘtre si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait vidĂ© une lampe dans le cou. Mais ces vengeances ne donnaient pas Ă  manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore - Du pain ! du pain ! du pain ! Justement, Ă  la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque Ă©tait abandonnĂ©e. Quand les femmes revinrent et que les hommes eurent achevĂ© de dĂ©foncer la voie, ils assiĂ©gĂšrent la cantine, dont les volets cĂ©dĂšrent tout de suite. On n'y trouva pas de pain, il n'y avait lĂ  que deux morceaux de viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement, dans le pillage, on dĂ©couvrit une cinquantaine de bouteilles de geniĂšvre, qui disparurent comme une goutte d eau bue par du sable. Etienne, ayant vidĂ© sa gourde, put la remplir. Peu Ă  peu, une ivresse mauvaise, l'ivresse des affamĂ©s, ensanglantait ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses lĂšvres pĂąlies. Et, brusquement, il s'aperçut que Chaval avait filĂ©, au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derriĂšre la provision des bois. - Ah ! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre ! hurlait Etienne. C'est toi, dans la forĂȘt, qui demandais la grĂšve des machineurs, pour arrĂȘter les pompes, et tu cherches maintenant Ă  nous chier du poivre !... Eh bien ! nom de Dieu ! nous allons retourner Ă  Gaston-Marie, je veux que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu ! tu la casseras ! Il Ă©tait ivre, il lançait lui-mĂȘme ses hommes contre cette pompe, qu'il avait sauvĂ©e quelques heures plus tĂŽt. - A Gaston-Marie ! Ă  Gaston-Marie ! Tous l'acclamĂšrent, se prĂ©cipitĂšrent; pendant que Chaval, saisi aux Ă©paules, entraĂźnĂ©, poussĂ© violemment, demandait toujours qu'on le laissĂąt se laver. - Va-t'en donc ! cria Maheu Ă  Catherine, qui elle aussi avait repris sa course. Cette fois, elle ne recula mĂȘme pas, elle leva sur son pĂšre des yeux ardents, et continua de courir. La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse Ă©largies. Il Ă©tait quatre heures, le soleil, qui baissait Ă  l'horizon, allongeait sur le sol glacĂ© les ombres de cette horde, aux grands gestes furieux. On Ă©vita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle; et, pour s'Ă©pargner le dĂ©tour de la Fourche-aux-Boeufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les GrĂ©goire, prĂ©cisĂ©ment, venaient d'en sortir, ayant Ă  rendre une visite au notaire, avant d'aller dĂźner chez les Hennebeau, oĂč ils devaient retrouver CĂ©cile. La propriĂ©tĂ© semblait dormir, avec son avenue de tilleuls dĂ©serte, son potager et son verger dĂ©nudĂ©s par l'hiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les fenĂȘtres closes se ternissaient de la chaude buĂ©e intĂ©rieure; et, du profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-ĂȘtre, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur sage, ou coulait l'existence des propriĂ©taires. Sans s'arrĂȘter, la bande jetait des regards sombres Ă  travers les grilles, le long des murs protecteurs, hĂ©rissĂ©s de culs-de-bouteille. Le cri recommença - Du pain ! du pain ! du pain ! Seuls les chiens rĂ©pondirent par des abois fĂ©roces, une paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et, derriĂšre une persienne fermĂ©e, il n'y avait que les deux bonnes, MĂ©lanie, la cuisiniĂšre, et Honorine, la femme de chambre, attirĂ©es par ce cri, suant la peur, toutes pĂąles de voir dĂ©filer ces sauvages. Elles tombĂšrent Ă  genoux, elles se crurent mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d'une fenĂȘtre voisine. C'Ă©tait une farce de Jeanlin il avait fabriquĂ© une fronde avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux GrĂ©goire. DĂ©jĂ , il s'Ă©tait remis Ă  souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin, avec le cri affaibli - Du pain ! du pain ! du pain ! On arriva Ă  Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcenĂ©s, brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y avaient passĂ© une heure plus tĂŽt, et s'en Ă©taient allĂ©s du cĂŽtĂ© de Saint-Thomas, Ă©garĂ©s par des paysans, sans mĂȘme avoir la prĂ©caution, dans leur hĂąte, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En moins d'un quart d'heure, les feux furent renversĂ©s, les chaudiĂšres vidĂ©es, les bĂątiments envahis et dĂ©vastĂ©s. Mais c'Ă©tait surtout la pompe qu'on menaçait. Il ne suffisait pas qu'elle s'arrĂȘtĂąt au dernier souffle expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la vie. - A toi le premier coup ! rĂ©pĂ©tait Etienne, en mettant un marteau au poing de Chaval. Allons ! tu as jurĂ© avec les autres ! Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe Ă  coups de barres de fer, Ă  coups de briques, Ă  coups de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains. Quelques-uns mĂȘme brisaient sur elle des bĂątons. Les Ă©crous sautaient, les piĂšces d'acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachĂ©s. Un coup de pioche Ă  toute volĂ©e fracassa le corps de fonte, et l'eau s'Ă©chappa, se vida, et il y eut un gargouillement suprĂȘme, pareil Ă  un hoquet d'agonie. C'Ă©tait la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s'Ă©crasant derriĂšre Etienne, qui ne lĂąchait point Chaval. - A mort, le traĂźtre ! au puits ! au puits ! Le misĂ©rable, livide, bĂ©gayait, en revenait, avec l'obstination imbĂ©cile de l'idĂ©e fixe, Ă  son besoin de se dĂ©barbouiller. - Attends, si ça te gĂȘne, dit la Levaque. Tiens ! voilĂ  le baquet ! Il y avait lĂ  une mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle Ă©tait blanche d'une Ă©paisse couche de glace; et on l'y poussa, on cassa cette glace, on le força Ă  tremper sa tĂȘte dans cette eau si froide. - Plonge donc ! rĂ©pĂ©tait la BrĂ»lĂ©. Nom de Dieu ! si tu ne plonges pas, on te fout dedans... Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui ! comme les bĂȘtes, la gueule dans l'auge ! Il dut boire, Ă  quatre pattes. Tous riaient, d'un rire de cruautĂ©. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une poignĂ©e de crottin, trouvĂ©e fraĂźche sur la route. Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il butait, il donnait des coups d'Ă©chine pour fuir. Maheu l'avait poussĂ©, la Maheude Ă©tait parmi celles qui s'acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune ancienne; et la Mouquette elle-mĂȘme, qui restait d'ordinaire la bonne camarade de ses galants, s'enrageait aprĂšs celui-lĂ , le traitait de bon Ă  rien, parlait de le dĂ©culotter, pour voir s'il Ă©tait encore un homme. Etienne la fit taire. - En voilĂ  assez ! Il n'y a pas besoin de s'y mettre tous... Si tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble. Ses poings se fermaient, ses yeux s'allumaient d'une fureur homicide, l'ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer. - Es-tu prĂȘt ? Il faut que l'un de nous deux y reste... Donnez-lui un couteau. J'ai le mien. Catherine, Ă©puisĂ©e, Ă©pouvantĂ©e, le regardait. Elle se souvenait de ses confidences, de son envie de manger un homme, lorsqu'il buvait, empoisonnĂ© dĂšs le troisiĂšme verre, tellement ses soĂ»lards de parents lui avaient mis de cette saletĂ© dans le corps. Brusquement, elle s'Ă©lança, le souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez, Ă©tranglĂ©e d'indignation - LĂąche ! lĂąche ! lĂąche !... Ce n'est donc pas de trop, toutes ces abominations ? Tu veux l'assassiner, maintenant qu'il ne tient plus debout ! Elle se tourna vers son pĂšre et sa mĂšre, elle se tourna vers les autres. - Vous ĂȘtes des lĂąches ! des lĂąches !... Tuez-moi donc avec lui. Je vous saute Ă  la figure, moi ! si vous le touchez encore. Oh ! les lĂąches ! Et elle s'Ă©tait plantĂ©e devant son homme, elle le dĂ©fendait, oubliant les coups, oubliant la vie de misĂšre, soulevĂ©e dans l'idĂ©e qu'elle lui appartenait, puisqu'il l'avait prise, et que c'Ă©tait une honte pour elle, quand on l'abĂźmait ainsi. Etienne, sous les claques de cette fille, Ă©tait devenu blĂȘme. Il avait failli d'abord l'assommer. Puis, aprĂšs s'ĂȘtre essuyĂ© la face, dans un geste d'homme qui se dĂ©grise, il dit Ă  Chaval, au milieu d'un grand silence - Elle a raison, ça suffit... Fous le camp ! Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derriĂšre lui. La foule, saisie, les regardait disparaĂźtre au coude de la route. Seule, la Maheude murmura - Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour sĂ»r faire quelque traĂźtrise. Mais la bande s'Ă©tait remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le soleil d'une rougeur de braise, au bord de l'horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du cĂŽtĂ© de CrĂšvecoeur. Alors, ils se repliĂšrent, un ordre courut. - A Montsou ! Ă  la Direction !... Du pain ! du pain ! du pain ! V, V M. Hennebeau s'Ă©tait mis devant la fenĂȘtre de son cabinet, pour voir partir la calĂšche qui emmenait sa femme dĂ©jeuner Ă  Marchiennes. Il avait suivi un instant NĂ©grel trottant prĂšs de la portiĂšre; puis, il Ă©tait revenu tranquillement s'asseoir Ă  son bureau. Quand ni sa femme ni son neveu ne l'animaient du bruit de leur existence, la maison semblait vide. Justement, ce jour-lĂ , le cocher conduisait Madame; Rose, la nouvelle femme de chambre, avait congĂ© jusqu'Ă  cinq heures; et il ne restait qu'Hippolyte, le valet de chambre, se traĂźnant en pantoufles par les piĂšces, et que la cuisiniĂšre, occupĂ©e depuis l'aube Ă  se battre avec ses casseroles, tout entiĂšre au dĂźner que ses maĂźtres donnaient le soir. Aussi, M. Hennebeau se promettait-il une journĂ©e de gros travail, dans ce grand calme de la maison dĂ©serte. Vers neuf heures, bien qu'il eĂ»t reçu l'ordre de renvoyer tout le monde, Hippolyte se permit d'annoncer Dansaert, qui apportait des nouvelles. Le directeur apprit seulement alors la rĂ©union tenue la veille, dans la forĂȘt; et les dĂ©tails Ă©taient d'une telle nettetĂ©, qu'il l'Ă©coutait en songeant aux amours avec la Pierronne, si connus, que deux ou trois lettres anonymes par semaine dĂ©nonçaient les dĂ©bordements du maĂźtre-porion Ă©videmment, le mari avait causĂ©, cette police-lĂ  sentait le traversin. Il saisit mĂȘme l'occasion, il laissa entendre qu'il savait tout, et se contenta de recommander la prudence, dans la crainte d'un scandale. EffarĂ© de ces reproches, au travers de son rapport, Dansaert niait, bĂ©gayait des excuses, tandis que son grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite. Du reste, il n'insista pas, heureux d'en ĂȘtre quitte Ă  si bon compte; car, d'ordinaire, le directeur se montrait d'une sĂ©vĂ©ritĂ© implacable d'homme pur, dĂšs qu'un employĂ© se passait le rĂ©gal d'une jolie fille, dans une fosse. L'entretien continua sur la grĂšve, cette rĂ©union de la forĂȘt n'Ă©tait encore qu'une fanfaronnade de braillards, rien ne menaçait sĂ©rieusement. En tout cas, les corons ne bougeraient sĂ»rement pas de quelques jours sous l'impression de peur respectueuse que la promenade, militaire du matin devait avoir produite. Lorsque M. Hennebeau se retrouva, seul, il fut pourtant sur le point d'envoyer une dĂ©pĂȘche au prĂ©fet. La crainte de donner inutilement cette preuve d'inquiĂ©tude le retint. Il ne se pardonnait dĂ©jĂ  pas d'avoir manquĂ© de flair, au point de dire partout, d'Ă©crire mĂȘme Ă  la RĂ©gie, que la grĂšve durerait au plus une quinzaine. Elle s'Ă©ternisait depuis prĂšs de deux mois, Ă  sa grande surprise; et il s'en dĂ©sespĂ©rait, il se sentait chaque jour diminuĂ©, compromis, forcĂ© d'imaginer un coup d'Ă©clat, s'il voulait rentrer en grĂące prĂšs des rĂ©gisseurs. Il leur avait justement demandĂ© des ordres, dans l'Ă©ventualitĂ© d'une bagarre. La rĂ©ponse tardait, il l'attendait par le courrier de l'aprĂšs-midi. Et il se disait qu'il serait temps alors de lancer des tĂ©lĂ©grammes, pour faire occuper militairement les fosses, si telle Ă©tait l'opinion de ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du sang et des morts, Ă  coup sĂ»r. Une responsabilitĂ© pareille le troublait, malgrĂ© son Ă©nergie habituelle. Jusqu'Ă  onze heures, il travailla paisiblement, sans autre bruit, dans la maison morte, que le bĂąton Ă  cirer d'Hippolyte, qui, trĂšs loin, au premier Ă©tage, frottait une piĂšce. Puis, coup sur coup, il reçut deux dĂ©pĂȘches, la premiĂšre annonçant l'envahissement de Jean-Bart par la bande de Montsou, la seconde racontant les cĂąbles coupĂ©s, les feux renversĂ©s, tout le ravage. Il ne comprit pas. Qu'est-ce que les grĂ©vistes Ă©taient allĂ©s faire chez Deneulin, au lieu de s'attaquer Ă  une fosse de la Compagnie ? Du reste, ils pouvaient bien saccager Vandame, cela mĂ»rissait le plan de conquĂȘte qu'il mĂ©ditait. Et, Ă  midi, il dĂ©jeuna, seul dans la vaste salle, servi en silence par le domestique, dont il n'entendait mĂȘme pas les pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses prĂ©occupations, il se sentait froid au coeur, lorsqu'un porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la marche de la bande sur Mirou. Presque aussitĂŽt, comme il achevait son cafĂ©, un tĂ©lĂ©gramme lui apprit que Madeleine et CrĂšvecoeur Ă©taient menacĂ©s Ă  leur tour. Alors, sa perplexitĂ© devint extrĂȘme. Il attendait le courrier Ă  deux heures devait-il tout de suite demander des troupes ? valait-il mieux patienter, de façon Ă  ne pas agir avant de connaĂźtre les ordres de la RĂ©gie ? Il retourna dans son cabinet, il voulut lire une note qu'il avait priĂ© NĂ©grel de rĂ©diger la veille pour le prĂ©fet. Mais il ne put mettre la main dessus, il rĂ©flĂ©chit que peut- ĂȘtre le jeune homme l'avait laissĂ©e dans sa chambre, oĂč il Ă©crivait souvent la nuit. Et, sans prendre de dĂ©cision, poursuivi par l'idĂ©e de cette note, il monta vivement la chercher, dans la chambre. En entrant, M. Hennebeau eut une surprise la chambre n'Ă©tait pas faite, sans doute un oubli ou une paresse d'Hippolyte. Il rĂ©gnait lĂ  une chaleur moite, la chaleur enfermĂ©e de toute une nuit, alourdie par la bouche du calorifĂšre, restĂ©e ouverte; et il fut pris aux narines, il suffoqua dans un parfum pĂ©nĂ©trant, qu'il crut ĂȘtre l'odeur des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un grand dĂ©sordre encombrait la piĂšce, des vĂȘtements Ă©pars, des serviettes mouillĂ©es jetĂ©es aux dossiers des siĂšges, le lit bĂ©ant, un drap arrachĂ©, traĂźnant jusque sur le tapis. D'ailleurs, il n'eut d'abord qu'un regard distrait, il s'Ă©tait dirigĂ© vers une table, couverte de papiers, et il y cherchait la note introuvable. Deux fois, il examina les papiers un Ă  un, elle n'y Ă©tait dĂ©cidĂ©ment pas. OĂč diable cet Ă©cervelĂ© de Paul avait-il bien pu la fourrer ? Et, comme M. Hennebeau revenait au milieu de la chambre en donnant un coup d'oeil sur chaque meuble, il aperçut, dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil Ă  une Ă©tincelle. Il s'approcha machinalement, envoya la main. C'Ă©tait, entre deux plis du drap, un petit flacon d'or. Tout de suite, il avait reconnu un flacon de Mme Hennebeau, le flacon d'Ă©ther qui ne la quittait jamais. Mais il ne s'expliquait pas la prĂ©sence de cet objet comment pouvait-il ĂȘtre dans le lit de Paul ? Et, soudain, il blĂȘmit affreusement. Sa femme avait couchĂ© lĂ . - Pardon, murmura la voix d'Hippolyte au travers de la porte, j'ai vu monter monsieur... Le domestique Ă©tait entrĂ©, le dĂ©sordre de la chambre le consterna. - Mon Dieu ! c'est vrai, la chambre qui n'est pas faite ! Aussi Rose est sortie en me lĂąchant tout le mĂ©nage sur le dos ! M. Hennebeau avait cachĂ© le flacon dans sa main, et il le serrait Ă  le briser. - Que voulez-vous ? - Monsieur, c'est encore un homme... Il arrive de CrĂšvecoeur, il a une lettre. - Bien ! laissez-moi, dites-lui d'attendre. Sa femme avait couchĂ© lĂ  ! Quand il eut poussĂ© le verrou, il rouvrit sa main, il regarda le flacon, qui s'Ă©tait marquĂ© en rouge dans sa chair. Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se rappelait son ancien soupçon, les frĂŽlements contre les portes, les pieds nus s'en allant la nuit par la maison silencieuse. Oui, c'Ă©tait sa femme qui montait coucher lĂ  ! TombĂ© sur une chaise, en face du lit qu'il contemplait fixement, il demeura de longues minutes comme assommĂ©. Un bruit le rĂ©veilla, on frappait Ă  la porte, on essayait d'ouvrir. Il reconnut la voix du domestique. - Monsieur... Ah ! monsieur s'est enfermĂ©... - Quoi encore ? - Il paraĂźt que ça presse, les ouvriers cassent tout. Deux autres hommes sont en bas. Il y a aussi des dĂ©pĂȘches. - Fichez-moi la paix ! dans un instant ! L'idĂ©e qu'Hippolyte aurait dĂ©couvert lui-mĂȘme le flacon, s'il avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et, d'ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouvĂ© vingt fois le lit chaud encore de l'adultĂšre, des cheveux de madame traĂźnant sur l'oreiller, des traces abominables souillant les linges. S'il s'acharnait Ă  le dĂ©ranger, c'Ă©tait mĂ©chamment. Peut-ĂȘtre Ă©tait-il demeurĂ© l'oreille collĂ©e Ă  la porte, excitĂ© par la dĂ©bauche de ses maĂźtres. Alors, M. Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours le lit. Le long passĂ© de souffrance se dĂ©roulait, son mariage avec cette femme, leur malentendu immĂ©diat de cƓur et de chair, les amants qu'elle avait eus sans qu'il s'en doutĂąt, celui qu'il lui avait tolĂ©rĂ© pendant dix ans, comme on tolĂšre un goĂ»t immonde Ă  une malade. Puis, c'Ă©tait leur arrivĂ©e Ă  Montsou, un espoir fou de la guĂ©rir, des mois d'alanguissement, d'exil ensommeillĂ©, l'approche de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu dĂ©barquait, ce Paul dont elle devenait la mĂšre, auquel elle parlait de son cƓur mort, enterrĂ© sous la cendre Ă  jamais. Et, mari imbĂ©cile, il ne prĂ©voyait rien, il adorait cette femme qui Ă©tait la sienne, que des hommes avaient eue, que lui seul ne pouvait avoir ! Il l'adorait d'une passion honteuse, au point de tomber Ă  genoux, si elle avait bien voulu lui donner le reste des autres ! Le reste des autres, elle le donnait Ă  cet enfant. Un coup de timbre lointain, Ă  ce moment, fit tressaillir M. Hennebeau. Il le reconnut, c'Ă©tait le coup que l'on frappait, d'aprĂšs ses ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il parla Ă  voix haute, dans un flot de grossiĂšretĂ©, dont sa gorge douloureuse crevait malgrĂ© lui. - Ah ! je m'en fous ! ah ! je m'en fous, de leurs dĂ©pĂȘches et de leurs lettres ! Maintenant, une rage l'envahissait, le besoin d'un cloaque, pour y enfoncer de telles saletĂ©s Ă  coups de talon. Cette femme Ă©tait une salope, il cherchait des mots crus, il en souffletait son image. L'idĂ©e brusque du mariage qu'elle poursuivait d'un sourire si tranquille entre CĂ©cile et Paul, acheva de l'exaspĂ©rer. Il n'y avait donc mĂȘme - plus de passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualitĂ© vivace ? Ce n'Ă©tait Ă  cette heure qu'un joujou pervers, l'habitude de l'homme, une rĂ©crĂ©ation prise comme un dessert accoutumĂ©. Et il l'accusait de tout, il innocentait presque l'enfant, auquel elle avait mordu, dans ce rĂ©veil d'appĂ©tit, ainsi qu'on mord au premier fruit vert, volĂ© sur la route. Qui mangerait-elle, jusqu'oĂč tomberait-elle, quand elle n'aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme ? On gratta timidement Ă  la porte, la voix d'Hippolyte se permit de souffler par le trou de la serrure - Monsieur, le courrier... Et il y a aussi monsieur Dansaert qui est revenu, en disant qu'on s'Ă©gorge... - Je descends, nom de Dieu ! Qu'allait-il leur faire ? les chasser Ă  leur retour de Marchiennes, comme des bĂȘtes puantes dont il ne voulait plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison de leur accouplement. C'Ă©tait de leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont s'alourdissait la tiĂ©deur moite de cette chambre; l'odeur pĂ©nĂ©trante qui l'avait suffoquĂ©, c'Ă©tait l'odeur de musc que la peau de sa femme exhalait, un autre goĂ»t pervers, un besoin charnel de parfums violents ; et il retrouvait ainsi la chaleur, l'odeur de la fornication, l'adultĂšre vivant, dans les pots qui traĂźnaient, dans les cuvettes encore pleines, dans le dĂ©sordre des linges, des meubles, de la piĂšce entiĂšre, empestĂ©e de vice. Une fureur d'impuissance le jeta sur le lit Ă  coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places oĂč il voyait l'empreinte de leurs deux corps, enragĂ© des couvertures arrachĂ©es, des draps froissĂ©s, mous et inertes sous ses coups, comme Ă©reintĂ©s eux-mĂȘmes des amours de toute la nuit. Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter. Une honte l'arrĂȘta. Il resta un instant encore, haletant, Ă  s'essuyer le front, Ă  calmer les bonds de son coeur. Debout, devant une glace, il contemplait son visage, si dĂ©composĂ©, qu'il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l'eut regardĂ© s'apaiser peu Ă  peu, par un effort de volontĂ© suprĂȘme, il descendit. En bas, cinq messagers Ă©taient debout, sans compter Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d'une gravitĂ© croissante sur la marche des grĂ©vistes Ă  travers les fosses; et le maĂźtre-porion lui conta longuement ce qui s'Ă©tait passĂ© Ă  Mirou, sauvĂ© par la belle conduite du pĂšre Quandieu. Il Ă©coutait, hochait la tĂȘte; mais il n'entendait pas, son esprit Ă©tait demeurĂ© lĂ -haut, dans la chambre. Enfin, il les congĂ©dia, il dit qu'il allait prendre des mesures. Lorsqu'il se retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s'y assoupir, la tĂȘte entre les mains, les yeux ouverts. Son courrier Ă©tait lĂ , il se dĂ©cida Ă  y chercher la lettre attendue, la rĂ©ponse de la RĂ©gie, dont les lignes dansĂšrent d'abord. Pourtant, il finit par comprendre que ces messieurs souhaitaient quelque bagarre certes, ils ne lui commandaient pas d'empirer les choses; mais ils laissaient percer que des troubles hĂąteraient le dĂ©nouement de la grĂšve, en provoquant une rĂ©pression Ă©nergique. DĂšs lors, il n'hĂ©sita plus, il lança des dĂ©pĂȘches de tous cĂŽtĂ©s, au prĂ©fet de Lille, au corps de troupe de Douai, Ă  la gendarmerie de Marchiennes. C'Ă©tait un soulagement, il n'avait qu'Ă  s'enfermer, mĂȘme il fit rĂ©pandre la rumeur qu'il souffrait de la goutte. Et, toute l'aprĂšs-midi, il se cacha au fond de son cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les dĂ©pĂȘches et les lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit ainsi de loin la bande, de Madeleine Ă  CrĂšvecoeur, de CrĂšvecoeur Ă  la Victoire, de la Victoire Ă  Gaston-Marie. D'autre part, des renseignements lui arrivaient sur l'effarement des gendarmes et des dragons, Ă©garĂ©s en route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaquĂ©es. On pouvait s'Ă©gorger et tout dĂ©truire, il avait remis la tĂȘte entre ses mains, les doigts sur les yeux, et il s'abĂźmait dans le grand silence de la maison vide, oĂč il ne surprenait, par moments, que le bruit des casseroles de la cuisiniĂšre, en plein coup de feu, pour son dĂźner du soir. Le crĂ©puscule assombrissait dĂ©jĂ  la piĂšce, il Ă©tait cinq heures, lorsqu'un vacarme fit sursauter M. Hennebeau, Ă©tourdi, inerte, les coudes toujours dans ses papiers. Il pensa que les deux misĂ©rables rentraient. Mais le tumulte augmentait, un cri Ă©clata, terrible, Ă  l'instant oĂč il s'approchait de la fenĂȘtre. - Du pain ! du pain ! du pain ! C'Ă©taient les grĂ©vistes qui envahissaient Montsou, pendant que les gendarmes, croyant Ă  une attaque sur le Voreux, galopaient, le dos tournĂ©, pour occuper cette fosse. Justement, Ă  deux kilomĂštres des premiĂšres maisons, un peu en dessous du carrefour, oĂč se coupaient la grande route et le chemin de Vandame, Mme Hennebeau et ces demoiselles venaient d'assister au dĂ©filĂ© de la bande. La journĂ©e Ă  Marchiennes s'Ă©tait passĂ©e gaiement, un dĂ©jeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une intĂ©ressante visite aux ateliers et Ă  une verrerie du voisinage, pour occuper l'aprĂšs-midi; et, comme on rentrait enfin, par ce dĂ©clin limpide d'un beau jour d'hiver, CĂ©cile avait eu la fantaisie de boire une tasse de lait, en apercevant une petite ferme, qui bordait la route. Toutes alors Ă©taient descendues de la calĂšche, NĂ©grel avait galamment sautĂ© de cheval; pendant que la paysanne, effarĂ©e de ce beau monde, se prĂ©cipitait, parlait de mettre une nappe, avant de servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient voir traire le lait, on Ă©tait allĂ© dans l'Ă©table mĂȘme avec les tasses, on en avait fait une partie champĂȘtre, riant beaucoup de la litiĂšre oĂč l'on enfonçait. Mme Hennebeau, de son air de maternitĂ© complaisante, buvait du bout des lĂšvres, lorsqu'un bruit Ă©trange, ronflant au-dehors, l'inquiĂ©ta. - Qu'est-ce donc ? L'Ă©table, bĂątie au bord de la route, avait une large porte charretiĂšre, car elle servait en mĂȘme temps de grenier Ă  foin. DĂ©jĂ , les jeunes filles, allongeant la tĂȘte, s'Ă©tonnaient de ce qu'elles distinguaient Ă  gauche, un flot noir, une cohue qui dĂ©bouchait en hurlant du chemin de Vandame. - Diable ! murmura NĂ©grel, Ă©galement sorti, est-ce que nos braillards finiraient par se fĂącher ? - C'est peut-ĂȘtre encore les charbonniers, dit la paysanne. VoilĂ  deux fois qu'ils passent. ParaĂźt que ça ne va pas bien, ils sont les maĂźtres du pays. Elle lĂąchait chaque mot avec prudence, elle en guettait l'effet sur les visages; et, quand elle remarqua l'effroi de tous, la profonde anxiĂ©tĂ© oĂč la rencontre les jetait, elle se hĂąta de conclure - Oh ! les gueux, oh ! les gueux ! NĂ©grel, voyant qu'il Ă©tait trop tard pour remonter en voiture et gagner Montsou, donna l'ordre au cocher de rentrer vivement la calĂšche dans la cour de la ferme, oĂč l'attelage resta cachĂ© derriĂšre un hangar. Lui-mĂȘme attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride. Lorsqu'il revint, il trouva sa tante et les jeunes filles Ă©perdues, prĂȘtes Ă  suivre la paysanne, qui leur proposait de se rĂ©fugier chez elle. Mais il fut d'avis qu'on Ă©tait lĂ  plus en sĂ»retĂ©, personne ne viendrait certainement les chercher dans ce foin. La porte charretiĂšre, pourtant, fermait trĂšs mal, et elle avait de telles fentes, qu'on apercevait la route entre ses bois vermoulus. - Allons, du courage ! dit-il. Nous vendrons notre vie chĂšrement. Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit grandissait, on ne voyait rien encore, et sur la route vide un vent de tempĂȘte semblait souffler, pareil Ă  ces rafales brusques qui prĂ©cĂšdent les grands orages. - Non, non, je ne veux pas regarder, dit CĂ©cile en allant se blottir dans le foin. Mme Hennebeau, trĂšs pĂąle, prise d'une colĂšre contre ces gens qui gĂątaient un de ses plaisirs, se tenait en arriĂšre, avec un regard oblique et rĂ©pugnĂ©; tandis que Lucie et Jeanne, malgrĂ© leur tremblement, avaient mis un oeil Ă  une fente, dĂ©sireuses de ne rien perdre du spectacle. Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut Ă©branlĂ©e, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne. - Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe ! murmura NĂ©grel, qui, malgrĂ© ses convictions rĂ©publicaines, aimait Ă  plaisanter la canaille avec les dames. Mais son mot spirituel fut emportĂ© dans l'ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, prĂšs d'un millier de femmes, aux cheveux Ă©pars, dĂ©peignĂ©s par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nuditĂ©s de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflĂ©es de guerriĂšres, brandissaient des bĂątons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous dĂ©charnĂ©s semblaient se rompre. Et les hommes dĂ©boulĂšrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrĂ©e, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes dĂ©teintes, ni les tricots de laine en loques, effacĂ©s dans la mĂȘme uniformitĂ© terreuse. Les yeux brĂ»laient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagnĂ© par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des tĂȘtes, parmi le hĂ©rissement des barres de fer, une hache passa, portĂ©e toute droite; et cette hache unique, qui Ă©tait comme l'Ă©tendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine. - Quels visages atroces ! balbutia Mme Hennebeau. NĂ©grel dit entre ses dents - Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'oĂč sortent-ils donc, ces bandits-lĂ  ? Et, en effet, la colĂšre, la faim, ces deux mois de souffrance et cette dĂ©bandade enragĂ©e au travers des fosses, avaient allongĂ© en mĂąchoires de bĂȘtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient Ă  galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie. - Oh ! superbe ! dirent Ă  demi-voix Lucie et Jeanne, remuĂ©es dans leur goĂ»t d'artistes par cette belle horreur. Elles s'effrayaient pourtant, elles reculĂšrent prĂšs de Mme Hennebeau, qui s'Ă©tait appuyĂ©e sur une auge. L'idĂ©e qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrĂąt, la glaçait. NĂ©grel se sentait blĂȘmir, lui aussi, trĂšs brave d'ordinaire, saisi lĂ  d'une Ă©pouvante supĂ©rieure Ă  sa volontĂ©, une de ces Ă©pouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, CĂ©cile ne bougeait plus. Et les autres, malgrĂ© leur dĂ©sir de dĂ©tourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand mĂȘme. C'Ă©tait la vision rouge de la rĂ©volution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirĂ©e sanglante de cette fin de siĂšcle. Oui, un soir, le peuple lĂąchĂ©, dĂ©bridĂ©, galoperait ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promĂšnerait des tĂȘtes, il sĂšmerait l'or des coffres Ă©ventrĂ©s. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mĂąchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mĂȘmes guenilles, le mĂȘme tonnerre de gros sabots, la mĂȘme cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestĂ©e, balayant le vieux monde, sous leur poussĂ©e dĂ©bordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait Ă  la vie sauvage dans les bois, aprĂšs le grand rut, la grande ripaille, oĂč les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour oĂč une nouvelle terre repousserait peut-ĂȘtre. Oui, c'Ă©taient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage. Un grand cri s'Ă©leva, domina la Marseillaise - Du pain ! du pain ! du pain ! Lucie et Jeanne se serrĂšrent contre Mme Hennebeau, dĂ©faillante; tandis que NĂ©grel se mettait devant elles, comme pour les protĂ©ger de son corps. Etait-ce donc ce soir mĂȘme que l'antique sociĂ©tĂ© craquait ? Et ce qu'ils virent, alors, acheva de les hĂ©bĂ©ter. La bande s'Ă©coulait, il n'y avait plus que la queue des traĂźnards, lorsque la Mouquette dĂ©boucha. Elle s'attardait, elle guettait les bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fenĂȘtres de leurs maisons; et, quand elle en dĂ©couvrait, ne pouvant leur cracher au nez, elle leur montrait ce qui Ă©tait pour elle le comble de son mĂ©pris. Sans doute elle en aperçut un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses, montra son derriĂšre Ă©norme, nu dans un dernier flamboiement du soleil. Il n'avait rien d'obscĂšne, ce derriĂšre, et ne faisait pas rire, farouche. Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la route, entre les maisons basses, bariolĂ©es de couleurs vives. On fit sortir la calĂšche de la cour, mais le cocher n'osait prendre sur lui de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les grĂ©vistes tenaient le pavĂ©. Et le pis Ă©tait qu'il n'y avait pas d'autre chemin. - Il faut pourtant que nous rentrions, le dĂźner nous attend, dit Mme Hennebeau, hors d'elle, exaspĂ©rĂ©e par la peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour oĂč j'ai du monde. Allez donc faire du bien Ă  ça ! Lucie et Jeanne s'occupaient Ă  retirer du foin CĂ©cile, qui se dĂ©battait, croyant que ces sauvages dĂ©filaient sans cesse, et rĂ©pĂ©tant qu'elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. NĂ©grel, remontĂ© Ă  cheval, eut alors l'idĂ©e de passer par les ruelles de RĂ©quillart. - Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. Si des groupes vous empĂȘchent de revenir Ă  la route, lĂ -bas, vous vous arrĂȘterez derriĂšre la vieille fosse, et nous rentrerons Ă  pied par la petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux n'importe oĂč, sous le hangar d'une auberge. Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. Depuis qu'ils avaient vu, Ă  deux reprises, des gendarmes et des dragons, les habitants s'agitaient, affolĂ©s de panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait d'affiches manuscrites, menaçant les bourgeois de leur crever le ventre; personne ne les avait lues, on n'en citait pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur Ă©tait Ă  son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre anonyme, oĂč on l'avertissait qu'un baril de poudre se trouvait enterrĂ© dans sa cave, prĂȘt Ă  le faire sauter, s'il ne se dĂ©clarait pas en faveur du peuple. Justement, les GrĂ©goire, attardĂ©s dans leur visite par l'arrivĂ©e de cette lettre la discutaient, la devinaient l'oeuvre d'un farceur, lorsque l'invasion de la bande acheva d'Ă©pouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en Ă©cartant le coin d'un rideau, et se refusaient Ă  admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait Ă  l'amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps d'attendre que le pavĂ© fĂ»t libre pour aller, en face, dĂźner chez les Hennebeau, oĂč CĂ©cile, rentrĂ©e sĂ»rement, devait les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance des gens Ă©perdus couraient, les portes et les fenĂȘtres se fermaient violemment. Ils aperçurent Maigrat, de l'autre cĂŽtĂ© de la route, qui barricadait son magasin, Ă  grand renfort de barres de fer, si pĂąle et si tremblant, que sa petite femme chĂ©tive Ă©tait forcĂ©e de serrer les Ă©crous. La bande avait fait halte devant l'hĂŽtel du directeur, le cri retentissait - Du pain ! du pain ! du pain ! M. Hennebeau Ă©tait debout Ă  la fenĂȘtre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cassĂ©es Ă  coups de pierres. Il ferma de mĂȘme tous ceux du rez-de-chaussĂ©e; puis, il passa au premier Ă©tage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un Ă  un. Par malheur, on ne pouvait clore de mĂȘme la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquiĂ©tante oĂč rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche. Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second Ă©tage, dans la chambre de Paul c'Ă©tait la mieux placĂ©e, Ă  gauche, car elle permettait d'enfiler la route, jusqu'aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derriĂšre la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l'avait saisi de nouveau, la table de toilette Ă©pongĂ©e et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tirĂ©s. Toute sa rage de l'aprĂšs-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant Ă  une immense fatigue. Son ĂȘtre Ă©tait dĂ©jĂ  comme cette chambre, refroidi, balayĂ© des ordures du matin, rentrĂ© dans la correction d'usage. A quoi bon un scandale ? est-ce que rien Ă©tait changĂ© chez lui ? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait Ă  peine le fait, qu'elle l'eĂ»t choisi dans la famille; et peut-ĂȘtre mĂȘme y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en pitiĂ©, au souvenir de sa folie jalouse. Quel ridicule, d'avoir assommĂ© ce lit Ă  coups de poing ! Puisqu'il avait tolĂ©rĂ© un autre homme, il tolĂ©rerait bien celui-lĂ . Ce ne serait que l'affaire d'un peu de mĂ©pris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l'inutilitĂ© de tout, l'Ă©ternelle douleur de l'existence, la honte de lui-mĂȘme, qui adorait et dĂ©sirait toujours cette femme, dans la saletĂ© oĂč il l'abandonnait. Sous la fenĂȘtre, les hurlements Ă©clatĂšrent avec un redoublement de violence. - Du pain ! du pain ! du pain ! - ImbĂ©ciles ! dit M. Hennebeau entre ses dents serrĂ©es. Il les entendait l'injurier Ă  propos de ses gros appointements, le traiter de fainĂ©ant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l'ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aperçu la cuisine, et c'Ă©tait une tempĂȘte d'imprĂ©cations contre le faisan qui rĂŽtissait, contre les sauces dont l'odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah ! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire pĂ©ter les tripes. - Du pain ! du pain ! du pain ! - ImbĂ©ciles ! rĂ©pĂ©ta M. Hennebeau, est-ce que je suis heureux ? Une colĂšre le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir dur, l'accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir Ă  sa table, les empĂąter de son faisan, tandis qu'il s'en irait forniquer derriĂšre les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutĂ©es avant lui ! Il aurait tout donnĂ©, son Ă©ducation, son bien-ĂȘtre, son luxe, sa puissance de directeur, s'il avait pu ĂȘtre, une journĂ©e, le dernier des misĂ©rables qui lui obĂ©issaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d'avoir le ventre vide, l'estomac tordu de crampes Ă©branlant le cerveau d'un vertige peut-ĂȘtre cela aurait-il tuĂ© l'Ă©ternelle douleur. Ah ! vivre en brute, ne rien possĂ©der Ă  soi, battre les blĂ©s avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et ĂȘtre capable de s'en contenter ! - Du pain ! du pain ! du pain ! Alors, il se fĂącha, il cria furieusement dans le vacarme - Du pain ! est-ce que ça suffit, imbĂ©ciles ? Il mangeait, lui, et il n'en rĂąlait pas moins de souffrance. Son mĂ©nage ravagĂ©, sa vie entiĂšre endolorie, lui remontaient Ă  la gorge, en un hoquet de mort. Tout n'allait pas pour le mieux parce qu'on avait du pain. Quel Ă©tait l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse ? Ces songe-creux de rĂ©volutionnaires pouvaient bien dĂ©molir la sociĂ©tĂ© et en rebĂątir une autre, ils n'ajouteraient pas une joie Ă  l'humanitĂ©, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant Ă  chacun sa tartine. MĂȘme ils Ă©largiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu'aux chiens de dĂ©sespoir, lorsqu'ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser Ă  la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien Ă©tait de ne pas ĂȘtre, et, si l'on Ă©tait, d'ĂȘtre l'arbre, d'ĂȘtre la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants. Et, dans son exaspĂ©ration de son tourment, des larmes gonflĂšrent les yeux de M. Hennebeau, crevĂšrent en gouttes brĂ»lantes le long de ses joues. Le crĂ©puscule noyait la route, lorsque des pierres commencĂšrent Ă  cribler la façade de l'hĂŽtel. Sans colĂšre maintenant contre ces affamĂ©s, enragĂ© seulement par la plaie cuisante de son coeur, il continuait Ă  bĂ©gayer au milieu de ses larmes - Les imbĂ©ciles ! les imbĂ©ciles ! Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempĂȘte, balayant tout. - Du pain ! du pain ! du pain ! V, VI Etienne, dĂ©grisĂ© par les gifles de Catherine, Ă©tait restĂ© Ă  la tĂȘte des camarades. Mais, pendant qu'il les jetait sur Montsou, d'une voix enrouĂ©e, il entendait une autre voix en lui, une voix de raison qui s'Ă©tonnait, qui demandait pourquoi tout cela. Il n'avait rien voulu de ces choses, comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans le but d'agir froidement et d'empĂȘcher un dĂ©sastre, il achevĂąt la journĂ©e, de violence en violence, par assiĂ©ger l'hĂŽtel du directeur ? C'Ă©tait bien lui cependant qui venait de crier halte ! Seulement, il n'avait d'abord eu que l'idĂ©e de protĂ©ger les Chantiers de la Compagnie, oĂč l'on parlait d'aller tout saccager. Et, maintenant que des pierres Ă©raflaient dĂ©jĂ  la façade de l'hĂŽtel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle proie lĂ©gitime il devait lancer la bande, afin d'Ă©viter de plus grands malheurs. Comme il demeurait seul ainsi, impuissant au milieu de la route, quelqu'un l'appela, un homme debout sur le seuil de l'estaminet Tison, dont la cabaretiĂšre s'Ă©tait hĂątĂ©e de mettre les volets, en ne hissant libre que la porte. - Oui, c'est moi... Ecoute donc. C'Ă©tait Rasseneur. Une trentaine d'hommes et de femmes, presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, restĂ©s chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient envahi cet estaminet, Ă  l'approche des grĂ©vistes. Zacharie occupait une table avec sa femme PhilomĂšne. Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le visage. D'ailleurs, personne ne buvait, on s'Ă©tait abritĂ©, simplement. Etienne reconnut Rasseneur, et il s'Ă©cartait, lorsque celui-ci ajouta - Ma vue te gĂȘne, n'est-ce pas ?... Je t'avais prĂ©venu, les embĂȘtements commencent. Maintenant, vous pouvez rĂ©clamer du pain, c'est du plomb qu'on vous donnera. Alors, il revint, il rĂ©pondit - Ce qui me gĂȘne, ce sont les lĂąches qui, les bras croisĂ©s, nous regardent risquer notre peau. - Ton idĂ©e est donc de piller en face ? demanda Rasseneur. - Mon idĂ©e est de rester jusqu'au bout avec les amis, quitte Ă  crever tous ensemble. DĂ©sespĂ©rĂ©, Etienne rentra dans la foule, prĂȘt Ă  mourir. Sur la route, trois enfants lançaient des pierres, et il leur allongea un grand coup de pied, en criant, pour arrĂȘter les camarades, que ça n'avançait Ă  rien de casser des vitres. BĂ©bert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin, apprenaient de ce dernier Ă  manier sa fronde. Ils lançaient chacun un caillou, jouant Ă  qui ferait le plus gros dĂ©gĂąt. Lydie, par un coup de maladresse, avait fĂȘlĂ© la tĂȘte d'une femme, dans la cohue; et les deux garçons se tenaient les cĂŽtes. DerriĂšre eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. Les jambes enflĂ©es de Bonnemort le portaient si mal, qu'il avait eu grand-peine Ă  se traĂźner jusque-lĂ , sans qu'on sĂ»t quelle curiositĂ© le poussait, car il avait son visage terreux des jours oĂč l'on ne pouvait lui tirer une parole. Personne, du reste, n'obĂ©issait plus Ă  Etienne. Les pierres, malgrĂ© ses ordres, continuaient Ă  grĂȘler, et il s'Ă©tonnait, il s'effarait devant ces brutes dĂ©muselĂ©es par lui, si lentes Ă  s'Ă©mouvoir, terribles ensuite, d'une tĂ©nacitĂ© fĂ©roce dans la colĂšre. Tout le vieux sang flamand Ă©tait lĂ , lourd et placide, mettant des mois Ă  s'Ă©chauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien entendre, jusqu'Ă  ce que la bĂȘte fĂ»t soĂ»le d'atrocitĂ©s. Dans son Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en Ă©tait Ă  ne savoir comment contenir les Maheu, qui lançaient les cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l'effrayaient, la Levaque, la Mouquette et les autres, agitĂ©es d'une fureur meurtriĂšre, les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les excitations de la BrĂ»lĂ©, qui les dominait de sa taille maigre, Mais il y eut un brusque arrĂȘt, la surprise d'une minute dĂ©terminait un peu du calme que les supplications d'Etienne ne pouvaient obtenir. C'Ă©taient simplement les GrĂ©goire qui se dĂ©cidaient Ă  prendre congĂ© du notaire, pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient si paisibles, ils avaient si bien l'air de croire Ă  une pure plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la rĂ©signation les nourrissait depuis un siĂšcle, que ceux-ci, Ă©tonnĂ©s, avaient en effet cessĂ© de jeter des pierres, de peur d'atteindre ce vieux monsieur et cette vieille dame, tombĂ©s du ciel. Ils les laissĂšrent entrer dans le jardin, monter le perron, sonner Ă  la porte barricadĂ©e, qu'on ne se pressait pas de leur ouvrir. Justement, la femme de chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers furieux, qu'elle connaissait tous, car elle Ă©tait de Montsou. Et ce fut elle qui, Ă  coups de poing dans la porte, finit par forcer Hippolyte Ă  l'entrebĂąiller. Il Ă©tait temps, les GrĂ©goire disparaissaient, lorsque la grĂȘle des pierres recommença. Revenue de son Ă©tonnement, la foule clamait plus fort - A mort les bourgeois ! vive la sociale ! Rose continuait Ă  rire, dans le vestibule de l'hĂŽtel, comme Ă©gayĂ©e de l'aventure, rĂ©pĂ©tant au domestique terrifiĂ© - Ils ne sont pas mĂ©chants, je les connais. M. GrĂ©goire accrocha mĂ©thodiquement son chapeau. Puis, lorsqu'il eut aidĂ© Mme GrĂ©goire Ă  retirer sa mante de gros drap, il dit Ă  son tour - Sans doute, ils n'ont pas de malice au fond. Lorsqu'ils auront bien criĂ©, ils iront souper avec plus d'appĂ©tit. A ce moment, M. Hennebeau descendait du second Ă©tage. Il avait vu la scĂšne, et il venait recevoir ses invitĂ©s, de son air habituel, froid et poli. Seule, la pĂąleur de son visage disait les larmes qui l'avaient secouĂ©. L'homme Ă©tait domptĂ©, il ne restait en lui que l'administrateur correct, rĂ©solu Ă  remplir son devoir. - Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrĂ©es encore. Pour la premiĂšre fois, une inquiĂ©tude Ă©motionna les GrĂ©goire. CĂ©cile pas rentrĂ©e ! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces mineurs se prolongeait ? - J'ai songĂ© Ă  faire dĂ©gager la maison, ajouta M. Hennebeau. Le malheur est que je suis seul ici, et que je ne sais d'ailleurs oĂč envoyer mon domestique, pour me ramener quatre hommes et un caporal, qui me nettoieraient cette canaille. Rose, demeurĂ©e lĂ , osa murmurer de nouveau - Oh ! monsieur, ils ne sont pas mĂ©chants. Le directeur hocha la tĂȘte, pendant que le tumulte croissait au- dehors et qu'on entendait le sourd Ă©crasement des pierres contre la façade. - Je ne leur en veux pas, je les excuse mĂȘme, il faut ĂȘtre bĂȘtes comme eux pour croire que nous nous acharnons Ă  leur malheur. Seulement, je rĂ©ponds de la tranquillitĂ©... Dire qu'il y a des gendarmes par les routes, Ă  ce qu'on m'affirme, et que, depuis ce matin, je n'ai pu en avoir un seul ! Il s'interrompit, il s'effaça devant Mme GrĂ©goire, en disant - Je vous en prie, madame, ne restez pas lĂ , entrez dans le salon. Mais la cuisiniĂšre, qui montait du sous-sol, exaspĂ©rĂ©e, les retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle dĂ©clara qu'elle n'acceptait plus la responsabilitĂ© du dĂźner, car elle attendait, de chez le pĂątissier de Marchiennes, des croĂ»tes de vol-au-vent, qu'elle avait demandĂ©es pour quatre heures. Evidemment, le pĂątissier s'Ă©tait Ă©garĂ© en chemin, pris de la peur de ces bandits. Peut-ĂȘtre mĂȘme avait- on pillĂ© ses mannes. Elle voyait les vol-au-vent bloquĂ©s derriĂšre un buisson, assiĂ©gĂ©s, gonflant les ventres des trois mille misĂ©rables qui demandaient du pain. En tout cas, monsieur Ă©tait prĂ©venu, elle prĂ©fĂ©rait flanquer son dĂźner au feu, si elle le ratait, Ă  cause de la rĂ©volution. - Un peu de patience, dit M. Hennebeau. Rien n'est perdu, le pĂątissier peut venir. Et, comme il se retournait vers madame GrĂ©goire, en ouvrant lui- mĂȘme la porte du salon, il fut trĂšs surpris d'apercevoir, assis sur la banquette du vestibule, un homme qu'il n'avait pas distinguĂ© jusque-lĂ , dans l'ombre croissante. - Tiens ! c'est vous, Maigrat, qu'y a-t-il donc ? Maigrat s'Ă©tait levĂ©, et son visage apparut, gras et blĂȘme, dĂ©composĂ© par l'Ă©pouvante. Il n'avait plus sa carrure de gros homme calme, il expliqua humblement qu'il s'Ă©tait glissĂ© chez monsieur le directeur, pour rĂ©clamer aide et protection, si les brigands s'attaquaient Ă  son magasin. - Vous voyez que je suis menacĂ© moi-mĂȘme et que je n'ai personne, rĂ©pondit M. Hennebeau. Vous auriez mieux fait de rester chez vous, Ă  garder vos marchandises. - Oh ! j'ai mis les barres de ter, puis j'ai laissĂ© ma femme. Le directeur s'impatienta, sans cacher son mĂ©pris. Une belle garde, que cette crĂ©ature chĂ©tive, maigrie de coups ! - Enfin, je n'y peux rien, tĂąchez de vous dĂ©tendre. Et je vous conseille de rentrer tout de suite, car les voilĂ  qui demandent encore du pain... Ecoutez. En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n'Ă©tait plus possible, on l'aurait Ă©charpĂ©. D'autre part, l'idĂ©e de sa ruine le bouleversait. Il colla son visage au panneau vitrĂ© de la porte, suant, tremblant, guettant le dĂ©sastre; tandis que les GrĂ©goire se dĂ©cidaient Ă  passer dans le salon. Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invitĂ©s de s'asseoir, la piĂšce close, barricadĂ©e, Ă©clairĂ©e de deux lampes avant la tombĂ©e du jour, s'emplissait d'effroi, Ă  chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l'Ă©touffement des tentures, la colĂšre de la foule ronflait, plus inquiĂ©tante, d'une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans cesse ramenĂ© Ă  cette inconcevable rĂ©volte. Lui, s'Ă©tonnait de n'avoir rien prĂ©vu; et sa police Ă©tait si mal faite, qu'il s'emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait reconnaĂźtre l'influence dĂ©testable. Du reste, les gendarmes allaient venir, il Ă©tait impossible qu'on l'abandonnĂąt de la sorte. Quant aux GrĂ©goire, ils ne pensaient qu'Ă  leur fille la pauvre chĂ©rie qui s'effrayait si vite ! peut-ĂȘtre, devant le pĂ©ril, la voiture Ă©tait-elle retournĂ©e Ă  Marchiennes. Pendant un quart d'heure encore, l'attente dura, Ă©nervĂ©e par le vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de temps Ă  autre dans les volets fermĂ©s, qui sonnaient ainsi que des tambours. Cette situation n'Ă©tait plus tolĂ©rable. M. Hennebeau parlait de sortir, de chasser Ă  lui seul les braillards et d'aller au-devant de la voiture, lorsque Hippolyte parut en criant - Monsieur ! monsieur ! voici madame, on tue madame ! La voiture n'ayant pu dĂ©passer la ruelle de RĂ©quillart, au milieu des groupes menaçants, NĂ©grel avait suivi son idĂ©e, faire Ă  pied les cent mĂštres qui les sĂ©paraient de l'hĂŽtel, puis frapper Ă  la petite porte donnant sur le jardin, prĂšs des communs le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours lĂ  quelqu'un pour ouvrir. Et, d'abord, les choses avaient marchĂ© parfaitement, dĂ©jĂ  Mme Hennebeau et ces demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prĂ©venues, se jetĂšrent dans la ruelle. Alors, tout se gĂąta. On n'ouvrait pas la porte, NĂ©grel avait tĂąchĂ© vainement de l'enfoncer Ă  coups d'Ă©paule. Le flot des femmes croissait, il craignit d'ĂȘtre dĂ©bordĂ©, il prit le parti dĂ©sespĂ©rĂ© de pousser devant lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au travers des assiĂ©geants. Mais cette manoeuvre amena une bousculade on ne les lĂąchait pas, une bande hurlante les traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche, sans comprendre encore, Ă©tonnĂ©e seulement de ces dames en toilette, perdues dans la bataille. A cette minute, la confusion devint telle, qu'il se produisit un de ces faits d'affolement qui restent inexplicables. Lucie et Jeanne, arrivĂ©es au perron, s'Ă©taient glissĂ©es par la porte que la femme de chambre entrebĂąillait; Mme Hennebeau avait rĂ©ussi Ă  les suivre; et, derriĂšre elles, NĂ©grel entra enfin, remit les verrous, persuadĂ© qu'il avait vu CĂ©cile passer la premiĂšre. Elle n'Ă©tait plus lĂ , disparue en route, emportĂ©e par une telle peur, qu'elle avait tournĂ© le dos Ă  la maison, et s'Ă©tait jetĂ©e d'elle-mĂȘme en plein danger. AussitĂŽt, le cri s'Ă©leva - Vive la sociale ! Ă  mort les bourgeois ! Ă  mort ! Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le visage, la prenaient pour Mme Hennebeau. D'autres nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d'un usinier voisin, exĂ©crĂ© de ses ouvriers. Et, d'ailleurs, peu importait, c'Ă©taient sa robe de soie, son manteau de fourrure, jusqu'Ă  la plume blanche de son chapeau, qui exaspĂ©raient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre, elle avait une peau fine de fainĂ©ante qui ne touchait pas au charbon. - Attends ! cria la BrĂ»lĂ©, on va t'en mettre au cul, de la dentelle ! - C'est Ă  nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid... Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre Ă  vivre ! Du coup, la Mouquette s'Ă©lança. - Oui, oui, faut la fouetter. Et les femmes, dans cette rivalitĂ© sauvage, s'Ă©touffaient, allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette fille de riche. Sans doute qu'elle n'avait pas le derriĂšre mieux fait qu'une autre. Plus d'une mĂȘme Ă©tait pourrie, sous ses fanfreluches. VoilĂ  assez longtemps que l'injustice durait, on les forcerait bien toutes Ă  s'habiller comme des ouvriĂšres, ces catins qui osaient dĂ©penser cinquante sous pour le blanchissage d'un jupon ! Au milieu de ces furies, CĂ©cile grelottait les jambes paralysĂ©es, bĂ©gayant Ă  vingt reprises la mĂȘme phrase - Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal. Mais elle eut un cri rauque des mains froides venaient de la prendre au cou. C'Ă©tait le vieux Bonnemort, prĂšs duquel le flot l'avait poussĂ©e, et qui l'empoignait. Il semblait ivre de faim, hĂ©bĂ©tĂ© par sa longue misĂšre, sorti brusquement de sa rĂ©signation d'un demi-siĂšcle, sans qu'il fĂ»t possible de savoir sous quelle poussĂ©e de rancune. AprĂšs avoir, en sa vie, sauvĂ© de la mort une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les Ă©boulements, il cĂ©dait Ă  des choses qu'il n'aurait pu dire, Ă  un besoin de faire ça, Ă  la fascination de ce cou blanc de jeune fille. Et, comme ce jour-lĂ  il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille bĂȘte infirme, en train de ruminer des souvenirs. - Non ! non ! hurlaient les femmes, le cul Ă  l'air ! le cul Ă  l'air ! Dans l'hĂŽtel, dĂšs qu'on s'Ă©tait aperçu de l'aventure, NĂ©grel et M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour courir au secours de CĂ©cile. Mais la foule, maintenant, se jetait contre la grille du jardin, et il n'Ă©tait plus facile de sortir. Une lutte s'engageait lĂ , pendant que les GrĂ©goire, Ă©pouvantĂ©s, apparaissaient sur le perron. - Laissez-la donc, vieux ! c'est la demoiselle de la Piolaine ! cria la Maheude au grand-pĂšre, en reconnaissant CĂ©cile, dont une femme avait dĂ©chirĂ© la voilette. De son cĂŽtĂ©, Etienne, bouleversĂ© de ces reprĂ©sailles contre une enfant, s'efforçait de faire lĂącher prise Ă  la bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu'il avait arrachĂ©e des poings de Levaque. - Chez Maigrat, nom de Dieu !... Il y a du pain, lĂ -dedans. Foutons la baraque Ă  Maigrat par terre ! Et, Ă  la volĂ©e, il donna un premier coup de hache dans la porte de la boutique. Des camarades l'avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes s'acharnaient. CĂ©cile Ă©tait retombĂ©e des doigts de Bonnemort dans les mains de la BrĂ»lĂ©. A quatre pattes, Lydie et BĂ©bert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre les jupes, pour voir le derriĂšre de la dame. DĂ©jĂ , on la tiraillait, ses vĂȘtements craquaient, lorsqu'un homme Ă  cheval parut, poussant sa bĂȘte, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas assez vite. - Ah ! canailles, vous en ĂȘtes Ă  fouetter nos filles ! C'Ă©tait Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dĂźner. Vivement, il sauta sur la route, prit CĂ©cile par la taille; et, de l'autre main, manoeuvrant le cheval avec une adresse et une force extraordinaires, il s'en servait comme d'un coin vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. A la grille, la bataille continuait Pourtant, il passa, Ă©crasa des membres. Ce secours imprĂ©vu dĂ©livra NĂ©grel et M. Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec CĂ©cile Ă©vanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le choc faillit lui dĂ©monter l'Ă©paule. - C'est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, aprĂšs avoir cassĂ© mes machines ! Il repoussa promptement la porte. Une bordĂ©e de cailloux s'abattit dans le bois. - Quels enragĂ©s ! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crĂąne comme une courge vide... On n'a rien Ă  leur dire, que voulez-vous ? Ils ne savent plus, il n'y a qu'Ă  les assommer. Dans le salon, les GrĂ©goire pleuraient, en voyant CĂ©cile revenir Ă  elle. Elle n'avait aucun mal, pas mĂȘme une Ă©gratignure sa voilette seule Ă©tait perdue. Mais leur effarement augmenta, lorsqu'ils reconnurent devant eux leur cuisiniĂšre, MĂ©lanie, qui contait comment la bande avait dĂ©moli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses maĂźtres. Elle Ă©tait entrĂ©e, elle aussi, par la porte entrebĂąillĂ©e, au moment de la bagarre, sans que personne la remarquĂąt; et, dans son rĂ©cit interminable, l'unique pierre de Jeanlin qui avait brisĂ© une seule vitre devenait une canonnade en rĂšgle, dont les murs restaient fendus. Alors, les idĂ©es de M. GrĂ©goire furent bouleversĂ©es on Ă©gorgeait sa fille, on rasait sa maison, c'Ă©tait donc vrai que ces mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu'il vivait en brave homme de leur travail ? La femme de chambre, qui avait apportĂ© une serviette et de l'eau de Cologne, rĂ©pĂ©ta - Tout de mĂȘme, c'est drĂŽle, ils ne sont pas mĂ©chants. Mme Hennebeau, assise, trĂšs pĂąle, ne se remettait pas de la secousse de son Ă©motion; et elle retrouva seulement un sourire, lorsqu'on fĂ©licita NĂ©grel. Les parents de CĂ©cile remerciaient surtout le jeune homme, c'Ă©tait maintenant un mariage conclu. M. Hennebeau regardait en silence, allait de sa femme Ă  cet amant qu'il jurait de tuer le matin, puis Ă  cette jeune fille qui l'en dĂ©barrasserait bientĂŽt sans doute. Il n'avait aucune hĂąte, une seule peur lui restait, celle de voir sa femme tomber plus bas, Ă  quelque laquais peut-ĂȘtre. - Et vous, mes petites chĂ©ries, demanda Deneulin Ă  ses filles, on ne vous a rien cassĂ© ? Lucie et Jeanne avaient eu bien peur, mais elles Ă©taient contentes d'avoir vu ça. Elles riaient Ă  prĂ©sent. - Sapristi ! continua le pĂšre, voilĂ  une bonne journĂ©e !... Si vous voulez une dot, vous feriez bien de la gagner vous-mĂȘmes; et attendez- vous encore Ă  ĂȘtre forcĂ©es de me nourrir. Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se gonflĂšrent, quand ses deux filles se jetĂšrent dans ses bras. M. Hennebeau avait Ă©coutĂ© cet aveu de ruine. Une pensĂ©e vive Ă©claira son visage. En effet, Vandame allait ĂȘtre Ă  Montsou, c'Ă©tait la compensation espĂ©rĂ©e, le coup de fortune qui le remettrait en faveur, prĂšs de ces messieurs de la RĂ©gie. A chaque dĂ©sastre de son existence, il se rĂ©fugiait dans la stricte exĂ©cution des ordres reçus, il faisait de la discipline militaire oĂč il vivait, sa part rĂ©duite de bonheur. Mais on se calmait, le salon tombait Ă  une paix lasse, avec la lumiĂšre tranquille des deux lampes et le tiĂšde Ă©touffement des portiĂšres. Que se passait-il donc, dehors ? Les braillards se taisaient, des pierres ne battaient plus la façade; et l'on entendait seulement de grands coups sourds, ces coups de cognĂ©e qui sonnent au lointain des bois. On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer un regard par le panneau vitrĂ© de la porte. MĂȘme ces dames et ces demoiselles montĂšrent se poster derriĂšre les persiennes du premier Ă©tage. - Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil de ce cabaret ? dit M. Hennebeau Ă  Deneulin. Je l'avais flairĂ©, il faut qu'il en soit. Pourtant, ce n'Ă©tait pas Rasseneur, c'Ă©tait Etienne qui enfonçait Ă  coups de hache le magasin de Maigrat. Et il appelait toujours les camarades est-ce que les marchandises, lĂ -dedans, n'appartenaient pas aux charbonniers ? est-ce qu'ils n'avaient pas le droit de reprendre leur bien Ă  ce voleur qui les exploitait depuis si longtemps, qui les affamait sur un mot de la Compagnie ? Peu Ă  peu, tous lĂąchaient l'hĂŽtel du directeur, accouraient au pillage de la boutique voisine. Le cri du pain ! du pain ! du pain ! grondait de nouveau. On en trouverait, du pain, derriĂšre cette porte. Une rage de faim les soulevait, comme si, brusquement, ils ne pouvaient attendre davantage, sans expirer sur cette route. De telles poussĂ©es se ruaient dans la porte, qu'Etienne craignait de blesser quelqu'un, Ă  chaque volĂ©e de la hache. Cependant, Maigrat, qui avait quittĂ© le vestibule de l'hĂŽtel, s'Ă©tait d'abord rĂ©fugiĂ© dans la cuisine; mais il n'y entendait rien, il y rĂȘvait des attentats abominables contre sa boutique; et il venait de remonter pour se cacher derriĂšre la pompe, dehors, lorsqu'il distingua nettement les craquements de la porte, les vocifĂ©rations de pillage, oĂč se mĂȘlait son nom. Ce n'Ă©tait donc pas un cauchemar s'il ne voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l'attaque, les oreilles bourdonnantes. Chaque coup de cognĂ©e lui entrait en plein coeur. Un gond avait dĂ» sauter, encore cinq minutes, et la boutique Ă©tait prise. Cela se peignait dans son crĂąne en images rĂ©elles, effrayantes, les brigands qui se ruaient, puis les tiroirs forcĂ©s, les sacs Ă©ventrĂ©s, tout mangĂ©, tout bu, la maison elle-mĂȘme emportĂ©e, plus rien, pas mĂȘme un bĂąton pour aller mendier au travers des villages. Non, il ne leur permettrait pas d'achever sa ruine, il prĂ©fĂ©rait y laisser la peau. Depuis qu'il Ă©tait lĂ , il apercevait Ă  une fenĂȘtre de sa maison, sur la façade en retour, la chĂ©tive silhouette de sa femme, pĂąle et brouillĂ©e derriĂšre les vitres sans doute elle regardait arriver les coups, de son air muet de pauvre ĂȘtre battu. Au-dessous, il y avait un hangar, placĂ© de telle sorte, que, du jardin de l'hĂŽtel, on pouvait y monter en grimpant au treillage du mur mitoyen; puis, de lĂ , il Ă©tait facile de ramper sur les tuiles, jusqu'Ă  la fenĂȘtre. Et l'idĂ©e de rentrer ainsi chez lui le torturait Ă  prĂ©sent, dans son remords d'en ĂȘtre sorti. Peut-ĂȘtre aurait-il le temps de barricader le magasin avec des meubles; mĂȘme il inventait d'autres dĂ©fenses hĂ©roĂŻques, de l'huile bouillante, du pĂ©trole enflammĂ©, versĂ© d'en haut. Mais cet amour de ses marchandises luttait contre sa peur, il rĂąlait de lĂąchetĂ© combattue. Tout d'un coup, il se dĂ©cida, Ă  un retentissement plus profond de la hache. L'avarice l'emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur corps, plutĂŽt que d'abandonner un pain. Des huĂ©es, presque aussitĂŽt, Ă©clatĂšrent. - Regardez ! regardez !... Le matou est lĂ -haut ! au chat, au chat ! LĂ  bande venait d'apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar. Dans sa fiĂšvre, malgrĂ© sa lourdeur, il avait montĂ© au treillage avec agilitĂ©, sans se soucier des bois qui cassaient; et, maintenant, il s'aplatissait le long des tuiles, il s'efforçait d'atteindre la fenĂȘtre. Mais la pente se trouvait trĂšs raide, il Ă©tait gĂȘnĂ© par son ventre, ses ongles s'arrachaient. Pourtant, il se serait traĂźnĂ© jusqu'en haut s'il ne s'Ă©tait mis Ă  trembler, dans la crainte de recevoir des pierres; car la foule, qu'il ne voyait plus, continuait Ă  crier, sous lui - Au chat ! au chat !... Faut le dĂ©molir ! Et, brusquement, ses deux mains lĂąchĂšrent Ă  la fois, il roula comme une boule, sursauta Ă  la gouttiĂšre, tomba en travers du mur mitoyen, si malheureusement, qu'il rebondit du cĂŽtĂ© de la route, oĂč il s'ouvrit le crĂąne, Ă  l'angle d'une borne. La cervelle avait jailli. Il Ă©tait mort. Sa femme, en haut, pĂąle et brouillĂ©e derriĂšre les vitres, regardait toujours. D'abord, ce fut une stupeur. Etienne s'Ă©tait arrĂȘtĂ©, la hache glissĂ©e des poings. Maheu, Levaque, tous les autres, oubliaient la boutique, les yeux tournĂ©s vers le mur, oĂč coulait lentement un mince filet rouge. Et les cris avaient cessĂ©, un silence s'Ă©largissait dans l'ombre croissante. Tout de suite, les huĂ©es recommencĂšrent. C'Ă©taient les femmes qui se prĂ©cipitaient, prises de l'ivresse du sang. - Il y a donc un bon Dieu ! Ah ! cochon, c'est fini ! Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l'insultaient avec des rires, traitant de sale gueule sa tĂȘte fracassĂ©e, hurlant Ă  la face de la mort la longue rancune de leur vie sans pain. - Je te devais soixante francs, te voilĂ  payĂ©, voleur ! dit la Maheude, enragĂ©e parmi les autres. Tu ne me refuseras plus de crĂ©dit... Attends ! Attends ! il faut que je t'engraisse encore. De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux poignĂ©es, dont elle lui emplit la bouche, violemment. - Tiens ! mange donc !... Tiens ! mange, mange, toi qui nous mangeais ! Les injures redoublĂšrent, pendant que le mort, Ă©tendu sur le dos, regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel immense d'oĂč tombait la nuit. Cette terre, tassĂ©e dans sa bouche, c'Ă©tait le pain qu'il avait refusĂ©. Et il ne mangerait plus que de ce pain-lĂ , maintenant. Ca ne lui avait guĂšre portĂ© bonheur, d'affamer le pauvre monde. Mais les femmes avaient Ă  tirer de lui d'autres vengeances. Elles tournaient en le flairant, pareilles Ă  des louves. Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageĂąt. On entendit la voix aigre de la BrĂ»lĂ©. - Faut le couper comme un matou ! - Oui, oui ! au chat ! au chat !... Il en a trop fait, le salaud ! DĂ©jĂ , la Mouquette le dĂ©culottait, tirait le pantalon, tandis que la Levaque soulevait les jambes. Et la BrĂ»lĂ©, de ses mains sĂšches de vieille, Ă©carta les cuisses nues, empoigna cette virilitĂ© morte. Elle tenait tout, arrachant, dans un effort qui tendait sa maigre Ă©chine et faisait craquer ses grands bras. Les peaux molles rĂ©sistaient, elle dut s'y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un paquet de chair velue et sanglante, qu'elle agita, avec un rire de triomphe - Je l'ai ! je l'ai ! Des voix aiguĂ«s saluĂšrent d'imprĂ©cations l'abominable trophĂ©e. - Ah ! bougre, tu n'empliras plus nos filles ! - Oui, c'est fini de te payer sur la bĂȘte, nous n'y passerons plus toutes, Ă  tendre le derriĂšre pour avoir un pain. - Tiens ! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte ? moi, je veux bien, si tu peux encore ! Cette plaisanterie les secoua d'une gaietĂ© terrible. Elles se montraient le lambeau sanglant, comme une bĂȘte mauvaise, dont chacune avait eu Ă  souffrir, et qu'elles venaient d'Ă©craser enfin, qu'elles voyaient lĂ , inerte, en leur pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avançaient leurs mĂąchoires, en rĂ©pĂ©tant, dans un furieux Ă©clat de mĂ©pris - Il ne peut plus ! il ne peut plus !... Ce n'est plus un homme qu'on va foutre dans la terre... Va donc pourrir, bon Ă  rien ! La BrĂ»lĂ©, alors planta tout le paquet au bout de son bĂąton; et, le portant en l'air, le promenant ainsi qu'un drapeau, elle se lança sur la route, suivie de la dĂ©bandade hurlante des femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair lamentable pendait, comme un dĂ©chet de viande Ă  l'Ă©tal d'un boucher. En haut, Ă  la fenĂȘtre, Mme Maigrat ne bougeait toujours pas; mais sous la derniĂšre lueur du couchant, les dĂ©fauts brouillĂ©s des vitres dĂ©formaient sa face blanche, qui semblait rire. Battue, trahie Ă  chaque heure, les Ă©paules pliĂ©es du matin au soir sur un registre, peut-ĂȘtre riait-elle, quand la bande des femmes galopa, avec la bĂȘte mauvaise, la bĂȘte Ă©crasĂ©e, au bout du bĂąton. Cette mutilation affreuse s'Ă©tait accomplie dans une horreur glacĂ©e. Ni Etienne, ni Maheu, ni les autres, n'avaient eu le temps d'intervenir ils restaient immobiles, devant ce galop de furies. Sur la porte de l'estaminet Tison, des tĂȘtes se montraient, Rasseneur blĂȘme de rĂ©volte, et Zacharie, et PhilomĂšne, stupĂ©fiĂ©s d'avoir vu. Les deux vieux, Bonnemort et Mouque, trĂšs graves, hochaient la tĂȘte. Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude BĂ©bert, forçait Lydie Ă  lever le nez. Mais les femmes revenaient dĂ©jĂ , tournant sur elles-mĂȘmes, passant sous les fenĂȘtres de la Direction. Et, derriĂšre les persiennes, ces dames et ces demoiselles allongeaient le cou. Elles n'avaient pu apercevoir la scĂšne, cachĂ©e par le mur, elles distinguaient mal, dans la nuit devenue noire. - Qu'ont-elles donc au bout de ce bĂąton ? demanda CĂ©cile, qui s'Ă©tait enhardie jusqu'Ă  regarder. Lucie et Jeanne dĂ©clarĂšrent que ce devait ĂȘtre une peau de lapin. - Non, non, murmura Mme Hennebeau, ils auront pillĂ© la charcuterie, on dirait un dĂ©bris de porc. A ce moment, elle tressaillit et elle se tut. Mme GrĂ©goire lui avait donnĂ© un coup de genou. Toutes deux restĂšrent bĂ©antes. Ces demoiselles, trĂšs pĂąles, ne questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge, au fond des tĂ©nĂšbres. Etienne de nouveau brandit la hache. Mais le malaise ne se dissipait pas, ce cadavre Ă  prĂ©sent barrait la route et protĂ©geait la boutique. Beaucoup avaient reculĂ©. C'Ă©tait comme un assouvissement qui les apaisait tous. Maheu demeurait sombre, lorsqu'il entendit une voix lui dire Ă  l'oreille de se sauver. Il se retourna, il reconnut Catherine, toujours dans son vieux paletot d'homme, noire, haletante. D'un geste, il la repoussa. Il ne voulait pas l'Ă©couter, il menaçait de la battre. Alors, elle eut un geste de dĂ©sespoir, elle hĂ©sita, puis courut vers Etienne. - Sauve-toi, sauve-toi, voilĂ  les gendarmes ! Lui aussi la chassait, l'injuriait, en sentant remonter Ă  ses joues le sang des gifles qu'il avait reçues. Mais elle ne se rebutait pas, elle l'obligeait Ă  jeter la hache, elle l'entraĂźnait par les deux bras, avec une force irrĂ©sistible. - Quand je te dis que voilĂ  les gendarmes !... Ecoute-moi donc. C'est Chaval qui est allĂ© les chercher et qui les amĂšne, si tu veux savoir. Moi, ça m'a dĂ©goĂ»tĂ©e, je suis venue... Sauve-toi, je ne veux pas qu'on te prenne. Et Catherine l'emmena, Ă  l'instant oĂč un lourd galop Ă©branlait au loin le pavĂ©. Tout de suite, un cri Ă©clata "Les gendarmes ! les gendarmes !" Ce fut une dĂ©bĂącle, un sauve-qui-peut si Ă©perdu, qu'en deux minutes la route se trouva libre, absolument nette, comme balayĂ©e par un ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d'ombre sur la terre blanche. Devant l'estaminet Tison, il n'Ă©tait restĂ© que Rasseneur, qui, soulagĂ©, la face ouverte, applaudissait Ă  la facile victoire des sabres; tandis que, dans Montsou dĂ©sert, Ă©teint, dans le silence des façades closes, les bourgeois, la sueur Ă  la peau, n'osant risquer un oeil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous l'Ă©paisse nuit, il n'y avait plus que les hauts fourneaux et les fours Ă  coke incendiĂ©s au fond du ciel tragique. Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils dĂ©bouchĂšrent sans qu'on les distinguĂąt, en une masse sombre. Et, derriĂšre eux, confiĂ©e Ă  leur garde, la voiture du pĂątissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d'oĂč sauta un marmiton, qui se mit d'un air tranquille Ă  dĂ©baller les croĂ»tes des vol-au-vent. SIXIEME PARTIE - VI, I La premiĂšre quinzaine de fĂ©vrier s'Ă©coula encore, un froid noir prolongeait le dur hiver, sans pitiĂ© des misĂ©rables. De nouveau, les autoritĂ©s avaient battu les routes le prĂ©fet de Lille, un procureur, un gĂ©nĂ©ral. Et les gendarmes n'avaient pas suffi, de la troupe Ă©tait venue occuper Montsou, tout un rĂ©giment, dont les hommes campaient de Beaugnies Ă  Marchiennes. Des postes armĂ©s gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. L'hĂŽtel du directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu'aux maisons de certains bourgeois, s'Ă©taient hĂ©rissĂ©s de baĂŻonnettes. On n'entendait plus, le long du pavĂ©, que le passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux, continuellement, une sentinelle restait plantĂ©e, comme une vigie au- dessus de la plaine rase, dans le coup de vent glacĂ© qui soufflait lĂ - haut; et, toutes les deux heures, ainsi qu'en pays ennemi, retentissaient les cris de faction. - Qui vive ?... Avancez au mot de ralliement ! Le travail n'avait repris nulle part. Au contraire, la grĂšve s'Ă©tait aggravĂ©e CrĂšvecoeur, Mirou, Madeleine arrĂȘtaient l'extraction, comme le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient de leur monde chaque matin; Ă  Saint-Thomas, jusque-lĂ  indemne, des hommes manquaient. C'Ă©tait maintenant une obstination muette, en face de ce dĂ©ploiement de force, dont s'exaspĂ©rait l'orgueil des mineurs. Les corons semblaient dĂ©serts, au milieu des champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, Ă  peine en rencontrait-on un par hasard, isolĂ©, le regard oblique, baissant la tĂȘte devant les pantalons rouges. Et, sous cette grande paix morne, dans cet entĂȘtement passif, se butant contre les fusils, il y avait la douceur menteuse, l'obĂ©issance forcĂ©e et patiente des fauves en cage, les yeux sur le dompteur, prĂȘts Ă  lui manger la nuque, s'il tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail ruinait, parlait d'embaucher des mineurs du Borinage, Ă  la frontiĂšre belge; mais elle n'osait point; de sorte que la bataille en restait lĂ , entre les charbonniers qui s'enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gardĂ©es par la troupe. DĂ©s le lendemain de la journĂ©e terrible, cette paix s'Ă©tait produite, d'un coup, cachant une panique telle, qu'on faisait le plus de silence possible sur les dĂ©gĂąts et les atrocitĂ©s. L'enquĂȘte ouverte Ă©tablissait que Maigrat Ă©tait mort de sa chute, et l'affreuse mutilation du cadavre demeurait vague, entourĂ©e dĂ©jĂ  d'une lĂ©gende. De son cĂŽtĂ©, la Compagnie n'avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les GrĂ©goire ne se souciaient de compromettre leur fille dans le scandale d'un procĂšs, oĂč elle devrait tĂ©moigner. Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des comparses comme toujours, imbĂ©ciles et ahuris, ne sachant rien. Par erreur, Pierron Ă©tait allĂ©, les menottes aux poignets, jusqu'Ă  Marchiennes, ce dont les camarades riaient encore. Rasseneur, Ă©galement, avait failli ĂȘtre emmenĂ© entre deux gendarmes. On se contentait, Ă  la Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les livrets en masse Maheu avait reçu le sien, Levaque aussi, de mĂȘme que trente-quatre de leurs camarades, au seul coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la sĂ©vĂ©ritĂ© retombait sur Etienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et qu'on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace. Chaval, dans sa haine, l'avait dĂ©noncĂ©, en refusant de nommer les autres, suppliĂ© par Catherine qui voulait sauver ses parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n'Ă©tait fini, on attendait la fin, la poitrine oppressĂ©e d'un malaise. A Montsou, dĂšs lors, les bourgeois s'Ă©veillĂšrent en sursaut chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d'un tocsin imaginaire, les narines hantĂ©es d'une puanteur de poudre. Mais ce qui acheva de leur fĂȘler le crĂąne, ce fut un prĂŽne de leur nouveau curĂ©, l'abbĂ© Ranvier, ce prĂȘtre maigre aux yeux de braise rouge, qui succĂ©dait Ă  l'abbĂ© Joire. Comme on Ă©tait loin de la discrĂ©tion souriante de celui-ci, de son unique soin d'homme gras et doux Ă  vivre en paix avec tout le monde ! Est-ce que l'abbĂ© Ranvier ne s'Ă©tait pas permis de prendre la dĂ©fense des abominables brigands en train de dĂ©shonorer la rĂ©gion ? Il trouvait des excuses aux scĂ©lĂ©ratesses des grĂ©vistes, il attaquait violemment la bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les responsabilitĂ©s. C'Ă©tait la bourgeoisie qui, en dĂ©possĂ©dant l'Eglise de ses libertĂ©s antiques pour en mĂ©suser elle-mĂȘme, avait fait de ce monde un lieu maudit d'injustice et de souffrance; c'Ă©tait elle qui prolongeait les malentendus, qui poussait Ă  une catastrophe effroyable, par son athĂ©isme, par son refus d'en revenir aux croyances, aux traditions fraternelles des premiers chrĂ©tiens. Et il avait osĂ© menacer les riches, il les avait avertis que, s'ils s'entĂȘtaient davantage Ă  ne pas Ă©couter la voix de Dieu, sĂ»rement Dieu se mettrait du cĂŽtĂ© des pauvres il reprendrait leurs fortunes aux jouisseurs incrĂ©dules, il les distribuerait aux humbles de la terre, pour le triomphe de sa gloire. Les dĂ©votes en tremblaient, le notaire dĂ©clarait qu'il y avait lĂ  du pire socialisme, tous voyaient le curĂ© Ă  la tĂȘte d'une bande, brandissant une croix, dĂ©molissant la sociĂ©tĂ© bourgeoise de 89, Ă  grands coups. M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un haussement d'Ă©paules - S'il nous ennuie trop, l'Ă©vĂȘque nous en dĂ©barrassera. Et, pendant que la panique soufflait ainsi d'un bout Ă  l'autre de la plaine, Etienne habitait sous terre, au fond de RĂ©quillart, le terrier Ă  Jeanlin. C'Ă©tait lĂ  qu'il se cachait, personne ne le croyait si proche, l'audace tranquille de ce refuge, dans la mine mĂȘme, dans cette voie abandonnĂ©e du vieux puits, avait dĂ©jouĂ© les recherches. En haut, les prunelliers et les aubĂ©pines, poussĂ©s parmi les charpentes abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s'y risquait plus, il fallait connaĂźtre la manoeuvre, se pendre aux racines du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les Ă©chelons solides encore; et d'autres obstacles le protĂ©geaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt mĂštres d'une descente dangereuse, puis le pĂ©nible glissement Ă  plat ventre, d'un quart de lieue, entre les parois resserrĂ©es de la galerie, avant de dĂ©couvrir la caverne scĂ©lĂ©rate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de l'abondance, il y avait trouvĂ© du geniĂšvre, le reste de la morue sĂšche, des provisions de toutes sortes. Le grand lit de foin Ă©tait excellent, on ne sentait pas un courant d'air, dans cette tempĂ©rature Ă©gale, d'une tiĂ©deur de bain. Seule, la lumiĂšre menaçait de manquer. Jeanlin qui s'Ă©tait fait son pourvoyeur, avec une prudence et une discrĂ©tion de sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait jusqu'Ă  de la pommade, mais ne pouvait arriver Ă  mettre la main sur un paquet de chandelles. DĂšs le cinquiĂšme jour, Etienne n'alluma plus que pour manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu'il les avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, complĂšte, toujours du mĂȘme noir, Ă©tait sa grande souffrance. Il avait beau dormir en sĂ»retĂ©, ĂȘtre pourvu de pain, avoir chaud, jamais la nuit n'avait pesĂ© si lourdement Ă  son crĂąne. Elle lui semblait ĂȘtre comme l'Ă©crasement mĂȘme de ses pensĂ©es. Maintenant, voilĂ  qu'il vivait de vols ! MalgrĂ© ses thĂ©ories communistes, les vieux scrupules d'Ă©ducation se soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion. Mais comment faire ? il fallait bien vivre, sa tĂąche n'Ă©tait pas remplie. Une autre honte l'accablait, le remords de cette ivresse sauvage, du geniĂšvre bu dans le grand froid, l'estomac vide, et qui l'avait jetĂ© sur Chaval, armĂ© d'un couteau. Cela remuait en lui tout un inconnu d'Ă©pouvante, le mal hĂ©rĂ©ditaire, la longue hĂ©rĂ©ditĂ© de soĂ»lerie, ne tolĂ©rant plus une goutte d'alcool sans tomber Ă  la fureur homicide. Finirait-il donc en assassin ? Lorsqu'il s'Ă©tait trouvĂ© Ă  l'abri, dans ce calme profond de la terre, pris d'une satiĂ©tĂ© de violence, il avait dormi deux jours d'un sommeil de brute, gorgĂ©e, assommĂ©e; et l'Ă©coeurement persistait, il vivait moulu, la bouche amĂšre, la tĂȘte malade, comme Ă  la suite de quelque terrible noce. Une semaine s'Ă©coula; les Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle il fallut renoncer Ă  voir clair, mĂȘme pour manger. Maintenant, durant des heures, Etienne demeurait allongĂ© sur son foin. Des idĂ©es vagues le travaillaient, qu'il ne croyait pas avoir. C'Ă©tait une sensation de supĂ©rioritĂ© qui le mettait Ă  part des camarades, une exaltation de sa personne, Ă  mesure qu'il s'instruisait. Jamais il n'avait tant rĂ©flĂ©chi, il se demandait pourquoi son dĂ©goĂ»t, le lendemain de la furieuse course au travers des fosses; et il n'osait se rĂ©pondre, des souvenirs le rĂ©pugnaient; la bassesse des convoitises, la grossiĂšretĂ© des instincts, l'odeur de toute cette misĂšre secouĂ©e au vent. MalgrĂ© le tourment des tĂ©nĂšbres, il en arrivait Ă  redouter l'heure oĂč il rentrerait au coron. Quelle nausĂ©e, ces misĂ©rables en tas, vivant au baquet commun ! Pas un avec qui causer politique sĂ©rieusement, une existence de bĂ©tail, toujours le mĂȘme air empestĂ© d'oignon oĂč l'on Ă©touffait ! Il voulait leur Ă©largir le ciel, les Ă©lever au bien-ĂȘtre et aux bonnes maniĂšres de la bourgeoisie, en faisant d'eux les maĂźtres; mais comme ce serait long ! et il ne se sentait plus le courage d'attendre la victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanitĂ© d'ĂȘtre leur chef, sa prĂ©occupation constante de penser Ă  leur place, le dĂ©gageaient, lui soufflaient l'Ăąme d'un de ces bourgeois qu'il exĂ©crait. Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, volĂ© dans la lanterne d'un roulier; et ce fut un grand soulagement pour Etienne. Lorsque les tĂ©nĂšbres finissaient par l'hĂ©bĂ©ter, par lui peser sur le crĂąne Ă  le rendre fou, il allumait un instant; puis, dĂšs qu'il avait chassĂ© le cauchemar, il Ă©teignait, avare de cette clartĂ© nĂ©cessaire Ă  sa vie, autant que le pain. Le silence bourdonnait Ă  ses oreilles, il n'entendait que la fuite d'une bande de rats, le craquement des vieux boisages, le petit bruit d'une araignĂ©e filant sa toile. Et les yeux ouverts dans ce nĂ©ant tiĂšde, il retournait Ă  son idĂ©e fixe, Ă  ce que les camarades faisaient lĂ -haut. Une dĂ©tection de sa part lui aurait paru la derniĂšre des lĂąchetĂ©s. S'il se cachait ainsi, c'Ă©tait pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues songeries avaient fixĂ© son ambition en attendant mieux, il aurait voulu ĂȘtre Pluchart, lĂącher le travail, travailler uniquement Ă  la politique, mais seul, dans une chambre propre, sous le prĂ©texte que les travaux de tĂȘte absorbent la vie entiĂšre et demandent beaucoup de calme. Au commencement de la seconde semaine, l'enfant lui ayant dit que les gendarmes le croyaient passĂ© en Belgique, Etienne osa sortir de son trou, dĂšs la nuit tombĂ©e. Il dĂ©sirait se rendre compte de la situation, voir si l'on devait s'entĂȘter davantage. Lui, pensait la partie compromise; avant la grĂšve, il doutait du rĂ©sultat, il avait simplement cĂ©dĂ© aux faits; et, maintenant, aprĂšs s'ĂȘtre grisĂ© de rĂ©bellion, il revenait Ă  ce premier doute, dĂ©sespĂ©rant de faire cĂ©der la Compagnie. Mais il ne se l'avouait pas encore, une angoisse le torturait, lorsqu'il songeait aux misĂšres de la dĂ©faite, Ă  toute cette lourde responsabilitĂ© de souffrance qui pĂšserait sur lui. La fin de la grĂšve, n'Ă©tait-ce pas la fin de son rĂŽle, son ambition par terre, son existence retombant Ă  l'abrutissement de la mine et aux dĂ©goĂ»ts du coron ? Et, honnĂȘtement, sans bas calculs de mensonge, il s'efforçait de retrouver sa foi, de se prouver que la rĂ©sistance restait possible, que le capital allait se dĂ©truire lui-mĂȘme, devant l'hĂ©roĂŻque suicide du travail. C'Ă©tait en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. La nuit, lorsqu'il errait par la campagne noire, ainsi qu'un loup hors de son bois, il croyait entendre les effondrements des faillites, d'un bout de la plaine Ă  l'autre. Il ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines fermĂ©es, mortes, dont les bĂątiments pourrissaient sous le ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert; la sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, aprĂšs avoir rĂ©duit le nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour Ă  tour. A la minoterie Dutilleul, la derniĂšre meule s'Ă©tait arrĂȘtĂ©e le deuxiĂšme samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les cĂąbles de mine se trouvait dĂ©finitivement tuĂ©e par le chĂŽmage. Du cĂŽtĂ© de Marchiennes, la situation s'aggravait chaque jour tous les feux Ă©teints Ă  la verrerie Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de construction Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges allumĂ©, pas une batterie des fours Ă  coke ne brĂ»lant Ă  l'horizon. La grĂšve des charbonniers de Montsou, nĂ©e de la crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l'avait accrue, en prĂ©cipitant la dĂ©bĂącle. Aux causes de souffrance, l'arrĂȘt des commandes de l'AmĂ©rique, l'engorgement des capitaux immobilisĂ©s dans un excĂšs de production, se joignait maintenant le manque imprĂ©vu de la houille, pour les quelques chaudiĂšres qui chauffaient encore; et, lĂ , Ă©tait l'agonie suprĂȘme, ce pain des machines que les puits ne fournissaient plus. EffrayĂ©e devant le malaise gĂ©nĂ©ral, la Compagnie, en diminuant son extraction et en affamant ses mineurs, s'Ă©tait fatalement trouvĂ©e, dĂšs la fin de dĂ©cembre, sans un morceau de charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le flĂ©au soufflait de loin, une chute en entraĂźnait une autre, les industries se culbutaient en s'Ă©crasant, dans une sĂ©rie si rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient jusqu'au fond des citĂ©s voisines, Lille, Douai, Valenciennes, oĂč des banquiers en fuite ruinaient des familles. Souvent, au coude d'un chemin, Etienne s'arrĂȘtait, dans la nuit glacĂ©e, pour Ă©couter pleuvoir les dĂ©combres. Il respirait fortement les tĂ©nĂšbres, une joie du nĂ©ant le prenait, un espoir que le jour se lĂšverait sur l'extermination du vieux monde, plus une fortune debout, le niveau Ă©galitaire passĂ© comme une faux, au ras du sol. Mais les fosses de la Compagnie surtout l'intĂ©ressaient, dans ce massacre. Il se remettait en marche, aveuglĂ© d'ombre, il les visitait les unes aprĂšs les autres, heureux quand il apprenait quelque nouveau dommage. Des Ă©boulements continuaient Ă  se produire, d'une gravitĂ© croissante, Ă  mesure que l'abandon des voies se prolongeait. Au-dessus de la galerie nord de Mirou, l'affaissement du sol gagnait tellement, que la route de Joiselle, sur un parcours de cent mĂštres, s'Ă©tait engloutie, comme dans la secousse d'un tremblement de terre; et la Compagnie, sans marchander, payait leurs champs disparus aux propriĂ©taires, inquiĂšte du bruit soulevĂ© autour de ces accidents. CrĂšvecoeur et Madeleine, de roche trĂšs Ă©bouleuse, se bouchaient de plus en plus. On parlait de deux porions ensevelis Ă  la Victoire; un coup d'eau avait inondĂ© Feutry- Cantel; il faudrait murailler un kilomĂštre de galerie Ă  Saint-Thomas, oĂč les bois, mal entretenus, cassaient de toutes parts. C'Ă©taient ainsi, d'heure en heure, des frais Ă©normes, des brĂšches ouvertes dans les dividendes des actionnaires, une rapide destruction des fosses, qui devait finir, Ă  la longue, par manger les fameux deniers de Montsou, centuplĂ©s en un siĂšcle. Alors, devant ces coups rĂ©pĂ©tĂ©s, l'espoir renaissait chez Etienne, il finissait par croire qu'un troisiĂšme mois de rĂ©sistance achĂšverait le monstre, la bĂȘte lasse et repue, accroupie lĂ -bas comme une idole, dans l'inconnu de son tabernacle. Il savait qu'Ă  la suite des troubles de Montsou, une vive Ă©motion s'Ă©tait emparĂ©e des journaux de Paris, toute une polĂ©mique violente entre les feuilles officieuses et les feuilles de l'opposition, des rĂ©cits terrifiants, que l'on exploitait surtout contre l'Internationale, dont l'empire prenait peur, aprĂšs l'avoir encouragĂ©e; et, la RĂ©gie n'osant plus faire la sourde oreille, deux des rĂ©gisseurs avaient daignĂ© venir pour une enquĂȘte, mais d'un air de regret, sans paraĂźtre s'inquiĂ©ter du dĂ©nouement, si dĂ©sintĂ©ressĂ©s, que trois jours aprĂšs ils Ă©taient repartis, en dĂ©clarant que les choses allaient le mieux du monde. Pourtant, on lui affirmait d'autre part que ces messieurs, durant leur sĂ©jour, siĂ©geaient en permanence, dĂ©ployaient une activitĂ© fĂ©brile, enfoncĂ©s dans des affaires dont personne autour d'eux ne soufflait mot. Et il les accusait de jouer la confiance, il arrivait Ă  traiter leur dĂ©part de fuite affolĂ©e, certain maintenant du triomphe, puisque ces terribles hommes lĂąchaient tout. Mais Etienne, la nuit suivante, dĂ©sespĂ©ra de nouveau. La Compagnie avait les reins trop forts pour qu'on les lui cassĂąt si aisĂ©ment elle pouvait perdre des millions, ce serait plus tard sur les ouvriers qu'elle les rattraperait, en rognant leur pain. Cette nuit-lĂ , ayant poussĂ© jusqu'Ă  Jean-Bart, il devina la vĂ©ritĂ©, quand un surveillant lui conta qu'on parlait de cĂ©der Vandame Ă  Montsou. C'Ă©tait, disait-on, chez Deneulin, une misĂšre pitoyable, la misĂšre des riches, le pĂšre malade d'impuissance, vieilli par le souci de l'argent, les filles luttant au milieu des fournisseurs, tĂąchant de sauver leurs chemises. On souffrait moins dans les corons affamĂ©s que dans cette maison de bourgeois, oĂč l'on se cachait pour boire de l'eau. Le travail n'avait pas repris Ă  Jean-Bart, et il avait fallu remplacer la pompe de Gaston- Marie; sans compter que, malgrĂ© toute la hĂąte mise, un commencement d'inondation s'Ă©tait produit, qui nĂ©cessitait de grandes dĂ©penses. Deneulin venait de risquer enfin sa demande d'un emprunt de cent mille francs aux GrĂ©goire, dont le refus, attendu d'ailleurs, l'avait achevĂ© s'ils refusaient, c'Ă©tait par affection, afin de lui Ă©viter une lutte impossible; et ils lui donnaient le conseil de vendre. Il disait toujours non, violemment. Cela l'enrageait de payer les frais de la grĂšve, il espĂ©rait d'abord en mourir, le sang Ă  la tĂȘte, le cou Ă©tranglĂ© d'apoplexie. Puis, que faire ? il avait Ă©coutĂ© les offres. On le chicanait, on dĂ©prĂ©ciait cette proie superbe, ce puits rĂ©parĂ©, Ă©quipĂ© Ă  neuf, oĂč le manque d'avances paralysait seul l'exploitation. Bien heureux encore s'il en tirait de quoi dĂ©sintĂ©resser ses crĂ©anciers. Il s'Ă©tait, pendant deux jours, dĂ©battu contre les rĂ©gisseurs campĂ©s Ă  Montsou, furieux de la façon tranquille dont ils abusaient de ses embarras, leur criant jamais, de sa voix retentissante. Et l'affaire en restait lĂ , ils Ă©taient retournĂ©s Ă  Paris attendre patiemment son dernier rĂąle. Etienne flaira cette compensation aux dĂ©sastres, repris de dĂ©couragement devant la puissance invincible des gros capitaux, si forts dans la bataille, qu'ils s'engraissaient de la dĂ©faite en mangeant les cadavres des petits, tombĂ©s Ă  leur cĂŽtĂ©. Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une bonne nouvelle. Au Voreux, le cuvelage du puits menaçait de crever, les eaux filtraient de tous les joints; et l'on avait dĂ» mettre une Ă©quipe de charpentiers Ă  la rĂ©paration, en grande hĂąte. Jusque-lĂ , Etienne avait Ă©vitĂ© le Voreux, inquiĂ©tĂ© par l'Ă©ternelle silhouette noire de la sentinelle, plantĂ©e sur le terri, au-dessus de la plaine. On ne pouvait l'Ă©viter, elle dominait, elle Ă©tait, en l'air, comme le drapeau du rĂ©giment. Vers trois heures du matin, le ciel devint sombre, il se rendit Ă  la fosse, oĂč des camarades lui expliquĂšrent le mauvais Ă©tat du cuvelage mĂȘme leur idĂ©e Ă©tait qu'il y avait urgence Ă  le refaire en entier, ce qui aurait arrĂȘtĂ© l'extraction pendant trois mois. Longtemps, il rĂŽda Ă©coutant les maillets des charpentiers taper dans le puits. Cela lui rĂ©jouissait le coeur, cette plaie qu'il fallait panser. Au petit jour, lorsqu'il rentra, il retrouva la sentinelle sur le terri. Cette fois, elle le verrait certainement. Il marchait, en songeant Ă  ces soldats, pris dans le peuple, et qu'on armait contre le peuple. Comme le triomphe de la rĂ©volution serait devenu facile, si l'armĂ©e s'Ă©tait brusquement dĂ©clarĂ©e pour elle ! Il suffisait que l'ouvrier, que le paysan, dans les casernes, se souvĂźnt de son origine. C'Ă©tait le pĂ©ril suprĂȘme, la grande Ă©pouvante, dont les dents des bourgeois claquaient, quand ils pensaient Ă  une dĂ©fection possible des troupes. En deux heures, ils seraient balayĂ©s, exterminĂ©s, avec les jouissances et les abominations de leur vie inique. DĂ©jĂ , l'on disait que des rĂ©giments entiers se trouvaient infectĂ©s de socialisme. Etait- ce vrai ? la justice allait-elle venir, grĂące aux cartouches distribuĂ©es par la bourgeoisie ? Et, sautant Ă  un autre espoir, le jeune homme rĂȘvait que le rĂ©giment dont les postes gardaient les fosses, passait Ă  la grĂšve, fusillait la Compagnie en bloc et donnait enfin la mine aux mineurs. Il s'aperçut alors qu'il montait sur le terri, la tĂȘte bourdonnante de ces rĂ©flexions. Pourquoi ne causerait-il pas avec ce soldat ? Il saurait la couleur de ses idĂ©es. D'un air indiffĂ©rent, il continuait de s'approcher, comme s'il eĂ»t glanĂ© les vieux bois, restĂ©s dans les dĂ©blais. La sentinelle demeurait immobile. - Hein ? camarade, un fichu temps ! dit enfin Etienne. Je crois que nous allons avoir de la neige. C'Ă©tait un petit soldat, trĂšs blond, avec une douce figure pĂąle, criblĂ©e de taches de rousseur. Il avait, dans sa capote, l'embarras d'une recrue. - Oui, tout de mĂȘme, je crois, murmura-t-il. Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement le ciel livide, cette aube enfumĂ©e, dont la suie pesait comme du plomb, au loin, sur la plaine. - Qu'ils sont bĂȘtes de vous planter lĂ , Ă  vous geler les os ! continua Etienne. Si l'on ne dirait pas que l'on attend les Cosaques !... Avec ça, il souffle toujours un vent, ici ! Le petit soldat grelottait sans se plaindre. Il y avait bien une cabane en pierres sĂšches, oĂč le vieux Bonnemort s'abritait, par les nuits d'ouragan; mais, la consigne Ă©tant de ne pas quitter le sommet du terri, le soldat n'en bougeait pas, les mains si raides de froid, qu'il ne sentait plus son arme. Il appartenait au poste de soixante hommes qui gardait le Voreux; et, comme cette cruelle faction revenait frĂ©quemment, il avait failli dĂ©jĂ  y rester, les pieds morts. Le mĂ©tier voulait ça, une obĂ©issance passive achevait de l'engourdir, il rĂ©pondait aux questions par des mots bĂ©gayĂ©s d'enfant qui sommeille. Vainement, pendant un quart d'heure, Etienne tĂącha de le faire parler sur la politique. Il disait oui, il disait non, sans avoir l'air de comprendre; des camarades racontaient que le capitaine Ă©tait rĂ©publicain; quant Ă  lui, il n'avait pas d'idĂ©e, ça lui Ă©tait Ă©gal. Si on lui commandait de tirer, il tirerait, pour n'ĂȘtre pas puni. L'ouvrier l'Ă©coutait, saisi de la haine du peuple contre l'armĂ©e, contre ces frĂšres dont on changeait le coeur, en leur collant un pantalon rouge au derriĂšre. - Alors, vous vous nommez ? - Jules. - Et d'oĂč ĂȘtes-vous ? - De Plogof, lĂ -bas. Au hasard, il avait allongĂ© le bras. C'Ă©tait en Bretagne, il n'en savait pas davantage. Sa petite figure pĂąle s'animait, il se mit Ă  rire, rĂ©chauffĂ©. - J'ai ma mĂšre et ma soeur. Elles m'attendent bien sĂ»r. Ah ! ce ne sera pas pour demain... Quand je suis parti, elles m'ont accompagnĂ© jusqu'Ă  Pont-l'AbbĂ©. Nous avions pris le cheval aux Lepalmec, il a failli se casser les jambes en bas de la descente d'Audierne. Le cousin Charles nous attendait avec des saucisses, mais les femmes pleuraient trop, ça nous restait dans la gorge... Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! comme c'est loin, chez nous ! Ses yeux se mouillaient, sans qu'il cessĂąt de rire. La lande dĂ©serte de Plogof, cette sauvage pointe du Raz battue des tempĂȘtes, lui apparaissait dans un Ă©blouissement de soleil, Ă  la saison rose des bruyĂšres. - Dites donc, demanda-t-il, si je n'ai pas de punitions, est-ce que vous croyez qu'on me donnera une permission d'un mois, dans deux ans ? Alors, Etienne parla de la Provence, qu'il avait quittĂ©e tout petit. Le jour grandissait, des flocons de neige commençaient Ă  voler dans le ciel terreux. Et il finit par ĂȘtre pris d'inquiĂ©tude, en apercevant Jeanlin qui rĂŽdait au milieu des ronces, l'air stupĂ©fait de le voir lĂ -haut. D'un geste, l'enfant le hĂ©lait. A quoi bon ce rĂȘve de fraterniser avec les soldats ? Il faudrait des annĂ©es et des annĂ©es encore, sa tentative inutile le dĂ©solait, comme s'il avait comptĂ© rĂ©ussir. Mais, brusquement, il comprit le geste de Jeanlin on venait relever la sentinelle; et il s'en alla, il rentra en courant se terrer Ă  RĂ©quillart, le coeur crevĂ© une fois de plus par la certitude de la dĂ©faite; pendant que le gamin, galopant prĂšs de lui, accusait cette sale rosse de troupier d'avoir appelĂ© le poste pour tirer sur eux. Au sommet du terri, Jules Ă©tait restĂ© immobile, les regards perdus dans la neige qui tombait. Le sergent s'approchait avec ses hommes, les cris rĂ©glementaires furent Ă©changĂ©s. - Qui vive ?... Avancez au mot de ralliement ! Et l'on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en pays conquis. MalgrĂ© le jour grandissant, rien ne bougeait dans les corons, les charbonniers se taisaient et s'enrageaient, sous la botte militaire. VI, II Depuis deux jours, la neige tombait; elle avait cessĂ© le matin, une gelĂ©e intense glaçait l'immense nappe; et ce pays noir, aux routes d'encre, aux murs et aux arbres poudrĂ©s des poussiĂšres de la houille, Ă©tait tout blanc, d'une blancheur unique, Ă  l'infini. Sous la neige, le coron des Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu. Pas une fumĂ©e ne sortait des toitures. Les maisons sans feu, aussi froides que les pierres des chemins, ne fondaient pas l'Ă©paisse couche des tuiles. Ce n'Ă©tait plus qu'une carriĂšre de dalles blanches, dans la plaine blanche, une vision de village mort, drapĂ© de son linceul. Le long des rues, les patrouilles qui passaient avaient seules laissĂ© le gĂąchis boueux de leur piĂ©tinement. Chez les Maheu, la derniĂšre pelletĂ©e d'escarbilles Ă©tait brĂ»lĂ©e depuis la veille; et il ne fallait plus songer Ă  la glane sur le terri, par ce terrible temps, lorsque les moineaux eux-mĂȘmes ne trouvaient pas un brin d'herbe. Alzire, pour s'ĂȘtre entĂȘtĂ©e, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait. La Maheude avait dĂ» l'envelopper dans un lambeau de couverture, en attendant le docteur Vanderhaghen, chez qui elle Ă©tait allĂ©e deux fois dĂ©jĂ , sans pouvoir le rencontrer; la bonne venait cependant de promettre que Monsieur passerait au coron avant la nuit, et la mĂšre guettait, debout devant la fenĂȘtre, tandis que la petite malade, qui avait voulu descendre, grelottait sur une chaise, avec l'illusion qu'il faisait meilleur lĂ , prĂšs du fourneau refroidi. Le vieux Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait dormir. Ni LĂ©nore ni Henri n'Ă©taient rentrĂ©s, battant les routes en compagnie de Jeanlin, pour demander des sous. Au travers de la piĂšce nue, Maheu seul marchait pesamment, butait Ă  chaque tour contre le mur, de l'air stupide d'une bĂȘte qui ne voit plus sa cage. Le pĂ©trole aussi Ă©tait fini; mais le reflet de la neige, au-dehors, restait si blanc, qu'il Ă©clairait vaguement la piĂšce, malgrĂ© la nuit tombĂ©e. Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque poussa la porte en coup de vent, hors d'elle, criant dĂšs le seuil Ă  Maheude - Alors, c'est toi qui as dit que je forçais mon logeur Ă  me donner vingt sous, quand il couchait avec moi ! L'autre haussa les Ă©paules. - Tu m'embĂȘtes, je n'ai rien dit... D'abord, qui t'a dit ça ? - On m'a dit que tu l'as dit, tu n'as pas besoin de savoir... MĂȘme tu as dit que tu nous entendais bien faire nos saletĂ©s derriĂšre ta cloison, et que la crasse s'amassait chez nous parce que j'Ă©tais toujours sur le dos... Dis encore que tu ne l'as pas dit, hein ! Chaque jour, des querelles Ă©clataient, Ă  la suite du continuel bavardage des femmes. Entre les mĂ©nages surtout qui logeaient porte Ă  porte, les brouilles et les rĂ©conciliations Ă©taient quotidiennes. Mais jamais une mĂ©chancetĂ© si aigre ne les avait jetĂ©s les uns sur les autres. Depuis la grĂšve, la faim exaspĂ©rait les rancunes, on avait le besoin de cogner une explication entre deux commĂšres finissait par une tuerie entre les deux hommes. Justement, Levaque arrivait Ă  son tour, en amenant de force Bouteloup. - Voici le camarade, qu'il dise un peu s'il a donnĂ© vingt sous Ă  ma femme, pour coucher avec. Le logeur, cachant sa douceur effarĂ©e dans sa grande barbe, protestait, bĂ©gayait.; - Oh ! ça, non, jamais rien, jamais ! Du coup, Levaque devint menaçant, le poing sous le nez de Maheu. - Tu sais, ça ne me va pas. Quand on a une femme comme ça, on lui casse les reins... C'est donc que tu crois ce qu'elle a dit ? - Mais, nom de Dieu ! s'Ă©cria Maheu, furieux d'ĂȘtre tirĂ© de son accablement, qu'est-ce que c'est encore que tous ces potins ? Est-ce qu'on n'a pas assez de ses misĂšres ? Fous-moi la paix ou je tape !... Et, d'abord, qui a dit que ma femme l'avait dit ? - Qui l'a dit ?... C'est la Pierronne qui l'a dit. La Maheude Ă©clata d'un rire aigu; et, revenant vers la Levaque - Ah ! c'est la Pierronne... Eh bien ! je puis te dire ce qu'elle m'a dit, Ă  moi. Oui ! elle m'a dit que tu couchais avec tes deux hommes, l'un dessous et l'autre dessus ! DĂšs lors, il ne fut plus possible de s'entendre. Tous se fĂąchaient, les Levaque renvoyaient comme rĂ©ponse aux Maheu que la Pierronne en avait dit bien d'autres sur leur compte, et qu'ils avaient vendu Catherine, et qu'ils s'Ă©taient pourris ensemble, jusqu'aux petits, avec une saletĂ© prise par Etienne au Volcan. - Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu. C'est bon ! j'y vais, moi, et si elle dit qu'elle l'a dit, je lui colle ma main sur la gueule. Il s'Ă©tait Ă©lancĂ© dehors, les Levaque le suivirent pour tĂ©moigner, tandis que Bouteloup, ayant horreur des disputes, rentrait furtivement. AllumĂ©e par l'explication, la Maheude sortait aussi, lorsqu'une plainte d'Alzire la retint. Elle croisa les bouts de la couverture sur le corps frissonnant de la petite, elle retourna se planter devant la fenĂȘtre, les yeux perdus. Et ce mĂ©decin qui n'arrivait pas ! A la porte des Pierron, Maheu et les Levaque rencontrĂšrent Lydie, qui piĂ©tinait dans la neige. La maison Ă©tait close, un filet de lumiĂšre passait par la fente d'un volet; et l'enfant rĂ©pondit d'abord avec gĂȘne aux questions non, son papa n'y Ă©tait pas, il Ă©tait allĂ© au lavoir rejoindre la mĂšre BrĂ»lĂ©, pour rapporter le paquet de linge. Elle se troubla ensuite, refusa de dire ce que sa maman faisait. Enfin, elle lĂącha tout, dans un rire sournois de rancune sa maman l'avait flanquĂ©e Ă  la porte, parce que M. Dansaert Ă©tait lĂ , et qu'elle les empĂȘchait de causer. Celui-ci, depuis le matin, se promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tĂąchant de racoler des ouvriers, pesant sur les faibles, annonçant partout que, si l'on ne descendait pas le lundi au Voreux, la Compagnie Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă  embaucher des Borains. Et, comme la nuit tombait, il avait renvoyĂ© les gendarmes, en trouvant la Pierronne seule; puis, il Ă©tait restĂ© chez elle Ă  boire un verre de geniĂšvre, devant le bon feu. - Chut ! taisez-vous, faut les voir ! murmura Levaque, avec un rire de paillardise. On s'expliquera tout Ă  l'heure... Va-t'en, toi, petite garce ! Lydie recula de quelques pas, pendant qu'il mettait un oeil Ă  la fente du volet. Il Ă©touffa de petits cris, son Ă©chine se renflait, dans un frĂ©missement. A son tour, la Levaque regarda; mais elle dit, comme prise de coliques, que ça la dĂ©goĂ»tait. Maheu, qui l'avait poussĂ©e, voulant voir aussi, dĂ©clara qu'on en avait pour son argent. Et ils recommencĂšrent, Ă  la file, chacun son coup d'oeil, ainsi qu'Ă  la comĂ©die. La salle, reluisante de propretĂ©, s'Ă©gayait du grand feu; il y avait des gĂąteaux sur la table, avec une grande bouteille et des verres; enfin, une vraie noce. Si bien que ce qu'ils voyaient lĂ -dedans finissait par exaspĂ©rer les deux hommes, qui, en d'autres circonstances, en auraient rigolĂ© six mois. Qu'elle se fĂźt bourrer jusqu'Ă  la gorge, les jupes en l'air, c'Ă©tait drĂŽle. Mais, nom de Dieu ! est-ce que ce n'Ă©tait pas cochon, de se payer ça devant un si grand feu, et de se donner des forces avec des biscuits, lorsque les camarades n'avaient ni une lichette de pain, ni une escarbille de houille ? - V'lĂ  papa ! cria Lydie en se sauvant. Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge sur l'Ă©paule. Tout de suite, Maheu l'interpella. - Dis donc, on m'a dit que ta femme avait dit que j'avais vendu Catherine et que nous nous Ă©tions tous pourris Ă  la maison... Et, chez toi, qu'est-ce qu'il te la paie, ta femme, le monsieur qui est en train de lui user la peau ? Etourdi, Pierron ne comprenait pas, lorsque la Pierronne, prise de peur en entendant le tumulte des voix, perdit la tĂȘte au point d'entrebĂąiller la porte, pour se rendre compte. On l'aperçut toute rouge, le corsage ouvert, la jupe encore remontĂ©e, accrochĂ©e Ă  la ceinture; tandis que, dans le fond, Dansaert se reculottait Ă©perdument. Le maĂźtre-porion se sauva, disparut, tremblant qu'une pareille histoire n'arrivĂąt aux oreilles du directeur. Alors, ce fut un scandale affreux, des rires, des huĂ©es, des injures. - Toi qui dis toujours des autres qu'elles sont sales, criait la Levaque Ă  la Pierronne, ce n'est pas Ă©tonnant que tu sois propre, si tu te fais rĂ©curer par les chefs ! - Ah ! ça lui va, de parler ! reprenait Levaque. En voilĂ  une salope qui a dit que ma femme couchait avec moi et le logeur, l'un dessous et l'autre dessus !.. Oui, oui, on m'a dit que tu l'as dit. Mais la Pierronne, calmĂ©e, tenait tĂȘte aux gros mots, trĂšs mĂ©prisante, dans sa certitude d'ĂȘtre la plus belle et la plus riche. - J'ai dit ce que j'ai dit, fichez-moi la paix, hein !... Est-ce que ça vous regarde, mes affaires, tas de jaloux qui nous en voulez, parce que nous mettons de l'argent Ă  la caisse d'Ă©pargne ! Allez, allez, vous aurez beau dire, mon mari sait bien pourquoi monsieur Dansaert Ă©tait chez nous. En effet, Pierron s'emportait, dĂ©tendait sa femme. La querelle tourna, on le traita de vendu, de mouchard, de chien de la Compagnie, on l'accusa de s'enfermer pour se gaver des bons morceaux, dont les chefs lui payaient ses traĂźtrises. Lui, rĂ©pliquait, prĂ©tendait que Maheu lui avait glissĂ© des menaces sous sa porte, un papier oĂč se trouvaient deux os de mort en croix, avec un poignard au-dessus. Et cela se termina forcĂ©ment par un massacre entre les hommes, comme toutes les querelles de femmes, depuis que la faim enrageait les plus doux. Maheu et Levaque s'Ă©taient ruĂ©s sur Perron Ă  coups de poing, il fallut les sĂ©parer. Le sang coulait Ă  flots du nez de son gendre, lorsque la BrĂ»lĂ©, Ă  son tour, arriva du lavoir. Mise au courant, elle se contenta de dire - Ce cochon-lĂ  me dĂ©shonore. La rue redevint dĂ©serte, pas une ombre ne tachait la blancheur nue de la neige; et le coron, retombĂ© Ă  son immobilitĂ© de mort, crevait de faim sous le froid intense. - Et le mĂ©decin ? demanda Maheu, en refermant la porte. - Pas venu, rĂ©pondit la Maheude, toujours debout devant la fenĂȘtre. - Les petits sont rentrĂ©s ? - Non, pas rentrĂ©s. Maheu reprit sa marche lourde, d'un mur Ă  l'autre, de son air de boeuf assommĂ©. Raidi sur sa chaise, le pĂšre Bonnemort n'avait pas mĂȘme levĂ© la tĂȘte. Alzire non plus ne disait rien, tĂąchait de ne pas trembler, pour leur Ă©viter de la peine; mais, malgrĂ© son courage Ă  souffrir, elle tremblait si fort par moments, qu'on entendait contre la couverture le frisson de son maigre corps de fillette infirme; pendant que, de ses grands yeux ouverts, elle regardait au plafond le pĂąle reflet des jardins tout blancs, qui Ă©clairait la piĂšce d'une lueur de lune. C'Ă©tait, maintenant, l'agonie derniĂšre, la maison vidĂ©e, tombĂ©e au dĂ©nuement final. Les toiles des matelas avaient suivi la laine chez la brocanteuse; puis les draps Ă©taient partis, le linge, tout ce qui pouvait se vendre. Un soir, on avait vendu deux sous un mouchoir du grand-pĂšre. Des larmes coulaient, Ă  chaque objet du pauvre mĂ©nage dont il fallait se sĂ©parer, et la mĂšre se lamentait encore d'avoir emportĂ© un jour, dans sa jupe, la boĂźte de carton rose, l'ancien cadeau de son homme, comme on emporterait un enfant, pour s'en dĂ©barrasser sous une porte. Ils Ă©taient nus, ils n'avaient plus Ă  vendre que leur peau, si entamĂ©e, si compromise, que personne n'en aurait donnĂ© un liard. Aussi ne prenaient-ils mĂȘme pas la peine de chercher, ils savaient qu'il n'y avait rien, que c'Ă©tait la fin de tout, qu'ils ne devaient espĂ©rer ni une chandelle, ni un morceau de charbon, ni une pomme de terre; et ils attendaient d'en mourir, ils ne se fĂąchaient que pour les enfants, car cette cruautĂ© inutile les rĂ©voltait, d'avoir fichu une maladie Ă  la petite, avant de l'Ă©trangler. - Enfin, le voilĂ  ! dit la Maheude. Une forme noire passait devant la fenĂȘtre. La porte s'ouvrit. Mais ce n'Ă©tait point le docteur Vanderhaghen, ils reconnurent le nouveau curĂ©, l'abbĂ© Ranvier, qui ne parut pas surpris de tomber dans cette maison morte, sans lumiĂšre, sans feu, sans pain. DĂ©jĂ , il sortait de trois autres maisons voisines, allant de famille en famille, racolant des hommes de bonne volontĂ©, ainsi que Dansaert avec ses gendarmes; et, tout de suite, il s'expliqua, de sa voix fiĂ©vreuse de sectaire. - Pourquoi n'ĂȘtes-vous pas venus Ă  la messe dimanche, mes enfants ? Vous avez tort, l'Eglise seule peut vous sauver... Voyons, promettez- moi de venir dimanche prochain. Maheu, aprĂšs l'avoir regardĂ©, s'Ă©tait remis en marche, pesamment, sans une parole. Ce fut la Maheude qui rĂ©pondit. - A la messe, monsieur le curĂ©, pour quoi faire ? Est-ce que le bon Dieu ne se moque pas de nous ?... Tenez ! qu'est-ce que lui a fait ma petite, qui est lĂ , Ă  trembler la fiĂšvre ? Nous n'avions pas assez de misĂšre, n'est-ce pas ? il fallait qu'il me la rendĂźt malade, lorsque je ne puis seulement lui donner une tasse de tisane chaude. Alors, debout, le prĂȘtre parla longuement. Il exploitait la grĂšve, cette misĂšre affreuse, cette rancune exaspĂ©rĂ©e de la faim, avec l'ardeur d'un missionnaire qui prĂȘche des sauvages, pour la gloire de sa religion. Il disait que l'Eglise Ă©tait avec les pauvres, qu'elle ferait un jour triompher la justice, en appelant la colĂšre de Dieu sur les iniquitĂ©s des riches. Et ce jour luirait bientĂŽt, car les riches avaient pris la place de Dieu, en Ă©taient arrivĂ©s Ă  gouverner sans Dieu, dans leur vol impie du pouvoir. Mais, si les ouvriers voulaient le juste partage des biens de la terre, ils devaient s'en remettre tout de suite aux mains des prĂȘtres, comme Ă  la mort de JĂ©sus les petits et les humbles s'Ă©taient groupĂ©s autour des apĂŽtres. Quelle force aurait le pape, de quelle armĂ©e disposerait le clergĂ©, lorsqu'il commanderait Ă  la foule innombrable des travailleurs ! En une semaine, on purgerait le monde des mĂ©chants, on chasserait les maĂźtres indignes, ce serait enfin le vrai rĂšgne de Dieu, chacun rĂ©compensĂ© selon ses mĂ©rites, la loi du travail rĂ©glant le bonheur universel. La Maheude, qui l'Ă©coutait, croyait entendre Etienne, aux veillĂ©es de l'automne, lorsqu'il leur annonçait la fin de leurs maux Seulement, elle s'Ă©tait toujours mĂ©fiĂ©e des soutanes. - C'est trĂšs bien, ce que vous racontez lĂ , monsieur le curĂ©, dit- elle. Mais c'est donc que vous ne vous accordez plus avec les bourgeois... Tous nos autres curĂ©s dĂźnaient Ă  la Direction, et nous menaçaient du diable, dĂšs que nous demandions du pain. Il recommença, il parla du dĂ©plorable malentendu entre l'Eglise et le peuple. Maintenant, en phrases voilĂ©es, il frappait sur les curĂ©s des villes, sur les Ă©vĂȘques, sur le haut clergĂ©, repu de jouissance, gorgĂ© de domination, pactisant avec la bourgeoisie libĂ©rale, dans l'imbĂ©cillitĂ© de son aveuglement, sans voir que c'Ă©tait cette bourgeoisie qui le dĂ©possĂ©dait de l'empire du monde. La dĂ©livrance viendrait des prĂȘtres de campagne, tous se lĂšveraient pour rĂ©tablir le royaume du Christ, avec l'aide des misĂ©rables; et il semblait ĂȘtre dĂ©jĂ  Ă  leur tĂȘte, il redressait sa taille osseuse, en chef de bande, en rĂ©volutionnaire de l'Evangile, les yeux emplis d'une telle lumiĂšre, qu'ils Ă©clairaient la salle obscure. Cette ardente prĂ©dication l'emportait en paroles mystiques, depuis longtemps les pauvres gens ne le comprenaient plus. - Il n'y a pas besoin de tant de paroles, grogna brusquement Maheu, vous auriez mieux fait de commencer par nous apporter un pain. - Venez dimanche Ă  la messe, s'Ă©cria le prĂȘtre, Dieu pourvoira Ă  tout ! Et il s'en alla, il entra catĂ©chiser les Levaque Ă  leur tour, si haut dans son rĂȘve du triomphe final de l'Eglise, ayant pour les faits un tel dĂ©dain, qu'il courait ainsi les corons, sans aumĂŽnes, les mains vides au travers de cette armĂ©e mourant de faim, en pauvre diable lui- mĂȘme qui regardait la souffrance comme l'aiguillon du salut. Maheu marchait toujours, on n'entendait que cet Ă©branlement rĂ©gulier, dont les dalles tremblaient. Il y eut un bruit de poulie mangĂ©e de rouille, le vieux Bonnemort cracha dans la cheminĂ©e froide. Puis, la cadence des pas recommença. Alzire, assoupie par la fiĂšvre, s'Ă©tait mise Ă  dĂ©lirer Ă  voix basse, riant, croyant qu'il faisait chaud et qu'elle jouait au soleil. - SacrĂ© bon sort ! murmura la Maheude, aprĂšs lui avoir touchĂ© les joues, la voilĂ  qui brĂ»le Ă  prĂ©sent... Je n'attends plus ce cochon, les brigands lui auront dĂ©fendu de venir. Elle parlait du docteur et de la Compagnie. Pourtant, elle eut une exclamation de joie, en voyant la porte s'ouvrir de nouveau. Mais ses bras retombĂšrent, elle resta toute droite, le visage sombre. - Bonsoir, dit Ă  demi-voix Etienne, lorsqu'il eut soigneusement refermĂ© la porte. Souvent, il arrivait ainsi, Ă  la nuit noire. Les Maheu, dĂšs le second jour, avaient appris sa retraite. Mais ils gardaient le secret, personne dans le coron ne savait au juste ce qu'Ă©tait devenu le jeune homme. Cela l'entourait d'une lĂ©gende. On continuait Ă  croire en lui, des bruits mystĂ©rieux couraient il allait reparaĂźtre avec une armĂ©e, avec des caisses pleines d'or; et c'Ă©tait toujours l'attente religieuse d'un miracle, l'idĂ©al rĂ©alisĂ©, l'entrĂ©e brusque dans la citĂ© de justice qu'il leur avait promise. Les uns disaient l'avoir vu au fond d'une calĂšche, en compagnie de trois messieurs, sur la route de Marchiennes; d autres affirmaient qu'il Ă©tait encore pour deux jours en Angleterre. A la longue, cependant, la mĂ©fiance commençait ? des farceurs l'accusaient de se cacher dans une cave, ou la Mouquette lui tenait chaud; car cette liaison connue lui avait fait du tort. C'Ă©tait, au milieu de sa popularitĂ©, une lente dĂ©saffection, la sourde poussĂ©e des convaincus pris de dĂ©sespoir, et dont le nombre, peu Ă  peu, devait grossir. - Quel chien de temps ! ajouta-t-il. Et vous, rien de nouveau, toujours de pire en pire ?... On m'a dit que le petit NĂ©grel Ă©tait parti en Belgique chercher des Borains. Ah ! nom de Dieu, nous sommes fichus, si c'est vrai ! Un frisson l'avait saisi, en entrant dans cette piĂšce glacĂ©e et obscure, oĂč ses yeux durent s'accoutumer pour voir les malheureux, qu'il y devinait, Ă  un redoublement d'ombre. Il Ă©prouvait cette rĂ©pugnance, ce malaise de l'ouvrier sorti de sa classe, affinĂ© par l'Ă©tude, travaillĂ© par l'ambition. Quelle misĂšre, et l'odeur, et les corps en tas, et la pitiĂ© affreuse qui le serrait Ă  la gorge ! Le spectacle de cette agonie le bouleversait Ă  un tel point qu'il cherchait des paroles, pour leur conseiller la soumission. Mais, violemment, Maheu s'Ă©tait plantĂ© devant lui criant - Des Borains ! ils n'oseront pas, les jean-foutre !.. Qu'ils fassent donc descendre des Borains, s'ils veulent que nous dĂ©molissions les fosses ! D'un air de gĂȘne, Etienne expliqua qu'on ne pourrait pas bouger, que les soldats qui gardaient les fosses protĂ©geraient la descente des ouvriers belges. Et Maheu serrait les poings, irritĂ© surtout, comme il disait, d'avoir ces baĂŻonnettes dans le dos. Alors, les charbonniers n'Ă©taient plus les maĂźtres chez eux ? on les traitait donc en galĂ©riens, pour les forcer au travail, le fusil chargĂ© ? Il aimait son puits, ça lui faisait une grosse peine de n'y ĂȘtre pas descendu depuis deux mois. Aussi voyait-il rouge, Ă  l'idĂ©e de cette injure, de ces Ă©trangers qu'on menaçait d'y introduire. Puis, le souvenir qu'on lui avait rendu son livret, lui creva le coeur. - Je ne sais pas pourquoi je me fĂąche, murmura-t-il. Moi, je n'en suis plus, de leur baraque... Quand ils m'auront chassĂ© d'ici, je pourrai bien crever sur la route. - Laisse donc ! dit Etienne. Si tu veux, ils te le reprendront demain, ton livret. On ne renvoie pas les bons ouvriers. Il s'interrompit, Ă©tonnĂ© d'entendre Alzire, qui riait doucement, dans le dĂ©lire de sa fiĂšvre. Il n'avait encore distinguĂ© que l'ombre raidie du pĂšre Bonnemort, et cette gaietĂ© d'enfant malade l'effrayait. C'Ă©tait trop, cette fois, Si les petits se mettaient Ă  en mourir. La voix tremblante, il se dĂ©cida. - Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes foutus... Il faut se rendre. La Maheude, immobile et silencieuse jusque-lĂ , Ă©clata tout d'un coup, lui cria dans la face, en le tutoyant et en jurant comme un homme - Qu'est-ce que tu dis ? C'est toi qui dis ça, nom de Dieu ! Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point parler. - Ne rĂ©pĂšte pas, nom de Dieu ! ou, toute femme que je suis, je te flanque ma main sur la figure... Alors, nous aurions crevĂ© pendant deux mois, j'aurais vendu mon mĂ©nage, mes petits en seraient tombĂ©s malades, et il n'y aurait rien de fait, et l'injustice recommencerait !... Ah ! vois-tu, quand je songe Ă  ça, le sang m'Ă©touffe. Non ! non ! moi, je brĂ»lerais tout, je tuerais tout maintenant, plutĂŽt que de me rendre. Elle dĂ©signa Maheu dans l'obscuritĂ©, d'un grand geste menaçant. - Ecoute ça, si mon homme retourne Ă  la fosse, c'est moi qui l'attendrai sur la route, pour lui cracher au visage et le traiter de lĂąche ! Etienne ne la voyait pas, mais il sentait une chaleur, comme une haleine de bĂȘte aboyante; et il avait reculĂ©, saisi, devant cet enragement qui Ă©tait son oeuvre. Il la trouvait si changĂ©e, qu'il ne la reconnaissait plus, de tant de sagesse autrefois, lui reprochant sa violence, disant qu'on ne doit souhaiter la mort de personne, puis Ă  cette heure refusant d'entendre la raison, parlant de tuer le monde. Ce n'Ă©tait plus lui, c'Ă©tait elle qui causait politique, qui voulait balayer d'un coup les bourgeois, qui rĂ©clamait la rĂ©publique et la guillotine, pour dĂ©barrasser la terre de ces voleurs de riches, engraissĂ©s du travail des meurt-de-faim. - Oui, de mes dix doigts, je les Ă©corcherais... En voilĂ  assez, peut-ĂȘtre ! notre tour est venu, tu le disais toi-mĂȘme... Quand je pense que le pĂšre, le grand-pĂšre, le pĂšre du grand-pĂšre, tous ceux d'auparavant, ont souffert ce que nous souffrons, et que nos fils, les fils de nos fils le souffriront encore, ça me rend folle, je prendrais un couteau... L'autre jour, nous n'en avons pas fait assez. Nous aurions dĂ» foutre Montsou par terre, jusqu'Ă  la derniĂšre brique. Et, tu ne sais pas ? je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas laissĂ© le vieux Ă©trangler la fille de la Piolaine... On laisse bien la faim Ă©trangler mes petits, Ă  moi ! Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans la nuit. L'horizon fermĂ© n'avait pas voulu s'ouvrir, l'idĂ©al impossible tournait en poison, au fond de ce crĂąne fĂȘlĂ© par la douleur. - Vous m'avez mal compris, put encore dire Etienne, qui battait en retraite. On devrait arriver Ă  une entente avec la Compagnie je sais que les puits souffrent beaucoup, sans doute elle consentirait Ă  un arrangement. - Non, rien du tout ! hurla-t-elle. Justement, LĂ©nore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains vides. Un monsieur leur avait bien donnĂ© deux sous; mais, comme la soeur allongeait toujours des coups de pied au petit frĂšre, les deux sous Ă©taient tombĂ©s dans la neige; et, Jeanlin s'Ă©tant mis Ă  les chercher avec eux, on ne les avait plus retrouvĂ©s. - OĂč est-il, Jeanlin ? - Maman, il a filĂ©, il a dit qu'il avait des affaires. Etienne Ă©coutait, le coeur fendu. Jadis, elle menaçait de les tuer, s'ils tendaient jamais la main. Aujourd'hui, elle les envoyait elle-mĂȘme sur les routes, elle parlait d'y aller tous, les dix mille charbonniers de Montsou, prenant le bĂąton et la besace des vieux pauvres, battant le pays Ă©pouvantĂ©. Alors, l'angoisse grandit encore, dans la piĂšce noire. Les mioches rentraient avec la faim, ils voulaient manger, pourquoi ne mangeait-on pas ? et ils grognĂšrent, se traĂźnĂšrent, finirent par Ă©craser les pieds de leur soeur mourante, qui eut un gĂ©missement. Hors d'elle, la mĂšre les gifla, au hasard des tĂ©nĂšbres. Puis, comme ils criaient plus fort en demandant du pain, elle fondit en larmes, tomba assise sur le carreau, les saisit d'une seule Ă©treinte, eux et la petite infirme; et, longuement, ses pleurs coulĂšrent, dans une dĂ©tente nerveuse qui la laissait molle, anĂ©antie, bĂ©gayant Ă  vingt reprises la mĂȘme phrase, appelant la mort "Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas ? mon Dieu, prenez-nous par pitiĂ©, pour en finir !" Le grand-pĂšre gardait son immobilitĂ© de vieil arbre tordu sous la pluie et le vent, tandis que le pĂšre marchait de la cheminĂ©e au buffet, sans tourner la tĂȘte. Mais la porte s'ouvrit, et cette fois c'Ă©tait le docteur Vanderhaghen. - Diable ! dit-il, la chandelle ne vous abĂźmera pas la vue... DĂ©pĂȘchons, je suis pressĂ©. Ainsi qu'Ă  l'ordinaire, il grondait, Ă©reintĂ© de besogne. Il avait heureusement des allumettes, le pĂšre dut en enflammer six, une Ă  une, et les tenir, pour qu'il pĂ»t examiner la malade. DĂ©ballĂ©e de sa couverture, elle grelottait sous cette lueur vacillante, d'une maigreur d'oiseau agonisant dans la neige, si chĂ©tive qu'on ne voyait plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d'un sourire Ă©garĂ© de moribonde, les yeux trĂšs grands, tandis que ses pauvres mains se crispaient sur sa poitrine creuse. Et, comme la mĂšre, suffoquĂ©e, demandait si c'Ă©tait raisonnable de prendre, avant elle, la seule enfant qui l'aidĂąt au mĂ©nage, si intelligente, si douce, le docteur se fĂącha. - Tiens ! la voilĂ  qui passe... Elle est morte de faim, ta sacrĂ©e gamine. Et elle n'est pas la seule, j'en ai vu une autre, Ă  cĂŽtĂ©... Vous m'appelez tous, je n'y peux rien, c'est de la viande qu'il faut pour vous guĂ©rir. Maheu, les doigts brĂ»lĂ©s, avait lĂąchĂ© l'allumette; et les tĂ©nĂšbres retombĂšrent sur le petit cadavre encore chaud. Le mĂ©decin Ă©tait reparti en courant. Etienne n'entendait plus dans la piĂšce noire que les sanglots de la Maheude, qui rĂ©pĂ©tait son appel de mort, cette lamentation lugubre et sans fin - Mon Dieu, c'est mon tour, prenez-moi !... Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres, par pitiĂ©, pour en finir ! VI, III Ce dimanche-lĂ , dĂšs huit heures, Souvarine resta seul dans la salle de l'Avantage, Ă  sa place accoutumĂ©e, la tĂȘte contre le mur. Plus un charbonnier ne savait oĂč prendre les deux sous d'une chope, jamais les dĂ©bits n'avaient eu moins de clients. Aussi Mme Rasseneur, immobile au comptoir, gardait-elle un silence irritĂ©; pendant que Rasseneur, debout devant la cheminĂ©e de fonte, semblait suivre, d'un air rĂ©flĂ©chi, la fumĂ©e rousse du charbon. Brusquement, dans cette paix lourde des piĂšces trop chauffĂ©es, trois petits coups secs, tapĂ©s contre une vitre de la fenĂȘtre, firent tourner la tĂȘte Ă  Souvarine. Il se leva, il avait reconnu le signal dont plusieurs fois dĂ©jĂ  Etienne s'Ă©tait servi pour l'appeler, lorsqu'il le voyait du dehors fumant sa cigarette, assis Ă  une table vide. Mais, avant que le machineur eĂ»t gagnĂ© la porte, Rasseneur l'avait ouverte; et, reconnaissant l'homme qui Ă©tait lĂ , dans la clartĂ© de la fenĂȘtre, il lui disait - Est-ce que tu as peur que je ne te vende ?... Vous serez mieux pour causer ici que sur la route. Etienne entra. Mme Rasseneur lui offrit poliment une chope, qu'il refusa d'un geste. Le cabaretier ajoutait - Il y a longtemps que j'ai devinĂ© oĂč tu te caches. Si j'Ă©tais un mouchard comme tes amis le disent, je t'aurais depuis huit jours envoyĂ© les gendarmes. - Tu n'as pas besoin de te dĂ©fendre, rĂ©pondit le jeune homme, je sais que tu n'as jamais mangĂ© de ce pain-lĂ ... On peut ne pas avoir les mĂȘmes idĂ©es et s'estimer tout de mĂȘme. Et le silence rĂ©gna de nouveau. Souvarine avait repris sa chaise, le dos Ă  la muraille, les yeux perdus sur la fumĂ©e de sa cigarette; mais ses doigts fĂ©briles Ă©taient agitĂ©s d'une inquiĂ©tude, il les promenait le long de ses genoux, cherchant le poil tiĂšde de Pologne, absente ce soir-lĂ ; et c'Ă©tait un malaise inconscient, une chose qui lui manquait, sans qu'il sĂ»t au juste laquelle. Assis de l'autre cĂŽtĂ© de la table, Etienne dit enfin - C'est demain que le travail reprend au Voreux. Les Belges sont arrivĂ©s avec le petit NĂ©grel. - Oui, on les a dĂ©barquĂ©s Ă  la nuit tombĂ©e, murmura Rasseneur restĂ© debout. Pourvu qu'on ne se tue pas encore ! Puis, haussant la voix - Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer Ă  nous disputer, seulement ça finira par du vilain, si vous vous entĂȘtez davantage... Tiens ! votre histoire est tout Ă  fait celle de ton Internationale. J'ai rencontrĂ© Pluchart avant-hier Ă  Lille, oĂč j'avais des affaires. Ca se dĂ©traque, sa machine, paraĂźt-il. Il donna des dĂ©tails. L'Association, aprĂšs avoir conquis les ouvriers du monde entier, dans un Ă©lan de propagande, dont la bourgeoisie frissonnait encore, Ă©tait maintenant dĂ©vorĂ©e, dĂ©truite un peu chaque jour, par la bataille intĂ©rieure des vanitĂ©s et des ambitions. Depuis que les anarchistes y triomphaient, chassant les Ă©volutionnistes de la premiĂšre heure, tout craquait, le but primitif, la rĂ©forme du salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes, les cadres savants se dĂ©sorganisaient dans la haine de la discipline. Et dĂ©jĂ  l'on pouvait prĂ©voir l'avortement final de cette levĂ©e en masse, qui avait menacĂ© un instant d'emporter d'une haleine la vieille sociĂ©tĂ© pourrie. - Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. Avec ça, il n'a plus de voix du tout. Pourtant, il parle quand mĂȘme, il veut aller parler Ă  Paris... Et il m'a rĂ©pĂ©tĂ© Ă  trois reprises que notre grĂšve Ă©tait fichue. Etienne, les yeux Ă  terre, le laissait tout dire, sans l'interrompre. La veille, il avait causĂ© avec des camarades, il sentait passer sur lui des souffles de rancune et de soupçon, ces premiers souffles de l'impopularitĂ©, qui annoncent la dĂ©faite. Et il demeurait sombre, il ne voulait pas avouer son abattement, en face d'un homme qui lui avait prĂ©dit que la foule le huerait Ă  son tour, le jour oĂč elle aurait Ă  se venger d'un mĂ©compte. - Sans doute la grĂšve est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart, reprit-il. Mais c'Ă©tait prĂ©vu, ça. Nous l'avons acceptĂ©e Ă  contrecoeur, cette grĂšve, nous ne comptions pas en finir avec la Compagnie... Seulement, on se grise, on se met Ă  espĂ©rer des choses, et quand ça tourne mal on oublie qu'on devait s'y attendre, on se lamente et on se dispute comme devant une catastrophe tombĂ©e du ciel. - Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue, pourquoi ne fais-tu pas entendre raison aux camarades ? Le jeune homme le regarda fixement. - Ecoute, en voilĂ  assez... Tu as tes idĂ©es, j'ai les miennes. Je suis entrĂ© chez toi, pour te montrer que je t'estime quand mĂȘme. Mais je pense toujours que, si nous crevons Ă  la peine, nos carcasses d'affamĂ©s serviront plus la cause du peuple que toute ta politique d'homme sage... Ah ! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger une balle en plein coeur, comme ce serait crĂąne de finir ainsi ! Ses yeux s'Ă©taient mouillĂ©s, dans ce cri oĂč Ă©clatait le secret dĂ©sir du vaincu, le refuge oĂč il aurait voulu perdre Ă  jamais son tourment. - Bien dit ! dĂ©clara Mme Rasseneur, qui, d'un regard, jetait Ă  son mari tout le dĂ©dain de ses opinions radicales. Souvarine; les yeux noyĂ©s, tĂątonnant de ses mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. Sa face blonde de fille, au nez mince, aux petites dents pointues, s'ensauvageait dans une rĂȘverie mystique, oĂč passaient des visions sanglantes. Et il s'Ă©tait mis Ă  rĂȘver tout haut, il rĂ©pondait Ă  une parole de Rasseneur sur l'Internationale, saisie au milieu de la conversation. - Tous sont des lĂąches, il n'y avait qu'un homme pour faire de leur machine l'instrument terrible de la destruction. Mais il faudrait vouloir, personne ne veut, et c'est pourquoi la rĂ©volution avortera une fois encore. Il continua, d'une voix de dĂ©goĂ»t, Ă  se lamenter sur l'imbĂ©cillitĂ© des hommes, pendant que les deux autres restaient troublĂ©s de ces confidences de somnambule, faites aux tĂ©nĂšbres. En Russie, rien ne marchait, il Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ© des nouvelles qu'il avait reçues. Ses anciens camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux nihilistes dont l'Europe tremblait, des fils de pope, des petits bourgeois, des marchands, ne s'Ă©levaient pas au-delĂ  de la libĂ©ration nationale, semblaient croire Ă  la dĂ©livrance du monde, quand ils auraient tuĂ© le despote; et, dĂšs qu'il leur parlait de raser la vieille humanitĂ© comme une moisson mĂ»re, dĂšs qu'il prononçait mĂȘme le mot enfantin de rĂ©publique, if se sentait incompris, inquiĂ©tant, dĂ©classĂ© dĂ©sormais, enrĂŽlĂ© parmi les princes ratĂ©s du cosmopolitisme rĂ©volutionnaire. Son coeur de patriote se dĂ©battait pourtant, c'Ă©tait avec une amertume douloureuse qu'il rĂ©pĂ©tait son mot favori - Des bĂȘtises !... Jamais ils n'en sortiront, avec leurs bĂȘtises ! Puis, baissant encore la voix, en phrases amĂšres, il dit son ancien rĂȘve de fraternitĂ©. Il n'avait renoncĂ© Ă  son rang et Ă  sa fortune, il ne s'Ă©tait mis avec les ouvriers, que dans l'espoir de voir se fonder enfin cette sociĂ©tĂ© nouvelle du travail en commun. Tous les sous de ses poches avaient longtemps passĂ© aux galopins du coron, il s'Ă©tait montrĂ© pour les charbonniers d'une tendresse de frĂšre, souriant Ă  leur dĂ©fiance, les conquĂ©rant par son air tranquille d'ouvrier exact et peu causeur. Mais, dĂ©cidĂ©ment, la fusion ne se faisait pas, il leur demeurait Ă©tranger, avec son mĂ©pris de tous les liens, sa volontĂ© de se garder brave, en dehors des glorioles et des jouissances. Et il Ă©tait surtout, depuis le matin, exaspĂ©rĂ© par la lecture d'un fait divers qui courait les journaux. Sa voix changea, ses yeux s'Ă©claircirent, se fixĂšrent sur Etienne, et il s'adressa directement Ă  lui. - Comprends-tu ça, toi ? ces ouvriers chapeliers de Marseille qui ont gagnĂ© le gros lot de cent mille francs, et qui, tout de suite, ont achetĂ© de la rente, en dĂ©clarant qu'ils allaient vivre sans rien faire !... Oui, c'est votre idĂ©e, Ă  vous tous, les ouvriers français, dĂ©terrer un trĂ©sor, pour le manger seul ensuite, dans un coin d'Ă©goĂŻsme et de fainĂ©antise. Vous avez beau crier contre les riches, le courage vous manque de rendre aux pauvres l'argent que la fortune vous envoie... Jamais vous ne serez dignes du bonheur, tant que vous aurez quelque chose Ă  vous, et que votre haine des bourgeois viendra uniquement de votre besoin enragĂ© d'ĂȘtre des bourgeois Ă  leur place. Rasseneur Ă©clata de rire, l'idĂ©e que les deux ouvriers de Marseille auraient dĂ» renoncer au gros lot lui semblait stupide. Mais Souvarine blĂȘmissait, son visage dĂ©composĂ© devenait effrayant, dans une de ces colĂšres religieuses qui exterminent les peuples. Il cria - Vous serez tous fauchĂ©s, culbutĂ©s, jetĂ©s Ă  la pourriture. Il naĂźtra, celui qui anĂ©antira votre race de poltrons et de jouisseurs. Et, tenez ! vous voyez mes mains, si mes mains le pouvaient, elles prendraient la terre comme ça, elles la secoueraient jusqu'Ă  la casser en miettes, pour que vous restiez tous sous les dĂ©combres. - Bien dit ! rĂ©pĂ©ta Mme Rasseneur, de son air poli et convaincu. Il se fit encore un silence. Puis, Etienne reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu'on avait prises, au Voreux. Mais le machineur, retombĂ© dans sa prĂ©occupation, rĂ©pondait Ă  peine, savait seulement qu'on devait distribuer des cartouches aux soldats qui gardaient la fosse; et l'inquiĂ©tude nerveuse de ses doigts sur ses genoux s'aggravait Ă  un tel point, qu'il finit par avoir conscience de ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin familier. - OĂč donc est Pologne ? demanda-t-il. Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme. AprĂšs une courte gĂȘne, il se dĂ©cida. - Pologne ? elle est au chaud. Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine, blessĂ©e sans doute, n'avait plus fait que des lapins morts; et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s'Ă©tait rĂ©signĂ©, le jour mĂȘme, Ă  l'accommoder aux pommes de terre. - Oui, tu en as mangĂ© une cuisse ce soir... Hein ? tu t'en es lĂ©chĂ© les doigts ! Souvarine n'avait pas compris d'abord. Puis, il devint trĂšs pĂąle, une nausĂ©e contracta son menton; tandis que, malgrĂ© sa volontĂ© de stoĂŻcisme, deux grosses larmes gonflaient ses paupiĂšres. Mais on n'eut pas le temps de remarquer cette Ă©motion, la porte s'Ă©tait brutalement ouverte, et Chaval avait paru, poussant devant lui Catherine. AprĂšs s'ĂȘtre grisĂ© de biĂšre et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou, l'idĂ©e lui Ă©tait venue d'aller Ă  l'Avantage montrer aux anciens amis qu'il n'avait pas peur. Il entra, en disant Ă  sa maĂźtresse - Nom de Dieu ! je te dis que tu vas boire une chope lĂ -dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de travers ! Catherine, Ă  la vue d'Etienne, saisie, restait toute blanche. Quand il l'eut aperçu Ă  son tour, Chaval ricana d'un air mauvais. - Madame Rasseneur, deux chopes ! Nous arrosons la reprise du travail. Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa biĂšre Ă  personne. Un silence s'Ă©tait fait, ni le cabaretier, ni les deux autres n'avaient bougĂ© de leur place. - J'en connais qui ont dit que j'Ă©tais un mouchard, reprit Chaval arrogant, et j'attends que ceux-lĂ  me le rĂ©pĂštent un peu en face, pour qu'on s'explique Ă  la fin. Personne ne rĂ©pondit, les hommes tournaient la tĂȘte, regardaient vaguement les murs. - Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il plus haut. Moi je n'ai rien Ă  cacher, j'ai quittĂ© la sale baraque Ă  Deneulin, je descends demain au Voreux avec douze Belges, qu'on m'a donnĂ©s Ă  conduire, parce qu'on m'estime. Et, si ça contrarie quelqu'un, il peut le dire, nous en causerons. Puis, comme le mĂȘme silence dĂ©daigneux accueillait ses provocations, il s'emporta contre Catherine. - Veux-tu boire, nom de Dieu !... Trinque avec moi Ă  la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler ! Elle trinqua, mais d'une main si tremblante, qu'on entendit le tintement lĂ©ger des deux verres. Lui, maintenant, avait tirĂ© de sa poche une poignĂ©e de monnaie blanche, qu'il Ă©talait par une ostentation d'ivrogne, en disant que c'Ă©tait avec sa sueur qu'on gagnait ça, et qu'il dĂ©fiait les feignants de montrer dix sous. L'attitude des camarades l'exaspĂ©rait, il en arriva aux insultes directes. - Alors, c'est la nuit que les taupes sortent ? Il faut que les gendarmes dorment pour qu'on rencontre les brigands ? Etienne s'Ă©tait levĂ©, trĂšs calme, rĂ©solu. - Ecoute, tu m'embĂȘtes... Oui, tu es un mouchard, ton argent pue encore quelque traĂźtrise, et ça me dĂ©goĂ»te de toucher Ă  ta peau de vendu. N'importe ! je suis ton homme, il y a assez longtemps que l'un des deux doit manger l'autre. Chaval serra les poings. - Allons donc ! il faut t'en dire pour t'Ă©chauffer, bougre de lĂąche !... Toi tout seul, je veux bien ! et tu vas me payer les cochonneries qu'on m'a faites ! Les bras suppliants, Catherine s'avançait entre eux; mais ils n'eurent pas la peine de la repousser, elle sentit la nĂ©cessitĂ© de la bataille, elle recula d'elle-mĂȘme, lentement. Debout, Contre le mur, elle demeura muette, si paralysĂ©e d'angoisse, qu'elle ne frissonnait plus, les yeux grands ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour elle. Mme Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de son comptoir, de peur qu'elles ne fussent cassĂ©es. Puis, elle se rassit sur la banquette, sans tĂ©moigner de curiositĂ© malsĂ©ante. On ne pouvait pourtant laisser deux anciens camarades s'Ă©gorger ainsi. Rasseneur s'entĂȘtait Ă  intervenir, et il fallut que Souvarine le prĂźt par une Ă©paule, le ramenĂąt prĂšs de la table, en disant - Ca ne te regarde pas... Il y en a un de trop, c'est au plus fort de vivre. DĂ©jĂ , sans attendre l'attaque, Chaval lançait dans le vide ses poings fermĂ©s. Il Ă©tait le plus grand, dĂ©gingandĂ©, visant Ă  la figure, par de furieux coups de taille, des deux bras, l'un aprĂšs l'autre, comme s'il eĂ»t manoeuvrĂ© une paire de sabres. Et il causait toujours, il posait pour la galerie, avec des bordĂ©es d'injures, qui l'excitaient. - Ah ! sacrĂ© marlou, j'aurai ton nez ! C'est ton nez que je veux me foutre quelque part !... Donne donc ta gueule, miroir Ă  putains, que j'en fasse de la bouillie pour les cochons, et nous verrons aprĂšs si les garces de femmes courent aprĂšs toi ! Muet, les dents serrĂ©es, Etienne se ramassait dans sa petite taille, jouant le jeu correct, la poitrine et la face couvertes de ses deux poings; et il guettait, il les dĂ©tendait avec une raideur de ressorts, en terribles coups de pointe. D'abord, ils ne se firent pas grand mal. Les moulinets tapageurs de l'un, l'attente froide de l'autre, prolongeaient la lutte. Une chaise fut renversĂ©e, leurs gros souliers Ă©crasaient le sable blanc, semĂ© sur les dalles. Mais ils s'essoufflĂšrent Ă  la longue, on entendit le ronflement de leur haleine, tandis que leur face rouge se gonflait comme d'un brasier intĂ©rieur, dont on voyait les flammes, par les trous clairs de leurs yeux. - TouchĂ© ! hurla Chaval, atout sur ta carcasse ! En effet, son poing, pareil Ă  un flĂ©au lancĂ© de biais, avait labourĂ© l'Ă©paule de son adversaire. Celui-ci retint un grognement de douleur, il n'y eut qu'un bruit mou, la sourde meurtrissure des muscles. Et il rĂ©pondit par un coup droit en pleine poitrine, qui aurait dĂ©foncĂ© l'autre, s'il ne s'Ă©tait garĂ©, dans ses continuels sauts de chĂšvre. Pourtant, le coup l'atteignit au flanc gauche, si rudement encore, qu'il chancela, la respiration coupĂ©e. Une rage le prit, de sentir ses bras mollir dans la souffrance, et il rua comme une bĂȘte, il visa le ventre pour le crever du talon. - Tiens ! Ă  tes tripes ! bĂ©gaya-t-il de sa voix Ă©tranglĂ©e. Faut que je les dĂ©vide au soleil ! Etienne Ă©vita le coup, si indignĂ© de cette infraction aux rĂšgles d'un combat loyal, qu'il sortit de son silence. - Tais-toi donc, brute ! Et pas les pieds, nom de Dieu ! ou je prends une chaise pour t'assommer ! Alors, la bataille s'aggrava. Rasseneur, rĂ©voltĂ©, serait intervenu de nouveau, sans le regard sĂ©vĂšre de sa femme, qui le maintenait est- ce que deux clients n'avaient pas le droit de rĂ©gler une affaire chez eux ? Il s'Ă©tait mis simplement devant la cheminĂ©e, car il craignait de les voir se culbuter dans le feu. Souvarine, de son air paisible, avait roulĂ© une cigarette, qu'il oubliait cependant d'allumer. Contre le mur, Catherine restait immobile; ses mains seules, inconscientes, venaient de monter Ă  sa taille; et, lĂ , elles s'Ă©taient tordues, elles arrachaient l'Ă©toffe de sa robe, dans des crispations rĂ©guliĂšres. Tout son effort Ă©tait de ne pas crier, de ne pas en tuer un, en criant sa prĂ©fĂ©rence, si Ă©perdue d'ailleurs, qu'elle ne savait mĂȘme plus qui elle prĂ©fĂ©rait. BientĂŽt, Chaval s'Ă©puisa, inondĂ© de sueur, tapant au hasard. MalgrĂ© sa colĂšre, Etienne continuait Ă  se couvrir, parait presque tous les coups, dont quelques-uns l'Ă©raflaient. Il eut l'oreille fendue, un ongle lui emporta un lambeau du cou, et dans une telle cuisson, qu'il jura Ă  son tour, en lançant un de ses terribles coups droits. Une fois encore, Chaval gara sa poitrine d'un saut; mais il s'Ă©tait baissĂ©, le poing l'atteignit au visage, Ă©crasa le nez enfonça un oeil. Tout de suite, un jet de sang partit des narines, l'oeil enfla, se tumĂ©fia, bleuĂątre. Et le misĂ©rable, aveuglĂ© par ce flot rouge, Ă©tourdi de l'Ă©branlement de son crĂąne, battait l'air de ses bras Ă©garĂ©s, lorsqu'un autre coup, en pleine poitrine enfin, l'acheva. Il y eut un craquement, il tomba sur le dos, de la chute lourde d'un sac de plĂątre qu'on dĂ©charge. Etienne attendit. - RelĂšve-toi. Si tu en veux encore, nous allons recommencer. Sans rĂ©pondre, Chaval, aprĂšs quelques secondes d'hĂ©bĂ©tement, se remua par terre, dĂ©tira ses membres. Il se ramassait avec peine, il resta un instant sur les genoux, en boule, faisant de sa main, au fond de sa poche, une besogne qu'on ne voyait pas. Puis, quand il fut debout, il se rua de nouveau, la gorge gonflĂ©e d'un hurlement sauvage. Mais Catherine avait vu; et, malgrĂ© elle, un grand cri lui sortit du coeur et l'Ă©tonna, comme l'aveu d'une prĂ©fĂ©rence ignorĂ©e d'elle- mĂȘme. - Prends garde ! il a son couteau ! Etienne n'avait eu que le temps de parer le premier coup avec son bras. La laine du tricot fut coupĂ©e par l'Ă©paisse lame, une de ces lames qu'une virole de cuivre fixe dans un manche de buis. DĂ©jĂ , il avait saisi le poignet de Chaval, une lutte effrayante s'engagea, lui se sentant perdu s'il lĂąchait, l'autre donnant des secousses, pour se dĂ©gager et frapper. L'arme s'abaissait peu Ă  peu, leurs membres raidis se fatiguaient, deux fois Etienne eut la sensation froide de l'acier contre sa peau; et il dut faire un effort suprĂȘme, il broya le poignet dans une telle Ă©treinte, que le couteau glissa de la main ouverte. Tous deux s'Ă©taient jetĂ©s par terre, ce fut lui qui le ramassa, qui le brandit Ă  son tour. Il tenait Chaval renversĂ© sous son genou, il menaçait de lui ouvrir la gorge. - Ah ! nom de Dieu de traĂźtre, tu vas y passer ! Une voix abominable, en lui, l'assourdissait. Cela montait de ses entrailles, battait dans sa tĂȘte Ă  coups de marteau, une brusque folie du meurtre, un besoin de goĂ»ter au sang. Jamais la crise ne l'avait secouĂ© ainsi. Pourtant, il n'Ă©tait pas ivre. Et il luttait contre le mal hĂ©rĂ©ditaire, avec le frisson dĂ©sespĂ©rĂ© d'un furieux d'amour qui se dĂ©bat au bord du viol. Il finit par se vaincre, il lança le couteau derriĂšre lui, en balbutiant d'une voix rauque - RelĂšve-toi, va-t'en ! Cette fois, Rasseneur s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©, mais sans trop oser se risquer entre eux, dans la crainte d'attraper un mauvais coup. Il ne voulait pas qu'on s'assassinĂąt chez lui, il se fĂąchait si fort, que sa femme, toute droite au comptoir, lui faisait remarquer qu'il criait toujours trop tĂŽt. Souvarine, qui avait failli recevoir le couteau dans les jambes, se dĂ©cidait Ă  allumer sa cigarette. C'Ă©tait donc fini ? Catherine regardait encore, stupide devant les deux hommes, vivants l'un et l'autre. - Va-t'en ! rĂ©pĂ©ta Etienne, va-t'en ou je t'achĂšve ! Chaval se releva, essuya d'un revers de main le sang qui continuait Ă  lui couler du nez; et, la mĂąchoire barbouillĂ©e de rouge, l'oeil meurtri, il s'en alla en traĂźnant les jambes, dans la rage de sa dĂ©faite. Machinalement, Catherine le suivit. Alors, il se redressa, sa haine Ă©clata en un flot d'ordures. - Ah ! non, ah ! non, puisque c'est lui que tu veux, couche avec lui, sale rosse ! Et ne refous pas les pieds chez moi, si tu tiens Ă  ta peau ! Il fit claquer violemment la porte. Un grand silence rĂ©gna dans la salle tiĂšde, oĂč l'on entendit le petit ronflement de la houille. Par terre, il ne restait que la chaise renversĂ©e et qu'une pluie de sang, dont le sable des dalles buvait les gouttes. VI, IV Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Etienne et Catherine marchĂšrent en silence. Le dĂ©gel commençait, un dĂ©gel froid et lent, qui salissait la neige sans la fondre. Dans le ciel livide, on devinait la lune pleine, derriĂšre de grands nuages, des haillons noirs qu'un vent de tempĂȘte roulait furieusement, trĂšs haut; et, sur la terre, aucune haleine ne soufflait, on n'entendait que l'Ă©gouttement des toitures, d'oĂč tombaient des paquets blancs, d'une chute molle. Etienne, embarrassĂ© de cette femme qu'on lui donnait, ne trouvait rien Ă  dire, dans son malaise. L'idĂ©e de la prendre et de la cacher avec lui, Ă  RĂ©quillart, lui semblait absurde. Il avait voulu la conduire au coron, chez ses parents; mais elle s'y Ă©tait refusĂ©e, d'un air de terreur non, non, tout plutĂŽt que de se remettre Ă  leur charge, aprĂšs les avoir quittĂ©s si vilainement ! Et ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, ils piĂ©tinaient au hasard, par les chemins qui se changeaient en fleuves de boue. D'abord, ils Ă©taient descendus vers le Voreux; puis ils tournĂšrent Ă  droite, ils passĂšrent entre le terri et le canal. - Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin. Moi, si j'avais seulement une chambre, je t'emmĂšnerais bien... Mais un accĂšs de timiditĂ© singuliĂšre l'interrompit. Leur passĂ© lui revenait, leurs gros dĂ©sirs d'autrefois, et les dĂ©licatesses, et les hontes qui les avaient empĂȘchĂ©s d'aller ensemble. Est-ce qu'il voulait toujours d'elle, pour se sentir si troublĂ©, peu Ă  peu chauffĂ© au coeur d'une envie nouvelle ? Le souvenir des gifles qu'elle lui avait allongĂ©es, Ă  Gaston-Marie, l'excitait maintenant, au lieu de l'emplir de rancune. Et il restait surpris, l'idĂ©e de la prendre Ă  RĂ©quillart devenait toute naturelle et d'une exĂ©cution facile. - Voyons, dĂ©cide-toi, oĂč veux-tu que je te mĂšne ?... Tu me dĂ©testes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi ? Elle le suivait lentement, retardĂ©e par les glissades pĂ©nibles de ses sabots dans les orniĂšres; et, sans lever la tĂȘte, elle murmura - J'ai assez de peine, mon Dieu ! ne m'en fais pas davantage. A quoi ça nous avancerait-il, ce que tu demandes, aujourd'hui que j'ai un galant et que tu as toi-mĂȘme une femme ? C'Ă©tait de la Mouquette dont elle parlait. Elle le croyait avec cette fille, comme le bruit en courait depuis quinze jours; et, quand il lui jura que non, elle hocha la tĂȘte, elle rappela le soir oĂč elle les avait vus se baiser Ă  pleine bouche. - Est-ce dommage, toutes ces bĂȘtises ? reprit-il Ă  mi-voix, en s'arrĂȘtant. Nous nous serions si bien entendus ! Elle eut un petit frisson, elle rĂ©pondit - Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grand-chose, si tu savais quelle patraque je suis, guĂšre plus grosse que deux sous de beurre, si mal fichue que je ne deviendrai jamais une femme, bien sĂ»r ! Et elle continua librement, elle s'accusait comme d'une faute de ce long retard de sa pubertĂ©. Cela, malgrĂ© l'homme qu'elle avait eu, la diminuait, la relĂ©guait parmi les gamines. On a une excuse encore, lorsqu'on peut faire un enfant. - Ma pauvre petite ! dit tout bas Etienne, saisi d'une grande pitiĂ©. Ils Ă©taient au pied du terri, cachĂ©s dans l'ombre du tas Ă©norme. Un nuage d'encre passait justement sur la lune, ils ne distinguaient mĂȘme plus leurs visages, et leurs souffles se mĂȘlaient, leurs lĂšvres se cherchaient, pour ce baiser dont le dĂ©sir les avait tourmentĂ©s pendant des mois. Mais, brusquement, la lune reparut, ils virent au-dessus d'eux, en haut des roches blanches de lumiĂšre, la sentinelle dĂ©tachĂ©e du Voreux, toute droite. Et, sans qu'ils se fussent baisĂ©s enfin, une pudeur les sĂ©para, cette pudeur ancienne oĂč il y avait de la colĂšre, une vague rĂ©pugnance et beaucoup d'amitiĂ©. Ils repartirent pesamment, dans le gĂąchis jusqu'aux chevilles. - C'est dĂ©cidĂ©, tu ne veux pas ? demanda Etienne. - Non, dit-elle. Toi, aprĂšs Chaval, hein ? et, aprĂšs toi, un autre... Non, ça me dĂ©goĂ»te, je n'y ai aucun plaisir, pour quoi faire alors ? Ils se turent, marchĂšrent une centaine de pas, sans Ă©changer un mot. - Sais-tu oĂč tu vas au moins ? reprit-il. Je ne puis te laisser dehors par une nuit pareille. Elle rĂ©pondit simplement - Je rentre, Chaval est mon homme, je n'ai pas Ă  coucher ailleurs que chez lui. - Mais il t'assommera de coups ! Le silence recommença. Elle avait eu un haussement d'Ă©paules rĂ©signĂ©. Il la battrait, et quand il serait las de la battre, il s'arrĂȘterait ne valait-il pas mieux ça, que de rouler les chemins comme une gueuse ? Puis, elle s'habituait aux gifles, elle disait, pour se consoler, que, sur dix filles, huit ne tombaient pas mieux qu'elle. Si son galant l'Ă©pousait un jour, ce serait tout de mĂȘme bien gentil de sa part. Etienne et Catherine s'Ă©taient dirigĂ©s machinalement vers Montsou, et Ă  mesure qu'ils s'en approchaient, leurs silences devenaient plus longs. C'Ă©tait comme s'ils n'avaient dĂ©jĂ  plus Ă©tĂ© ensemble. Lui, ne trouvait rien pour la convaincre, malgrĂ© le gros chagrin qu'il Ă©prouvait Ă  la voir retourner avec Chaval. Son coeur se brisait, il n'avait guĂšre mieux Ă  offrir, une existence de misĂšre et de fuite, une nuit sans lendemain, si la balle d'un soldat lui cassait la tĂȘte. Peut- ĂȘtre, en effet, Ă©tait-ce plus sage de souffrir ce qu'on souffrait, sans tenter une autre souffrance. Et il la reconduisait chez son galant, la tĂȘte basse, et il n'eut pas de protestation, lorsque, sur la grande route, elle l'arrĂȘta au coin des Chantiers, Ă  vingt mĂštres de l'estaminet Piquette, en disant - Ne viens pas plus loin. S'il te voyait, ça ferait encore du vilain. Onze heures sonnaient Ă  l'Ă©glise, l'estaminet Ă©tait fermĂ©, mais des lueurs passaient par les fentes. - Adieu, murmura-t-elle. Elle lui avait donnĂ© sa main, il la gardait, et elle dut la retirer pĂ©niblement, d'un lent effort, pour le quitter. Sans retourner la tĂȘte, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. Mais lui ne s'Ă©loignait point, debout Ă  la mĂȘme place, les yeux sur la maison, anxieux de ce qui se passait lĂ . Il tendait l'oreille, il tremblait d'entendre des hurlements de femme battue. La maison demeurait noire et silencieuse, il vit seulement s'Ă©clairer une fenĂȘtre du premier Ă©tage; et, comme cette fenĂȘtre s'ouvrait et qu'il reconnaissait l'ombre mince qui se penchait sur la route, il s'avança. Catherine, alors, souffla d'une voix trĂšs basse - Il n'est pas rentrĂ©, je me couche... Je t'en supplie, va-t'en ! Etienne s'en alla. Le dĂ©gel augmentait, un ruissellement d'averse tombait des toitures, une sueur d'humiditĂ© coulait des murailles, des palissades, de toutes les masses confuses de ce faubourg industriel, perdues dans la nuit. D'abord, il se dirigea vers RĂ©quillart, malade de fatigue et de tristesse, n'ayant plus que le besoin de disparaĂźtre sous la terre, de s'y anĂ©antir. Puis, l'idĂ©e du Voreux le reprit, il songeait aux ouvriers belges qui allaient descendre, aux camarades du coron exaspĂ©rĂ©s contre les soldats, rĂ©solus Ă  ne pas tolĂ©rer des Ă©trangers dans leur fosse. Et il longea de nouveau le canal, au milieu des flaques de neige fondue. Comme il se retrouvait prĂšs du terri, la lune se montra trĂšs claire. Il leva les yeux, regarda le ciel, oĂč passait le galop des nuages, sous les coups de fouet du grand vent qui soufflait lĂ -haut; mais ils blanchissaient, ils s'effiloquaient, plus minces, d'une transparence brouillĂ©e d'eau trouble sur la face de la lune; et ils se succĂ©daient si rapides que l'astre, voilĂ© par moments, reparaissait sans cesse dans sa limpiditĂ©. Le regard empli de cette clartĂ© pure, Etienne baissait la tĂȘte, lorsqu'un spectacle, au sommet du terri, l'arrĂȘta. La sentinelle, raidie par le froid, s'y promenait maintenant, faisant vingt-cinq pas tournĂ©e vers Marchiennes, puis revenait tournĂ©e vers Montsou. On voyait la flamme blanche de la baĂŻonnette, au-dessus de cette silhouette noire, qui se dĂ©coupait nettement dans la pĂąleur du ciel. Et ce qui intĂ©ressait le jeune homme, c'Ă©tait, derriĂšre la cabane oĂč s'abritait Bonnemort pendant les nuits de tempĂȘte, une ombre mouvante, une bĂȘte rampante et aux aguets, qu'il reconnut tout de suite pour Jeanlin, Ă  son Ă©chine de fouine, longue et dĂ©sossĂ©e. La sentinelle ne pouvait l'apercevoir, ce brigand d'enfant prĂ©parait Ă  coup sĂ»r une farce, car il ne dĂ©colĂ©rait pas contre les soldats, il demandait quand on serait dĂ©barrassĂ© de ces assassins, qu'on envoyait avec des fusils tuer le monde. Un instant, Etienne hĂ©sita Ă  l'appeler, pour l'empĂȘcher de faire quelque bĂȘtise. La lune s'Ă©tait cachĂ©e, il l'avait vu se ramasser sur lui-mĂȘme, prĂȘt Ă  bondir; mais la lune reparaissait, et l'enfant restait accroupi. A chaque tour, la sentinelle s'avançait jusqu'Ă  la cabane, puis tournait le dos et repartait. Et, brusquement, comme un nuage jetait ses tĂ©nĂšbres, Jeanlin sauta sur les Ă©paules du soldat, d'un bond Ă©norme de chat sauvage, s'y agrippa de ses griffes, lui enfonça dans la gorge son couteau grand ouvert. Le col de crin rĂ©sistait, il dut appuyer des deux mains sur le manche, s'y pendre de tout le poids de son corps. Souvent, il avait saignĂ© des poulets, qu'il surprenait derriĂšre les fermes. Cela fut si rapide, qu'il y eut seulement dans la nuit un cri Ă©touffĂ©, pendant que le fusil tombait avec un bruit de ferraille. DĂ©jĂ , la lune, trĂšs blanche, luisait. Immobile de stupeur, Etienne regardait toujours. L'appel s'Ă©tranglait au fond de sa poitrine. En haut, le terri Ă©tait vide, aucune ombre ne se dĂ©tachait plus sur la fuite effarĂ©e des nuages. Et il monta au pas de course, il trouva Jeanlin Ă  quatre pattes, devant le cadavre, Ă©talĂ© en arriĂšre, les bras Ă©largis. Dans la neige, sous la clartĂ© limpide, le pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement. Pas une goutte de sang n'avait coulĂ©, le couteau Ă©tait encore dans la gorge, jusqu'au manche. D'un coup de poing, irraisonnĂ©, furieux, il abattit l'enfant prĂšs du corps. - Pourquoi as-tu fait ça ? bĂ©gayait-il Ă©perdu. Jeanlin se ramassa, se traĂźna sur les mains, avec le renflement fĂ©lin de sa maigre Ă©chine; et ses larges oreilles, ses yeux verts, ses mĂąchoires saillantes, frĂ©missaient et flambaient, dans la secousse de son mauvais coup. - Nom de Dieu ! pourquoi as-tu fait ça ? - Je ne sais pas, j'en avais envie. Il se buta Ă  cette rĂ©ponse. Depuis trois jours, il en avait envie. Ca le tourmentait, la tĂȘte lui en faisait du mal, lĂ , derriĂšre les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu'on avait Ă  se gĂȘner, avec ces cochons de soldats qui embĂȘtaient les charbonniers chez eux ? Des discours violents dans la forĂȘt, des cris de dĂ©vastation et de mort hurlĂ©s au travers des fosses, cinq ou six mots lui Ă©taient restĂ©s, qu'il rĂ©pĂ©tait en gamin jouant Ă  la rĂ©volution. Et il n'en savait pas davantage, personne ne l'avait poussĂ©, ça lui Ă©tait venu tout seul, comme lui venait l'envie de voler des oignons dans un champ. Etienne, Ă©pouvantĂ© de cette vĂ©gĂ©tation sourde du crime au fond de ce crĂąne d'enfant, le chassa encore, d'un coup de pied, ainsi qu'une bĂȘte inconsciente. Il tremblait que le poste du Voreux n'eĂ»t entendu le cri Ă©touffĂ© de la sentinelle, il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se dĂ©couvrait. Mais rien n'avait bougĂ©, et il se pencha, il tĂąta les mains peu Ă  peu glacĂ©es, il Ă©couta le coeur, arrĂȘtĂ© sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche d'os, oĂč la devise galante, ce mot simple "Amour", Ă©tait gravĂ©e en lettres noires. Ses yeux allĂšrent de la gorge au visage. Brusquement, il reconnut le petit soldat c'Ă©tait Jules, la recrue, avec qui il avait causĂ©, un matin. Et une grande pitiĂ© le saisit, en face de cette douce figure blonde, criblĂ©e de taches de rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher Ă  l'horizon le pays natal. OĂč se trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un Ă©blouissement de soleil ? LĂ -bas, lĂ -bas. La mer hurlait au loin, par cette nuit d'ouragan. Ce vent qui passait si haut, avait peut-ĂȘtre soufflĂ© sur la lande. Deux femmes Ă©taient debout, la mĂšre, la soeur, tenant leurs coiffes emportĂ©es, regardant, elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que faisait Ă  cette heure le petit, au-delĂ  des lieues qui les sĂ©paraient. Elles l'attendraient toujours, maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre pauvres diables, pour les riches ! Mais il fallait faire disparaĂźtre ce cadavre. Etienne songea d'abord Ă  le jeter dans le canal. La certitude qu'on l'y trouverait, l'en dĂ©tourna. Alors, son anxiĂ©tĂ© devint extrĂȘme, les minutes pressaient, quelle dĂ©cision prendre ? Il eut une soudaine inspiration s'il pouvait porter le corps jusqu'Ă  RĂ©quillart, il saurait l'y enfouir Ă  jamais. - Viens ici, dit-il Ă  Jeanlin. L'enfant se mĂ©fiait. - Non, tu veux me battre. Et puis, j'ai des affaires. Bonsoir. En effet, il avait donnĂ© rendez-vous Ă  BĂ©bert et Ă  Lydie, dans une cachette, un trou mĂ©nagĂ© sous la provision des bois, au Voreux. C'Ă©tait toute une grosse partie, de dĂ©coucher, pour en ĂȘtre, si l'on cassait les os des Belges Ă  coups de pierres, quand ils descendraient. - Ecoute, rĂ©pĂ©ta Etienne, viens ici, ou j'appelle les soldats, qui te couperont la tĂȘte. Et, comme Jeanlin se dĂ©cidait, il roula son mouchoir, en banda fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau, qui empĂȘchait le sang de couler. La neige fondait, il n'y avait, sur le sol, ni flaque rouge, ni piĂ©tinement de lutte. - Prends les jambes. Jeanlin prit les jambes, Etienne empoigna les Ă©paules aprĂšs avoir attachĂ© le fusil derriĂšre son dos; et tous deux, lentement, descendirent le terri, en tĂąchant de ne pas faire dĂ©bouler les roches. Heureusement, la lune s'Ă©tait voilĂ©e. Mais, comme ils filaient le long du canal, elle reparut trĂšs claire ce fut miracle si le poste ne les vit pas. Silencieux, ils se hĂątaient, gĂȘnĂ©s par le ballottement du cadavre, obligĂ©s de le poser Ă  terre tous les cent mĂštres. Au coin de la ruelle de RĂ©quillart, un bruit les glaça, ils n'eurent que le temps de se cacher derriĂšre un mur, pour Ă©viter une patrouille. Plus loin, un homme les surprit, mais il Ă©tait ivre, il s'Ă©loigna en les injuriant. Et ils arrivĂšrent enfin Ă  l'ancienne fosse, couverts de sueur, si bouleversĂ©s, que leurs dents claquaient. Etienne s'Ă©tait bien doutĂ© qu'il ne serait pas commode de faire passer le soldat par le goyot des Ă©chelles. Ce fut une besogne atroce. D'abord, il fallut que Jeanlin, restĂ© en haut, laissĂąt glisser le corps, pendant que lui, pendu aux broussailles, l'accompagnait, pour l'aider Ă  franchir les deux premiers paliers, oĂč des Ă©chelons se trouvaient rompus. Ensuite, Ă  chaque Ă©chelle, il dut recommencer la mĂȘme manoeuvre, descendre en avant, puis le recevoir dans ses bras; et il eut ainsi trente Ă©chelles, deux cent dix mĂštres, Ă  le sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil raclait son Ă©chine, il n'avait pas voulu que l'enfant allĂąt chercher le bout de chandelle, qu'il gardait en avare. A quoi bon ? la lumiĂšre les embarrasserait, dans ce boyau Ă©troit. Pourtant, lorsqu'ils furent arrivĂ©s Ă  la salle d'accrochage, hors d'haleine, il envoya le petit prendre la chandelle. Il s'Ă©tait assis, il l'attendait au milieu des tĂ©nĂšbres, prĂšs du corps, le coeur battant Ă  grands coups. DĂšs que Jeanlin reparut avec de la lumiĂšre, Etienne le consulta, car l'enfant avait fouillĂ© ces anciens travaux, jusqu'aux fentes oĂč les hommes ne pouvaient passer Ils repartirent, ils traĂźnĂšrent le mort prĂšs d'un kilomĂštre, par un dĂ©dale de galeries en ruine. Enfin, le toit s'abaissa, ils se trouvaient agenouillĂ©s, sous une roche Ă©bouleuse, que soutenaient des bois Ă  demi rompus. C'Ă©tait une sorte de caisse longue, oĂč ils couchĂšrent le petit soldat comme dans un cercueil; ils dĂ©posĂšrent le fusil contre son flanc; puis, Ă  grands coups de talon, ils achevĂšrent de casser les bois, au risque d'y rester eux-mĂȘmes. Tout de suite, la roche se fendit, ils eurent Ă  peine le temps de ramper sur les coudes et sur les genoux. Lorsque Etienne se retourna, pris du besoin de voir, l'affaissement du toit continuait, Ă©crasait lentement le corps, sous la poussĂ©e Ă©norme. Et il n'y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre. Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne scĂ©lĂ©rate, s'Ă©tala sur le foin, en murmurant, brisĂ© de lassitude - Zut ! les mioches m'attendront, je vais dormir une heure. Etienne avait soufflĂ© la chandelle, dont il ne restait qu'un petit bout. Lui aussi Ă©tait courbaturĂ©, mais il n'avait pas sommeil, des pensĂ©es douloureuses de cauchemar tapaient comme des marteaux dans son crĂąne. Une seule bientĂŽt demeura, torturante, le fatiguant d'une interrogation Ă  laquelle il ne pouvait rĂ©pondre pourquoi n'avait-il pas frappĂ© Chaval, quand il le tenait sous le couteau ? et pourquoi cet enfant venait-il d'Ă©gorger un soldat, dont il ignorait mĂȘme le nom ? Cela bousculait ses croyances rĂ©volutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. Etait-ce donc qu'il fĂ»t lĂąche ? Dans le foin, l'enfant s'Ă©tait mis Ă  ronfler, d'un ronflement d'homme soĂ»l, comme s'il eĂ»t cuvĂ© l'ivresse de son meurtre. Et, rĂ©pugnĂ©, irritĂ©, Etienne souffrait de le savoir lĂ , de l'entendre. Tout d'un coup, il tressaillit, le souffle de la peur lui avait passĂ© sur la face. Un frĂŽlement lĂ©ger, un sanglot lui semblait ĂȘtre sorti des profondeurs de la terre. L'image du petit soldat, couchĂ© lĂ -bas avec son fusil, sous les roches, lui glaça le dos et fit dresser ses cheveux. C'Ă©tait imbĂ©cile, toute la mine s'emplissait de voix, il dut rallumer la chandelle, il ne se calma qu'en revoyant le vide des galeries, Ă  cette clartĂ© pĂąle. Pendant un quart d'heure encore, il rĂ©flĂ©chit, toujours ravagĂ© par la mĂȘme lutte, les yeux fixĂ©s sur cette mĂšche qui brĂ»lait. Mais il y eut un grĂ©sillement, la mĂšche se noyait, et tout retomba aux tĂ©nĂšbres. Il fut repris d un frisson, il aurait giflĂ© Jeanlin, pour l'empĂȘcher de ronfler si fort. Le voisinage de l'enfant lui devenait si insupportable, qu'il se sauva, tourmentĂ© d'un besoin de grand air, se hĂątant par les galeries et par le goyot, comme s'il avait entendu une ombre s'essouffler derriĂšre ses talons. En haut, au milieu des dĂ©combres de RĂ©quillart, Etienne put enfin respirer largement. Puisqu'il n'osait tuer, c'Ă©tait Ă  lui de mourir; et cette idĂ©e de mort, qui l'avait effleurĂ© dĂ©jĂ , renaissait, s'enfonçait dans sa tĂȘte, comme une espĂ©rance derniĂšre. Mourir crĂąnement, mourir pour la rĂ©volution, cela terminerait tout, rĂ©glerait son compte bon ou mauvais, l'empĂȘcherait de penser davantage. Si les camarades attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il aurait bien la chance d'attraper un mauvais coup. Ce fut d'un pas raffermi qu'il retourna rĂŽder autour du Voreux. Deux heures sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des porions, oĂč campait le poste qui gardait la fosse. La disparition de la sentinelle venait de bouleverser ce poste, on Ă©tait allĂ© rĂ©veiller le capitaine, on avait fini par croire Ă  une dĂ©sertion, aprĂšs un examen attentif des lieux. Et, aux aguets dans l'ombre, Etienne se souvenait de ce capitaine rĂ©publicain, dont le petit soldat lui avait parlĂ©. Qui sait si on ne le dĂ©ciderait pas Ă  passer au peuple ? la troupe mettrait la crosse en l'air, cela pouvait ĂȘtre le signal du massacre des bourgeois. Un nouveau rĂȘve l'emporta, il ne songea plus Ă  mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue, la bruine du dĂ©gel sur les Ă©paules, enfiĂ©vrĂ© par l'espoir d'une victoire encore possible. Jusqu'Ă  cinq heures, il guetta les Borains. Puis, il s'aperçut que la Compagnie avait eu la malignitĂ© de les faire coucher au Voreux. La descente commençait, les quelques grĂ©vistes du coron des Deux-Cent- Quarante, postĂ©s en Ă©claireurs, hĂ©sitaient Ă  prĂ©venir les camarades. Ce fut lui qui les avertit du bon tour, et ils partirent en courant, tandis qu'il attendait derriĂšre le terri, sur le chemin de halage. Six heures sonnĂšrent, le ciel terreux pĂąlissait, s'Ă©clairait d'une aube rougeĂątre, lorsque l'abbĂ© Ranvier dĂ©boucha d un sentier, avec sa soutane relevĂ©e sur ses maigres jambes. Chaque lundi, il allait dire une messe matinale Ă  la chapelle d'un couvent, de l'autre cĂŽtĂ© de la fosse. - Bonjour, mon ami, cria-t-il d'une voix forte, aprĂšs avoir dĂ©visagĂ© le jeune homme de ses yeux de flamme. Mais Etienne ne rĂ©pondit pas. Au loin, entre les trĂ©teaux du Voreux, il venait de voir passer une femme, et il s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©, pris d'inquiĂ©tude, car il avait cru reconnaĂźtre Catherine. Depuis minuit, Catherine battait le dĂ©gel des routes. Chaval, en rentrant et en la trouvant couchĂ©e, l'avait mise debout d'un soufflet. Il lui criait de passer tout de suite par la porte, si elle ne voulait pas sortir par la fenĂȘtre; et, pleurante, vĂȘtue Ă  peine, meurtrie de coups de pied dans les jambes, elle avait dĂ» descendre, poussĂ©e dehors d'une derniĂšre claque. Cette sĂ©paration brutale l'Ă©tourdissait, elle s'Ă©tait assise sur une borne, regardant la maison, attendant toujours qu'il la rappelĂąt; car ce n'Ă©tait pas possible, il la guettait, il lui dirait de remonter, quand il la verrait grelotter ainsi, abandonnĂ©e, sans personne pour la recueillir. Puis, au bout de deux heures, elle se dĂ©cida, mourant de froid, dans cette immobilitĂ© de chien jetĂ© Ă  la rue. Elle sortit de Montsou, revint sur ses pas, n'osa ni appeler du trottoir ni taper Ă  la porte. Enfin, elle s'en alla par le pavĂ©, sur la grande route droite, avec l'idĂ©e de se rendre au coron, chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la saisit, qu'elle galopa le long des jardins dans la crainte d'ĂȘtre reconnue de quelqu'un, malgrĂ© le lourd sommeil, appesanti derriĂšre les persiennes closes. Et, dĂšs lors, elle vagabonda, effarĂ©e au moindre bruit, tremblante d'ĂȘtre ramassĂ©e et conduite, comme une gueuse, Ă  cette maison publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d'un cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le Voreux, s'effraya des grosses voix du poste ? courut essoufflĂ©e, avec des regards en arriĂšre, pour voir si on ne la poursuivait pas. La ruelle de RĂ©quillart Ă©tait toujours pleine d'hommes soĂ»ls, elle y retournait pourtant, dans l'espoir vague d'y rencontrer celui qu'elle avait repoussĂ©, quelques heures plus tĂŽt. Chaval, ce matin-lĂ , devait descendre; et cette pensĂ©e ramena Catherine vers la fosse, bien qu'elle sentĂźt l'inutilitĂ© de lui parler c'Ă©tait fini entre eux. On ne travaillait plus Ă  Jean-Bart, il avait jurĂ© de l'Ă©trangler, si elle reprenait du travail au Voreux, oĂč il craignait d'ĂȘtre compromis par elle. Alors, que faire ? partir ailleurs, crever la faim, cĂ©der sous les coups de tous les hommes qui passeraient ? Elle se traĂźnait, chancelait au milieu des orniĂšres, les jambes rompues, crottĂ©e jusqu'Ă  l'Ă©chine. Le dĂ©gel roulait maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s'y noyait, marchant toujours, n'osant chercher une pierre oĂč s'asseoir Le jour parut. Catherine venait de reconnaĂźtre le dos de Chaval qui tournait prudemment le terri, lorsqu'elle aperçut Lydie et BĂ©bert, sortant le nez de leur cachette, sous la provision des bois. Ils y avaient passĂ© la nuit aux aguets, sans se permettre de rentrer chez eux, du moment oĂč l'ordre de Jeanlin Ă©tait de l'attendre; et, tandis que ce dernier, Ă  RĂ©quillart, cuvait l'ivresse de son meurtre, les deux enfants s'Ă©taient pris aux bras l'un de l'autre, pour avoir chaud. Le vent sifflait entre les perches de chĂątaignier et de chĂȘne, ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de bĂ»cheron abandonnĂ©e. Lydie n'osait dire Ă  voix haute ses souffrances de petite femme battue, pas plus que BĂ©bert ne trouvait le courage de se plaindre des claques dont le capitaine lui enflait les joues; mais, Ă  la fin, celui-ci abusait trop, risquant leurs os dans des maraudes folles, refusant ensuite tout partage; et leur coeur se soulevait de rĂ©volte, ils avaient fini par s'embrasser, malgrĂ© sa dĂ©fense, quittes Ă  recevoir une gifle de l'invisible, ainsi qu'il les en menaçait. La gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser doucement, sans avoir l'idĂ©e d'autre chose, mettant dans cette caresse leur longue passion combattue, tout ce qu'il y avait en eux de martyrisĂ© et d'attendri. La nuit entiĂšre, ils s'Ă©taient ainsi rĂ©chauffĂ©s, si heureux au fond de ce trou perdu, qu'ils ne se rappelaient pas l'avoir Ă©tĂ© davantage, mĂȘme Ă  la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets et qu'on buvait du vin. Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine. Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les armes. Etienne arrivait au pas de course, BĂ©bert et Lydie avaient sautĂ© d'un bond hors de leur cachette. Et, lĂ -bas, sous le jour grandissant, une bande d'hommes et de femmes descendaient du coron, avec de grands gestes de colĂšre. VI, V On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux; et les soixante soldats, l'arme au pied, barraient la seule porte restĂ©e libre, celle qui menait Ă  la recette, par un escalier Ă©troit, oĂč s'ouvraient la chambre des porions et la baraque. Le capitaine les avait alignĂ©s sur deux rangs, contre le mur de briques, pour qu'on ne pĂ»t les attaquer par-derriĂšre. D'abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint Ă  distance. Ils Ă©taient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses. La Maheude, arrivĂ©e la premiĂšre, dĂ©peignĂ©e sous un mouchoir nouĂ© Ă  la hĂąte, ayant au bras Estelle endormie, rĂ©pĂ©tait d'une voix fiĂ©vreuse - Que personne n'entre et que personne ne sorte ! Faut les pincer tous lĂ -dedans ! Maheu approuvait, lorsque le pĂšre Mouque, justement, arriva de RĂ©quillart. On voulut l'empĂȘcher de passer. Mais il se dĂ©battit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de mĂȘme leur avoine et se fichaient de la rĂ©volution. D'ailleurs, il y avait un cheval mort, on l'attendait pour le sortir. Etienne dĂ©gagea le vieux palefrenier, que les soldats laissĂšrent monter au puits. Et, un quart d'heure plus tard, comme la bande de grĂ©vistes, peu Ă  peu grossie, devenait menaçante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussĂ©e, des hommes parurent, charriant la bĂȘte morte, un paquet lamentable, encore serrĂ© dans le filet de corde, qu'ils abandonnĂšrent au milieu des flaques de neige fondue. Le saisissement fut tel, qu'on ne les empĂȘcha pas de rentrer et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu le cheval, Ă  sa tĂȘte repliĂ©e et raidie contre le flanc. Des chuchotements coururent. - C'est Trompette, n'est-ce pas ? c'est Trompette. C'Ă©tait Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il n'avait pu s'acclimater. Il restait morne, sans goĂ»t Ă  la besogne, comme torturĂ© du regret de la lumiĂšre. Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait amicalement de ses cĂŽtes, lui mordillait le cou, pour lui donner un peu de la rĂ©signation de ses dix annĂ©es de fond. Ces caresses redoublaient sa mĂ©lancolie, son poil frĂ©missait sous les confidences du camarade vieilli dans les tĂ©nĂšbres; et tous deux, chaque fois qu'ils se rencontraient et qu'ils s'Ă©brouaient ensemble, avaient l'air de se lamenter, le vieux d'en ĂȘtre Ă  ne plus se souvenir, le jeune de ne pouvoir oublier. A l'Ă©curie, voisins de mangeoire, ils vivaient la tĂȘte basse, se soufflant aux naseaux, Ă©changeant leur continuel rĂȘve du jour, des visions d'herbes vertes, de routes blanches, de clartĂ©s jaunes, Ă  l'infini. Puis, quand Trompette, trempĂ© de sueur, avait agonisĂ© sur sa litiĂšre, Bataille s'Ă©tait mis Ă  le flairer dĂ©sespĂ©rĂ©ment, avec des reniflements courts, pareils Ă  des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa joie derniĂšre, cet ami tombĂ© d'en haut, frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il avait cassĂ© sa longe, hennissant de peur, lorsqu'il s'Ă©tait aperçu que l'autre ne remuait plus. Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maĂźtre-porion. Mais on s'inquiĂ©tait bien d'un cheval malade, en ce moment-lĂ  ! Ces messieurs n'aimaient guĂšre dĂ©placer les chevaux. Maintenant, il fallait pourtant se dĂ©cider Ă  le sortir. La veille, le palefrenier avait passĂ© une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l'amener jusqu'au puits. Lentement, le vieux cheval tirait, traĂźnait le camarade mort, par une galerie si Ă©troite, qu'il devait donner des secousses, au risque de l'Ă©corcher; et, harassĂ©, il branlait la tĂȘte, en Ă©coutant le long frĂŽlement de cette masse attendue chez l'Ă©quarrisseur. A l'accrochage, quand on l'eut dĂ©telĂ©, il suivit de son oeil morne les prĂ©paratifs de la remonte, le corps poussĂ© sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attachĂ© sous une cage. Enfin, les chargeurs sonnĂšrent Ă  la viande, il leva le cou pour le regarder partir, d'abord doucement, puis tout de suite noyĂ© de tĂ©nĂšbres, envolĂ© Ă  jamais en haut de ce trou noir. Et il demeurait le cou allongĂ©, sa mĂ©moire vacillante de bĂȘte se souvenait peut-ĂȘtre des choses de la terre. Mais c'Ă©tait fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-mĂȘme serait ainsi ficelĂ© en un paquet pitoyable, le jour oĂč il remonterait par lĂ . Ses pattes se mirent Ă  trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l'Ă©touffait; et il Ă©tait comme ivre, quand il rentra pesamment Ă  l'Ă©curie. Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit Ă  demi-voix - Encore un homme, ça descend si ça veut ! Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en tĂȘte, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait - A mort, les Borains ! pas d'Ă©trangers chez nous ! Ă  mort ! Ă  mort ! Tous se ruaient, il fallut qu'Etienne les arrĂȘtĂąt. Il s'Ă©tait approchĂ© du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans Ă  peine, Ă  la face dĂ©sespĂ©rĂ©e et rĂ©solue; et il lui expliquait les choses, il tĂąchait de le gagner, guettant l'effet de ses paroles. A quoi bon risquer un massacre inutile ? est-ce que la justice ne se trouvait pas du cĂŽtĂ© des mineurs ? On Ă©tait tous frĂšres, on devait s'entendre. Au mot de rĂ©publique, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement - Au large ! ne me forcez pas Ă  faire mon devoir. Trois fois, Etienne recommença. DerriĂšre lui, les camarades grondaient. Le bruit courait que M. Hennebeau Ă©tait Ă  la fosse, et on parlait de le descendre par le cou, pour voir s'il abattrait son charbon lui-mĂȘme. Mais c'Ă©tait un faux bruit, il n'y avait lĂ  que NĂ©grel et Dansaert, qui tous deux se montrĂšrent un instant Ă  une fenĂȘtre de la recette le maĂźtre-porion se tenait en arriĂšre, dĂ©contenancĂ© depuis son aventure avec la Pierronne; tandis que l'ingĂ©nieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs, souriant du mĂ©pris goguenard dont il enveloppait les hommes et les choses. Des huĂ©es s'Ă©levĂšrent, ils disparurent. Et Ă  leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. Il Ă©tait justement de service, il n'avait pas quittĂ© sa machine un seul jour, depuis le commencement de la grĂšve, ne parlant plus, absorbĂ© peu Ă  peu dans une idĂ©e fixe, dont le clou d'acier semblait luire au fond de ses yeux pĂąles. - Au large ! rĂ©pĂ©ta trĂšs haut le capitaine. Je n'ai rien Ă  entendre, j'ai l'ordre de garder le puits, je le garderai... Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer. MalgrĂ© sa voix ferme, une inquiĂ©tude croissante le pĂąlissait, Ă  la vue du flot toujours montant des mineurs. On devait le relever Ă  midi; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-lĂ , il venait d'envoyer Ă  Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort. Des vocifĂ©rations lui avaient rĂ©pondu. - A mort les Ă©trangers ! Ă  mort les Borains !... Nous voulons ĂȘtre les maĂźtres chez nous ! Etienne recula, dĂ©solĂ©. C'Ă©tait la fin, il n'y avait plus qu'Ă  se battre et Ă  mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la bande roula jusqu'Ă  la petite troupe. Ils Ă©taient prĂšs de quatre cents, les corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course. Tous jetaient le mĂȘme cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux soldats - Allez-vous-en ! nous n'avons rien contre vous, allez-vous-en ! - Ca ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires. Et, derriĂšre elle, la Levaque ajoutait, plus violente - Est-ce qu'il faudra vous manger pour passer ? On vous prie de foutre le camp ! MĂȘme on entendit la voix grĂȘle de Lydie, qui s'Ă©tait fourrĂ©e au plus Ă©pais avec BĂ©bert, dire sur un ton aigu - En voilĂ  des andouilles de lignards ! Catherine, Ă  quelques pas, regardait, Ă©coutait, l'air hĂ©bĂ©tĂ© par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu'elle ne souffrait pas trop dĂ©jĂ  ? quelle faute avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissĂąt pas de repos ? La veille encore, elle ne comprenait rien aux colĂšres de la grĂšve, elle pensait que, lorsqu'on a sa part de gifles, il est inutile d'en chercher davantage; et, Ă  cette heure, son coeur se gonflait d'un besoin de haine, elle se souvenait de ce qu'Etienne racontait autrefois Ă  la veillĂ©e, elle tĂąchait d'entendre ce qu'il disait maintenant aux soldats. Il les traitait de camarades, il leur rappelait qu'ils Ă©taient du peuple eux aussi, qu'ils devaient ĂȘtre avec le peuple, contre les exploiteurs de la misĂšre. Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme dĂ©boula. C'Ă©tait la BrĂ»lĂ©, effrayante de maigreur, le cou et les bras Ă  l'air, accourue d'un tel galop, que des mĂšches de cheveux gris l'aveuglaient. - Ah ! nom de Dieu, j'en suis ! balbutiait-elle, l'haleine coupĂ©e. Ce vendu de Pierron qui m'avait enfermĂ©e dans la cave ! Et, sans attendre, elle tomba sur l'armĂ©e, la bouche noire, vomissant l'injure. - Tas de canailles ! tas de crapules ! ça lĂšche les bottes de ses supĂ©rieurs, ça n'a de courage que contre le pauvre monde ! Alors, les autres se joignirent Ă  elle, ce furent des bordĂ©es d'insultes. Quelques-uns criaient encore "Vivent les soldats ! au puits l'officier !" Mais bientĂŽt il n'y eut plus qu'une clameur "A bas les pantalons rouges !" Ces hommes qui avaient Ă©coutĂ©, impassibles, d'un visage immobile et muet, les appels Ă  la fraternitĂ©, les tentatives amicales d'embauchage, gardaient la mĂȘme raideur passive, sous cette grĂȘle de gros mots. DerriĂšre eux, le capitaine avait tirĂ© son Ă©pĂ©e; et, comme la foule les serrait de plus en plus, menaçant de les Ă©craser contre le mur, il leur commanda de croiser la baĂŻonnette. Ils obĂ©irent, une double rangĂ©e de pointes d'acier s'abattit devant les poitrines des grĂ©vistes. - Ah ! les jean-foutre ! hurla la BrĂ»lĂ©, en reculant. DĂ©jĂ , tous revenaient, dans un mĂ©pris exaltĂ© de la mort. Des femmes se prĂ©cipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient - Tuez-nous, tuez-nous donc ! Nous voulons nos droits. Levaque, au risque de se couper, avait saisi Ă  pleines mains un paquet de baĂŻonnettes, trois baĂŻonnettes, qu'il secouait, qu'il tirait Ă  lui, pour les arracher; et il les tordait, dans les forces dĂ©cuplĂ©es de sa colĂšre, tandis que Bouteloup, Ă  l'Ă©cart, ennuyĂ© d'avoir suivi le camarade, le regardait faire tranquillement. - Allez-y, pour voir, rĂ©pĂ©tait Maheu, allez-y un peu, si vous ĂȘtes de bons bougres ! Et il ouvrait sa veste, et il Ă©cartait sa chemise, Ă©talant sa poitrine nue, sa chair velue et tatouĂ©e de charbon. Il se poussait sur les pointes, il les obligeait Ă  reculer, terrible d'insolence et de bravoure. Une d'elles l'avait piquĂ© au sein, il en Ă©tait comme fou et s'efforçait qu'elle entrĂąt davantage, pour entendre craquer ses cĂŽtes. - LĂąches, vous n'osez pas... Il y en a dix mille derriĂšre nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille Ă  tuer encore. La position des soldats devenait critique, car ils avaient reçu l'ordre sĂ©vĂšre de ne se servir de leurs armes qu'Ă  la derniĂšre extrĂ©mitĂ©. Et comment empĂȘcher, ces enragĂ©s-lĂ  de s'embrocher eux- mĂȘmes ? D'autre part, l'espace diminuait, ils se trouvaient maintenant acculĂ©s contre le mur, dans l'impossibilitĂ© de reculer davantage. Leur petite troupe, une poignĂ©e d'hommes, en face de la marĂ©e montante des mineurs, tenait bon cependant, exĂ©cutait avec sang-froid les ordres brefs donnĂ©s par le capitaine. Celui-ci, les yeux clairs, les lĂšvres nerveusement amincies, n'avait qu'une peur, celle de les voir s'emporter sous les injures. DĂ©jĂ , un jeune sergent, un grand maigre dont les quatre poils de moustaches se hĂ©rissaient, battait des paupiĂšres d'une façon inquiĂ©tante. PrĂšs de lui, un vieux chevronnĂ©, au cuir tannĂ© par vingt campagnes, avait blĂȘmi, quand il avait vu sa baĂŻonnette tordue comme une paille. Un autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour, devenait trĂšs rouge, chaque fois qu'il s'entendait traiter de crapule et de canaille. Et les violences ne cessaient pas, les poings tendus, les mots abominables, des pelletĂ©es d'accusations et de menaces qui les souffletaient au visage. Il fallait toute la force de la consigne pour les tenir ainsi, la face muette, dans le hautain et triste silence de la discipline militaire. Une collision semblait fatale, lorsqu'on vit sortir, derriĂšre la troupe, le porion Richomme, avec sa tĂȘte blanche de bon gendarme, bouleversĂ©e d'Ă©motion. Il parlait tout haut. - Nom de Dieu, c'est bĂȘte Ă  la fin ! On ne peut pas permettre des bĂȘtises pareilles. Et il se jeta entre les baĂŻonnettes et les mineurs. - Camarades, Ă©coutez-moi... Vous savez que je suis un vieil ouvrier et que je n'ai jamais cessĂ© d'ĂȘtre un des vĂŽtres. Eh bien ! nom de Dieu ! je vous promets que, si l'on n'est pas juste avec vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs quatre vĂ©ritĂ©s... Mais en voilĂ  de trop, ça n'avance Ă  rien de gueuler des mauvaises paroles Ă  ces braves gens et de vouloir se faire trouer le ventre. On Ă©coutait, on hĂ©sitait. En haut, malheureusement, reparut le profil aigu du petit NĂ©grel. Il craignait sans doute qu'on ne l'accusĂąt d'envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-mĂȘme; et il tĂącha de parler. Mais sa voix se perdit au milieu d'un tumulte si Ă©pouvantable, qu'il dut quitter de nouveau la fenĂȘtre, aprĂšs avoir simplement haussĂ© les Ă©paules. Richomme, dĂšs lors, eut beau les supplier en son nom, rĂ©pĂ©ter que cela devait se passer entre camarades on le repoussait, on le suspectait. Mais il s'entĂȘta, il resta au milieu d'eux. - Nom de Dieu ! qu'on me casse la tĂȘte avec vous, mais je ne vous lĂąche pas, tant que vous serez si bĂȘtes ! Etienne, qu'il suppliait de l'aider Ă  leur faire entendre raison, eut un geste d'impuissance. Il Ă©tait trop tard, leur nombre maintenant montait Ă  plus de cinq cents. Et il n'y avait pas que des enragĂ©s, accourus pour chasser les Borains des curieux stationnaient, des farceurs qui s'amusaient de la bataille. Au milieu d'un groupe, Ă  quelque distance, Zacharie et PhilomĂšne regardaient comme au spectacle, si paisibles, qu'ils avaient amenĂ© les deux enfants, Achille et DĂ©sirĂ©e. Un nouveau flot arrivait de RĂ©quillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et la Mouquette lui, tout de suite, alla en ricanant taper sur les Ă©paules de son ami Zacharie; tandis qu'elle, trĂšs allumĂ©e, galopait au premier rang des mauvaises tĂȘtes. Cependant, Ă  chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de Montsou. Les renforts demandĂ©s n'arrivaient pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage. Enfin, il eut l'idĂ©e de frapper l'imagination de la foule, il commanda de charger les fusils devant elle. Les soldats exĂ©cutĂšrent le commandement, mais l'agitation grandissait, des fanfaronnades et des moqueries. - Tiens ! ces feignants, ils partent pour la cible ! ricanaient les femmes, la BrĂ»lĂ©, la Levaque et les autres. La Maheude, la gorge couverte du petit corps d'Estelle, qui s'Ă©tait rĂ©veillĂ©e et qui pleurait, s'approchait tellement, que le sergent lui demanda ce qu'elle venait faire, avec ce pauvre mioche. - Qu'est-ce que ça te fout ? rĂ©pondit-elle. Tire dessus, si tu l'oses. Les hommes hochaient la tĂȘte de mĂ©pris. Aucun ne croyait qu'on pĂ»t tirer sur eux. - Il n'y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque. - Est-ce que nous sommes des Cosaques ? cria Maheu. On ne tire pas contre des Français, nom de Dieu ! D'autres rĂ©pĂ©taient que, lorsqu'on avait fait la campagne de CrimĂ©e, on ne craignait pas le plomb. Et tous continuaient Ă  se jeter sur les fusils. Si une dĂ©charge avait eu lieu Ă  ce moment, elle aurait fauchĂ© la foule. Au premier rang, la Mouquette s'Ă©tranglait de fureur, en pensant que des soldats voulaient trouer la peau Ă  des femmes. Elle leur avait crachĂ© tous ses gros mots, elle ne trouvait pas d'injure assez basse, lorsque, brusquement, n'ayant plus que cette mortelle offense Ă  bombarder au nez de la troupe, elle montra son cul. Des deux mains, elle relevait ses jupes, tendait les reins, Ă©largissait la rondeur Ă©norme. - Tenez, v'lĂ  pour vous ! et il est encore trop propre, tas de salauds ! Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en eĂ»t sa part, s'y reprenait Ă  chaque poussĂ©e qu'elle envoyait. - V'lĂ  pour l'officier ! v'lĂ  pour le sergent ! v'lĂ  pour les militaires ! Un rire de tempĂȘte s'Ă©leva, BĂ©bert et Lydie se tordaient, Etienne lui-mĂȘme, malgrĂ© son attente sombre, applaudit Ă  cette nuditĂ© insultante. Tous, les farceurs aussi bien que les forcenĂ©s, huaient les soldats maintenant, comme s'ils les voyaient salis d'un Ă©claboussement d'ordure; et il n'y avait que Catherine, Ă  l'Ă©cart, debout sur d'anciens bois, qui restĂąt muette, le sang Ă  la gorge, envahie de cette haine dont elle sentait la chaleur monter. Mais une bousculade se produisit. Le capitaine, pour calmer l'Ă©nervement de ses hommes, se dĂ©cidait Ă  faire des prisonniers. D'un saut, la Mouquette s'Ă©chappa, en se jetant entre les jambes des camarades. Trois mineurs, Levaque et deux autres, furent empoignĂ©s dans le tas des plus violents, et gardĂ©s Ă  vue, au fond de la chambre des porions. D'en haut, NĂ©grel et Dansaert criaient au capitaine de rentrer, de s'enfermer avec eux. Il refusa, il sentait que ces bĂątiments, aux portes sans serrure, allaient ĂȘtre emportĂ©s d'assaut, et qu'il y subirait la honte d'ĂȘtre dĂ©sarmĂ©. DĂ©jĂ  sa petite troupe grondait d'impatience, on ne pouvait fuir devant ces misĂ©rables en sabots. Les soixante, acculĂ©s au mur, le fusil chargĂ©, firent de nouveau face Ă  la bande. Il y eut d'abord un recul, un profond silence. Les grĂ©vistes restaient dans l'Ă©tonnement de ce coup de force. Puis, un cri monta, exigeant les prisonniers, rĂ©clamant leur libertĂ© immĂ©diate. Des voix disaient qu'on les Ă©gorgeait lĂ -dedans. Et, sans s'ĂȘtre concertĂ©s, emportĂ©s d'un mĂȘme Ă©lan, d'un mĂȘme besoin de revanche, tous coururent aux tas de briques voisins, Ă  ces briques dont le terrain marneux fournissait l'argile, et qui Ă©taient cuites sur place. Les enfants les charriaient une Ă  une, des femmes en emplissaient leurs jupes. BientĂŽt, chacun eut Ă  ses pieds des munitions, la bataille Ă  coups de pierres commença. Ce fut la BrĂ»lĂ© qui se campa la premiĂšre. Elle cassait les briques, sur l'arĂȘte maigre de son genou, et de la main droite, et de la main gauche, elle lĂąchait les deux morceaux. La Levaque se dĂ©manchait les Ă©paules, si grosse, si molle, qu'elle avait dĂ» s'approcher pour taper juste, malgrĂ© les supplications de Bouteloup, qui la tirait en arriĂšre, dans l'espoir de l'emmener, maintenant que le mari Ă©tait Ă  l'ombre. Toutes s'excitaient, la Mouquette, ennuyĂ©e de se mettre en sang, Ă  rompre les briques sur ses cuisses trop grasses, prĂ©fĂ©rait les lancer entiĂšres. Des gamins eux-mĂȘmes entraient en ligne, BĂ©bert montrait Ă  Lydie comment on envoyait ça, par-dessous le coude. C'Ă©tait une grĂȘle, des grĂȘlons Ă©normes, dont on entendait les claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies, on aperçut Catherine, les poings en l'air, brandissant elle aussi des moitiĂ©s de brique, les jetant de toute la force de ses petits bras. Elle n'aurait pu dire pourquoi elle suffoquait, elle crevait d'une envie de massacrer le monde. Est-ce que ça n'allait pas ĂȘtre bientĂŽt fini, cette sacrĂ©e existence de malheur ? Elle en avait assez, d'ĂȘtre giflĂ©e et chassĂ©e par son homme, de patauger ainsi qu'un chien perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement demander une soupe Ă  son pĂšre, en train d'avaler sa langue comme elle. Jamais ça ne marchait mieux, ça se gĂątait au contraire depuis qu'elle se connaissait; et elle cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la seule idĂ©e de balayer tout, les yeux si aveuglĂ©s de sang, qu'elle ne voyait mĂȘme pas Ă  qui elle Ă©crasait les mĂąchoires. Etienne, restĂ© devant les soldats, manqua d'avoir le crĂąne fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en comprenant que la brique Ă©tait partie des poings fiĂ©vreux de Catherine; et, au risque d'ĂȘtre tuĂ©, il ne s'en allait pas, il la regardait. Beaucoup d'autres s'oubliaient Ă©galement lĂ , passionnĂ©s par la bataille, les mains ballantes. Mouquet jugeait les coups, comme s'il eĂ»t assistĂ© Ă  une partie de bouchon oh ! celui-lĂ , bien tapĂ© ! et cet autre, pas de chance ! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se querellait avec PhilomĂšne, parce qu'il avait giflĂ© Achille et DĂ©sirĂ©e, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu'ils pussent voir. Il y avait des spectateurs, massĂ©s au loin, le long de la route. Et, en haut de la pente, Ă  l'entrĂ©e du coron, le vieux Bonnemort venait de paraĂźtre, se traĂźnant sur une canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de rouille. DĂšs les premiĂšres briques lancĂ©es, le porion Richomme s'Ă©tait plantĂ© de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du pĂ©ril, si dĂ©sespĂ©rĂ© que de grosses larmes lui coulaient des yeux. On n'entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on voyait seulement ses grosses moustaches grises qui tremblaient. Mais la grĂȘle des briques devenait plus drue, les hommes s'y mettaient, Ă  l'exemple des femmes. Alors, la Maheude s'aperçut que Maheu demeurait en arriĂšre. Il avait les mains vides, l'air sombre. - Qu'est-ce que tu as, dis ? cria-t-elle. Est-ce que tu es lĂąche ? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison ?... Ah ! si je n'avais pas cette enfant, tu verrais ! Estelle, qui s'Ă©tait cramponnĂ©e Ă  son cou en hurlant, l'empĂȘchait de se joindre Ă  la BrĂ»lĂ© et aux autres. Et, comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes. - Nom de Dieu ! veux-tu prendre ça ! Faut-il que je te crache Ă  la figure devant le monde, pour te donner du coeur ? Redevenu trĂšs rouge, il cassa des briques, il les jeta. Elle le cinglait, l'Ă©tourdissait, aboyait derriĂšre lui des paroles de mort, en Ă©touffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crispĂ©s; et il avançait toujours, il se trouva en face des fusils. Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en Ă©tait criblĂ©. Que faire ? l'idĂ©e de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le visage pĂąle du capitaine; mais ce n'Ă©tait mĂȘme plus possible, on les Ă©charperait, au moindre mouvement. Une brique venait de briser la visiĂšre de son kĂ©pi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs de ses hommes Ă©taient blessĂ©s; et il les sentait hors d'eux, dans cet instinct dĂ©bridĂ© de la dĂ©fense personnelle, oĂč l'on cesse d'obĂ©ir aux chefs. Le sergent avait lĂąchĂ© un nom de Dieu ! l'Ă©paule gauche Ă  moitiĂ© dĂ©montĂ©e, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil Ă  un coup de battoir dans du linge. EraflĂ©e Ă  deux reprises, la recrue avait un pouce broyĂ©, tandis qu'une brĂ»lure l'agaçait au genou droit est-ce qu'on se laisserait embĂȘter longtemps encore ? Une pierre ayant ricochĂ© et atteint le vieux chevronnĂ© sous le ventre, ses joues verdirent, son arme trembla, s'allongea, au bout de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Une angoisse l'Ă©tranglait, une lutte interminable de quelques secondes heurta en lui des idĂ©es, des devoirs, toutes ses croyances d'homme et de soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier Feu ! lorsque les fusils partirent d'eux-mĂȘmes, trois coups d'abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps aprĂšs, dans le grand silence. Ce fut une stupeur. Ils avaient tirĂ©, la foule bĂ©ante restait immobile, sans le croire encore. Mais des cris dĂ©chirants s'Ă©levĂšrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une panique folle, un galop de bĂ©tail mitraillĂ©, une fuite Ă©perdue dans la boue. BĂ©bert et Lydie s'Ă©taient affaissĂ©s l'un sur l'autre, aux trois premiers coups, la petite frappĂ©e Ă  la face, le petit trouĂ© au-dessous de l'Ă©paule gauche. Elle, foudroyĂ©e, ne bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait Ă  pleins bras, dans les convulsions de l'agonie, comme s'il eĂ»t voulu la reprendre, ainsi qu'il l'avait prise, au fond de la cachette noire, oĂč ils venaient de passer leur nuit derniĂšre. Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de RĂ©quillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fumĂ©e, le regarda Ă©treindre sa petite femme, et mourir. Les cinq autres coups avaient jetĂ© bas la BrĂ»lĂ© et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment oĂč il suppliait les camarades, il Ă©tait tombĂ© Ă  genoux; et, glissĂ© sur une hanche, il rĂąlait par terre, les yeux pleins des larmes qu'il avait pleurĂ©es. La vieille, la gorge ouverte, s'Ă©tait abattue toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en bĂ©gayant un dernier juron dans le gargouillement du sang. Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait Ă  cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracassĂ©, aux pieds de Zacharie et de PhilomĂšne, dont les deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au mĂȘme instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Elle avait vu les soldats Ă©pauler, elle s'Ă©tait jetĂ©e, d'un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle s'Ă©tala sur les reins, culbutĂ©e par la secousse. Etienne accourut, voulut la relever, l'emporter; mais, d'un geste, elle disait qu'elle Ă©tait finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire Ă  l'un et Ă  l'autre, comme si elle Ă©tait heureuse de les voir ensemble, maintenant qu'elle s'en allait. Tout semblait terminĂ©, l'ouragan des balles s'Ă©tait perdu trĂšs loin, jusque dans les façades du coron, lorsque le dernier coup partit, isolĂ©, en retard. Maheu, frappĂ© en plein coeur, vira sur lui-mĂȘme et tomba la face dans une flaque d'eau, noire de charbon. Stupide, la Maheude se baissa. - Eh ! mon vieux, relĂšve-toi. Ce n'est rien, dis ? Les mains gĂȘnĂ©es par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour retourner la tĂȘte de son homme. - Parle donc ! oĂč as-tu mal ? Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d'une Ă©cume sanglante. Elle comprit, il Ă©tait mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d'un air hĂ©bĂ©tĂ©. La fosse Ă©tait libre. De son geste nerveux, le capitaine avait retirĂ©, puis remis son kĂ©pi coupĂ© par une pierre; et il gardait sa raideur blĂȘme devant le dĂ©sastre de sa vie; pendant que ses hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs armes. On aperçut les visages effarĂ©s de NĂ©grel et de Dansaert, Ă  la fenĂȘtre de la recette. Souvarine Ă©tait derriĂšre eux, le front barrĂ© d'une grande ride, comme si le clou de son idĂ©e fixe se fĂ»t imprimĂ© lĂ , menaçant. De l'autre cĂŽtĂ© de l'horizon, au bord du plateau, Bonnemort n'avait pas bougĂ©, calĂ© d'une main sur sa canne, l'autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas, l'Ă©gorgement des siens. Les blessĂ©s hurlaient, les morts se refroidissaient dans des postures cassĂ©es, boueux de la boue liquide du dĂ©gel, çà et lĂ  envasĂ©s parmi les taches d'encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d'hommes, tout petits, l'air pauvre avec leur maigreur de misĂšre, gisait le cadavre de Trompette, un tas de chair morte, monstrueux et lamentable. Etienne n'avait pas Ă©tĂ© tuĂ©. Il attendait toujours, prĂšs de Catherine tombĂ©e de fatigue et d'angoisse, lorsqu'une voix vibrante le fit tressaillir. C'Ă©tait l'abbĂ© Ranvier, qui revenait de dire sa messe, et qui, les deux bras en l'air, dans une fureur de prophĂšte, appelait sur les assassins la colĂšre de Dieu. Il annonçait l'Ăšre de justice, la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel, puisqu'elle mettait le comble Ă  ses crimes en faisant massacrer les travailleurs et les dĂ©shĂ©ritĂ©s de ce monde. SEPTIEME PARTIE - VII, I Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu'Ă  Paris, en un formidable Ă©cho. Depuis quatre jours, tous les journaux de l'opposition s'indignaient, Ă©talaient en premiĂšre page des rĂ©cits atroces vingt- cinq blessĂ©s, quatorze morts, dont deux enfants et trois femmes; et il y avait encore les prisonniers, Levaque Ă©tait devenu une sorte de hĂ©ros, on lui prĂȘtait une rĂ©ponse au juge d'instruction, d'une grandeur antique. L'empire, atteint en pleine chair par ces quelques balles, affectait le calme de la toute-puissance, sans se rendre compte lui- mĂȘme de la gravitĂ© de sa blessure. C'Ă©tait simplement une collision regrettable, quelque chose de perdu, lĂ -bas, dans le pays noir, trĂšs loin du pavĂ© parisien qui faisait l'opinion. On oublierait vite, la Compagnie avait reçu l'ordre officieux d'Ă©touffer l'affaire et d'en finir avec cette grĂšve, dont la durĂ©e irritante tournait au pĂ©ril social. Aussi, dĂšs le mercredi matin, vit-on dĂ©barquer Ă  Montsou trois des rĂ©gisseurs. La petite ville, qui n'avait osĂ© jusque-lĂ  se rĂ©jouir du massacre, le coeur malade, respira et goĂ»ta la joie d'ĂȘtre enfin sauvĂ©e. Justement, le temps s'Ă©tait mis au beau, un clair soleil, un de ces premiers soleils de fĂ©vrier dont la tiĂ©deur verdit les pointes des lilas. On avait rabattu toutes les persiennes de la RĂ©gie, le vaste bĂątiment semblait revivre; et les meilleurs bruits en sortaient, on disait ces messieurs trĂšs affectĂ©s par la catastrophe, accourus pour ouvrir des bras paternels aux Ă©garĂ©s des corons. Maintenant que le coup se trouvait portĂ©, plus fort sans doute qu'ils ne l'eussent voulu, ils se prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils dĂ©crĂ©taient des mesures tardives et excellentes. D'abord, ils congĂ©diĂšrent les Borains, en menant grand tapage de cette concession extrĂȘme Ă  leurs ouvriers. Puis, ils firent cesser l'occupation militaire des fosses, que les grĂ©vistes Ă©crasĂ©s ne menaçaient plus. Ce furent eux encore qui obtinrent le silence, au sujet de la sentinelle du Voreux disparue on avait fouillĂ© le pays sans retrouver ni le fusil ni le cadavre, on se dĂ©cida Ă  porter le soldat dĂ©serteur, bien qu'on eĂ»t le soupçon d'un crime. En toutes choses, ils s'efforcĂšrent ainsi d'attĂ©nuer les Ă©vĂ©nements, tremblant de la peur du lendemain, jugeant dangereux d'avouer l'irrĂ©sistible sauvagerie d'une foule, lĂąchĂ©e au travers des charpentes caduques du vieux monde, Et, d'ailleurs, ce travail de conciliation ne les empĂȘchait pas de conduire Ă  bien les affaires purement administratives; car on avait vu Deneulin retourner Ă  la RĂ©gie, oĂč il se rencontrait avec M. Hennebeau. Les pourparlers continuaient pour l'achat de Vandame, on assurait qu'il allait accepter les offres de ces messieurs. Mais ce qui remua particuliĂšrement le pays, ce furent de grandes affiches jaunes que les rĂ©gisseurs firent coller Ă  profusion sur les murs. On y lisait ces quelques lignes, en trĂšs gros caractĂšres "Ouvriers de Montsou, nous ne voulons pas que les Ă©garements dont vous avez vu ces jours derniers les tristes effets privent de leurs moyens d'existence les ouvriers sages et de bonne volontĂ©. Nous rouvrirons donc toutes les fosses lundi matin, et lorsque le travail sera repris, nous examinerons avec soin et bienveillance les situations qu'il pourrait y avoir lieu d'amĂ©liorer. Nous ferons enfin tout ce qu'il sera juste et possible de faire." En une matinĂ©e, les dix mille charbonniers dĂ©filĂšrent devant ces affiches. Pas un ne parlait, beaucoup hochaient la tĂȘte, d'autres s'en allaient de leur pas traĂźnard, sans qu'un pli de leur visage immobile eĂ»t bougĂ©. Jusque-lĂ , le coron des Deux-Cent-Quarante s'Ă©tait obstinĂ© dans sa rĂ©sistance farouche. Il semblait que le sang des camarades qui avait rougi la boue de la fosse en barrait le chemin aux autres. Une dizaine Ă  peine Ă©taient redescendus, Pierron et des cafards de son espĂšce, qu'on regardait partir et rentrer d'un air sombre, sans un geste ni une menace. Aussi une sourde mĂ©fiance accueillit-elle l'affiche, collĂ©e sur l'Ă©glise. On ne parlait pas des livrets rendus lĂ -dedans est-ce que la Compagnie refusait de les reprendre ? et la peur des reprĂ©sailles, l'idĂ©e fraternelle de protester contre le renvoi des plus compromis, les faisaient tous s'entĂȘter encore. C'Ă©tait louche, il fallait voir, on retournerait au puits, quand ces messieurs voudraient bien s'expliquer franchement. Un silence Ă©crasait les maisons basses, la faim elle-mĂȘme n'Ă©tait plus rien, tous pouvaient mourir, depuis que la mort violente avait passĂ© sur les toits. Mais une maison parmi les autres, celle des Maheu, restait surtout noire et muette, dans l'accablement de son deuil. Depuis qu'elle avait accompagnĂ© son homme au cimetiĂšre, la Maheude ne desserrait pas les dents. AprĂšs la bataille, elle avait laissĂ© Etienne ramener chez eux Catherine, boueuse, Ă  demi morte; et, comme elle la dĂ©shabillait devant le jeune homme, pour la coucher, elle s'Ă©tait imaginĂ© un instant que sa fille, elle aussi, lui revenait avec une balle au ventre, car la chemise avait de larges taches de sang. Mais elle comprit bientĂŽt, c'Ă©tait le flot de la pubertĂ© qui crevait enfin, dans la secousse de cette journĂ©e abominable. Ah ! une chance encore, cette blessure ! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants, que les gendarmes, ensuite, Ă©gorgeraient ! Et elle n'adressait pas la parole Ă  Catherine, pas plus d'ailleurs qu'elle ne parlait Ă  Etienne. Celui-ci couchait avec Jeanlin, au risque d'ĂȘtre arrĂȘtĂ©, saisi d'une telle rĂ©pugnance Ă  l'idĂ©e de retourner dans les tĂ©nĂšbres de RĂ©quillart, qu'il prĂ©fĂ©rait la prison un frisson le secouait, l'horreur de la nuit aprĂšs toutes ces morts, la peur inavouĂ©e du petit soldat qui dormait lĂ -bas, sous les roches. D'ailleurs, il rĂȘvait de la prison comme d'un refuge, au milieu du tourment de sa dĂ©faite; mais on ne l'inquiĂ©tait mĂȘme pas, il traĂźnait des heures misĂ©rables, ne sachant Ă  quoi fatiguer son corps. Parfois, seulement, la Maheude les regardait tous les deux, lui et sa fille, d'un air de rancune, en ayant l'air de leur demander ce qu'ils faisaient chez elle. De nouveau, on ronflait tous en tas, le pĂšre Bonnemort occupait l'ancien lit des deux mioches, qui dormaient avec Catherine, maintenant que la pauvre Alzire n'enfonçait plus sa bosse dans les cĂŽtes de sa grande soeur. C'Ă©tait en se couchant que la mĂšre sentait le vide de la maison, au froid de son lit devenu trop large. Vainement elle prenait Estelle pour combler le trou, ça ne remplaçait pas son homme; et elle pleurait sans bruit pendant des heures. Puis, les journĂ©es recommençaient Ă  couler comme auparavant toujours pas de pain, sans qu'on eĂ»t pourtant la chance de crever une bonne fois; des choses ramassĂ©es Ă  droite et Ă  gauche, qui rendaient aux misĂ©rables le mauvais service de les faire durer. Il n'y avait rien de changĂ© dans l'existence, il n'y avait que son homme de moins. L'aprĂšs-midi du cinquiĂšme jour, Etienne, que la vue de cette femme silencieuse dĂ©sespĂ©rait, quitta la salle et marcha lentement, le long de la rue pavĂ©e du coron. L'inaction, qui lui pesait, le poussait Ă  de continuelles promenades, les bras ballants, la tĂȘte basse, torturĂ© par la mĂȘme pensĂ©e. Il piĂ©tinait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'il sentit, Ă  un redoublement de son malaise, que les camarades se mettaient sur les portes pour le voir. Le peu qui restait de sa popularitĂ© s'en Ă©tait allĂ© au vent de la fusillade, il ne passait plus sans rencontrer des regards dont la flamme le suivait. Quand il leva la tĂȘte, des hommes menaçants Ă©taient lĂ , des femmes Ă©cartaient les petits rideaux des fenĂȘtres; et, sous l'accusation muette encore, sous la colĂšre contenue de ces grands yeux, Ă©largis par la faim et les larmes, il devenait maladroit, il ne savait plus marcher. Toujours, derriĂšre lui, le sourd reproche augmentait. Une telle crainte le prit d'entendre le coron entier sortir pour lui crier sa misĂšre, qu'il rentra, frĂ©missant. Mais, chez les Maheu, la scĂšne qui l'attendait acheva de le bouleverser. Le vieux Bonnemort Ă©tait prĂšs de la cheminĂ©e froide, clouĂ© sur sa chaise, depuis que deux voisins, le jour de la tuerie, l'avaient trouvĂ© par terre, sa canne en morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroyĂ©. Et, pendant que LĂ©nore et Henri, pour amuser leur faim, grattaient avec un bruit assourdissant une vieille casserole, oĂč des choux avaient bouilli la veille, la Maheude toute droite, aprĂšs avoir posĂ© Estelle sur la table, menaçait du poing Catherine. - RĂ©pĂšte un peu, nom de Dieu ! rĂ©pĂšte ce que tu viens de dire ! Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux. L'idĂ©e de ne pas gagner son pain, d'ĂȘtre ainsi tolĂ©rĂ©e chez sa mĂšre, comme une bĂȘte encombrante et inutile, lui devenait chaque jour plus intolĂ©rable; et, sans la peur de recevoir quelque mauvais coup de Chaval, elle serait redescendue dĂšs le mardi. Elle reprit en bĂ©gayant - Qu'est-ce que tu veux ? on ne peut pas vivre sans rien faire. Nous aurions du pain au moins. La Maheude l'interrompit. - Ecoute, le premier de vous autres qui travaille, je l'Ă©trangle... Ah ! non, ce serait trop fort, de tuer le pĂšre et de continuer ensuite Ă  exploiter les enfants ! En voilĂ  assez, j'aime mieux vous voir tous emporter entre quatre planches, comme celui qui est parti dĂ©jĂ . Et, furieusement, son long silence creva en un flot de paroles. Une belle avance, ce que lui apporterait Catherine ! Ă  peine trente sous, auxquels on pouvait ajouter vingt sous, si les chefs voulaient bien trouver une besogne pour ce bandit de Jeanlin. Cinquante sous, et sept bouches Ă  nourrir ! Les mioches n'Ă©taient bons qu'Ă  engloutir de la soupe. Quant au grand-pĂšre, il devait s'ĂȘtre cassĂ© quelque chose dans la cervelle, en tombant, car il semblait imbĂ©cile; Ă  moins qu'il n'eĂ»t les sangs tournĂ©s, d'avoir vu les soldats tirer sur les camarades. - N'est-ce pas ? vieux, ils ont achevĂ© de vous dĂ©molir. Vous aurez beau avoir la poigne encore solide, vous ĂȘtes fichu. Bonnemort la regardait de ses yeux Ă©teints; sans comprendre. Il restait des heures le regard fixe, il n'avait plus que l'intelligence de cracher dans un plat rempli de cendre, qu'on mettait Ă  cĂŽtĂ© de lui, par propretĂ©. - Et ils n'ont pas rĂ©glĂ© sa pension, poursuivit-elle, et je suis certaine qu'ils la refuseront, Ă  cause de nos idĂ©es... Non ! je vous dis qu'en voilĂ  de trop, avec ces gens de malheur ! - Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur l'affiche... - Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche !... Encore de la glu pour nous prendre et nous manger. Ils peuvent faire les gentils, Ă  prĂ©sent qu'ils nous ont trouĂ© la peau. - Mais, alors, maman, oĂč irons-nous ? On ne nous gardera pas au coron, bien sĂ»r. La Maheude eut un geste vague et terrible OĂč ils iraient ? elle n'en savait rien, elle Ă©vitait d'y songer, ça la rendait folle. Ils iraient ailleurs, quelque part. Et, comme le bruit de la casserole devenait insupportable, elle tomba sur LĂ©nore et Henri, les gifla. Une chute d'Estelle, qui s'Ă©tait traĂźnĂ©e Ă  quatre pattes, augmenta le vacarme. La mĂšre la calma d'une bourrade quelle bonne affaire, si elle s'Ă©tait tuĂ©e du coup ! Elle parla d'Alzire, elle souhaitait aux autres la chance de celle-lĂ . Puis, brusquement, elle Ă©clata en gros sanglots, la tĂȘte contre le mur. Etienne, debout, n'avait osĂ© intervenir. Il ne comptait plus dans la maison, les enfants eux-mĂȘmes se reculaient de lui, avec dĂ©fiance. Mais les larmes de cette malheureuse lui retournaient le coeur, il murmura - Voyons, voyons, du courage ! on tĂąchera de s'en tirer. Elle ne parut pas l'entendre, elle se plaignait maintenant, d'une plainte basse et continue. - Ah ! misĂšre, est-ce possible ? Ca marchait encore, avant ces horreurs. On mangeait son pain sec, mais on Ă©tait tous ensemble... Et que s'est-il donc passĂ©, mon Dieu ! qu'est-ce que nous avons donc fait, pour que nous soyons dans un pareil chagrin, les uns sous la terre, les autres Ă  n'avoir plus que l'envie d'y ĂȘtre ?... C'est bien vrai qu'on nous attelait comme des chevaux Ă  la besogne, et ce n'Ă©tait guĂšre juste, dans le partage, d'attraper les coups de bĂąton, d'arrondir toujours la fortune des riches, sans espĂ©rer jamais goĂ»ter aux bonnes choses. Le plaisir de vivre s'en va, lorsque l'espoir s'en est allĂ© Oui, ça ne pouvait durer davantage, il fallait respirer un peu... Si l'on avait su pourtant ! Est-ce possible, de s'ĂȘtre rendu si malheureux Ă  vouloir la justice ! Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s'Ă©tranglait dans une tristesse immense. - Puis, des malins sont toujours lĂ , pour vous promettre que ça peut s'arranger, si l'on s'en donne seulement la peine... On se monte la tĂȘte, on souffre tellement de ce qui existe, qu'on demande ce qui n'existe pas. Moi, je rĂȘvassais dĂ©jĂ  comme une bĂȘte, je voyais une vie de bonne amitiĂ© avec tout le monde, j'Ă©tais partie en l'air, ma parole ! dans les nuages. Et l'on se casse les reins, en retombant dans la crotte... Ce n'Ă©tait pas vrai, il n'y avait rien lĂ -bas des choses qu'on s'imaginait voir. Ce qu'il y avait, c'Ă©tait encore de la misĂšre, ah ! de la misĂšre tant qu'on en veut, et des coups de fusil par-dessus le marchĂ© ! Etienne Ă©coutait cette lamentation dont chaque larme lui donnait un remords. Il ne savait que dire pour calmer la Maheude, toute brisĂ©e, de sa terrible chute, du haut de l'idĂ©al. Elle Ă©tait revenue au milieu de la piĂšce, elle le regardait, maintenant; et, le tutoyant, dans un dernier cri de rage - Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner Ă  la fosse, aprĂšs nous avoir tous foutus dedans ?... Je ne te reproche rien. Seulement, si j'Ă©tais Ă  ta place, moi je serais dĂ©jĂ  morte de chagrin, d'avoir fait tant de mal aux camarades. Il voulut rĂ©pondre, puis il eut un haussement d'Ă©paules dĂ©sespĂ©rĂ© Ă  quoi bon donner des explications, qu'elle ne comprendrait pas, dans sa douleur ? Et, souffrant trop, il s'en alla, il reprit dehors sa marche Ă©perdue. LĂ  encore, il retrouva le coron qui semblait l'attendre, les hommes sur les portes, les femmes aux fenĂȘtres. DĂšs qu'il parut, des grognements coururent, la foule augmenta. Un souffle de commĂ©rages s'enflait depuis quatre jours, Ă©clatait en une malĂ©diction universelle. Des poings se tendaient vers lui, des mĂšres le montraient Ă  leurs garçons d'un geste de rancune, des vieux crachaient, en le regardant. C'Ă©tait le revirement des lendemains de dĂ©faite, le revers fatal de la popularitĂ©, une exĂ©cration qui s'exaspĂ©rait de toutes les souffrances endurĂ©es sans rĂ©sultat. Il payait pour la faim et la mort. Zacharie, qui arrivait avec PhilomĂšne, bouscula Etienne, comme celui-ci sortait. Et il ricana, mĂ©chamment. - Tiens ! il engraisse, ça nourrit donc la peau des autres ! DĂ©jĂ , la Levaque s'Ă©tait avancĂ©e sur sa porte, en compagnie de Bouteloup. Elle parla de BĂ©bert, son gamin tuĂ© d'une balle, elle cria - Oui, il y a des lĂąches qui font massacrer les enfants. Qu'il aille chercher le mien dans la terre, s'il veut me le rendre ! Elle oubliait son homme prisonnier, le mĂ©nage ne chĂŽmait pas, puisque Bouteloup restait. Pourtant, l'idĂ©e lui en revint, elle continua d'une voix aiguĂ« - Va donc ! ce sont les coquins qui se promĂšnent, quand les braves gens sont Ă  l'ombre ! Etienne, pour l'Ă©viter, Ă©tait tombĂ© sur la Pierronne, accourue au travers des jardins. Celle-ci avait accueilli comme une dĂ©livrance la mort de sa mĂšre, dont les violences menaçaient de les faire pendre; et elle ne pleurait guĂšre non plus la petite de Pierron, cette gourgandine de Lydie, un vrai dĂ©barras. Mais elle se mettait avec les voisines, dans l'idĂ©e de se rĂ©concilier. - Et ma mĂšre, dis ? et la fillette ? On t'a vu, tu te cachais derriĂšre elles, quand elles ont gobĂ© du plomb Ă  ta place ! Quoi faire ? Ă©trangler la Pierronne et les autres, se battre contre le coron ? Etienne en eut un instant l'envie. Le sang grondait dans sa tĂȘte, il traitait maintenant les camarades de brutes, il s'irritait de les voir inintelligents et barbares, au point de s'en prendre Ă  lui de la logique des faits. Etait-ce bĂȘte ! Un dĂ©goĂ»t lui venait de son impuissance Ă  les dompter de nouveau; et il se contenta de hĂąter le pas, comme sourd aux injures. BientĂŽt, ce fut une fuite, chaque maison le huait au passage, on s'acharnait sur ses talons, tout un peuple le maudissait d'une voix peu Ă  peu tonnante, dans le dĂ©bordement de la haine. C'Ă©tait lui, l'exploiteur, l'assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du coron, blĂȘme, affolĂ©, galopant, avec cette bande hurlante derriĂšre son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lĂąchĂšrent; mais quelques-uns s'entĂȘtaient, lorsque, au bas de la pente, devant l'Avantage, il rencontra un autre groupe, qui sortait du Voreux. Le vieux Mouque et Chaval Ă©taient lĂ . Depuis la mort de la Mouquette, sa fille, et de son garçon, Mouquet, le vieux continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret ni de plainte. Brusquement, quand il aperçut Etienne, une fureur le secoua, et des larmes crevĂšrent de ses yeux, et une dĂ©bĂącle de gros mots jaillit de sa bouche noire et saignante, Ă  force de chiquer. - Salaud ! cochon ! espĂšce de mufle !... Attends, tu as mes pauvres bougres d'enfants Ă  me payer, il faut que tu y passes ! Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux morceaux. - Oui, oui, nettoyons-le ! cria Chaval, qui ricanait, trĂšs excitĂ©, ravi de cette vengeance. Chacun son tour... Te voilĂ  collĂ© au mur, sale crapule ! Et lui aussi se rua sur Etienne, Ă  coups de pierres. Une clameur sauvage s'Ă©levait, tous prirent des briques, les cassĂšrent et les jetĂšrent, pour l'Ă©ventrer, comme ils avaient voulu Ă©ventrer les soldats. Etourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait face, cherchant Ă  les calmer avec des phrases. Ses anciens discours, si chaudement acclamĂ©s jadis, lui remontaient aux lĂšvres. Il rĂ©pĂ©tait les mots dont il les avait grisĂ©s, Ă  l'Ă©poque oĂč il les tenait dans sa main, ainsi qu'un troupeau fidĂšle; mais sa puissance Ă©tait morte, des pierres seules lui rĂ©pondaient; et il venait d'ĂȘtre meurtri au bras gauche, il reculait, en grand pĂ©ril, lorsqu'il se trouva traquĂ© contre la façade de l'Avantage. Depuis un instant, Rasseneur Ă©tait sur sa porte. - Entre, dit-il simplement. Etienne hĂ©sitait, cela l'Ă©touffait, de se rĂ©fugier lĂ . - Entre donc, je vais leur parler. Il se rĂ©signa, il se cacha au fond de la salle, pendant que le cabaretier bouchait la porte de ses larges Ă©paules. - Voyons, mes amis, soyez raisonnables... Vous savez bien que je ne vous ai jamais trompĂ©s, moi. Toujours j'ai Ă©tĂ© pour le calme, et si vous m'aviez Ă©coutĂ©, vous n'en seriez pas, Ă  coup sĂ»r, oĂč vous en ĂȘtes. Dodelinant des Ă©paules et du ventre, il continua longuement, il laissa couler son Ă©loquence facile, d'une douceur apaisante d'eau tiĂšde. Et tout son succĂšs d'autrefois lui revenait, il reconquĂ©rait sa popularitĂ© sans effort, naturellement, comme si les camarades ne l'avaient pas huĂ© et traitĂ© de lĂąche, un mois plus tĂŽt. Des voix l'approuvaient trĂšs bien ! on Ă©tait avec lui ! voilĂ  comment il fallait parler ! Un tonnerre d'applaudissements Ă©clata. En arriĂšre, Etienne dĂ©faillait, le coeur noyĂ© d'amertume. Il se rappelait la prĂ©diction de Rasseneur, dans la forĂȘt, lorsque celui-ci l'avait menacĂ© de l'ingratitude des foules. Quelle brutalitĂ© imbĂ©cile ! quel oubli abominable des services rendus ! C'Ă©tait une force aveugle qui se dĂ©vorait constamment elle-mĂȘme. Et, sous sa colĂšre Ă  voir ces brutes gĂąter leur cause, il y avait le dĂ©sespoir de son propre Ă©croulement, de la fin tragique de son ambition. Eh quoi ! Ă©tait-ce fini dĂ©jĂ  ? Il se souvenait d'avoir, sous les hĂȘtres, entendu trois mille poitrines battre Ă  l'Ă©cho de la sienne. Ce jour-lĂ , il avait tenu sa popularitĂ© dans ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il s'en Ă©tait senti le maĂźtre. Des rĂȘves fous le grisaient alors Montsou Ă  ses pieds, Paris lĂ -bas, dĂ©putĂ© peut-ĂȘtre, foudroyant les bourgeois d'un discours, le premier discours prononcĂ© par un ouvrier Ă  la tribune d'un Parlement. Et c'Ă©tait fini ! il s'Ă©veillait misĂ©rable et dĂ©testĂ©, son peuple venait de le reconduire Ă  coups de briques. La voix de Rasseneur s'Ă©leva. - Jamais la violence n'a rĂ©ussi, on ne peut pas refaire le monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout changer d'un coup, sont des farceurs ou des coquins ! - Bravo ! bravo ! cria la foule. Qui donc Ă©tait le coupable ? et cette question qu'Etienne se posait, achevait de l'accabler. En vĂ©ritĂ©, Ă©tait-ce sa faute, ce malheur dont il saignait lui-mĂȘme, la misĂšre des uns, l'Ă©gorgement des autres, ces femmes, ces enfants, amaigris et sans pain ? Il avait eu cette vision lamentable, un soir, avant les catastrophes. Mais dĂ©jĂ  une force le soulevait, il se trouvait emportĂ© avec les camarades. Jamais, d'ailleurs, il ne les avait dirigĂ©s, c'Ă©taient eux qui le menaient, qui l'obligeaient Ă  faire des choses qu'il n'aurait pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derriĂšre lui. A chaque violence, il Ă©tait restĂ© dans la stupeur des Ă©vĂ©nements, car il n'en avait prĂ©vu ni voulu aucun. Pouvait-il s'attendre, par exemple, Ă  ce que ses fidĂšles du coron le lapideraient un jour ? Ces enragĂ©s-lĂ  mentaient, quand ils l'accusaient de leur avoir promis une existence de mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans les raisonnements dont il essayait de combattre ses remords, s'agitait la sourde inquiĂ©tude de ne pas s'ĂȘtre montrĂ© Ă  la hauteur de sa tĂąche, ce toute du demi-savant qui le tracassait toujours. Mais il se sentait Ă  bout de courage, il n'Ă©tait mĂȘme plus de coeur avec les camarades, il avait peur d'eux, de cette masse Ă©norme, aveugle et irrĂ©sistible du peuple, passant comme une force de la nature, balayant tout, en dehors des rĂšgles et des thĂ©ories. Une rĂ©pugnance l'en avait dĂ©tachĂ© peu Ă  peu, le malaise de ses goĂ»ts affinĂ©s, la montĂ©e lente de tout son ĂȘtre vers une classe supĂ©rieure. A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vocifĂ©rations enthousiastes. - Vive Rasseneur ! il n'y a que lui, bravo, bravo ! Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se dispersait; et les deux hommes se regardĂšrent en silence. Tous deux haussĂšrent les Ă©paules. Ils finirent par boire une chope ensemble.' Ce mĂȘme jour, il y eut un grand dĂźner Ă  la Piolaine, oĂč l'on fĂȘtait les fiançailles de NĂ©grel et de CĂ©cile. Les GrĂ©goire, depuis la veille, faisaient cirer la salle Ă  manger et Ă©pousseter le salon. MĂ©lanie rĂ©gnait dans la cuisine, surveillant les rĂŽtis, tournant les sauces, dont l'odeur montait jusque dans les greniers. On avait dĂ©cidĂ© que le cocher Francis aiderait Honorine Ă  servir. La jardiniĂšre devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille. Jamais un tel gala n'avait mis en l'air la grande maison patriarcale et cossue. Tout se passa le mieux du monde. Mme Hennebeau se montra charmante pour CĂ©cile, et elle sourit Ă  NĂ©grel, lorsque le notaire de Montsou, galamment, proposa de boire au bonheur du futur mĂ©nage. M. Hennebeau fut aussi trĂšs aimable. Son air riant frappa les convives, le bruit courait que, rentrĂ© en faveur prĂšs de la RĂ©gie, il serait bientĂŽt fait officier de la LĂ©gion d'honneur, pour la façon Ă©nergique dont il avait domptĂ© la grĂšve. On Ă©vitait de parler des derniers Ă©vĂ©nements, mais il y avait du triomphe dans la joie gĂ©nĂ©rale, le dĂźner tournait Ă  la cĂ©lĂ©bration officielle d'une victoire. Enfin, on Ă©tait donc dĂ©livrĂ©, on recommençait Ă  manger et Ă  dormir en paix ! Une allusion fut discrĂštement faite aux morts dont la boue du Voreux avait Ă  peine bu le sang c'Ă©tait une leçon nĂ©cessaire, et tous s'attendrirent, quand les GrĂ©goire ajoutĂšrent que, maintenant, le devoir de chacun Ă©tait d'aller panser les plaies, dans les corons. Eux, avaient repris leur placiditĂ© bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant dĂ©jĂ , au fond des fosses, donner le bon exemple d'une rĂ©signation sĂ©culaire. Les notables de Montsou, qui ne tremblaient plus, convinrent que la question du salariat demandait Ă  ĂȘtre Ă©tudiĂ©e prudemment. Au rĂŽti, la victoire devint complĂšte, lorsque M. Hennebeau lut une lettre de l'Ă©vĂȘque, oĂč celui-ci annonçait le dĂ©placement de l'abbĂ© Ranvier. Toute la bourgeoisie de la province commentait avec passion l'histoire de ce prĂȘtre, qui traitait les soldats d'assassins. Et le notaire, comme le dessert paraissait, se posa trĂšs rĂ©solument en libre penseur. Deneulin Ă©tait lĂ , avec ses deux filles. Au milieu de cette allĂ©gresse, il s'efforçait de cacher la mĂ©lancolie de sa ruine. Le matin mĂȘme, il avait signĂ© la vente de sa concession de Vandame Ă  la Compagnie de Montsou. AcculĂ©, Ă©gorgĂ©, il s'Ă©tait soumis aux exigences des rĂ©gisseurs, leur lĂąchant enfin cette proie guettĂ©e si longtemps, leur tirant Ă  peine l'argent nĂ©cessaire pour payer ses crĂ©anciers. MĂȘme il avait acceptĂ©, au dernier moment, comme une chance heureuse, leur offre de le garder Ă  titre d'ingĂ©nieur divisionnaire, rĂ©signĂ© Ă  surveiller ainsi, en simple salariĂ©, cette fosse oĂč il avait englouti sa fortune. C'Ă©tait le glas des petites entreprises personnelles, la disparition prochaine des patrons, mangĂ©s un Ă  un par l'ogre sans cesse affamĂ© du capital, noyĂ©s dans le flot montant des grandes Compagnies. Lui seul payait les frais de la grĂšve, il sentait bien qu'on buvait Ă  son dĂ©sastre, en buvant Ă  la rosette de M. Hennebeau; et il ne se consolait un peu que devant la belle crĂąnerie de Lucie et de Jeanne, charmantes dans leurs toilettes retapĂ©es, riant Ă  la dĂ©bĂącle, en jolies filles garçonniĂšres, dĂ©daigneuses de l'argent. Lorsqu'on passa au salon prendre le cafĂ©, M. GrĂ©goire emmena son cousin Ă  l'Ă©cart et le fĂ©licita du courage de sa dĂ©cision. - Que veux-tu ? ton seul tort a Ă©tĂ© de risquer Ă  Vandame le million de ton denier de Montsou. Tu t'es donnĂ© un mal terrible, et le voilĂ  fondu dans ce travail de chien, tandis que le mien, qui n'a pas bougĂ© de mon tiroir, me nourrit encore sagement Ă  ne rien faire, comme il nourrira les enfants de mes petits-enfants. VII, II Le dimanche, Etienne s'Ă©chappa du coron, dĂšs la nuit tombĂ©e. Un ciel trĂšs pur, criblĂ© d'Ă©toiles, Ă©clairait la terre d'une clartĂ© bleue de crĂ©puscule. Il descendit vers le canal, il suivit lentement la berge, en remontant du cĂŽtĂ© de Marchiennes. C'Ă©tait sa promenade favorite, un sentier gazonnĂ© de deux lieues, filant tout droit, le long de cette eau gĂ©omĂ©trique, qui se dĂ©roulait pareille Ă  un lingot sans fin d'argent fondu. Jamais il n'y rencontrait personne. Mais, ce jour-lĂ , il fut contrariĂ©, en voyant venir Ă  lui un homme. Et, sous la pĂąle lumiĂšre des Ă©toiles, les deux promeneurs solitaires ne se reconnurent que face Ă  face. - Tiens ! c'est toi, murmura Etienne. Souvarine hocha la tĂȘte sans rĂ©pondre. Un instant, ils restĂšrent immobiles; puis, cĂŽte Ă  cĂŽte, ils repartirent vers Marchiennes. Chacun semblait continuer ses rĂ©flexions, comme trĂšs loin l'un de l'autre. - As-tu vu dans le journal le succĂšs de Pluchart Ă  Paris ? demanda enfin Etienne. On l'attendait sur le trottoir, on lui a fait une ovation, au sortir de cette rĂ©union de Belleville... Oh ! le voilĂ  lancĂ©, malgrĂ© son rhume. Il ira oĂč il voudra, dĂ©sormais. Le machineur haussa les Ă©paules. Il avait le mĂ©pris des beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, Ă  coups de phrases. Etienne, maintenant, en Ă©tait Ă  Darwin. Il en avait lu des fragments, rĂ©sumĂ©s et vulgarisĂ©s dans un volume Ă  cinq sous; et, de cette lecture mal comprise, il se faisait une idĂ©e rĂ©volutionnaire du combat pour l'existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort dĂ©vorant la blĂȘme bourgeoisie. Mais Souvarine s'emporta, se rĂ©pandit sur la bĂȘtise des socialistes qui acceptent Darwin, cet apĂŽtre de l'inĂ©galitĂ© scientifique, dont la fameuse sĂ©lection n'Ă©tait bonne que pour des philosophes aristocrates. Cependant, le camarade s'entĂȘtait, voulait raisonner, et il exprimait ses doutes par une hypothĂšse la vieille sociĂ©tĂ© n'existait plus, on en avait balayĂ© jusqu'aux miettes; eh bien, n'Ă©tait-il pas Ă  craindre que le monde nouveau ne repoussĂąt gĂątĂ© lentement des mĂȘmes injustices, les uns malades et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus intelligents, s'engraissant de tout, et les autres imbĂ©ciles et paresseux, redevenant des esclaves ? Alors, devant cette vision de l'Ă©ternelle misĂšre, le machineur cria d'une voix farouche que, si la justice n'Ă©tait pas possible avec l'homme, il fallait que l'homme disparĂ»t. Autant de sociĂ©tĂ©s pourries, autant de massacres, jusqu'Ă  l'extermination du dernier ĂȘtre. Et le silence retomba. Longtemps, la tĂȘte basse, Souvarine marcha sur l'herbe fine, si absorbĂ©, qu'il suivait l'extrĂȘme bord de l'eau, avec la tranquille certitude d'un homme endormi, rĂȘvant le long des gouttiĂšres. Puis, il tressaillit sans cause, comme s'il s'Ă©tait heurtĂ© contre une ombre. Ses yeux se levĂšrent, sa face apparut, trĂšs pĂąle; et il dit doucement Ă  son compagnon - Est-ce que je t'ai contĂ© comment elle est morte ? - Qui donc ? - Ma femme, lĂ -bas, en Russie. Etienne eut un geste vague, Ă©tonnĂ© du tremblement de la voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce garçon impassible d'habitude, dans son dĂ©tachement stoĂŻque des autres et de lui-mĂȘme. Il savait seulement que la femme Ă©tait une maĂźtresse, et qu'on l'avait pendue, Ă  Moscou. - L'affaire n'avait pas marchĂ©, raconta Souvarine, les yeux perdus Ă  prĂ©sent sur la fuite blanche du canal, entre les colonnades bleuies des grands arbres. Nous Ă©tions restĂ©s quatorze jours au fond d'un trou, Ă  miner la voie du chemin de fer; et ce n'est pas le train impĂ©rial, c'est un train de voyageurs qui a sautĂ©... Alors, on a arrĂȘtĂ© Annouchka. Elle nous apportait du pain tous les soirs, dĂ©guisĂ©e en paysanne. C'Ă©tait elle aussi qui avait allumĂ© la mĂšche, parce qu'un homme aurait pu ĂȘtre remarquĂ©... J'ai suivi le procĂšs, cachĂ© dans la foule, pendant six longues journĂ©es... Sa voix s'embarrassa, il fut pris d'un accĂšs de toux, comme s'il Ă©tranglait. - Deux fois, j'ai eu envie de crier, de m'Ă©lancer par-dessus les tĂȘtes, pour la rejoindre. Mais Ă  quoi bon ? un homme de moins, c'est un soldat de moins; et je devinais bien qu'elle me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu'elle rencontrait les miens. Il toussa encore. - Le dernier jour, sur la place, j'Ă©tais lĂ ... Il pleuvait, les maladroits perdaient la tĂȘte, dĂ©rangĂ©s par la pluie battante. Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatriĂšme... Annouchka Ă©tait tout debout, Ă  attendre. Elle ne me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis montĂ© sur une borne, et elle m'a vu, nos yeux ne se sont plus quittĂ©s. Quand elle a Ă©tĂ© morte, elle me regardait toujours... J'ai agitĂ© mon chapeau, je suis parti. Il y eut un nouveau silence. L'allĂ©e blanche du canal se dĂ©roulait Ă  l'infini, tous deux marchaient du mĂȘme pas Ă©touffĂ©, comme retombĂ©s chacun dans son isolement. Au fond de l'horizon, l'eau pĂąle semblait ouvrir le ciel d'une mince trouĂ©e de lumiĂšre. - C'Ă©tait notre punition, continua durement Souvarine. Nous Ă©tions coupables de nous aimer... Oui, cela est bon qu'elle soit morte, il naĂźtra des hĂ©ros de son sang, et moi, je n'ai plus de lĂąchetĂ© au coeur... Ah ! rien, ni parents, ni femme, ni ami ! rien qui fasse trembler la main, le jour oĂč il faudra prendre la vie des autres ou donner la sienne ! Etienne s'Ă©tait arrĂȘtĂ©, frissonnant, sous la nuit fraĂźche. Il ne discuta pas, il dit simplement - Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions ? Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il ajouta, au bout de quelques pas - As-tu vu les nouvelles affiches ? C'Ă©taient de grands placards jaunes que la Compagnie avait encore fait coller dans la matinĂ©e. Elle s'y montrait plus nette et plus conciliante, elle promettait de reprendre le livret des mineurs qui redescendraient le lendemain. Tout serait oubliĂ©, le pardon Ă©tait offert mĂȘme aux plus compromis. - Oui, j'ai vu, rĂ©pondit le machineur. - Eh bien ! qu'est-ce que tu en penses ? - J'en pense, que c'est fini...... Le troupeau redescendra. Vous ĂȘtes tous trop lĂąches. Etienne, fiĂ©vreusement, excusa les camarades un homme peut ĂȘtre brave, une foule qui meurt de faim est sans force. Pas Ă  pas, ils Ă©taient revenus au Voreux; et, devant la masse noire de la fosse, il continua, il jura de ne jamais redescendre, lui; mais il pardonnait Ă  ceux qui redescendraient. Ensuite, comme le bruit courait que les charpentiers n'avaient pas eu le temps de rĂ©parer le cuvelage, il dĂ©sira savoir. Etait-ce vrai ? la pesĂ©e des terrains contre les bois qui faisaient au puits une chemise de charpente, les avait-elle tellement renflĂ©s Ă  l'intĂ©rieur, qu'une des cages d'extraction frottait au passage, sur une longueur de plus de cinq mĂštres ? Souvarine, redevenu silencieux, rĂ©pondait briĂšvement. Il avait encore travaillĂ© la veille, la cage frottait en effet, les machineurs devaient mĂȘme doubler la vitesse, pour passer Ă  cet endroit. Mais tous les chefs accueillaient les observations de la mĂȘme phrase irritĂ©e c'Ă©tait du charbon qu'on voulait, on consoliderait mieux plus tard. - Vois-tu que ça crĂšve ! murmura Etienne. On serait Ă  la noce. Les yeux fixĂ©s sur la fosse, vague dans l'ombre, Souvarine conclut tranquillement - Si ça crĂšve, les camarades le sauront, puisque tu conseilles de redescendre. Neuf heures sonnaient au clocher de Montsou; et, son compagnon ayant dit qu'il rentrait se coucher, il ajouta, sans mĂȘme tendre la main - Eh bien ! adieu. Je pars. - Comment, tu pars ? - Oui, j'ai redemandĂ© mon livret, je vais ailleurs. Etienne, stupĂ©fait, Ă©motionnĂ©, le regardait. C'Ă©tait aprĂšs deux heures de promenade, qu'il lui disait ça, et d'une voix si calme, lorsque la seule annonce de cette brusque sĂ©paration lui serrait le coeur, Ă  lui. On s'Ă©tait connu, on avait peinĂ© ensemble ça rend toujours triste, l'idĂ©e de ne plus se voir. - Tu pars, et oĂč vas-tu ? - LĂ -bas, je n'en sais rien. - Mais je te reverrai ? - Non, je ne crois pas. Ils se turent, ils restĂšrent un moment face Ă  face, sans trouver rien autre Ă  se dire. - Alors, adieu. - Adieu. Pendant qu'Etienne montait au coron, Souvarine tourna le dos, revint sur la berge du canal; et lĂ , seul maintenant, il marcha sans fin, la tĂȘte basse, si noyĂ© de tĂ©nĂšbres, qu'il n'Ă©tait plus qu'une ombre mouvante de la nuit. Par instants. il s'arrĂȘtait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux. A ce moment, la fosse Ă©tait vide, il n'y rencontra qu'un porion, les yeux gros de sommeil. On devait chauffer seulement Ă  deux heures, pour la reprise du travail. D'abord, il monta prendre au fond d'une armoire une veste qu'il feignait d'avoir oubliĂ©e. Des outils, un vilebrequin armĂ© de sa mĂšche, une petite scie trĂšs forte, un marteau et un ciseau, se trouvaient roulĂ©s dans cette veste. Puis, il repartit. Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila l'Ă©troit couloir qui menait au goyot des Ă©chelles. Et, sa veste sous le bras, il descendit doucement, sans lampe, mesurant la profondeur en comptant les Ă©chelles. Il savait que la cage frottait Ă  trois cent soixante-quatorze mĂštres, contre la cinquiĂšme passe du cuvelage infĂ©rieur. Quand il eut comptĂ© cinquante-quatre Ă©chelles, il tĂąta de la main, il sentit le renflement des piĂšces de bois. C'Ă©tait lĂ . Alors, avec l'adresse et le sang-froid d'un bon ouvrier qui a longtemps mĂ©ditĂ© sur sa besogne, il se mit au travail. Tout de suite, il commença par scier un panneau dans la cloison du goyot, de maniĂšre Ă  communiquer avec le compartiment d'extraction. Et, Ă  l'aide d'allumettes vivement enflammĂ©es et Ă©teintes, il put se rendre compte de l'Ă©tat du cuvelage et des rĂ©parations rĂ©centes qu'on y avait faites. Entre Calais et Valenciennes, le fonçage des puits de mine rencontrait des difficultĂ©s inouĂŻes, pour traverser les masses d'eau sĂ©journant sous terre, en nappes immenses, au niveau des vallĂ©es les plus basses. Seule, la construction des cuvelages, de ces piĂšces de charpente jointes entre elles comme les douves d'un tonneau, parvenait Ă  contenir les sources affluentes, Ă  isoler les puits, au milieu des lacs dont les vagues profondes et obscures en battaient les parois. Il avait fallu, en fonçant le Voreux, Ă©tablir deux cuvelages; celui du niveau supĂ©rieur, dans les sables Ă©bouleux et les argiles blanches qui avoisinent le terrain crĂ©tacĂ©, fissurĂ© de toutes parts, gonflĂ© d'eau comme une Ă©ponge; puis, celui du niveau infĂ©rieur, directement au- dessus du terrain houiller, dans un sable jaune d'une finesse de farine, coulant avec une fluiditĂ© liquide; et c'Ă©tait lĂ  que se trouvait le Torrent, cette mer souterraine, la terreur des houillĂšres du Nord, une mer avec ses tempĂȘtes et ses naufrages, une mer ignorĂ©e, insondable, roulant ses flots noirs, Ă  plus de trois cents mĂštres du soleil. D'ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression Ă©norme. Ils ne redoutaient guĂšre que le tassement des terrains voisins, Ă©branlĂ©s par le travail continu des anciennes galeries d'exploitation, qui se comblaient. Dans cette descente des roches, parfois des lignes de cassure se produisaient, se propageaient lentement jusqu'aux charpentes, qu'elles dĂ©formaient Ă  la longue, en les repoussant Ă  l'intĂ©rieur du puits; et le grand danger Ă©tait lĂ , une menace d'Ă©boulement et d'inondation, la fosse emplie de l'avalanche des terres et du dĂ©luge des sources. Souvarine, Ă  cheval dans l'ouverture pratiquĂ©e par lui, constata une dĂ©formation trĂšs grave de la cinquiĂšme passe du cuvelage. Les piĂšces de bois faisaient ventre, en dehors des cadres; plusieurs mĂȘme Ă©taient sorties de leur Ă©paulement. Des filtrations abondantes, des "pichoux", comme disent les mineurs, jaillissaient des joints, au travers du brandissage d'Ă©toupes goudronnĂ©es dont on les garnissait. Et les charpentiers, pressĂ©s par le temps, s'Ă©taient contentĂ©s de poser aux angles des Ă©querres de fer, avec une telle insouciance, que toutes les vis n'Ă©taient pas mises. Un mouvement considĂ©rable se produisait Ă©videmment derriĂšre, dans les sables du Torrent. Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis des Ă©querres, de façon Ă  ce qu'une derniĂšre poussĂ©e pĂ»t les arracher toutes. C'Ă©tait une besogne de tĂ©mĂ©ritĂ© folle, pendant laquelle il manqua vingt fois de culbuter, de faire le saut des cent quatre-vingts mĂštres qui le sĂ©paraient du fond. Il avait dĂ» empoigner les guides de chĂȘne, les madriers oĂč glissaient les cages; et, suspendu au-dessus du vide, il voyageait le long des traverses dont ils Ă©taient reliĂ©s de distance en distance, il se coulait, s'asseyait, se renversait, simplement arc- boutĂ© sur un coude ou sur un genou, dans un tranquille mĂ©pris de la mort. Un souffle l'aurait prĂ©cipitĂ©, Ă  trois reprises il se rattrapa, sans un frisson. D'abord, il tĂątait de la main, puis il travaillait, n'enflammant une allumette que lorsqu'il s'Ă©garait, au milieu de ces poutres gluantes. AprĂšs avoir desserrĂ© les vis, il s'attaqua aux piĂšces mĂȘmes; et le pĂ©ril grandit encore. Il avait cherchĂ© la clef, la piĂšce qui tenait les autres; il s'acharnait contre elle, la trouait, la sciait, l'amincissait, pour qu'elle perdĂźt de sa rĂ©sistance; tandis que, par les trous et les fentes, l'eau qui s'Ă©chappait en jets minces l'aveuglait et le trempait d'une pluie glacĂ©e. Deux allumettes s'Ă©teignirent. Toutes se mouillaient, c'Ă©tait la nuit, une profondeur sans fond de tĂ©nĂšbres. DĂšs ce moment, une rage l'emporta. Les haleines de l'invisible le grisaient, l'horreur noire de ce trou battu d'une averse le jetait Ă  une fureur de destruction. Il s'acharna au hasard contre le cuvelage, tapant oĂč il pouvait, Ă  coups de vilebrequin, Ă  coups de scie, pris du besoin de l'Ă©ventrer tout de suite sur sa tĂȘte. Et il y mettait une fĂ©rocitĂ©, comme s'il eĂ»t jouĂ© du couteau dans la peau d'un ĂȘtre vivant, qu'il exĂ©crait. Il la tuerait Ă  la fin, cette bĂȘte mauvaise du Voreux, Ă  la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de chair humaine ! On entendait la morsure de ses outils, son Ă©chine s'allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant encore par miracle, dans un branle continu, un vol d'oiseau nocturne au travers des charpentes d'un clocher, Mais il se calma, mĂ©content de lui. Est-ce qu'on ne pouvait faire les choses froidement ? Sans hĂąte, il souffla, il rentra dans le goyot des Ă©chelles, dont il boucha le trou, en replaçant le panneau qu'il avait sciĂ©. C'Ă©tait assez, il ne voulait pas donner l'Ă©veil par un dĂ©gĂąt trop grand, qu'on aurait tentĂ© de rĂ©parer tout de suite. La bĂȘte avait sa blessure au ventre, on verrait si elle vivait encore le soir; et il avait signĂ©, le monde Ă©pouvantĂ© saurait qu'elle n'Ă©tait pas morte de sa belle mort. Il prit le temps de rouler mĂ©thodiquement les outils dans sa veste, il remonta les Ă©chelles avec lenteur. Puis, quand il fut sorti de la fosse sans ĂȘtre vu, l'idĂ©e d'aller changer de vĂȘtements ne lui vint mĂȘme pas. Trois heures sonnaient. Il resta plantĂ© sur la route, il attendit. A la mĂȘme heure, Etienne, qui ne dormait pas, s'inquiĂ©ta d'un bruit lĂ©ger, dans l'Ă©paisse nuit de la chambre. Il distinguait le petit souffle des enfants, les ronflements de Bonnemort et de la Maheude; tandis que, prĂšs de lui, Jeanlin sifflait une note prolongĂ©e de flĂ»te. Sans doute, il avait rĂȘvĂ©, et il se renfonçait, lorsque le bruit recommença. C'Ă©tait un craquement de paillasse, l'effort Ă©touffĂ© d'une personne qui se lĂšve. Alors, il s'imagina que Catherine se trouvait indisposĂ©e. - Dis, c'est toi ? qu'est-ce que tu as ? demanda-t-il Ă  voix basse. Personne ne rĂ©pondit, seuls les ronflements des autres continuaient. Pendant cinq minutes, rien ne bougea. Puis, il y eut un nouveau craquement. Et, certain cette fois de ne pas s'ĂȘtre trompĂ©, il traversa la chambre, il envoya les mains dans les tĂ©nĂšbres, pour tĂąter le lit d'en face. Sa surprise fut grande, en y rencontrant la jeune fille assise, l'haleine suspendue, Ă©veillĂ©e et aux aguets. - Eh bien ! pourquoi ne rĂ©ponds-tu pas ? qu'est-ce que tu fais donc ? Elle finit par dire - Je me lĂšve. - A cette heure, tu te lĂšves ? - Oui, je retourne travailler Ă  la fosse. TrĂšs Ă©mu, Etienne dut s'asseoir au bord de la paillasse, pendant que Catherine lui expliquait ses raisons. Elle souffrait trop de vivre ainsi, oisive, en sentant peser sur elle de continuels regards de reproche; elle aimait mieux courir le risque d'ĂȘtre bousculĂ©e lĂ -bas par Chaval; et, si sa mĂšre refusait son argent, quand elle le lui apporterait, eh bien ! elle Ă©tait assez grande pour se mettre Ă  part et faire elle-mĂȘme sa soupe. - Va-t'en, je vais m'habiller. Et ne dis rien, n'est-ce pas ? si tu veux ĂȘtre gentil. Mais il demeurait prĂšs d'elle, il l'avait prise Ă  la taille, dans une caresse de chagrin et de pitiĂ©. En chemise, serrĂ©s l'un contre l'autre, ils sentaient la chaleur de leur peau nue, au bord de cette couche, tiĂšde du sommeil de la nuit. Elle, d'un premier mouvement, avait essayĂ© de se dĂ©gager; puis, elle s'Ă©tait mise Ă  pleurer tout bas, en le prenant Ă  son tour par le cou, pour le garder contre elle, dans une Ă©treinte dĂ©sespĂ©rĂ©e. Et ils restaient sans autre dĂ©sir, avec le passĂ© de leurs amours malheureuses, qu'ils n'avaient pu satisfaire. Etait-ce donc Ă  jamais fini ? n'oseraient-ils s'aimer un jour, maintenant qu'ils Ă©taient libres. Il n'aurait fallu qu'un peu de bonheur, pour dissiper leur honte, ce malaise qui les empĂȘchait d'aller ensemble, Ă  cause de toutes sortes d'idĂ©es, oĂč ils ne lisaient pas clairement eux-mĂȘmes. - Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux pas allumer, ça rĂ©veillerait maman... Il est l'heure, laisse-moi. Il n'Ă©coutait point, il la pressait Ă©perdument, le coeur noyĂ© d'une tristesse immense. Un besoin de paix, un invincible besoin d'ĂȘtre heureux l'envahissait; et il se voyait mariĂ©, dans une petite maison propre, sans autre ambition que de vivre et de mourir lĂ , tous les deux. Du pain le contenterait; mĂȘme s'il n'y en avait que pour un, le morceau serait pour elle. A quoi bon autre chose ? est-ce que la vie valait davantage ? Elle, cependant, dĂ©nouait ses bras nus. - Je t'en prie, laisse. Alors, dans un Ă©lan de son coeur, il lui dit Ă  l'oreille - Attends, je vais avec toi. Et lui-mĂȘme s'Ă©tonna d'avoir dit cette chose. Il avait jurĂ© de ne pas redescendre, d'oĂč venait donc cette dĂ©cision brusque, sortie de ses lĂšvres, sans qu'il y eĂ»t songĂ©, sans qu'il l'eĂ»t discutĂ©e un instant ? Maintenant, c'Ă©tait en lui un tel calme, une guĂ©rison si complĂšte de ses doutes, qu'il s'entĂȘtait, en homme sauvĂ© par le hasard, et qui avait trouvĂ© enfin l'unique porte Ă  son tourment. Aussi refusa-t-il de l'entendre, lorsqu'elle s'alarma, comprenant qu'il se dĂ©vouait pour elle, redoutant les mauvaises paroles dont on l'accueillerait Ă  la fosse. Il se moquait de tout, les affiches promettaient le pardon, et cela suffisait. - Je veux travailler, c'est mon idĂ©e... Habillons-nous et ne faisons pas de bruit. Ils s'habillĂšrent dans les tĂ©nĂšbres, avec mille prĂ©cautions. Elle, secrĂštement avait prĂ©parĂ© la veille ses vĂȘtements de mineur; lui, dans l'armoire, prit une veste et une culotte; et ils ne se lavĂšrent pas, par crainte de remuer la terrine. Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir Ă©troit, oĂč couchait la mĂšre. Quand ils partirent, le malheur voulut qu'ils butĂšrent contre une chaise. Elle s'Ă©veilla, elle demanda, dans l'engourdissement du sommeil - Hein ? qui est-ce ? Catherine, tremblante, s'Ă©tait arrĂȘtĂ©e, en serrant violemment la main d'Etienne. - C'est moi, ne vous inquiĂ©tez pas, dit celui-ci. J'Ă©touffe, je sors respirer un peu. - Bon, bon. Et la Maheude se rendormit. Catherine n'osait plus bouger. Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine qu'elle avait rĂ©servĂ©e sur un pain, donnĂ© par une dame de Montsou. Puis, doucement, ils refermĂšrent la porte, ils s'en allĂšrent. Souvarine Ă©tait demeurĂ© debout, prĂšs de l'Avantage, Ă  l'angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l'ombre, passant avec leur sourd piĂ©tinement de troupeau. Il les comptait, comme les bouchers comptent les bĂȘtes, Ă  l'entrĂ©e de l'abattoir; et il Ă©tait surpris de leur nombre, il ne prĂ©voyait pas, mĂȘme dans son pessimisme, que ce nombre de lĂąches pĂ»t ĂȘtre si grand. La queue s'allongeait toujours, il se raidissait, trĂšs froid, les dents serrĂ©es, les yeux clairs. Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui dĂ©filaient, et dont il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d'en reconnaĂźtre un, Ă  sa dĂ©marche. Il s'avança, il l'arrĂȘta. - OĂč vas-tu ? Etienne, saisi, au lieu de rĂ©pondre, balbutiait. - Tiens ! tu n'es pas encore parti ! Puis, il avoua, il retournait Ă  la fosse. Sans doute, il avait jurĂ©; seulement, ce n'Ă©tait pas une existence, d'attendre les bras croisĂ©s des choses qui arriveraient dans cent ans peut-ĂȘtre; et, d'ailleurs, des raisons Ă  lui le dĂ©cidaient. Souvarine l'avait Ă©coutĂ©, frĂ©missant. Il l'empoigna par une Ă©paule, il le rejeta vers le coron. - Rentre chez toi, je le veux, entends-tu ! Mais, Catherine s'Ă©tant approchĂ©e, il la reconnut, elle aussi. Etienne protestait, dĂ©clarait qu'il ne laissait Ă  personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du machineur allĂšrent de la jeune fille au camarade; tandis qu'il reculait d'un pas, avec un geste de brusque abandon. Quand il y avait une femme dans le coeur d'un homme, l'homme Ă©tait fini, il pouvait mourir. Peut-ĂȘtre revit-il, en une vision rapide, lĂ -bas, Ă  Moscou, sa maĂźtresse pendue, ce dernier lien de sa chair coupĂ©, qui l'avait rendu libre de la vie des autres et de la sienne. Il dit simplement - Va. GĂȘnĂ©, Etienne s'attardait, cherchait une parole de bonne amitiĂ©, pour ne pas se sĂ©parer ainsi. - Alors, tu pars toujours ? - Oui. - Eh bien ! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et sans rancune. L'autre lui tendit une main glacĂ©e. Ni ami, ni femme. - Adieu, pour tout de bon, cette fois. - Oui, adieu. Et Souvarine, immobile dans les tĂ©nĂšbres, suivit du regard Etienne et Catherine, qui entraient au Voreux. VII, III A quatre heures, la descente commença. Dansaert, installĂ© en personne au bureau du marqueur, dans la lampisterie, inscrivait chaque ouvrier qui se prĂ©sentait, et lui faisait donner une lampe. Il les prenait tous, sans une observation, tenant la promesse des affiches. Cependant, lorsqu'il aperçut au guichet Etienne et Catherine, il eut un sursaut, trĂšs rouge, la bouche ouverte pour refuser l'inscription; puis, il se contenta de triompher, d'un air goguenard ah ! ah ! le fort des forts Ă©tait donc par terre ? la Compagnie avait donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou revenait lui demander du pain ? Silencieux, Etienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse. Mais c'Ă©tait lĂ , dans la salle de recette, que Catherine craignait les mauvaises paroles des camarades. Justement dĂšs l'entrĂ©e, elle reconnut Chaval au milieu d'une vingtaine de mineurs, attendant qu'une cage fĂ»t libre. Il s'avançait furieusement vers elle, lorsque la vue d'Etienne l'arrĂȘta. Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements d'Ă©paules outrageux. TrĂšs bien ! il s'en foutait, du moment que l'autre avait occupĂ© la place toute chaude; bon dĂ©barras ! ca regardait le monsieur, s'il aimait les restes; et, sous l'Ă©talage de ce dĂ©dain, il Ă©tait repris d'un tremblement de jalousie, ses yeux flambaient. D'ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux baissĂ©s. Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux nouveaux venus; puis, abattus et sans colĂšre, ils se remettaient Ă  regarder fixement la bouche du puits, leur lampe Ă  la main, grelottant sous la mince toile de leur veste, dans les courants d'air continus de la grande salle. Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria d'embarquer. Catherine et Etienne se tassĂšrent dans une berline, oĂč Pierron et deux haveurs se trouvaient dĂ©jĂ . A cĂŽtĂ©, dans l'autre berline, Chaval disait au pĂšre Mouque, trĂšs haut, que la Direction avait bien tort de ne pas profiter de l'occasion pour dĂ©barrasser les fosses des chenapans qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, dĂ©jĂ  retombĂ© Ă  la rĂ©signation de sa chienne d'existence, ne se fĂąchait plus de la mort de ses enfants, rĂ©pondait simplement d'un geste de conciliation. La cage se dĂ©crocha, on fila dans le noir. Personne ne parlait. Tout d'un coup, comme on Ă©tait aux deux tiers de la descente, il y eut un frottement terrible. Les fers craquaient, les hommes furent jetĂ©s les uns contre les autres. - Nom de Dieu ! gronda Etienne, est-ce qu'ils vont nous aplatir ! Nous finirons par tous y rester, avec leur sacrĂ© cuvelage. Et ils disent encore qu'ils l'ont rĂ©parĂ© ! Pourtant, la cage avait franchi l'obstacle. Elle descendait maintenant sous une pluie d'orage, si violente, que les ouvriers Ă©coutaient avec inquiĂ©tude ce ruissellement. Il s'Ă©tait donc dĂ©clarĂ© bien des fuites, dans le brandissage des joints ? Pierron, interrogĂ©, lui qui travaillait depuis plusieurs jours, ne voulut pas montrer sa peur, qui pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une attaque Ă  la Direction; et il rĂ©pondit - Oh ! pas de danger ! C'est toujours comme ça. Sans doute qu'on n'a pas eu le temps de brandir les pichoux. Le torrent ronflait sur leurs tĂȘtes, ils arrivĂšrent au fond, au dernier accrochage, sous une vĂ©ritable trombe d'eau. Pas un porion n'avait eu l'idĂ©e de monter par les Ă©chelles, pour se rendre compte. La pompe suffirait, les brandisseurs visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les galeries, la rĂ©organisation du travail donnait assez de mal. Avant de laisser les haveurs retourner Ă  leur chantier d'abattage, l'ingĂ©nieur avait dĂ©cidĂ© que, pendant les cinq premiers jours, tous les hommes exĂ©cuteraient certains travaux de consolidation, d'une urgence absolue. Des Ă©boulements menaçaient partout, les voies avaient tellement souffert, qu'il fallait raccommoder les boisages sur des longueurs de plusieurs centaines de mĂštres. En bas, on formait donc des Ă©quipes de dix hommes, chacune sous la conduite d'un porion; puis, on les mettait Ă  la besogne, aux endroits les plus endommagĂ©s. Quand la descente fut finie, on compta que trois cent vingt-deux mineurs Ă©taient descendus, environ la moitiĂ© du nombre qui travaillait, lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation. Justement, Chaval complĂ©ta l'Ă©quipe dont Catherine et Etienne faisaient partie; et il n'y eut pas lĂ  un hasard, il s'Ă©tait cachĂ© d'abord derriĂšre les camarades, puis il avait forcĂ© la main au porion. Cette Ă©quipe-lĂ  s'en alla dĂ©blayer, dans le bout de la galerie nord, Ă  prĂšs de trois kilomĂštres, un Ă©boulement qui bouchait une voie de la veine Dix-Huit-Pouces. On attaqua les roches Ă©boulĂ©es Ă  la pioche et Ă  la pelle. Etienne, Chaval et cinq autres dĂ©blayaient, tandis que Catherine, avec deux galibots, roulaient les terres au plan inclinĂ©. Les paroles Ă©taient rares, le porion ne les quittait pas. Cependant, les deux galants de la herscheuse furent sur le point de s'allonger des gifles. Tout en grognant qu'il n'en voulait plus, de cette traĂźnĂ©e, l'ancien s'occupait d'elle, la bousculait sournoisement, si bien que le nouveau l'avait menacĂ© d'une danse, s'il ne la laissait pas tranquille. Leurs yeux se mangeaient, on dut les sĂ©parer. Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d'oeil au travail. Il paraissait d'une humeur exĂ©crable, il s'emporta contre le porion; rien ne marchait, les bois demandaient Ă  ĂȘtre remplacĂ©s au fur et Ă  mesure, est-ce que c'Ă©tait fichu, de la besogne pareille ! Et il partit, en annonçant qu'il reviendrait avec l'ingĂ©nieur. Il attendait NĂ©grel depuis le matin, sans comprendre la cause de ce retard. Une heure encore s'Ă©coula. Le porion avait arrĂȘtĂ© le dĂ©blaiement, pour employer tout son monde Ă  Ă©tayer le toit. MĂȘme la herscheuse et les deux galibots ne roulaient plus, prĂ©paraient et apportaient les piĂšces du boisage. Dans ce fond de galerie, l'Ă©quipe se trouvait comme aux avant-postes, perdue Ă  une extrĂ©mitĂ© de la mine, sans communication dĂ©sormais avec les autres chantiers. Trois ou quatre fois, des bruits Ă©tranges, de lointains galops firent bien tourner la tĂȘte aux travailleurs qu'Ă©tait-ce donc ? on aurait dit que les voies se vidaient, que les camarades remontaient dĂ©jĂ , et au pas de course. Mais la rumeur se perdait dans le profond silence, ils se remettaient Ă  caler les bois, Ă©tourdis par les grands coups de marteau. Enfin, on reprit le dĂ©blaiement, le roulage recommença. DĂšs le premier voyage, Catherine, effrayĂ©e, revint en disant qu'il n'y avait plus personne au plan inclinĂ©. - J'ai appelĂ©, on n'a pas rĂ©pondu. Tous ont fichu le camp. Le saisissement fut tel, que les dix hommes jetĂšrent leurs outils pour galoper. Cette idĂ©e, d'ĂȘtre abandonnĂ©s, seuls au fond de la fosse, si loin de l'accrochage, les affolait. Ils n'avaient gardĂ© que leur lampe, ils couraient Ă  la file, les hommes, les enfants, la herscheuse; et le porion lui-mĂȘme perdait la tĂȘte, jetait des appels, de plus en plus effrayĂ© du silence, de ce dĂ©sert des galeries qui s'Ă©tendait sans fin. Qu'arrivait-il, pour qu'on ne rencontrĂąt pas une Ăąme ? Quel accident avait pu emporter ainsi les camarades ? Leur terreur s'accroissait de l'incertitude du danger, de cette menace qu'ils sentaient lĂ , sans la connaĂźtre. Enfin, comme ils approchaient de l'accrochage, un torrent leur barra la route. Ils eurent tout de suite de l'eau jusqu'aux genoux; et ils ne pouvaient plus courir, ils fendaient pĂ©niblement le flot, avec la pensĂ©e qu'une minute de retard allait ĂȘtre la mort. - Nom de Dieu ! c'est le cuvelage qui a crevĂ©, cria Etienne. Je le disais bien que nous y resterions ! Depuis la descente, Pierron, trĂšs inquiet, voyait augmenter le dĂ©luge qui tombait du puits. Tout en embarquant les berlines avec deux autres, il levait la tĂȘte, la face trempĂ©e des grosses gouttes, les oreilles bourdonnantes du ronflement de la tempĂȘte, lĂ -haut. Mais il trembla surtout, quand il s'aperçut que, sous lui, le puisard, le bougnou profond de dix mĂštres, s'emplissait dĂ©jĂ , l'eau jaillissait du plancher, dĂ©bordait sur les dalles de fonte; et c'Ă©tait une preuve que la pompe ne suffisait plus Ă  Ă©puiser les fuites. Il l'entendait s'essouffler, avec un hoquet de fatigue. Alors, il avertit Dansaert, qui jura de colĂšre, en rĂ©pondant qu'il fallait attendre l'ingĂ©nieur. Deux fois, il revint Ă  la charge, sans tirer de lui autre chose que des haussements d'Ă©paules exaspĂ©rĂ©s. Eh bien ! l'eau montait, que pouvait-il y faire ? Mouque parut avec Bataille, qu'il conduisait Ă  la corvĂ©e; et il dut le tenir des deux mains, le vieux cheval somnolent s'Ă©tait brusquement cabrĂ©, la tĂȘte allongĂ©e vers le puits, hennissant Ă  la mort. - Quoi donc, philosophe ? qu'est-ce qui t'inquiĂšte ?... Ah ! c'est parce qu'il pleut. Viens donc, ça ne te regarde pas. Mais la bĂȘte frissonnait de tout son poil, il la traĂźna de force au roulage. Presque au mĂȘme instant, comme Mouque et Bataille disparaissaient au fond d'une galerie, un craquement eut lieu en l'air, suivi d'un vacarme prolongĂ© de chute. C'Ă©tait une piĂšce du cuvelage qui se dĂ©tachait, qui tombait de cent quatre-vingts mĂštres, en rebondissant contre les parois. Pierron et les autres chargeurs purent se garer, la planche de chĂȘne broya seulement une berline vide. En mĂȘme temps, un paquet d'eau, le flot jaillissant d'une digue crevĂ©e, ruisselait. Dansaert voulut monter voir; mais il parlait encore, qu'une seconde piĂšce dĂ©boula. Et, devant la catastrophe menaçante, effarĂ©, il n'hĂ©sita plus, il donna l'ordre de la remonte, lança des porions pour avertir les hommes, dans les chantiers. Alors, commença une effroyable bousculade. De chaque galerie, des files d'ouvriers arrivaient au galop, se ruaient Ă  l'assaut des cages. On s'Ă©crasait, on se tuait pour ĂȘtre remontĂ© tout de suite. Quelques- uns, qui avaient eu l'idĂ©e de prendre le goyot des Ă©chelles, redescendirent en criant que le passage y Ă©tait bouchĂ© dĂ©jĂ . C'Ă©tait l'Ă©pouvante de tous, aprĂšs chaque dĂ©part d'une cage celle-lĂ  venait de passer, mais qui savait si la suivante passerait encore, au milieu des obstacles dont le puits s'obstruait ? En haut, la dĂ©bĂącle devait continuer, on entendait une sĂ©rie de sourdes dĂ©tonations, les bois qui se fendaient, qui Ă©clataient dans le grondement continu et croissant de l'averse. Une cage bientĂŽt fut hors d'usage, dĂ©foncĂ©e, ne glissant plus entre les guides, rompues sans doute. L'autre frottait tellement, que le cĂąble allait casser bien sĂ»r. Et il restait une centaine d'hommes Ă  sortir, tous rĂąlaient, se cramponnaient, ensanglantĂ©s, noyĂ©s. Deux furent tuĂ©s par des chutes de planches. Un troisiĂšme, qui avait empoignĂ© la cage, retomba de cinquante mĂštres et disparut dans le bougnou. Dansaert, cependant, tĂąchait de mettre de l'ordre. ArmĂ© d'une rivelaine, il menaçait d'ouvrir le crĂąne au premier qui n'obĂ©irait pas; et il voulait les ranger Ă  la file, il criait que les chargeurs sortiraient les derniers, aprĂšs avoir emballĂ© les camarades. On ne l'Ă©coutait pas, il avait empĂȘchĂ© Pierron, lĂąche et blĂȘme, de filer un des premiers. A chaque dĂ©part, il devait l'Ă©carter d'une gifle. Mais lui-mĂȘme claquait des dents, une minute de plus, et il Ă©tait englouti tout crevait lĂ -haut, c'Ă©tait un fleuve dĂ©bordĂ©, une pluie meurtriĂšre de charpentes. Quelques ouvriers accouraient encore, lorsque, fou de peur, il sauta dans une berline, en laissant Pierron y sauter derriĂšre lui. La cage monta. A ce moment, l'Ă©quipe d'Etienne et de Chaval dĂ©bouchait dans l'accrochage. Ils virent la cage disparaĂźtre, ils se prĂ©cipitĂšrent; mais il leur fallut reculer, sous l'Ă©croulement final du cuvelage le puits se bouchait, la cage ne redescendrait pas. Catherine sanglotait, Chaval s'Ă©tranglait Ă  crier des jurons. On Ă©tait une vingtaine, est-ce que ces cochons de chefs les abandonneraient ainsi ? Le pĂšre Mouque, qui avait ramenĂ© Bataille, sans hĂąte, le tenait encore par la bride, tous les deux stupĂ©fiĂ©s, le vieux et la bĂȘte, devant la hausse rapide de l'inondation. L'eau dĂ©jĂ  montait aux cuisses. Etienne muet, les dents serrĂ©es, souleva Catherine entre ses bras. Et les vingt hurlaient, la face en l'air, les vingt s'entĂȘtaient, imbĂ©ciles, Ă  regarder le puits, ce trou Ă©boulĂ© qui crachait un fleuve, et d'oĂč ne pouvait plus leur venir aucun secours. Au jour, Dansaert, en dĂ©barquant, aperçut NĂ©grel qui accourait. Mme Hennebeau, par une fatalitĂ©, l'avait, ce matin-lĂ , au saut du lit, retenu Ă  feuilleter des catalogues, pour l'achat de la corbeille. Il Ă©tait dix heures. - Eh bien ! qu'arrive-t-il donc ? cria-t-il de loin. - La fosse est perdue, rĂ©pondit le maĂźtre-porion. Et il conta la catastrophe, en bĂ©gayant, tandis que l'ingĂ©nieur, incrĂ©dule, haussait les Ă©paules allons donc ! est-ce qu'un cuvelage se dĂ©molissait comme ça ? On exagĂ©rait, il fallait voir. - Personne n'est restĂ© au fond, n'est-ce pas ? Dansaert se troublait. Non, personne. Il l'espĂ©rait du moins. Pourtant, des ouvriers avaient pu s'attarder. - Mais, nom d'un chien ! dit NĂ©grel, pourquoi ĂȘtes-vous sorti, alors ? Est-ce qu'on lĂąche ses hommes ! Tout de suite, il donna l'ordre de compter les lampes. Le matin, on en avait distribuĂ© trois cent vingt-deux; et l'on n'en retrouvait que deux cent cinquante-cinq; seulement, plusieurs ouvriers avouaient que la leur Ă©tait restĂ©e lĂ -bas, tombĂ©e de leur main, dans les bousculades de la panique. On tĂącha de procĂ©der Ă  un appel, il fut impossible d'Ă©tablir un nombre exact des mineurs s'Ă©taient sauvĂ©s, d'autres n'entendaient plus leur nom. Personne ne tombait d'accord sur les camarades manquants. Ils Ă©taient peut-ĂȘtre vingt, peut-ĂȘtre quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour l'ingĂ©nieur il y avait des hommes au fond, on distinguait leur hurlement, dans le bruit des eaux, Ă  travers les charpentes Ă©croulĂ©es, lorsqu'on se penchait Ă  la bouche du puits. Le premier soin de NĂ©grel fut d'envoyer chercher M. Hennebeau et de vouloir fermer la fosse. Mais il Ă©tait dĂ©jĂ  trop tard, les charbonniers qui avaient galopĂ© au coron des Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les craquements du cuvelage, venaient d'Ă©pouvanter les familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits, dĂ©valaient en courant, secouĂ©s de cris et de sanglots. Il fallut les repousser, un cordon de surveillants fut chargĂ© de les maintenir, car ils auraient gĂȘnĂ© les manoeuvres. Beaucoup des ouvriers remontĂ©s du puits demeuraient lĂ , stupides, sans penser Ă  changer de vĂȘtements, retenus par une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant oĂč ils avaient failli rester. Les femmes, Ă©perdues autour d'eux, les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms. Est-ce que celui-ci en Ă©tait ? et celui-lĂ  ? et cet autre ? Ils ne savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de grands frissons et des gestes de fous, des gestes qui Ă©cartaient une vision abominable, toujours prĂ©sente. La foule augmentait rapidement, une lamentation montait des routes. Et, lĂ -haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait, assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s'Ă©tait pas Ă©loignĂ©, et qui regardait. - Les noms ! les noms ! criaient les femmes, d'une voix Ă©tranglĂ©e de larmes. NĂ©grel parut un instant, jeta ces mots - DĂšs que nous saurons les noms nous les ferons connaĂźtre. Mais rien n'est perdu, tout le monde sera sauvĂ©... Je descends. Alors, muette d'angoisse, la foule attendit. En effet, avec une bravoure tranquille, l'ingĂ©nieur s'apprĂȘtait Ă  descendre. Il avait fait dĂ©crocher la cage, en donnant l'ordre de la remplacer, au bout du cĂąble, par un cuffat; et, comme il se doutait que l'eau Ă©teindrait sa lampe, il commanda d'en attacher une autre sous le cuffat, qui la protĂ©gerait. Des porions, tremblants, la face blanche et dĂ©composĂ©e, aidaient Ă  ces prĂ©paratifs. - Vous descendrez avec moi, Dansaert, dit NĂ©grel d'une voix brĂšve. Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit la maĂźtre- porion chanceler, ivre d'Ă©pouvante, il l'Ă©carta d'un geste de mĂ©pris. - Non, vous m'embarrasseriez... J'aime mieux ĂȘtre seul. DĂ©jĂ , il Ă©tait dans l'Ă©troit baquet, qui vacillait Ă  l'extrĂ©mitĂ© du cĂąble; et, tenant d'une main sa lampe, serrant de l'autre la corde du signal, il criait lui-mĂȘme au machineur - Doucement ! La machine mit en branle les bobines, NĂ©grel disparut dans le gouffre, d'oĂč montait le hurlement des misĂ©rables. En haut, rien n'avait bougĂ©. Il constata le bon Ă©tat du cuvelage supĂ©rieur. BalancĂ© au milieu du puits, il virait, il Ă©clairait les parois les fuites, entre les joints, Ă©taient si peu abondantes, que sa lampe n'en souffrait pas. Mais, Ă  trois cents mĂštres, lorsqu'il arriva au cuvelage infĂ©rieur, elle s'Ă©teignit selon ses prĂ©visions, un jaillissement avait empli le cuffat. DĂšs lors, il n'eut plus pour y voir que la lampe pendue, qui le prĂ©cĂ©dait dans les tĂ©nĂšbres. Et, malgrĂ© sa tĂ©mĂ©ritĂ©, un frisson le pĂąlit, en face de l'horreur du dĂ©sastre. Quelques piĂšces de bois restaient seules, les autres s'Ă©taient effondrĂ©es avec leurs cadres; derriĂšre, d'Ă©normes cavitĂ©s se creusaient, les sables jaunes, d'une finesse de farine, coulaient par masses considĂ©rables; tandis que les eaux du Torrent, de cette mer souterraine aux tempĂȘtes et aux naufrages ignorĂ©s, s'Ă©panchaient en un dĂ©gorgement d'Ă©cluse. Il descendit encore, perdu au centre de ces vides qui augmentaient sans cesse, battu et tournoyant sous la trombe des sources, si mal Ă©clairĂ© par l'Ă©toile rouge de la lampe, filant en bas, qu'il croyait distinguer des rues, des carrefours de ville dĂ©truite, trĂšs loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes. Aucun travail humain n'Ă©tait plus possible. Il ne gardait qu'un espoir, celui de tenter le sauvetage des hommes en pĂ©ril. A mesure qu'il s'enfonçait, il entendait grandir le hurlement; et il lui fallut s'arrĂȘter, un obstacle infranchissable barrait le puits, un amas de charpentes, les madriers rompus des guides, les cloisons fendues des goyots, s'enchevĂȘtrant avec les guidonnages arrachĂ©s de la pompe. Comme il regardait longuement, le coeur serrĂ©, le hurlement cessa tout d'un coup. Sans doute, devant la crue rapide, les misĂ©rables venaient de fuir dans les galeries, si le flot ne leur avait pas dĂ©jĂ  empli la bouche. NĂ©grel dut se rĂ©signer Ă  tirer la corde du signal, pour qu'on le remontĂąt. Puis, il se fit arrĂȘter de nouveau. Une stupeur lui restait, celle de cet accident, si brusque, dont il ne comprenait pas la cause. Il dĂ©sirait se rendre compte, il examina les quelques piĂšces du cuvelage qui tenaient bon. A distance, des dĂ©chirures, des entailles dans le bois, l'avaient surpris. Sa lampe agonisait, noyĂ©e d'humiditĂ©, et il toucha de ses doigts, il reconnut trĂšs nettement des coups de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail abominable de destruction. Evidemment, on avait voulu cette catastrophe. Il demeurait bĂ©ant, les piĂšces craquĂšrent, s'abĂźmĂšrent avec leurs cadres, dans un dernier glissement qui faillit l'emporter lui-mĂȘme. Sa bravoure s'en Ă©tait allĂ©e, l'idĂ©e de l'homme qui avait fait ça dressait ses cheveux, le glaçait de la peur religieuse du mal, comme si, mĂȘlĂ© aux tĂ©nĂšbres, l'homme eĂ»t encore Ă©tĂ© lĂ , Ă©norme, pour son forfait dĂ©mesurĂ©. Il cria, il agita le signal d'une main furieuse; et il Ă©tait grand temps d'ailleurs, car il s'aperçut, cent mĂštres plus haut, que le cuvelage supĂ©rieur se mettait Ă  son tour en mouvement les joints s'ouvraient, perdaient leur brandissage d'Ă©toupe, lĂąchaient des ruisseaux. Ce n'Ă©tait Ă  prĂ©sent qu'une question d'heures, le puits achĂšverait de se dĂ©cuveler, et s'Ă©croulerait. Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait NĂ©grel. - Eh bien ! quoi ? demanda-t-il. Mais l'ingĂ©nieur, Ă©tranglĂ©, ne parlait point. Il dĂ©faillait. - Ce n'est pas possible, jamais on n'a vu ça... As-tu examinĂ© ? Oui, il rĂ©pondait de la tĂȘte, avec des regards dĂ©fiants. Il refusait de s'expliquer en prĂ©sence des quelques porions qui Ă©coutaient, il emmena son oncle Ă  dix mĂštres, ne se jugea pas assez loin, recula encore; puis, trĂšs bas, Ă  l'oreille, il lui dit enfin l'attentat, les planches trouĂ©es et sciĂ©es, la fosse saignĂ©e au cou et rĂąlant. Devenu blĂȘme, le directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif qui fait le silence sur la monstruositĂ© des grandes dĂ©bauches et des grands crimes. Il Ă©tait inutile d'avoir l'air de trembler devant les dix mille ouvriers de Montsou plus tard, on verrait. Et tous deux continuaient Ă  chuchoter, atterrĂ©s qu'un homme eĂ»t trouvĂ© le courage de descendre, de se pendre au milieu du vide, de risquer sa vie vingt fois, pour cette effroyable besogne. Ils ne comprenaient mĂȘme pas cette bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire malgrĂ© l'Ă©vidence, comme on doute de ces histoires d'Ă©vasions cĂ©lĂšbres, de ces prisonniers envolĂ©s par des fenĂȘtres, Ă  trente mĂštres du sol. Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic nerveux tirait son visage. Il eut un geste de dĂ©sespoir, il donna l'ordre d'Ă©vacuer la fosse tout de suite. Ce fut une sortie lugubre d'enterrement, un abandon muet, avec des coups d'oeil en arriĂšre sur ces grands corps de briques, vides et encore debout, que rien dĂ©sormais ne pouvait sauver. Et, comme le directeur et l'ingĂ©nieur descendaient les derniers de la recette, la foule les accueillit de sa clameur, rĂ©pĂ©tĂ©e obstinĂ©ment. - Les noms ! les noms ! dites les noms ! Maintenant, la Maheude Ă©tait lĂ , parmi les femmes. Elle se rappelait le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient dĂ» partir ensemble, ils se trouvaient pour sĂ»r au fond; et, aprĂšs avoir criĂ© que c'Ă©tait bien fait, qu'ils mĂ©ritaient d'y rester, les sans-coeur, les lĂąches, elle Ă©tait accourue, elle se tenait au premier rang, grelottante d'angoisse. D'ailleurs, elle n'osait plus douter, la discussion qui s'Ă©levait autour d'elle sur les noms la renseignait. Oui, oui, Catherine y Ă©tait, Etienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet des autres, l'accord ne se faisait toujours pas. Non, pas celui-ci, celui-lĂ  au contraire, peut-ĂȘtre Chaval, avec lequel pourtant un galibot jurait d'ĂȘtre remontĂ©. La Levaque et la Pierronne, bien qu'elles n'eussent personne en pĂ©ril, s'acharnaient, se lamentaient aussi fort que les autres. Sorti un des premiers, Zacharie, malgrĂ© son air de se moquer de tout, avait embrassĂ© en pleurant sa femme et sa mĂšre; et, demeurĂ© prĂšs de celle-ci, il grelottait avec elle, montrant pour sa soeur un dĂ©bordement inattendu de tendresse, refusant de la croire lĂ -bas, tant que les chefs ne l'auraient pas constatĂ© officiellement. - Les noms ! les noms ! de grĂące les noms ! NĂ©grel, Ă©nervĂ©, dit trĂšs haut aux surveillants - Mais faites-les donc taire ! C'est Ă  mourir de chagrin. Nous ne les savons pas, les noms. Deux heures s'Ă©taient passĂ©es dĂ©jĂ . Dans le premier effarement, personne n'avait songĂ© Ă  l'autre puits, au vieux puits de RĂ©quillart. M. Hennebeau annonçait qu'on allait tenter le sauvetage de ce cĂŽtĂ©, lorsqu'une rumeur courut cinq ouvriers justement venaient d'Ă©chapper Ă  l'inondation, en remontant par les Ă©chelles pourries de l'ancien goyot hors d'usage; et l'on nommait le pĂšre Mouque, cela causait une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le rĂ©cit des cinq Ă©vadĂ©s redoublait les larmes quinze camarades n'avaient pu les suivre, Ă©garĂ©s, murĂ©s par des Ă©boulements, et il n'Ă©tait plus possible de les secourir, car il y avait dĂ©jĂ  dix mĂštres de crue dans RĂ©quillart. On connaissait tous les noms, l'air s'emplissait d'un gĂ©missement de peuple Ă©gorgĂ©. - Faites-les donc taire ! rĂ©pĂ©ta NĂ©grel furieux. Et qu'ils reculent ! Oui, oui, Ă  cent mĂštres ! Il y a du danger, repoussez-les, repoussez-les. Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s'imaginaient d'autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des morts; et les porions durent leur expliquer que le puits. allait manger la fosse. Cette idĂ©e les rendit muets de saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas Ă  pas; mais on fut obligĂ© de doubler les gardiens qui les contenaient; car, malgrĂ© eux, comme attirĂ©s, ils revenaient toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la route, on accourait de tous les corons, de Montsou mĂȘme. Et l'homme, en haut, sur le terri, l'homme blond, Ă  la figure de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la fosse de ses yeux clairs. Alors, l'attente commença. Il Ă©tait midi, personne n'avait mangĂ©, et personne ne s'Ă©loignait. Dans le ciel brumeux, d'un gris sale, passaient lentement des nuĂ©es couleur de rouille. Un gros chien, derriĂšre la haie de Rasseneur, aboyait violemment, sans relĂąche, irritĂ© du souffle vivant de la foule. Et cette foule, peu Ă  peu, s'Ă©tait rĂ©pandue dans les terres voisines, avait fait le cercle autour de la fosse, Ă  cent mĂštres. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait. Plus une Ăąme, plus un bruit, un dĂ©sert; les fenĂȘtres et les portes, restĂ©es ouvertes, montraient l'abandon intĂ©rieur; un chat rouge, oubliĂ©, flairant la menace de cette solitude, sauta d'un escalier et disparut. Sans doute les foyers des gĂ©nĂ©rateurs s'Ă©teignaient Ă  peine, car la haute cheminĂ©e de briques lĂąchait de lĂ©gĂšres fumĂ©es, sous les nuages sombres; tandis que la girouette du beffroi grinçait au vent, d'un petit cri aigre, la seule voix mĂ©lancolique de ces vastes bĂątiments qui allaient mourir. A deux heures, rien n'avait bougĂ©. M. Hennebeau, NĂ©grel, d'autres ingĂ©nieurs accourus, formaient un groupe de redingotes et de chapeaux noirs, en avant du monde; et eux non plus ne s'Ă©loignaient pas, les jambes rompues de fatigue, fiĂ©vreux, malades d'assister impuissants Ă  un pareil dĂ©sastre, ne chuchotant que de rares paroles, comme au chevet d'un moribond. Le cuvelage supĂ©rieur devait achever de s'effondrer, on entendait de brusques retentissements, des bruits saccadĂ©s de chute profonde, auxquels succĂ©daient de grands silences. C'Ă©tait la plaie qui s'agrandissait toujours l'Ă©boulement, commencĂ© par le bas, montait, se rapprochait de la surface. Une impatience nerveuse avait pris NĂ©grel, il voulait voir, et il s'avançait dĂ©jĂ , seul dans ce vide effrayant, lorsqu'on s'Ă©tait jetĂ© Ă  ses Ă©paules. A quoi bon ? il ne pouvait rien empĂȘcher. Cependant, un mineur, un vieux, trompant la surveillance, galopa jusqu'Ă  la baraque; mais il reparut tranquillement, il Ă©tait allĂ© chercher ses sabots. Trois heures sonnĂšrent. Rien encore. Une averse avait trempĂ© la foule, sans qu'elle reculĂąt d'un pas. Le chien de Rasseneur s'Ă©tait remis Ă  aboyer. Et ce fut Ă  trois heures vingt minutes seulement, qu'une premiĂšre secousse Ă©branla la terre. Le Voreux en frĂ©mit, solide, toujours debout. Mais une seconde suivit aussitĂŽt, et un long cri sortit des bouches ouvertes le hangar goudronnĂ© du criblage, aprĂšs avoir chancelĂ© deux fois, venait de s'abattre avec un craquement terrible. Sous la pression Ă©norme, les charpentes se rompaient et frottaient si fort, qu'il en jaillissait des gerbes d'Ă©tincelles. DĂšs ce moment, la terre ne cessa de trembler, les secousses se succĂ©daient, des affaissements souterrains, des grondements de volcan en Ă©ruption. Au loin, le chien n'aboyait plus, il poussait des hurlements plaintifs, comme s'il eĂ»t annoncĂ© les oscillations qu'il sentait venir; et les femmes, les enfants, tout ce peuple qui regardait, ne pouvait retenir une clameur de dĂ©tresse, Ă  chacun de ces bonds qui les soulevaient. En moins de dix minutes, la toiture ardoisĂ©e du beffroi s'Ă©croula, la salle de recette et la chambre de la machine se fendirent, se trouĂšrent d'une brĂšche considĂ©rable. Puis les bruits se turent, l'effondrement s'arrĂȘta, il se fit de nouveau un grand silence. Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entamĂ©, comme bombardĂ© par une armĂ©e de barbares. On ne criait plus, le cercle Ă©largi des spectateurs regardait. Sous les poutres en tas du criblage, on distinguait les culbuteurs fracassĂ©s, les trĂ©mies crevĂ©es et tordues. Mais c'Ă©tait surtout Ă  la recette que les dĂ©bris s'accumulaient, au milieu de la pluie des briques, parmi des pans de murs entiers tombĂ©s en gravats. La charpente de fer qui portait les molettes avait flĂ©chi, enfoncĂ©e Ă  moitiĂ© dans la fosse; une cage Ă©tait restĂ©e pendue, un bout de cĂąble arrachĂ© flottait; puis, il y avait une bouillie de berlines, de dalles de fonte, d'Ă©chelles. Par un hasard, la lampisterie demeurĂ©e intacte montrait Ă  gauche les rangĂ©es claires de ses petites lampes. Et, au fond de sa chambre Ă©ventrĂ©e, on apercevait la machine, assise carrĂ©ment sur son massif de maçonnerie les cuivres luisaient, les gros membres d'acier avaient un air de muscles indestructibles, l'Ă©norme bielle, repliĂ©e en l'air, ressemblait au puissant genou d'un gĂ©ant, couchĂ© et tranquille dans sa force. M. Hennebeau, au bout de cette heure de rĂ©pit, sentit l'espoir renaĂźtre. Le mouvement des terrains devait ĂȘtre terminĂ©, on aurait la chance de sauver la machine et le reste des bĂątiments. Mais il dĂ©fendait toujours qu'on s'approchĂąt, il voulait patienter une demi- heure encore. L'attente devint insupportable, l'espĂ©rance redoublait l'angoisse, tous les coeurs battaient. Une nuĂ©e sombre, grandie Ă  l'horizon, hĂątait le crĂ©puscule, une tombĂ©e de jour sinistre sur cette Ă©pave des tempĂȘtes de la terre. Depuis sept heures, on Ă©tait lĂ , sans remuer, sans manger. Et, brusquement, comme les ingĂ©nieurs s'avançaient avec prudence, une suprĂȘme convulsion du sol les mit en fuite. Des dĂ©tonations souterraines Ă©clataient, toute une artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. A la surface, les derniĂšres constructions se culbutaient, s'Ă©crasaient. D'abord, une sorte de tourbillon emporta les dĂ©bris du criblage et de la salle de recette. Le bĂątiment des chaudiĂšres creva ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle carrĂ©e oĂč rĂąlait la pompe d'Ă©puisement, qui tomba sur la face, ainsi qu'un homme fauchĂ© par un boulet. Et l'on vit alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquĂ©e sur son massif, les membres Ă©cartelĂ©s, lutter contre la mort elle marcha, elle dĂ©tendit sa bielle, son genou de gĂ©ante, comme pour se lever; mais elle expirait, broyĂ©e, engloutie. Seule, la haute cheminĂ©e de trente mĂštres restait debout, secouĂ©e, pareille Ă  un mĂąt dans l'ouragan. On croyait qu'elle allait s'Ă©mietter et voler en poudre, lorsque, tout d'un coup, elle s'enfonça d'un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu'un cierge colossal; et rien ne dĂ©passait, pas mĂȘme la pointe du paratonnerre. C'Ă©tait fini, la bĂȘte mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgĂ©e de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler Ă  l'abĂźme. Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. L'Ă©pouvante roula des hommes comme un tas de feuilles sĂšches. On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge enflĂ©e, les bras en l'air, devant l'immense trou qui s'Ă©tait creusĂ©. Ce cratĂšre de volcan Ă©teint, profond de quinze mĂštres, s'Ă©tendait de la route au canal, sur une largeur de quarante mĂštres au moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi les bĂątiments, les trĂ©teaux gigantesques, les passerelles avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons; sans compter la provision des bois, une futaie de perches coupĂ©es, avalĂ©es comme des pailles. Au fond, on ne distinguait plus qu'un gĂąchis de poutres, de briques, de fer, de plĂątre, d'affreux restes pilĂ©s, enchevĂȘtrĂ©s, salis, dans cet enragement de la catastrophe. Et le trou s'arrondissait, des gerçures partaient des bords, gagnaient au loin, Ă  travers les champs. Une fente montait jusqu'au dĂ©bit de Rasseneur, dont la façade avait craquĂ©. Est-ce que le coron lui-mĂȘme y passerait ? jusqu'oĂč devait-on fuir, pour ĂȘtre Ă  l'abri, dans cette fin de jour abominable, sous cette nuĂ©e de plomb, qui elle aussi semblait vouloir Ă©craser le monde ? Mais NĂ©grel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait reculĂ©, pleura. Le dĂ©sastre n'Ă©tait pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d'un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallĂ©e profonde. La mine buvait cette riviĂšre, l'inondation maintenant submergeait les galeries pour des annĂ©es. BientĂŽt, le cratĂšre s'emplit, un lac d'eau boueuse occupa la place oĂč Ă©tait naguĂšre le Voreux, pareil Ă  ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifiĂ© s'Ă©tait fait, on n'entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre. Alors, sur le terri Ă©branlĂ©, Souvarine se leva. Il avait reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les tĂȘtes des misĂ©rables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa derniĂšre cigarette, il s'Ă©loigna sans un regard en arriĂšre, dans la nuit devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l'ombre. C'Ă©tait lĂ -bas qu'il allait, Ă  l'inconnu. Il allait, de son air tranquille, Ă  l'extermination, partout oĂč il y aurait de la dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante entendra, sous elle, Ă  chacun de ses pas, Ă©clater le pavĂ© des rues. VII, IV Dans la nuit mĂȘme qui avait suivi l'Ă©croulement du Voreux, M. Hennebeau Ă©tait parti pour Paris, voulant en personne renseigner les rĂ©gisseurs, avant que les journaux pussent mĂȘme donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le lendemain, on le trouva trĂšs calme, avec son air de gĂ©rant correct. Il avait Ă©videmment dĂ©gagĂ© sa responsabilitĂ©, sa faveur ne parut pas dĂ©croĂźtre, au contraire le dĂ©cret qui le nommait officier de la LĂ©gion d'honneur fut signĂ© vingt-quatre heures aprĂšs. Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le coup terrible. Ce n'Ă©taient point les quelques millions perdus, c'Ă©tait la blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante du lendemain, en face de l'Ă©gorgement d'un de ses puits. Elle fut si frappĂ©e, qu'une fois encore elle sentit le besoin du silence. A quoi bon remuer cette abomination ? Pourquoi, si l'on dĂ©couvrait le bandit, faire un martyr, dont l'effroyable hĂ©roĂŻsme dĂ©traquerait d'autres tĂȘtes, enfanterait toute une lignĂ©e d'incendiaires et d'assassins. D'ailleurs, elle ne soupçonna pas le vrai coupable, elle finissait par croire Ă  une armĂ©e de complices, ne pouvant admettre qu'un seul homme eĂ»t trouvĂ© l'audace et la force d'une telle besogne; et lĂ , justement, Ă©tait la pensĂ©e qui l'obsĂ©dait, cette pensĂ©e d'une menace dĂ©sormais grandissante autour de ses fosses. Le directeur avait reçu l'ordre d'organiser un vaste systĂšme d'espionnage, puis de congĂ©dier un Ă  un, sans bruit, les hommes dangereux, soupçonnĂ©s d'avoir trempĂ© dans le crime. On se contenta de cette Ă©puration, d'une haute prudence politique. Il n'y eut qu'un renvoi immĂ©diat, celui de Dansaert, le maĂźtre- porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il Ă©tait devenu impossible. Et l'on prĂ©texta son attitude dans le danger, cette lĂąchetĂ© du capitaine abandonnant ses hommes. D'autre part, c'Ă©tait une avance discrĂšte aux mineurs, qui l'exĂ©craient. Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpirĂ©, et la Direction dut envoyer une note rectificative Ă  un journal, pour dĂ©mentir une version oĂč l'on parlait d'un baril de poudre, allumĂ© par les grĂ©vistes. DĂ©jĂ , aprĂšs une rapide enquĂȘte, le rapport de l'ingĂ©nieur du gouvernement concluait Ă  une rupture naturelle du cuvelage, que le tassement des terrains aurait occasionnĂ©e; et la Compagnie avait prĂ©fĂ©rĂ© se taire et accepter le blĂąme d'un manque de surveillance. Dans la presse, Ă  Paris, dĂšs le troisiĂšme jour, la catastrophe Ă©tait allĂ©e grossir les faits divers on ne causait plus que des ouvriers agonisant au fond de la mine, on lisait avidement les dĂ©pĂȘches publiĂ©es chaque matin. A Montsou mĂȘme, les bourgeois blĂȘmissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux, une lĂ©gende se formait, que les plus hardis tremblaient de se raconter Ă  l'oreille. Tout le pays montrait aussi une grande pitiĂ© pour les victimes, des promenades s'organisaient Ă  la fosse dĂ©truite, on y accourait en famille se donner l'horreur des dĂ©combres, pesant si lourd sur la tĂȘte des misĂ©rables ensevelis. Deneulin, nommĂ© ingĂ©nieur divisionnaire, venait de tomber au milieu du dĂ©sastre, pour son entrĂ©e en fonction; et son premier soin fut de refouler le canal dans son lit, car ce torrent d'eau aggravait le dommage Ă  chaque heure. De grands travaux Ă©taient nĂ©cessaires, il mit tout de suite une centaine d'ouvriers Ă  la construction d'une digue. Deux fois, l'impĂ©tuositĂ© du flot emporta les premiers barrages. Maintenant, on installait des pompes, c'Ă©tait une lutte acharnĂ©e, une reprise violente, pas Ă  pas, de ces terrains disparus. Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus encore. NĂ©grel restait chargĂ© de tenter un effort suprĂȘme, et les bras ne lui manquaient pas, tous les charbonniers accouraient s'offrir, dans un Ă©lan de fraternitĂ©. Ils oubliaient la grĂšve, ils ne s'inquiĂ©taient point de la paie; on pouvait ne leur donner rien, ils ne demandaient qu'Ă  risquer leur peau, du moment oĂč il y avait des camarades en danger de mort. Tous Ă©taient lĂ , avec leurs outils, frĂ©missant, attendant de savoir Ă  quelle place il fallait taper. Beaucoup, malades de frayeur aprĂšs l'accident, agitĂ©s de tremblements nerveux, trempĂ©s de sueurs froides, dans l'obsession de continuels cauchemars, se levaient quand mĂȘme, se montraient les plus enragĂ©s Ă  vouloir se battre contre la terre, comme s'ils avaient une revanche Ă  prendre. Malheureusement, l'embarras commençait devant cette question d'une besogne utile que faire ? comment descendre ? par quel cĂŽtĂ© attaquer les roches ? L'opinion de NĂ©grel Ă©tait que pas un des malheureux ne survivait, les quinze avaient Ă  coup sĂ»r pĂ©ri, noyĂ©s ou asphyxiĂ©s; seulement, dans ces catastrophes des mines, la rĂšgle est de toujours supposer vivants les hommes murĂ©s au fond; et il raisonnait en ce sens. Le premier problĂšme qu'il se posait Ă©tait de dĂ©duire oĂč ils avaient pu se rĂ©fugier. Les porions, les vieux mineurs consultĂ©s par lui, tombaient d'accord sur ce point devant la crue, les camarades Ă©taient certainement montĂ©s, de galerie en galerie, jusque dans les tailles les plus hautes, de sorte qu'ils se trouvaient sans doute acculĂ©s au bout de quelque voie supĂ©rieure. Cela, du reste, s'accordait avec les renseignements du pĂšre Mouque, dont le rĂ©cit embrouillĂ© donnait mĂȘme Ă  croire que l'affolement de la fuite avait sĂ©parĂ© la bande en petits groupes, semant les fuyards en chemin, Ă  tous les Ă©tages. Mais les avis des porions se partageaient ensuite, dĂšs qu'on abordait la discussion des tentatives possibles. Comme les voies les plus proches du sol Ă©taient Ă  cent cinquante mĂštres, on ne pouvait songer au fonçage d'un puits. Restait RĂ©quillart, l'accĂšs unique, le seul point par lequel on se rapprochait. Le pis Ă©tait que la vieille fosse, inondĂ©e elle aussi, ne communiquait plus avec le Voreux, et n'avait de libre, au-dessus niveau des eaux, que des tronçons de galerie dĂ©pendant du premier accrochage. L'Ă©puisement allait demander des annĂ©es, la meilleure dĂ©cision Ă©tait donc de visiter ces galeries, pour voir si elles n'avoisinaient pas les voies submergĂ©es, au bout desquelles on soupçonnait la prĂ©sence des mineurs en dĂ©tresse. Avant d'en arriver lĂ  logiquement, on avait beaucoup discutĂ©, pour Ă©carter une foule de projets impraticables. DĂšs lors, NĂ©grel remua la poussiĂšre des archives, et quand il eut dĂ©couvert les anciens plans des deux fosses, il les Ă©tudia, il dĂ©termina les points oĂč devaient porter les recherches. Peu Ă  peu, cette chasse l'enflammait, il Ă©tait, Ă  son tour, pris d'une fiĂšvre de dĂ©vouement, malgrĂ© son ironique insouciance des hommes et des choses. On Ă©prouva de premiĂšres difficultĂ©s pour descendre, Ă  RĂ©quillart il fallut dĂ©blayer la bouche du puits, abattre le sorbier, raser les prunelliers et les aubĂ©pines; et l'on eut encore Ă  rĂ©parer les Ă©chelles. Puis, les tĂątonnements commencĂšrent. L'ingĂ©nieur, descendu avec dix ouvriers, les faisait taper du fer de leurs outils contre certaines parties de la veine, qu'il leur dĂ©signait; et, dans un grand silence, chacun collait une oreille Ă  la houille, Ă©coutait si des coups lointains ne rĂ©pondaient pas. Mais on parcourut en vain toutes les galeries praticables, aucun Ă©cho ne venait. L'embarras avait augmentĂ© Ă  quelle place entailler la couche ? vers qui marcher, puisque personne ne paraissait ĂȘtre lĂ  ? On s'entĂȘtait pourtant, on cherchait, dans l'Ă©nervement d'une anxiĂ©tĂ© croissante. Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin Ă  RĂ©quillart. Elle s'asseyait devant le puits, sur une poutre, elle n'en bougeait pas jusqu'au soir. Quand un homme ressortait, elle se levait, le questionnait des yeux rien ? non, rien ! et elle se rasseyait, elle attendait encore sans une parole, le visage dur et fermĂ©. Jeanlin, lui aussi, en voyant qu'on envahissait son repaire, avait rĂŽdĂ©, de l'air effarĂ© d'une bĂȘte de proie dont le terrier va dĂ©noncer les rapines il songeait au petit soldat, couchĂ© sous les roches, avec la peur qu'on n'allĂąt troubler ce bon sommeil; mais ce cĂŽtĂ© de la mine Ă©tait envahi par les eaux, et d'ailleurs les fouilles se dirigeaient plus Ă  gauche, dans la galerie ouest. D'abord, PhilomĂšne Ă©tait venue Ă©galement, pour accompagner Zacharie, qui faisait partie de l'Ă©quipe de recherches; puis, cela l'avait ennuyĂ©e, de prendre froid sans nĂ©cessitĂ© ni rĂ©sultat elle restait au coron, elle traĂźnait ses journĂ©es de femme molle, indiffĂ©rente, occupĂ©e Ă  tousser du matin au soir. Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangĂ© la terre pour retrouver sa soeur. Il criait la nuit, il la voyait, il l'entendait, toute maigrie de faim, la gorge crevĂ©e Ă  force d'appeler au secours. Deux fois, il avait voulu creuser sans ordre, disant que c'Ă©tait lĂ , qu'il le sentait bien. L'ingĂ©nieur ne le laissait plus descendre, et il ne s'Ă©loignait pas de ce puits dont on le chassait, il ne pouvait mĂȘme s'asseoir et attendre prĂšs de sa mĂšre, agitĂ© d'un besoin d'agir, tournant sans relĂąche. On Ă©tait au troisiĂšme jour. NĂ©grel, dĂ©sespĂ©rĂ©, avait rĂ©solu de tout abandonner le soir. A midi, aprĂšs le dĂ©jeuner, lorsqu'il revint avec ses hommes, pour tenter un dernier effort, il fut surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, trĂšs rouge, gesticulant, criant - Elle y est ! elle m'a rĂ©pondu ! Arrivez, arrivez donc ! Il s'Ă©tait glissĂ© par les Ă©chelles, malgrĂ© le gardien, et il jurait qu'on avait tapĂ©, lĂ -bas, dans la premiĂšre voie de la veine Guillaume. - Mais nous avons dĂ©jĂ  passĂ© deux fois oĂč vous dites, fit remarquer NĂ©grel incrĂ©dule. Enfin, nous allons bien voir. La Maheude s'Ă©tait levĂ©e; et il fallut l'empĂȘcher de descendre. Elle attendait tout debout, au bord du puits, les regards dans les tĂ©nĂšbres de ce trou. En bas, NĂ©grel tapa lui-mĂȘme trois coups, largement espacĂ©s; puis, il appliqua son oreille contre le charbon, en recommandant aux ouvriers le plus grand silence. Pas un bruit ne lui arriva, il hocha la tĂȘte Ă©videmment, le pauvre garçon avait rĂȘvĂ©. Furieux, Zacharie tapa Ă  son tour; et lui entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement de joie agitait ses membres. Alors, les autres ouvriers recommencĂšrent l'expĂ©rience, les uns aprĂšs les autres tous s'animaient, percevaient trĂšs bien la lointaine rĂ©ponse. Ce fut un Ă©tonnement pour l'ingĂ©nieur, il colla encore son oreille, il finit par saisir un bruit d'une lĂ©gĂšretĂ© aĂ©rienne, un roulement rythmĂ© Ă  peine distinct, la cadence connue du rappel des mineurs, qu'ils battent contre la houille, dans le danger. La houille transmet les sons avec une limpiditĂ© de cristal, trĂšs loin. Un porion qui se trouvait lĂ , n'estimait pas Ă  moins de cinquante mĂštres le bloc dont l'Ă©paisseur les sĂ©parait des camarades. Mais il semblait qu'on pĂ»t dĂ©jĂ  leur tendre la main, une allĂ©gresse Ă©clatait. NĂ©grel dut commencer Ă  l'instant les travaux d'approche. Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s'Ă©treignirent. - Faut pas vous monter la tĂȘte, eut la cruautĂ© de dire la Pierronne, venue ce jour-lĂ  en promenade, par curiositĂ©. Si Catherine ne s'y trouvait pas, ça vous ferait trop de peine ensuite. C'Ă©tait vrai, Catherine peut-ĂȘtre se trouvait ailleurs. - Fous-moi la paix, hein ! cria rageusement Zacharie. Elle y est, je le sais ! La Maheude s'Ă©tait assise de nouveau, muette, le visage immobile. Et elle se remit Ă  attendre. DĂšs que l'histoire se fut rĂ©pandue dans Montsou, il arriva un nouveau flot de monde. On ne voyait rien, et l'on demeurait lĂ  quand mĂȘme, il fallut tenir les curieux Ă  distance. En bas, on travaillait jour et nuit. Par crainte de rencontrer un obstacle, l'ingĂ©nieur avait fait ouvrir, dans la veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient vers le point oĂč l'on supposait les mineurs enfermĂ©s. Un seul haveur pouvait abattre la houille, sur le front Ă©troit du boyau; on le relayait de deux heures en deux heures; et le charbon, dont on chargeait des corbeilles, Ă©tait sorti de main en main Dar une chaĂźne d'hommes, qui s'allongeait Ă  mesure que le trou se creusait. La besogne, d'abord, marcha trĂšs vite on fit six mĂštres en un jour. Zacharie avait obtenu d'ĂȘtre parmi les ouvriers d'Ă©lite mis Ă  l'abattage. C'Ă©tait un poste d'honneur qu'on se disputait. Et il s'emportait, lorsqu'on voulait le relayer, aprĂšs ses deux heures de corvĂ©e rĂ©glementaire. Il volait le tour des camarades, il refusait de lĂącher la rivelaine. Sa galerie bientĂŽt fut en avance sur les autres, il s'y battait contre la houille d'un Ă©lan si farouche, qu'on entendait monter du boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil au ronflement de quelque forge intĂ©rieure. Quand il en sortait, boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait l'envelopper dans une couverture. Puis, chancelant encore, il s'y replongeait, et la lutte recommençait, les grands coups sourds, les plaintes Ă©touffĂ©es, un enragement victorieux de massacre. Le pis Ă©tait que le charbon devenait dur, il cassa deux fois son outil, exaspĂ©rĂ© de ne plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la chaleur, une chaleur qui augmentait Ă  chaque mĂštre d'avancement, insupportable au fond de cette trouĂ©e mince, oĂč l'air ne pouvait circuler. Un ventilateur Ă  bras fonctionnait bien, mais l'aĂ©rage s'Ă©tablissait mal, on retira Ă  trois reprises des haveurs Ă©vanouis, que l'asphyxie Ă©tranglait. NĂ©grel vivait au fond. avec ses ouvriers. On lui descendait ses repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de paille, roulĂ© dans un manteau. Ce qui soutenait les courages, c'Ă©tait la supplication des misĂ©rables, lĂ -bas, le rappel de plus en plus distinct qu'ils battaient pour qu'on se hĂątĂąt d'arriver. A prĂ©sent, il sonnait trĂšs clair, avec une sonoritĂ© musicale, comme frappĂ© sur les lames d'un harmonica. On se guidait grĂące Ă  lui, on marchait Ă  ce bruit cristallin, ainsi qu'on marche au canon dans les batailles. Chaque fois qu'un haveur Ă©tait relayĂ©, NĂ©grel descendait, tapait, puis collait son oreille; et, chaque fois, jusqu'Ă  prĂ©sent, la rĂ©ponse Ă©tait venue, rapide et pressante. Aucun doute ne lui restait, on avançait dans la bonne direction; mais quelle lenteur fatale ! Jamais on n'arriverait assez tĂŽt. En deux jours, d'abord, on avait bien abattu treize mĂštres; seulement, le troisiĂšme jour, on Ă©tait tombĂ© Ă  cinq; puis le quatriĂšme, Ă  trois. La houille se serrait, durcissait Ă  un tel point, que, maintenant, on fonçait de deux mĂštres, avec peine. Le neuviĂšme jour, aprĂšs des efforts surhumains, l'avancement Ă©tait de trente-deux mĂštres, et l'on calculait qu'on en avait devant soi une vingtaine encore. Pour les prisonniers, c'Ă©tait la douziĂšme journĂ©e qui commençait, douze fois vingt-quatre heures sans pain, sans feu, dans ces tĂ©nĂšbres glaciales ! Cette abominable idĂ©e mouillait les paupiĂšres, raidissait les bras Ă  la besogne. Il semblait impossible que des chrĂ©tiens vĂ©cussent davantage, les coups lointains s'affaiblissaient depuis la veille, on tremblait Ă  chaque instant de les entendre s'arrĂȘter. RĂ©guliĂšrement, la Maheude venait toujours s'asseoir Ă  la bouche du puits. Elle amenait, entre ses bras, Estelle qui ne pouvait rester seule du matin au soir. Heure par heure, elle suivait ainsi le travail, partageait les espĂ©rances et les abattements. C'Ă©tait, dans les groupes qui stationnaient, et jusqu'Ă  Montsou, une attente fĂ©brile, des commentaires sans fin. Tous les coeurs du pays battaient lĂ -bas, sous la terre. Le neuviĂšme jour, Ă  l'heure du dĂ©jeuner, Zacharie ne rĂ©pondit pas, lorsqu'on l'appela pour le relais. Il Ă©tait comme fou, il s'acharnait avec des jurons. NĂ©grel, sorti un instant, ne put le faire obĂ©ir; et il n'y avait mĂȘme lĂ  qu'un porion, avec trois mineurs. Sans doute, Zacharie, mal Ă©clairĂ©, furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa besogne, commit l'imprudence d'ouvrir sa lampe. On avait pourtant donnĂ© des ordres sĂ©vĂšres, car des fuites de grisou s'Ă©taient dĂ©clarĂ©es, le gaz sĂ©journait en masse Ă©norme, dans ces couloirs Ă©troits, privĂ©s d'aĂ©rage. Brusquement, un coup de foudre Ă©clata, une trombe de feu sortit du boyau, comme de la gueule d'un canon chargĂ© Ă  mitraille. Tout flambait, l'air s'enflammait ainsi que de la poudre, d'un bout Ă  l'autre des galeries. Ce torrent de flamme emporta le porion et les trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand jour en une Ă©ruption, qui crachait des roches et des dĂ©bris de charpente. Les curieux s'enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle Ă©pouvantĂ©e. Lorsque NĂ©grel et les ouvriers revinrent, une colĂšre terrible les secoua. Ils frappaient la terre Ă  coups de talon, comme une marĂątre tuant au hasard ses enfants, dans les imbĂ©ciles caprices de sa cruautĂ©. On se dĂ©vouait, on allait au secours de camarades, et il fallait encore y laisser des hommes ! AprĂšs trois grandes heures d'efforts et de dangers, quand on pĂ©nĂ©tra enfin dans les galeries, la remonte des victimes fut lugubre. Ni le porion ni les ouvriers n'Ă©taient morts, mais des plaies affreuses les couvraient, exhalaient une odeur de chair grillĂ©e; ils avaient bu le feu, les brĂ»lures descendaient jusque dans leur gorge; et ils poussaient un hurlement continu, suppliant qu'on les achevĂąt. Des trois mineurs, un Ă©tait l'homme qui, pendant la grĂšve, avait crevĂ© la pompe de Gaston-Marie d'un dernier coup de pioche; les deux autres gardaient des cicatrices aux mains, les doigts Ă©corchĂ©s, coupĂ©s, Ă  force d'avoir lancĂ© des briques sur les soldats. La foule, toute pĂąle et frĂ©missante, se dĂ©couvrit quand ils passĂšrent. Debout, la Maheude attendait. Le corps de Zacharie parut enfin. Les vĂȘtements avaient brĂ»lĂ©, le corps n'Ă©tait qu'un charbon noir, calcinĂ©, mĂ©connaissable. BroyĂ©e dans l'explosion, la tĂȘte n'existait plus. Et, lorsqu'on eut dĂ©posĂ© ces restes affreux sur un brancard, la Maheude les suivit d'un pas machinal, les paupiĂšres ardentes, sans une larme. Elle tenait dans ses bras Estelle assoupie, elle s'en allait tragique, les cheveux fouettĂ©s par le vent. Au coron, PhilomĂšne demeura stupide, les yeux changĂ©s en fontaines, tout de suite soulagĂ©e. Mais dĂ©jĂ  la mĂšre Ă©tait retournĂ©e du mĂȘme pas Ă  RĂ©quillart elle avait accompagnĂ© son fils, elle revenait attendre sa fille. Trois jours encore s'Ă©coulĂšrent. On avait repris les travaux de sauvetage, au milieu de difficultĂ©s inouĂŻes. Les galeries d'approche ne s'Ă©taient heureusement pas Ă©boulĂ©es, Ă  la suite du coup de grisou; seulement, l'air y brĂ»lait, si lourd et si viciĂ©, qu'il avait fallu installer d'autres ventilateurs. Toutes les vingt minutes, les haveurs se relayaient. On avançait, deux mĂštres Ă  peine les sĂ©paraient des camarades. Mais, Ă  prĂ©sent, ils travaillaient le froid au coeur, tapant dur uniquement par vengeance; car les bruits avaient cessĂ©, le rappel ne sonnait plus sa petite cadence claire. On Ă©tait au douziĂšme jour des travaux, au quinziĂšme de la catastrophe; et, depuis le matin, un silence de mort s'Ă©tait fait. Le nouvel accident redoubla la curiositĂ© de Montsou, les bourgeois organisaient des excursions, avec un tel entrain, que les GrĂ©goire se dĂ©cidĂšrent Ă  suivre le monde. On arrangea une partie, il fut convenu qu'ils se rendraient au Voreux dans leur voiture, tandis que Mme Hennebeau y amĂšnerait dans la sienne Lucie et Jeanne. Deneulin leur ferait visiter son chantier, puis on rentrerait Dar RĂ©quillart, oĂč ils sauraient de NĂ©grel Ă  quel point exact en Ă©taient les galeries, et s'il espĂ©rait encore. Enfin, on dĂźnerait ensemble le soir. Lorsque, vers trois heures, les GrĂ©goire et leur fille CĂ©cile descendirent devant la fosse effondrĂ©e, ils y trouvĂšrent Mme Hennebeau, arrivĂ©e la premiĂšre, en toilette bleu marine, se garantissant, sous une ombrelle, du pĂąle soleil de fĂ©vrier. Le ciel, trĂšs pur, avait une tiĂ©deur de printemps. Justement, M. Hennebeau Ă©tait lĂ , avec Deneulin; et elle Ă©coutait d'une oreille distraite les explications que lui donnait ce dernier sur les efforts qu'on avait dĂ» faire pour endiguer le canal. Jeanne, qui emportait toujours un album, s'Ă©tait mise Ă  crayonner, enthousiasmĂ©e par l'horreur du motif; pendant que Lucie, assise Ă  cĂŽtĂ© d'elle sur un dĂ©bris de wagon, poussait aussi des exclamations d'aise, trouvant ça "Ă©patant". La digue, inachevĂ©e, laissait passer des fuites nombreuses, dont les flots d'Ă©cume roulaient, tombaient en cascade dans l'Ă©norme trou de la fosse engloutie. Pourtant, ce cratĂšre se vidait, l'eau bue par les terres baissait, dĂ©couvrait l'effrayant gĂąchis du fond. Sous l'azur tendre de la belle journĂ©e, c'Ă©tait un cloaque, les ruines d'une ville abĂźmĂ©e et fondue dans de la boue. - Et l'on se dĂ©range pour voir ça ! s'Ă©cria M. GrĂ©goire, dĂ©sillusionnĂ©. CĂ©cile, toute rose de santĂ©, heureuse de respirer l'air si pur, s'Ă©gayait, plaisantait, tandis que Mme Hennebeau faisait une moue de rĂ©pugnance, en murmurant - Le fait est que ca n'a rien de joli. Les deux ingĂ©nieurs se mirent Ă  rire. Ils tĂąchĂšrent d'intĂ©resser les visiteurs, en les promenant partout, en leur expliquant le jeu des pompes et la manoeuvre du pilon qui enfonçait les pieux. Mais ces dames devenaient inquiĂštes. Elles frissonnĂšrent, lorsqu'elles surent que les pompes fonctionneraient des annĂ©es, six, sept ans peut-ĂȘtre, avant que le puits fĂ»t reconstruit et que l'on eĂ»t Ă©puisĂ© toute l'eau de la fosse. Non, elles aimaient mieux penser Ă  autre chose, ces bouleversements-lĂ  n'Ă©taient bons qu'Ă  donner de vilains rĂȘves. - Partons, dit Mme Hennebeau, en se dirigeant vers sa voiture. Jeanne et Lucie se rĂ©criĂšrent. Comment, si vite ! Et le dessin qui n'Ă©tait pas fini ! Elles voulurent rester, leur pĂšre les amĂšnerait au dĂźner, le soir. M. Hennebeau prit seul place avec sa femme dans la calĂšche, car lui aussi dĂ©sirait questionner NĂ©grel. - Eh bien ! allez en avant, dit M. GrĂ©goire. Nous vous suivons, nous avons une petite visite de cinq minutes Ă  faire, lĂ , dans le coron... Allez, allez, nous serons Ă  RĂ©quillart en mĂȘme temps que vous. Il remonta derriĂšre Mme GrĂ©goire et CĂ©cile; et, tandis que l'autre voiture filait le long du canal, la leur gravit doucement la pente. C'Ă©tait une pensĂ©e charitable, qui devait complĂ©ter l'excursion ion. La mort de Zacharie les avait emplis de pitiĂ© pour cette tragique famille des Maheu, dont tout le pays causait. Ils ne plaignaient pas le pĂšre, ce brigand, ce tueur de soldats qu'il avait fallu abattre comme un loup. Seulement, la mĂšre les touchait, cette pauvre femme qui venait de perdre son fils, aprĂšs avoir perdu son mari, et dont la fille n'Ă©tait peut-ĂȘtre plus qu'un cadavre, sous la terre; sans compter qu'on parlait encore d'un grand-pĂšre infirme, d'un enfant boiteux Ă  la suite d'un Ă©boulement, d'une petite fille morte de faim, pendant la grĂšve. Aussi, bien que cette famille eĂ»t mĂ©ritĂ© en partie ses malheurs, par son esprit dĂ©testable, avaient-ils rĂ©solu d'affirmer la largeur de leur charitĂ©, leur dĂ©sir d'oubli et de conciliation, en lui portant eux- mĂȘmes une aumĂŽne. Deux paquets, soigneusement enveloppĂ©s, se trouvaient sous une banquette de la voiture. Une vieille femme indiqua au cocher la maison des Maheu, le numĂ©ro 16 du deuxiĂšme corps. Mais, quand les GrĂ©goire furent descendus, avec les paquets, ils frappĂšrent vainement, ils finirent par taper Ă  coups de poing dans la porte, sans obtenir davantage de rĂ©ponse la maison rĂ©sonnait lugubre, ainsi qu'une demeure vidĂ©e par le deuil, glacĂ©e et noire, abandonnĂ©e depuis longtemps. - Il n'y a personne, dit CĂ©cile dĂ©sappointĂ©e. Est-ce ennuyeux ! qu'est-ce que nous allons faire de tout ça ? Brusquement, la porte d'Ă  cĂŽtĂ© s'ouvrit, et la Levaque parut. - Oh ! monsieur et madame, mille pardons ! excusez-moi, mademoiselle !... C'est la voisine que vous voulez. Elle n'y est pas, elle est Ă  RĂ©quillart... Dans un flux de paroles, elle leur racontait l'histoire, leur rĂ©pĂ©tait qu'il fallait bien s'entraider, qu'elle gardait chez elle LĂ©nore et Henri, pour permettre Ă  la mĂšre d'aller attendre, lĂ -bas. Ses regards Ă©taient tombĂ©s sur les paquets, elle en arrivait Ă  parler de sa pauvre fille devenue veuve, Ă  Ă©taler sa propre misĂšre, avec des yeux luisants de convoitise. Puis, d'un air hĂ©sitant, elle murmura - J'ai la clef. Si monsieur et madame y tiennent absolument... Le grand-pĂšre est lĂ . Les GrĂ©goire, stupĂ©faits, la regardĂšrent. Comment ! le grand-pĂšre Ă©tait lĂ  ! mais personne ne rĂ©pondait. Il dormait donc ? Et, lorsque la Levaque se fut dĂ©cidĂ©e Ă  ouvrir la porte, ce qu'ils virent les arrĂȘta sur le seuil. Bonnemort Ă©tait lĂ , seul, les yeux larges et fixes, clouĂ© sur une chaise, devant la cheminĂ©e froide. Autour de lui, la salle paraissait plus grande, sans le coucou, sans les meubles de sapin verni, qui l'animaient autrefois; et il ne restait, dans la cruditĂ© verdĂątre des murs, que les portraits de l'Empereur et de l'ImpĂ©ratrice, dont les lĂšvres roses souriaient avec une bienveillance officielle. Le vieux ne bougeait pas, ne clignait pas les paupiĂšres sous le coup de lumiĂšre de la porte, l'air imbĂ©cile, comme s'il n'avait pas mĂȘme vu entrer tout ce monde. A ses pieds, se trouvait son plat garni de cendre, ainsi qu'on en met aux chats, pour leurs ordures. - Ne faites pas attention, s'il n'est guĂšre poli, dit la Levaque obligeamment. ParaĂźt qu'il s'est cassĂ© quelque chose dans la cervelle. VoilĂ  une quinzaine qu'il n'en raconte pas davantage. Mais une secousse agitait Bonnemort, un raclement profond qui semblait lui monter du ventre; et il cracha dans le plat, un Ă©pais crachat noir. La cendre en Ă©tait trempĂ©e, une boue de charbon, tout le charbon de la mine qu'il se tirait de la gorge. DĂ©jĂ , il avait repris son immobilitĂ©. Il ne remuait plus, de loin en loin, que pour cracher. TroublĂ©s, le coeur levĂ© de dĂ©goĂ»t, les GrĂ©goire tĂąchaient cependant de prononcer quelques paroles amicales et encourageantes. - Eh bien ! mon brave homme, dit le pĂšre, vous ĂȘtes donc enrhumĂ© ? Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tĂȘte. Et le silence retomba, lourdement. - On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mĂšre. Il garda sa raideur muette. - Dis donc, papa, murmura CĂ©cile, on nous avait bien racontĂ© qu'il Ă©tait infirme; seulement, nous n'y avons plus songĂ© ensuite... Elle s'interrompit, trĂšs embarrassĂ©e. AprĂšs avoir posĂ© sur la table un pot-au-feu et deux bouteilles de vin, elle dĂ©faisait le deuxiĂšme paquet, elle en tirait une paire de souliers Ă©normes. C'Ă©tait le cadeau destinĂ© au grand-pĂšre, et elle tenait un soulier Ă  chaque main, interdite, en contemplant les pieds enflĂ©s du pauvre homme, qui ne marcherait jamais plus. - Hein ? ils viennent un peu tard, n'est-ce pas, mon brave ? reprit M. GrĂ©goire, pour Ă©gayer la situation. Ca ne fait rien, ça sert toujours. Bonnemort n'entendit pas, ne rĂ©pondit pas, avec son effrayant visage, d'une froideur et d'une duretĂ© de pierre. Alors, CĂ©cile, furtivement, posa les souliers contre le mur. Mais elle eut beau y mettre des prĂ©cautions, les clous sonnĂšrent; et ces chaussures Ă©normes restĂšrent gĂȘnantes dans la piĂšce. - Allez, il ne dira pas merci ! s'Ă©cria la Levaque, qui avait jetĂ© sur les souliers un coup d'oeil de profonde envie. Autant donner une paire de lunettes Ă  un canard, sauf votre respect. Elle continua, elle travailla pour entraĂźner les GrĂ©goire chez elle, comptant les y apitoyer. Enfin, elle imagina un prĂ©texte, elle leur vanta Henri et LĂ©nore, qui Ă©taient bien gentils, bien mignons; et si intelligents, rĂ©pondant comme des anges aux questions qu'on leur posait ! Ceux-lĂ  diraient tout ce que monsieur et madame dĂ©sireraient savoir. - Viens-tu un instant, fillette ? demanda le pĂšre, heureux de sortir. - Oui, je vous suis, rĂ©pondit-elle. CĂ©cile demeura seule avec Bonnemort. Ce qui la retenait lĂ , tremblante et fascinĂ©e, c'Ă©tait qu'elle croyait reconnaĂźtre ce vieux oĂč avait-elle donc rencontrĂ© cette face carrĂ©e, livide, tatouĂ©e de charbon ? et brusquement elle se rappela, elle revit un flot de peuple hurlant qui l'entourait, elle sentit des mains froides qui la serraient au cou. C'Ă©tait lui, elle retrouvait l'homme, elle regardait les mains posĂ©es sur les genoux, des mains d'ouvrier accroupi dont toute la force est dans les poignets, solides encore malgrĂ© l'Ăąge. Peu Ă  peu, Bonnemort avait paru s'Ă©veiller, et il l'apercevait, et il l'examinait lui aussi, de son air bĂ©ant. Une flamme montait Ă  ses joues, une secousse nerveuse tirait sa bouche, d'oĂč coulait un mince filet de salive noire. AttirĂ©s, tous deux restaient l'un devant l'autre, elle florissante, grasse et fraĂźche des longues paresses et du bien-ĂȘtre repu de sa race, lui gonflĂ© d'eau, d'une laideur lamentable de bĂȘte fourbue, dĂ©truit de pĂšre en fils par cent annĂ©es de travail et de faim. Au bout de dix minutes, lorsque les GrĂ©goire, surpris de ne pas voir CĂ©cile, rentrĂšrent chez les Maheu, ils poussĂšrent un cri terrible. Par terre, leur fille gisait, la face bleue, Ă©tranglĂ©e. A son cou, les doigts avaient laissĂ© l'empreinte rouge d'une poigne de gĂ©ant. Bonnemort, chancelant sur ses jambes mortes, Ă©tait tombĂ© prĂšs d'elle, sans pouvoir se relever. Il avait ses mains crochues encore, il regardait le monde de son air imbĂ©cile, les yeux grands ouverts. Et, dans sa chute, il venait de casser son plat, la cendre s'Ă©tait rĂ©pandue, la boue des crachats noirs avait Ă©claboussĂ© la piĂšce; tandis que la paire de gros souliers s'alignait, saine et sauve, contre le mur. Jamais il ne fut possible de rĂ©tablir exactement les faits. Pourquoi CĂ©cile s'Ă©tait-elle approchĂ©e ? comment Bonnemort, clouĂ© sur sa chaise, avait-il pu la prendre Ă  la gorge ? Evidemment, lorsqu'il l'avait tenue, il devait s'ĂȘtre acharnĂ©, serrant toujours, Ă©touffant ses cris, culbutant avec elle, jusqu'au dernier rĂąle. Pas un bruit, pas une plainte, n'avait traversĂ© la mince cloison de la maison voisine, il fallut croire Ă  un coup de brusque dĂ©mence, Ă  une tentation inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une telle sauvagerie stupĂ©fia, chez ce vieil infirme qui avait vĂ©cu en brave homme, en brute obĂ©issante, contraire aux idĂ©es nouvelles. Quelle rancune, inconnue de lui-mĂȘme, lentement empoisonnĂ©e, Ă©tait-elle donc montĂ©e de ses entrailles Ă  son crĂąne ? L'horreur fit conclure Ă  l'inconscience, c'Ă©tait le crime d'un idiot. Cependant, les GrĂ©goire, Ă  genoux, sanglotaient, suffoquaient de douleur. Leur fille adorĂ©e, cette fille dĂ©sirĂ©e si longtemps, comblĂ©e ensuite de tous leurs biens, qu'ils allaient regarder dormir sur la pointe des pieds, qu'ils ne trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez grasse ! Et c'Ă©tait l'effondrement mĂȘme de leur vie, Ă  quoi bon vivre, maintenant qu'ils vivraient sans elle ? La Levaque, Ă©perdue, criait - Ah ! le vieux bougre, qu'est-ce qu'il a fait lĂ  ? Si l'on pouvait s'attendre Ă  une chose pareille !... Et la Maheude qui ne reviendra que ce soir ! Dites donc, si je courais la chercher. AnĂ©antis, le pĂšre et la mĂšre ne rĂ©pondaient pas. - Hein ? ça vaudrait mieux... J'y vais. Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers. Tout le coron s'agitait, une foule se bousculait dĂ©jĂ . Peut-ĂȘtre bien qu'on les volerait. Et puis, il n'y avait plus d'homme chez les Maheu pour les mettre. Doucement, elle les emporta. Ca devait ĂȘtre juste le pied de Bouteloup. A RĂ©quillart, les Hennebeau attendirent longtemps les GrĂ©goire, en compagnie de NĂ©grel. Celui-ci, remontĂ© de la fosse, donnait des dĂ©tails on espĂ©rait communiquer le soir mĂȘme avec les prisonniers; mais on ne retirerait certainement que des cadavres, car le silence de mort continuait. DerriĂšre l'ingĂ©nieur, la Maheude, assise sur la poutre, Ă©coutait toute blanche, lorsque la Levaque arriva lui conter le beau coup de son vieux. Et elle n'eut qu'un grand geste d'impatience et d'irritation. Pourtant, elle la suivit. Mme Hennebeau dĂ©faillait. Quelle abomination ! cette pauvre CĂ©cile, si gaie ce jour-lĂ , si vivante une heure plus tĂŽt ! Il fallut que Hennebeau fĂźt entrer un instant sa femme dans la masure du vieux Mouque. De ses mains maladroites, il la dĂ©grafait, troublĂ© par l'odeur de musc qu'exhalait le corsage ouvert. Et, comme, ruisselante de larmes, elle Ă©treignait NĂ©grel, effarĂ© de cette mort qui coupait court au mariage, le mari les regarda se lamenter ensemble, dĂ©livrĂ© d'une inquiĂ©tude. Ce malheur arrangeait tout, il prĂ©fĂ©rait garder son neveu, dans la crainte de son cocher. VII, V En bas du puits, les misĂ©rables abandonnĂ©s hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l'eau jusqu'au ventre. Le bruit du torrent les Ă©tourdissait, les derniĂšres chutes du cuvelage leur faisaient croire Ă  un craquement suprĂȘme du monde; et ce qui achevait de les affoler, c'Ă©taient les hennissements des chevaux enfermĂ©s dans l'Ă©curie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d'animal qu'on Ă©gorge. Mouque avait lĂąchĂ© Bataille. Le vieux cheval Ă©tait lĂ , tremblant, l'oeil dilatĂ© et fixe sur cette eau qui montait toujours. Rapidement, la salle de l'accrochage s'emplissait, on voyait grandir la crue verdĂątre, Ă  la lueur rouge des trois lampes, brĂ»lant encore sous la voĂ»te. Et, brusquement, quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il partit des quatre fers, dans un galop furieux, il s'engouffra et se perdit au fond d'une des galeries de roulage. Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bĂȘte. - Plus rien Ă  foutre ici ! criait Mouque. Faut voir par RĂ©quillart. Cette idĂ©e qu'ils pourraient sortir par la vieille fosse voisine, s'ils y arrivaient avant que le passage fĂ»t coupĂ©, les emportait maintenant. Les vingt se bousculaient Ă  la file, tenant leurs lampes en l'air, pour que l'eau ne les Ă©teignĂźt pas. Heureusement, la galerie s'Ă©levait d'une pente insensible, ils allĂšrent pendant deux cents mĂštres, luttant contre le flot, sans ĂȘtre gagnĂ©s davantage. Des croyances endormies se rĂ©veillaient dans ces Ăąmes Ă©perdues, ils invoquaient la terre, c'Ă©tait la terre qui se vengeait, qui lĂąchait ainsi le sang de la veine, parce qu'on lui avait tranchĂ© une artĂšre. Un vieux bĂ©gayait des priĂšres oubliĂ©es en pliant ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais esprits de la mine. Mais, au premier carrefour, un dĂ©saccord Ă©clata. Le palefrenier voulait passer Ă  gauche, d'autres juraient qu'on raccourcirait, si l'on prenait Ă  droite. Une minute fut perdue. - Eh ! laissez-y la peau, qu'est-ce que ca me fiche ! s'Ă©cria brutalement Chaval. Moi, je file par lĂ . Il prit la droite, deux camarades le suivirent. Les autres continuĂšrent Ă  galoper derriĂšre le pĂšre Mouque, qui avait grandi au fond de RĂ©quillart. Pourtant, il hĂ©sitait lui-mĂȘme, ne savait par ou tourner. Les tĂȘtes s'Ă©garaient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l'Ă©cheveau s'Ă©tait comme embrouillĂ© devant eux. A chaque bifurcation, une incertitude les arrĂȘtait court, et il fallait se dĂ©cider pourtant. Etienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur. Lui, aurait filĂ© Ă  droite, avec Chaval, car il le croyait dans la bonne route; mais il l'avait lĂąchĂ©, quitte Ă  rester au fond. D'ailleurs, la dĂ©bandade continuait, des camarades avaient encore tirĂ© de leur cĂŽtĂ©, ils n'Ă©taient plus que sept derriĂšre le vieux Mouque. - Pends-toi Ă  mon cou, je te porterai, dit Etienne Ă  la jeune fille, en la voyant faiblir. - Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j'aime mieux mourir tout de suite. Ils s'attardaient, de cinquante mĂštres en arriĂšre, et il la soulevait malgrĂ© sa rĂ©sistance, lorsque la galerie brusquement se boucha un bloc Ă©norme qui s'effondrait et les sĂ©parait des autres. L'inondation dĂ©trempait dĂ©jĂ  les roches, des Ă©boulements se produisaient de tous cĂŽtĂ©s. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. C'Ă©tait fini, il fallait abandonner l'idĂ©e de remonter par RĂ©quillart. Leur unique espoir Ă©tait de gagner les tailles supĂ©rieures, oĂč l'on viendrait peut-ĂȘtre les dĂ©livrer, si les eaux baissaient. Etienne reconnut enfin la veine Guillaume. - Bon ! dit-il, je sais oĂč nous sommes. Nom de Dieu ! nous Ă©tions dans le vrai chemin; mais va te faire fiche, maintenant !... Ecoute, allons tout droit, nous grimperons par la cheminĂ©e. Le flot battait leur poitrine, ils marchaient trĂšs lentement. Tant qu'ils auraient de la lumiĂšre, ils ne dĂ©sespĂ©raient pas; et ils soufflĂšrent l'une des lampes, pour en Ă©conomiser l'huile, avec la pensĂ©e de la vider dans l'autre. Ils atteignaient la cheminĂ©e, lorsqu'un bruit, derriĂšre eux, les fit se tourner. Etaient-ce donc les camarades, barrĂ©s Ă  leur tour, qui revenaient ? Un souffle ronflait au loin, ils ne s'expliquaient pas cette tempĂȘte qui se rapprochait, dans un Ă©claboussement d'Ă©cume. Et ils criĂšrent, quand ils virent une masse gĂ©ante, blanchĂątre, sortir de l'ombre et lutter pour les rejoindre, entre les boisages trop Ă©troits, oĂč elle s'Ă©crasait. C'Ă©tait Bataille. En partant de l'accrochage, il avait galopĂ© le long des galeries noires, Ă©perdument. Il semblait connaĂźtre son chemin, dans cette ville souterraine, qu'il habitait depuis onze annĂ©es; et ses yeux voyaient clair, au fond de l'Ă©ternelle nuit oĂč il avait vĂ©cu. Il galopait, il galopait, pliant la tĂȘte, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se succĂ©daient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu'il hĂ©sitĂąt. OĂč allait-il ? lĂ -bas peut-ĂȘtre, Ă  cette vision de sa jeunesse, au moulin oĂč il Ă©tait nĂ©, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil, brĂ»lant en l'air comme une grosse lampe. Il voulait vivre, sa mĂ©moire de bĂȘte s'Ă©veillait, l'envie de respirer encore de l'air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu'Ă  ce qu'il eĂ»t dĂ©couvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumiĂšre. Et une rĂ©volte emportait sa rĂ©signation ancienne, cette fosse l'assassinait, aprĂšs l'avoir aveuglĂ©. L'eau qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait Ă  la croupe. Mais Ă  mesure qu'il s'enfonçait, les galeries devenaient plus Ă©troites abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand mĂȘme, il s'Ă©corchait, laissait aux boisages des lambeaux de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l'Ă©touffer. Alors, Etienne et Catherine, comme il arrivait prĂšs d'eux, l'aperçurent qui s'Ă©tranglait entre les roches. Il avait butĂ©, il s'Ă©tait cassĂ© les deux jambes de devant. D'un dernier effort, il se traĂźna quelques mĂštres; mais ses flancs ne passaient plus, il restait enveloppĂ©, garrottĂ© par la terre. Et sa tĂȘte saignante s'allongea, chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles. L'eau le recouvrait rapidement, il se mit Ă  hennir, du rĂąle prolongĂ©, atroce, dont les autres chevaux Ă©taient morts dĂ©jĂ , dans l'Ă©curie. Ce fut une agonie effroyable, cette vieille bĂȘte, fracassĂ©e, immobilisĂ©e, se dĂ©battant Ă  cette profondeur, loin du jour. Son cri de dĂ©tresse ne cessait pas, le flot noyait sa criniĂšre, qu'il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit sourd d'un tonneau qui s'emplit. Puis un grand silence tomba. - Ah ! mon Dieu ! emmĂšne-moi, sanglotait Catherine Ah ! mon Dieu ! j'ai peur, je ne veux pas mourir. EmmĂšne-moi ! emmĂšne-moi ! Elle avait vu la mort. Le puits Ă©croulĂ©, la fosse inondĂ©e, rien ne lui avait soufflĂ© Ă  la face cette Ă©pouvante, cette clameur de Bataille agonisant. Et elle l'entendait toujours, ses oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait. - EmmĂšne-moi ! emmĂšne-moi ! Etienne l'avait saisie et l'emportait. D'ailleurs, il Ă©tait grand temps, ils montĂšrent dans la cheminĂ©e, trempĂ©s jusqu'aux Ă©paules. Lui, devait l'aider, car elle n'avait plus la force de s'accrocher aux bois. A trois reprises, il crut qu'elle lui Ă©chappait, qu'elle retombait dans la mer profonde, dont la marĂ©e grondait derriĂšre eux. Cependant, ils purent respirer quelques minutes, quand ils eurent rencontrĂ© la premiĂšre voie, libre encore. L'eau reparut, il fallut se hisser de nouveau. Et, durant des heures, cette montĂ©e continua, la crue les chassait de voie en voie, les obligeait Ă  s'Ă©lever toujours. Dans la sixiĂšme, un rĂ©pit les enfiĂ©vra d'espoir, il leur semblait que le niveau demeurait stationnaire. Mais une hausse plus forte se dĂ©clara, ils durent grimper Ă  la septiĂšme, puis Ă  la huitiĂšme. Une seule restait, et quand ils y furent, ils regardĂšrent anxieusement chaque centimĂštre que l'eau gagnait. Si elle ne s'arrĂȘtait pas, ils allaient donc mourir, comme le vieux cheval, Ă©crasĂ©s contre le toit, la gorge emplie par le flot ? Des Ă©boulements retentissaient Ă  chaque instant. La mine entiĂšre Ă©tait Ă©branlĂ©e, d'entrailles trop grĂȘles, Ă©clatant de la coulĂ©e Ă©norme qui la gorgeait. Au bout des galeries, l'air refoulĂ© s'amassait, se comprimait, partait en explosions formidables, parmi les roches fendues et les terrains bouleversĂ©s. C'Ă©tait le terrifiant vacarme des cataclysmes intĂ©rieurs, un coin de la bataille ancienne, lorsque les dĂ©luges retournaient la terre, en abĂźmant les montagnes sous les plaines. Et Catherine, secouĂ©e, Ă©tourdie de cet effondrement continu, joignait les mains, bĂ©gayait les mĂȘmes mots, sans relĂąche - Je ne veux pas mourir... Je ne veux pas mourir... Pour la rassurer, Etienne jurait que l'eau ne bougeait plus. Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre Ă  leur secours. Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur Ă©chappait. En rĂ©alitĂ©, un jour entier s'Ă©tait Ă©coulĂ© dĂ©jĂ , dans leur montĂ©e au travers de la veine Guillaume. MouillĂ©s, grelottants, ils s'installĂšrent. Elle se dĂ©shabilla sans honte, pour tordre ses vĂȘtements; puis, elle remit la culotte et la veste, qui achevĂšrent de sĂ©cher sur elle. Comme elle Ă©tait pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la força Ă  les prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils avaient baissĂ© la mĂšche de la lampe, ne gardant qu'une lueur faible de veilleuse. Mais des crampes leur dĂ©chirĂšrent l'estomac, tous deux s'aperçurent qu'ils mouraient de faim. Jusque-lĂ , ils ne s'Ă©taient pas senti vivre. Au moment de la catastrophe, ils n'avaient point dĂ©jeunĂ©, et ils venaient de retrouver leurs tartines, gonflĂ©es par l'eau, changĂ©es en soupe. Elle dut se fĂącher pour qu'il voulĂ»t bien accepter sa part. DĂšs qu'elle eut mangĂ©, elle s'endormit de lassitude, sur la terre froide. Lui, brĂ»lĂ© d'insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes. Combien d'heures s'Ă©coulĂšrent ainsi ? Il n'aurait pu le dire. Ce qu'il savait, c'Ă©tait que devant lui, par le trou de la cheminĂ©e, il avait vu reparaĂźtre le flot noir et mouvant, la bĂȘte dont le dos s'enflait sans cesse pour les atteindre. D'abord, il n'y eut qu'une ligne mince, un serpent souple qui s'allongea; puis, cela s'Ă©largit en une Ă©chine grouillante, rampante; et bientĂŽt ils furent rejoints, les pieds de la jeune fille endormie trempĂšrent. Anxieux, il hĂ©sitait Ă  la rĂ©veiller. N'Ă©tait-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de l'ignorance anĂ©antie qui la berçait peut-ĂȘtre dans un rĂȘve de grand air et de vie au soleil ? Par oĂč fuir, d'ailleurs ? Et il cherchait, et il se rappela que le plan inclinĂ©, Ă©tabli dans cette partie de la veine, communiquait, bout Ă  bout, avec le plan qui desservait l'accrochage supĂ©rieur. C'Ă©tait une issue. Il la laissa dormir encore, le plus longtemps qu'il fut possible, regardant le flot gagner, attendant qu'il les chassĂąt. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut un grand frisson. - Ah ! mon Dieu ! c'est vrai !... Ca recommence, mon Dieu ! Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine. - Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure. Pour se rendre au plan inclinĂ©, ils durent marcher ployĂ©s en deux, de nouveau mouillĂ©s jusqu'aux Ă©paules. Et la montĂ©e recommença, plus dangereuse, par ce trou boisĂ© entiĂšrement, long d'une centaine de mĂštres. D'abord, ils voulurent tirer le cĂąble, afin de fixer en bas l'un des chariots; car si l'autre Ă©tait descendu, pendant leur ascension, il les aurait broyĂ©s. Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le mĂ©canisme. Ils se risquĂšrent, n'osant se servir de ce cĂąble qui les gĂȘnait, s'arrachant les ongles contre les charpentes lisses. Lui, venait le dernier, la retenait du crĂąne, quand elle glissait, les mains sanglantes. Brusquement, ils se cognĂšrent contre des Ă©clats de poutre, qui barraient le plan. Des terres avaient coulĂ©, un Ă©boulement empĂȘchait d'aller plus haut. Par bonheur, une porte s'ouvrait lĂ , et ils dĂ©bouchĂšrent dans une voie. Devant eux, la lueur d'une lampe les stupĂ©fia. Un homme leur criait rageusement - Encore des malins aussi bĂȘtes que moi ! Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloquĂ© par l'Ă©boulement, dont les terres comblaient le plan inclinĂ©; et les deux camarades, partis avec lui, Ă©taient mĂȘme restĂ©s en chemin, la tĂȘte fendue. Lui, blessĂ© au coude, avait eu le courage de retourner sur les genoux prendre leurs lampes et les fouiller, pour voler leurs tartines. Comme il s'Ă©chappait, un dernier effondrement, derriĂšre son dos, avait bouchĂ© la galerie. Tout de suite, il se jura de ne point partager ses provisions avec ces gens qui sortaient de terre. Il les aurait assommĂ©s. Puis, il les reconnut Ă  son tour, et sa colĂšre tomba, il se mit Ă  rire de joie mauvaise. - Ah ! c'est toi, Catherine ! Tu t'es cassĂ© le nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. Bon ! bon ! nous allons la danser ensemble. Il affectait de ne pas voir Etienne. Ce dernier, bouleversĂ© de la rencontre, avait eu un geste pour protĂ©ger la herscheuse, qui se serrait contre lui. Pourtant, il fallait bien accepter la situation. Il demanda simplement au camarade, comme s'ils s'Ă©taient quittĂ©s bons amis, une heure plus tĂŽt - As-tu regardĂ© au fond ? On ne peut donc passer par les tailles ? Chaval ricanait toujours. - Ah ! ouiche ! par les tailles ! Elles se sont Ă©boulĂ©es aussi, nous sommes entre deux murs, une vraie souriciĂšre... Mais tu peux t'en retourner par le plan, si tu es un bon plongeur. En effet, l'eau montait, on l'entendait clapoter. La retraite se trouvait coupĂ©e dĂ©jĂ . Et il avait raison, c'Ă©tait une souriciĂšre, un bout de galerie que des affaissements considĂ©rables obstruaient en arriĂšre et en avant. Pas une issue, tous trois Ă©taient murĂ©s. - Alors, tu restes ? ajouta Chaval goguenard. Va, c'est ce que tu feras de mieux, et si tu me fiches la paix, moi je ne te parlerai seulement pas. Il y a encore ici de la place pour deux hommes... Nous verrons bientĂŽt lequel crĂšvera le premier, Ă  moins qu'on ne vienne, ce qui me semble difficile. Le jeune homme reprit - Si nous tapions, on nous entendrait peut-ĂȘtre. - J'en suis las, de taper... Tiens ! essaie toi-mĂȘme avec cette pierre. Etienne ramassa le morceau de grĂšs, que l'autre avait Ă©miettĂ© dĂ©jĂ , et il battit contre la veine, au fond, le rappel des mineurs, le roulement prolongĂ©, dont les ouvriers en pĂ©ril signalent leur prĂ©sence. Puis, il colla son oreille, pour Ă©couter. A vingt reprises, il s'entĂȘta. Aucun bruit ne rĂ©pondait. Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit mĂ©nage. D'abord, il rangea ses trois lampes contre le mur une seule brĂ»lait, les autres serviraient plus tard. Ensuite, il posa sur une piĂšce du boisage les deux tartines qu'il avait encore. C'Ă©tait le buffet, il irait bien deux jours avec ça, s'il Ă©tait raisonnable. Il se tourna, en disant - Tu sais, Catherine, il y en aura la moitiĂ© pour toi, quand tu auras trop faim. La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se retrouver entre ces deux hommes. Et l'affreuse vie commença. Ni Chaval ni Etienne n'ouvraient la bouche, assis par terre, Ă  quelques pas. Sur la remarque du premier, le second Ă©teignit sa lampe, un luxe de lumiĂšre inutile; puis, ils retombĂšrent dans leur silence. Catherine s'Ă©tait couchĂ©e prĂšs du jeune homme, inquiĂšte des regards que son ancien galant lui jetait. Les heures s'Ă©coulaient, on entendait le petit murmure de l'eau montant sans cesse; tandis que, de temps Ă  autre, des secousses profondes, des retentissements lointains, annonçaient les derniers tassements de la mine. Quand la lampe se vida et qu'il fallut en ouvrir une autre, pour l'allumer, la peur du grisou les agita un instant; mais ils aimaient mieux sauter tout de suite, que de durer dans les tĂ©nĂšbres; et rien ne sauta, il n'y avait pas de grisou. Ils s'Ă©taient allongĂ©s de nouveau, les heures se remirent Ă  couler. Un bruit Ă©motionna Etienne et Catherine, qui levĂšrent la tĂȘte. Chaval se dĂ©cidait Ă  manger il avait coupĂ© la moitiĂ© d'une tartine, il mĂąchait longuement, pour ne pas ĂȘtre tentĂ© d'avaler tout. Eux, que la faim torturait, le regardĂšrent. - Vrai, tu refuses ? dit-il Ă  la herscheuse, de son air provocant. Tu as tort. Elle avait baissĂ© les yeux, craignant de cĂ©der, l'estomac dĂ©chirĂ© d'une telle crampe, que des larmes gonflaient ses paupiĂšres. Mais elle comprenait ce qu'il demandait; dĂ©jĂ , le matin, il lui avait soufflĂ© sur le cou; il Ă©tait repris d'une de ses anciennes fureurs de dĂ©sir, en la voyant prĂšs de l'autre. Les regards dont il l'appelait avaient une flamme qu'elle connaissait bien, la flamme de ses crises jalouses, quand il tombait sur elle Ă  coups de poing, en l'accusant d'abominations avec le logeur de sa mĂšre. Et elle ne voulait pas, elle tremblait, en retournant Ă  lui, de jeter ces deux hommes l'un sur l'autre, dans cette cave Ă©troite oĂč ils agonisaient. Mon Dieu ! est-ce qu'on ne pouvait finir en bonne amitiĂ© ! Etienne serait mort d'inanition, plutĂŽt que de mendier Ă  Chaval une bouchĂ©e de pain. Le silence s'alourdissait, une Ă©ternitĂ© encore parut se prolonger, avec la lenteur des minutes monotones, qui passaient une Ă  une, sans espoir. Il y avait un jour qu'ils Ă©taient enfermĂ©s ensemble. La deuxiĂšme lampe pĂąlissait, ils allumĂšrent la troisiĂšme. Chaval entama son autre tartine, et il grogna - Viens donc, bĂȘte ! Catherine eut un frisson. Pour la laisser libre, Etienne s'Ă©tait dĂ©tournĂ©. Puis, comme elle ne bougeait pas, il lui dit Ă  voix basse - Va, mon enfant. Les larmes qu'elle Ă©touffait ruisselĂšrent alors. Elle pleurait longuement, ne trouvant mĂȘme pas la force de se lever, ne sachant plus si elle avait faim, souffrant d'une douleur qui la tenait dans tout le corps. Lui, s'Ă©tait mis debout, allait et venait, battait vainement le rappel des mineurs, enragĂ© de ce reste de vie qu'on l'obligeait Ă  vivre lĂ , collĂ© au rival qu'il exĂ©crait. Pas mĂȘme assez de place pour crever loin l'un de l'autre ! DĂšs qu'il avait fait dix pas, il devait revenir et se cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille, qu'ils se disputaient jusque dans la terre ! Elle serait au dernier vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le premier. Ca n'en finissait pas, les heures suivaient les heures, la rĂ©voltante promiscuitĂ© s'aggravait, avec l'empoisonnement des haleines, l'ordure des besoins satisfaits en commun. Deux fois, il se rua sur les roches, comme pour les ouvrir Ă  coups de poing. Une nouvelle journĂ©e s'achevait, et Chaval s'Ă©tait assis prĂšs de Catherine, partageant avec elle sa derniĂšre moitiĂ© de tartine. Elle mĂąchait les bouchĂ©es pĂ©niblement, il les lui faisait payer chacune d'une caresse, dans son entĂȘtement de jaloux qui ne voulait pas mourir sans la ravoir, devant l'autre. EpuisĂ©e, elle s'abandonnait. Mais, lorsqu'il tĂącha de la prendre, elle se plaignit. - Oh ! laisse, tu me casses les os. Etienne, frĂ©missant, avait posĂ© son front contre les bois, pour ne pas voir. Il revint d'un bond, affolĂ©. - Laisse-la, nom de Dieu ! - Est-ce que ça te regarde ? dit Chaval. C'est ma femme, elle est Ă  moi peut-ĂȘtre ! Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui Ă©crasant sur la bouche ses moustaches rouges, continuant - Fiche-nous la paix, hein ! Fais-nous le plaisir de voir lĂ -bas si nous y sommes. Mais Etienne, les lĂšvres blanches, criait - Si tu ne la lĂąches pas, je t'Ă©trangle ! Vivement, l'autre se mit debout, car il avait compris, au sifflement de la voix, que le camarade allait en finir. La mort leur semblait trop lente, il fallait que, tout de suite, l'un des deux cĂ©dĂąt la place. C'Ă©tait l'ancienne bataille qui recommençait, dans la terre oĂč ils dormiraient bientĂŽt cĂŽte Ă  cĂŽte; et ils avaient si peu d'espace, qu'ils ne pouvaient brandir leurs poings sans les Ă©corcher. - MĂ©fie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te mange. Etienne, Ă  ce moment, devint fou. Ses yeux se noyĂšrent d'une vapeur rouge, sa gorge s'Ă©tait congestionnĂ©e d'un flot de sang. Le besoin de tuer le prenait, irrĂ©sistible, un besoin physique, l'excitation sanguine d'une muqueuse qui dĂ©termine un violent accĂšs de toux. Cela monta, Ă©clata en dehors de sa volontĂ©, sous la poussĂ©e de la lĂ©sion hĂ©rĂ©ditaire. Il avait empoignĂ©, dans le mur, une feuille de schiste, et il l'Ă©branlait, et il l'arrachait, trĂšs large, trĂšs lourde. Puis, Ă  deux mains, avec une force dĂ©cuplĂ©e, il l'abattit sur le crĂąne de Chaval. Celui-ci n'eut pas le temps de sauter en arriĂšre. Il tomba, la face broyĂ©e, le crĂąne fendu. La cervelle avait Ă©claboussĂ© le toit de la galerie, un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au jet continu d'une source. Tout de suite, il y eut une mare, oĂč l'Ă©toile fumeuse de la lampe se reflĂ©ta. L'ombre envahissait ce caveau murĂ©, le corps semblait, par terre, la bosse noire d'un tas d'escaillage. Et, penchĂ©, l'oeil Ă©largi, Etienne le regardait. C'Ă©tait donc fait, il avait tuĂ©. ConfusĂ©ment, toutes ses luttes lui revenaient Ă  la mĂ©moire, cet inutile combat contre le poison qui dormait dans ses muscles, l'alcool lentement accumulĂ© de sa race. Pourtant, il n'Ă©tait ivre que de faim, l'ivresse lointaine des parents avait suffi. Ses cheveux se dressaient devant l'horreur de ce meurtre, et malgrĂ© la rĂ©volte de son Ă©ducation, une allĂ©gresse faisait battre son coeur, la joie animale d'un appĂ©tit enfin satisfait. Il eut ensuite un orgueil, l'orgueil du plus fort. Le petit soldat lui Ă©tait apparu, la gorge trouĂ©e d'un couteau, tuĂ© par un enfant. Lui aussi, avait tuĂ©. Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri. - Mon Dieu ! il est mort ! - Tu le regrettes ? demanda Etienne farouche. Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis, chancelante, elle se jeta dans ses bras. - Ah ! tue-moi aussi, ah ! mourons tous les deux ! D'une Ă©treinte, elle s'attachait Ă  ses Ă©paules, et il l'Ă©treignait Ă©galement, et ils espĂ©rĂšrent qu'ils allaient mourir. Mais la mort n'avait pas de hĂąte, ils dĂ©nouĂšrent leurs bras. Puis, tandis qu'elle se cachait les yeux, il traĂźna le misĂ©rable, il le jeta dans le plan inclinĂ©, pour l'ĂŽter de l'espace Ă©troit oĂč il fallait vivre encore. La vie n'aurait plus Ă©tĂ© possible, avec ce cadavre sous les pieds. Et ils s'Ă©pouvantĂšrent, lorsqu'ils l'entendirent plonger, au milieu d'un rejaillissement d'Ă©cume. L'eau avait donc empli dĂ©jĂ  ce trou ? Ils l'aperçurent, elle dĂ©borda dans la galerie. Alors, ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient allumĂ© la derniĂšre lampe, elle s'Ă©puisait en Ă©clairant la crue, dont la hausse rĂ©guliĂšre, entĂȘtĂ©e, ne s'arrĂȘtait pas. Ils eurent d'abord de l'eau aux chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La voie montait, ils se rĂ©fugiĂšrent au fond, ce qui leur donna un rĂ©pit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils baignĂšrent jusqu'Ă  la ceinture. Debout, acculĂ©s, l'Ă©chine collĂ©e contre la roche, ils la regardaient croĂźtre, toujours, toujours. Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini. La lampe, qu'ils avaient accrochĂ©e, jaunissait la houle rapide des petites ondes; elle pĂąlit, ils ne distinguĂšrent plus qu'un demi-cercle diminuant sans cesse, comme mangĂ© par l'ombre qui semblait grandir avec le flux; et, brusquement, l'ombre les enveloppa, la lampe venait de s'Ă©teindre, aprĂšs avoir crachĂ© sa derniĂšre goutte d'huile. C'Ă©tait la nuit complĂšte, absolue, cette nuit de la terre qu'ils dormiraient, sans jamais rouvrir leurs yeux Ă  la clartĂ© du soleil. - Nom de Dieu ! jura sourdement Etienne. Catherine, comme si elle eĂ»t senti les tĂ©nĂšbres la saisir, s'Ă©tait abritĂ©e contre lui. Elle rĂ©pĂ©ta le mot des mineurs, Ă  voix basse - La mort souffle la lampe. Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fiĂšvre de vivre les ranima. Lui, violemment, se mit Ă  creuser le schiste avec le crochet de la lampe, tandis qu'elle l'aidait de ses ongles. Ils pratiquĂšrent une sorte de banc Ă©levĂ©, et lorsqu'ils s'y furent hissĂ©s, tous les deux, ils se trouvĂšrent assis, les jambes pendantes, le dos ployĂ©, car la voĂ»te les forçait Ă  baisser la tĂȘte. L'eau ne glaçait plus que leurs talons; mais ils ne tardĂšrent pas Ă  en sentir le froid leur couper les chevilles, les mollets, les genoux, dans un mouvement invincible et sans trĂȘve. Le banc, mal aplani, se trempait d'une humiditĂ© si gluante, qu'ils devaient se tenir fortement pour ne pas glisser. C'Ă©tait la fin, combien attendraient-ils, rĂ©duits Ă  cette niche, oĂč ils n'osaient risquer un geste, extĂ©nuĂ©s, affamĂ©s, n'ayant plus ni pain ni lumiĂšre ? Et ils souffraient surtout des tĂ©nĂšbres, qui les empĂȘchaient de voir venir la mort. Un grand silence rĂ©gnait, la mine gorgĂ©e d'eau ne bougeait plus. Ils n'avaient maintenant, sous eux, que la sensation de cette mer, enflant, du fond des galeries, sa marĂ©e muette. Les heures se succĂ©daient, toutes Ă©galement noires, sans qu'ils pussent en mesurer la durĂ©e exacte, de plus en plus Ă©garĂ©s dans le calcul du temps. Leurs tortures, qui auraient dĂ» allonger les minutes, les emportaient, rapides. Ils croyaient n'ĂȘtre enfermĂ©s que depuis deux jours et une nuit, lorsqu'en rĂ©alitĂ© la troisiĂšme journĂ©e dĂ©jĂ  se terminait. Toute espĂ©rance de secours s'en Ă©tait allĂ©e, personne ne les savait lĂ , personne n'avait le pouvoir d'y descendre, et la faim les achĂšverait, si l'inondation leur faisait grĂące. Une derniĂšre fois, ils avaient eu la pensĂ©e de battre le rappel; mais la pierre Ă©tait restĂ©e sous l'eau. D'ailleurs, qui les entendrait ? Catherine, rĂ©signĂ©e, avait appuyĂ© contre la veine sa tĂȘte endolorie, lorsqu'un tressaillement la redressa. - Ecoute ! dit-elle. D'abord, Etienne crut qu'elle parlait du petit bruit de l'eau montant toujours. Il mentit, il voulut la tranquilliser. - C'est moi que tu entends, je remue les jambes. - Non, non, pas ça... LĂ -bas, Ă©coute ! Et elle collait son oreille au charbon. Il comprit, il fit comme elle. Une attente de quelques secondes les Ă©touffa. Puis, trĂšs lointains, trĂšs faibles, ils entendirent trois coups, largement espacĂ©s. Mais ils doutaient encore, leurs oreilles sonnaient, c'Ă©taient peut-ĂȘtre des craquements dans la couche. Et ils ne savaient avec quoi frapper pour rĂ©pondre. Etienne eut une idĂ©e. - Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les talons. Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs; et ils Ă©coutĂšrent, et ils distinguĂšrent de nouveau les trois coups, au loin. Vingt fois ils recommencĂšrent, vingt fois les coups rĂ©pondirent. Ils pleuraient, ils s'embrassaient, au risque de perdre l'Ă©quilibre. Enfin, les camarades Ă©taient lĂ , ils arrivaient. C'Ă©tait un dĂ©bordement de joie et d'amour qui emportait les tourments de l'attente, la rage des appels longtemps inutiles, comme si les sauveurs n'avaient eu qu'Ă  fendre la roche du doigt, pour les dĂ©livrer. - Hein ! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j'aie appuyĂ© la tĂȘte ! - Oh ! tu as une oreille ! disait-il Ă  son tour. Moi, je n'entendais rien. DĂšs ce moment, ils se relayĂšrent, toujours l'un d'eux Ă©coutait, prĂȘt Ă  correspondre, au moindre signal. Ils saisirent bientĂŽt des coups de rivelaine on commençait les travaux d'approche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit ne leur Ă©chappait. Mais leur joie tomba. Ils avaient beau rire, pour se tromper l'un l'autre, le dĂ©sespoir les reprenait peu Ă  peu. D'abord, ils s'Ă©taient rĂ©pandus en explications on arrivait Ă©videmment par RĂ©quillart, la galerie descendait dans la couche, peut-ĂȘtre en ouvrait-on plusieurs, car il y avait trois hommes Ă  l'abattage. Puis ils parlĂšrent moins, ils finirent par se taire, quand ils en vinrent Ă  calculer la masse Ă©norme qui les sĂ©parait des camarades. Muets, ils continuaient leurs rĂ©flexions, ils comptaient les journĂ©es et les journĂ©es qu'un ouvrier mettrait Ă  percer un tel bloc. Jamais on ne les rejoindrait assez tĂŽt, ils seraient morts vingt fois. Et mornes, n'osant plus Ă©changer une parole dans ce redoublement d'angoisse, ils rĂ©pondaient aux appels d'un roulement de sabots, sans espoir, en ne gardant que le besoin machinal de dire aux autres qu'ils vivaient encore. Un jour, deux jours, se passĂšrent. Ils Ă©taient au fond depuis six jours. L'eau, arrĂȘtĂ©e Ă  leurs genoux, ne montait ni ne descendait; et leurs jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer; mais la position devenait alors si incommode, qu'ils Ă©taient tordus de crampes atroces et qu'ils devaient laisser retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se remontaient d'un coup de reins, sur la roche glissante. Les cassures du charbon leur dĂ©fonçaient l'Ă©chine, ils Ă©prouvaient Ă  la nuque une douleur fixe et intense, d'avoir Ă  la tenir ployĂ©e constamment, pour ne pas se briser le crĂąne. Et l'Ă©touffement croissait, l'air refoulĂ© par l'eau se comprimait dans l'espĂšce de cloche oĂč ils se trouvaient enfermĂ©s. Leur voix, assourdie, paraissait venir de trĂšs loin. Des bourdonnements d'oreilles se dĂ©clarĂšrent, ils entendaient les volĂ©es d'un tocsin furieux, le galop d'un troupeau sous une averse de grĂȘle, interminable. D'abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle portait Ă  sa gorge ses pauvres mains crispĂ©es, elle avait de grands souffles creux, une plainte continue, dĂ©chirante, comme si une tenaille lui eĂ»t arrachĂ© l'estomac. Etienne, Ă©tranglĂ© par la mĂȘme torture, tĂątonnait fiĂ©vreusement dans l'obscuritĂ©, lorsque, prĂšs de lui, ses doigts rencontrĂšrent une piĂšce du boisage, Ă  moitiĂ© pourrie, que ses ongles Ă©miettaient. Et il en donna une poignĂ©e Ă  la herscheuse, qui l'engloutit goulĂ»ment. Durant deux journĂ©es, ils vĂ©curent de ce bois vermoulu, ils le dĂ©vorĂšrent tout entier, dĂ©sespĂ©rĂ©s de l'avoir fini, s'Ă©corchant Ă  vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les fibres rĂ©sistaient. Leur supplice augmenta, ils s'enrageaient de ne pouvoir mĂącher la toile de leurs vĂȘtements. Une ceinture de cuir qui le serrait Ă  la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits morceaux avec les dents, et elle les broyait, s'acharnait Ă  les avaler. Cela occupait leurs mĂąchoires, leur donnait l'illusion qu'ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achevĂ©e, ils se remirent Ă  la toile, la suçant pendant des heures. Mais, bientĂŽt, ces crises violentes se calmĂšrent, la faim ne fut plus qu'une douleur profonde, sourde, l'Ă©vanouissement mĂȘme, lent et progressif, de leurs forces. Sans doute, ils auraient succombĂ©, s'ils n'avaient pas eu de l'eau, tant qu'ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient dans le creux de leur main; et cela Ă  vingt reprises, brĂ»lĂ©s d'une telle soif, que toute cette eau ne pouvait l'Ă©tancher. Le septiĂšme jour, Catherine se penchait pour boire, lorsqu'elle heurta de la main un corps flottant devant elle. - Dis donc, regarde... Qu'est-ce que c'est ? Etienne tĂąta dans les tĂ©nĂšbres. - Je ne comprends pas, on dirait la couverture d'une porte d'aĂ©rage. Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgĂ©e, le corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible. - C'est lui, mon Dieu ! - Qui donc ? - Lui, tu sais bien ? J'ai senti ses moustaches. C'Ă©tait le cadavre de Chaval, remontĂ© du plan inclinĂ©, poussĂ© jusqu'Ă  eux par la crue. Etienne allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le nez broyĂ©; et un frisson de rĂ©pugnance et de peur le secoua. Prise d'une nausĂ©e abominable, Catherine avait crachĂ© l'eau qui lui restait Ă  la bouche. Elle croyait qu'elle venait de boire du sang, que toute cette eau profonde, devant elle, Ă©tait maintenant le sang de cet homme. - Attends, bĂ©gaya Etienne, je vais le renvoyer. Il donna un coup de pied au cadavre, qui s'Ă©loigna. Mais, bientĂŽt, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes. - Nom de Dieu ! va-t'en donc ! Et, la troisiĂšme fois, Etienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait ĂȘtre avec eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d'empoisonner l'air. Pendant toute cette journĂ©e, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir; et, le lendemain seulement, la souffrance les dĂ©cida ils Ă©cartaient le corps Ă  chaque gorgĂ©e, ils buvaient quand mĂȘme. Ce n'Ă©tait pas la peine de lui casser la tĂȘte, pour qu'il revĂźnt entre lui et elle, entĂȘtĂ© dans sa jalousie. Jusqu'au bout, il serait lĂ , mĂȘme mort, pour les empĂȘcher d'ĂȘtre ensemble. Encore un jour, et encore un jour. Etienne, Ă  chaque frisson de l'eau, recevait un lĂ©ger coup de l'homme qu'il avait tuĂ©, le simple coudoiement d'un voisin qui rappelait sa prĂ©sence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement, il le voyait, gonflĂ©, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyĂ©e. Puis, il ne se souvenait plus, il ne l'avait pas tuĂ©, l'autre nageait et allait le mordre. Catherine, maintenant, Ă©tait secouĂ©e de crises de larmes, longues, interminables, aprĂšs lesquelles un accablement l'anĂ©antissait. Elle finit par tomber dans un Ă©tat de somnolence invincible. Il la rĂ©veillait, elle bĂ©gayait des mots, elle se rendormait tout de suite, sans mĂȘme soulever les paupiĂšres; et, de crainte qu'elle ne se noyĂąt, il lui avait passĂ© un bras Ă  la taille. C'Ă©tait lui, maintenant, qui rĂ©pondait aux camarades. Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derriĂšre son dos. Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage Ă  taper. On les savait lĂ , pourquoi se fatiguer encore ? Cela ne l'intĂ©ressait plus, qu'on pĂ»t venir. Dans l'hĂ©bĂ©tement de son attente, il en Ă©tait, pendant des heures, Ă  oublier ce qu'il attendait. Un soulagement les rĂ©conforta un peu. L'eau baissait, le corps de Chaval s'Ă©loigna. Depuis neuf jours, on travaillait Ă  leur dĂ©livrance, et ils faisaient, pour la premiĂšre fois, quelques pas dans la galerie, lorsqu'une Ă©pouvantable commotion les jeta sur le sol. Ils se cherchĂšrent, ils restĂšrent aux bras l'un de l'autre, fous, ne comprenant pas, croyant que la catastrophe recommençait. Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessĂ©. Dans le coin oĂč ils se tenaient assis, cĂŽte Ă  cĂŽte, Catherine eut un lĂ©ger rire. - Il doit faire bon dehors... Viens, sortons d'ici. Etienne, d'abord, lutta contre cette dĂ©mence. Mais une contagion Ă©branlait sa tĂȘte plus solide, il perdit la sensation juste du rĂ©el. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitĂ©e de fiĂšvre, tourmentĂ©e Ă  prĂ©sent d'un besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses oreilles Ă©taient devenus des murmures d'eau courante, des chants d'oiseaux; et elle sentait un violent parfum d'herbes Ă©crasĂ©es, et elle voyait clair, de grandes taches jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu'elle se croyait dehors, prĂšs du canal, dans les blĂ©s, par une journĂ©e de beau soleil. - Hein ? fait-il chaud !... Prends-moi donc, restons ensemble, oh ! toujours, toujours ! Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant dans un bavardage de fille heureuse - Avons-nous Ă©tĂ© bĂȘtes d'attendre si longtemps ! Tout de suite, j'aurais bien voulu de toi, et tu n'as pas compris, tu as boudĂ©... Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas, le nez en l'air, Ă  nous Ă©couter respirer, avec la grosse envie de nous prendre ? Il fut gagnĂ© par sa gaietĂ©, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse. - Tu m'as battu une fois, oui, oui ! des soufflets sur les deux joues ! - C'est que je t'aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me dĂ©fendais de songer Ă  toi, je me disais que c'Ă©tait bien fini; et, au fond, je savais qu'un jour ou l'autre nous nous mettrions ensemble... Il ne fallait qu'une occasion, quelque chance heureuse, n'est-ce pas ? Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rĂȘve, puis il rĂ©pĂ©ta lentement - Rien n'est jamais fini, il suffit d'un peu de bonheur pour que tout recommence. - Alors, tu me gardes, c'est le bon coup, cette fois ? Et, dĂ©faillante, elle glissa. Elle Ă©tait si faible, que sa voix assourdie s'Ă©teignait. EffrayĂ©, il l'avait retenue sur son coeur. - Tu souffres ? Elle se redressa, Ă©tonnĂ©e. - Non, pas du tout... Pourquoi ? Mais cette question l'avait Ă©veillĂ©e de son rĂȘve. Elle regarda Ă©perdument les tĂ©nĂšbres, elle tordit ses mains, dans une nouvelle crise de sanglots. - Mon Dieu ! mon Dieu ! qu'il fait noir ! Ce n'Ă©taient plus les blĂ©s, ni l'odeur des herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil jaune; c'Ă©taient la mine Ă©boulĂ©e, inondĂ©e, la nuit puante, l'Ă©gouttement funĂšbre de ce caveau oĂč ils rĂąlaient depuis tant de jours. La perversion de ses sens en augmentait l'horreur maintenant, elle Ă©tait reprise des superstitions de son enfance, elle vit l'Homme noir, le vieux mineur trĂ©passĂ© qui revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles. - Ecoute, as-tu entendu ? - Non, rien, je n'entends rien. - Si, l'Homme, tu sais ?... Tiens ! il est lĂ ... La terre a lĂąchĂ© tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu'on lui a coupĂ© une artĂšre; et il est lĂ , tu le vois, regarde ! plus noir que la nuit... Oh ! j'ai peur, oh ! j'ai peur ! Elle se tut, grelottante. Puis, Ă  voix trĂšs basse, elle continua - Non, c'est toujours l'autre. - Quel autre ? - Celui qui est avec nous, celui qui n'est plus. L'image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui confusĂ©ment, elle racontait leur existence de chien, le seul jour oĂč il s'Ă©tait montrĂ© gentil, Ă  Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses, aprĂšs l'avoir rouĂ©e de coups. - Je te dis qu'il vient, qu'il va nous empĂȘcher encore d'aller ensemble !... Ca le reprend, sa jalousie... Oh ! renvoie-le, oh ! garde- moi, garde-moi tout entiĂšre ! D'un Ă©lan, elle s'Ă©tait pendue Ă  lui, elle chercha sa bouche et y colla passionnĂ©ment la sienne. Les tĂ©nĂšbres s'Ă©clairĂšrent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calmĂ© d'amoureuse. Lui, frĂ©missant de la sentir ainsi contre sa chair, demie-nue sous la veste et la culotte en lambeaux, l'empoigna, dans un rĂ©veil de sa virilitĂ©. Et ce fut enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le besoin de ne pas mourir avant d'avoir eu leur bonheur, l'obstinĂ© besoin de vivre, de faire de la vie une derniĂšre fois. Ils s'aimĂšrent dans le dĂ©sespoir de tout, dans la mort. Ensuite, il n'y eut plus rien. Etienne Ă©tait assis par terre, toujours dans le mĂȘme coin, et il avait Catherine sur les genoux, couchĂ©e, immobile. Des heures, des heures s'Ă©coulĂšrent. Il crut longtemps qu'elle dormait; puis, il la toucha, elle Ă©tait trĂšs froide, elle Ă©tait morte. Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la rĂ©veiller. L'idĂ©e qu'il l'avait eue femme le premier, et qu'elle pouvait ĂȘtre grosse, l'attendrissait. D'autres idĂ©es, l'envie de partir avec elle, la joie de ce qu'ils feraient tous les deux plus tard, revenaient par moments, mais si vagues, qu'elles semblaient effleurer Ă  peine son front, comme le souffle mĂȘme du sommeil. Il s'affaiblissait, il ne lui restait que la force d'un petit geste, un lent mouvement de la main, pour s'assurer qu'elle Ă©tait bien lĂ , ainsi qu'une enfant endormie, dans sa raideur glacĂ©e. Tout s'anĂ©antissait, la nuit elle-mĂȘme avait sombrĂ©, il n'Ă©tait nulle part, hors de l'espace, hors du temps. Quelque chose tapait bien Ă  cĂŽtĂ© de sa tĂȘte, des coups dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d'abord la paresse d'aller rĂ©pondre, engourdi d'une fatigue immense; et, Ă  prĂ©sent, il ne savait plus, il rĂȘvait seulement qu'elle marchait devant lui et qu'il entendait le lĂ©ger claquement de ses sabots. Deux jours se passĂšrent, elle n'avait pas remuĂ©, il la touchait de son geste machinal, rassurĂ© de la sentir si tranquille. Etienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu'Ă  ses pieds. Quand il aperçut une lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumiĂšre, il ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point rougeĂątre qui tachait Ă  peine les tĂ©nĂšbres. Mais des camarades l'emportaient, il les laissa introduire, entre ses dents serrĂ©es, des cuillerĂ©es de bouillon. Ce fut seulement dans la galerie de RĂ©quillart qu'il reconnut quelqu'un, l'ingĂ©nieur NĂ©grel, debout devant lui; et ces deux hommes qui se mĂ©prisaient, l'ouvrier rĂ©voltĂ©, le chef sceptique, se jetĂšrent au cou l'un de l'autre, sanglotĂšrent Ă  grands sanglots, dans le bouleversement profond de toute l'humanitĂ© qui Ă©tait en eux. C'Ă©tait une tristesse immense, la misĂšre des gĂ©nĂ©rations, l'excĂšs de douleur oĂč peut tomber la vie. Au jour, la Maheude, abattue prĂšs de Catherine morte, jeta un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes trĂšs longues, incessantes. Plusieurs cadavres Ă©taient dĂ©jĂ  remontĂ©s et alignĂ©s par terre Chaval que l'on crut assommĂ© sous un Ă©boulement, un galibot et deux haveurs Ă©galement fracassĂ©s, le crĂąne vide de cervelle, le ventre gonflĂ© d'eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la raison, dĂ©chiraient leurs jupes, s'Ă©gratignaient la face. Lorsqu'on le sortit enfin, aprĂšs l'avoir habituĂ© aux lampes et nourri un peu, Etienne apparut dĂ©charnĂ©, les cheveux tout blancs; et on s'Ă©cartait, on frĂ©missait devant ce vieillard. La Maheude s'arrĂȘta de crier, pour le regarder stupidement, de ses grands yeux fixes. VII, VI Il Ă©tait quatre heures du matin. La fraĂźche nuit d'avril s'attiĂ©dissait de l'approche du jour. Dans le ciel limpide, les Ă©toiles vacillaient, tandis qu'une clartĂ© d'aurore empourprait l'orient. Et la campagne noire, assoupie, avait Ă  peine un frisson, cette vague rumeur qui prĂ©cĂšde le rĂ©veil. Etienne, Ă  longues enjambĂ©es, suivait le chemin de Vandame. Il venait de passer six semaines Ă  Montsou, dans un lit de l'hĂŽpital. Jaune encore et trĂšs maigre, il s'Ă©tait senti la force de partir, et il partait. La Compagnie, tremblant toujours pour ses fosses, procĂ©dant Ă  des renvois successifs, l'avait averti qu'elle ne pourrait le garder. Elle lui offrait d'ailleurs un secours de cent francs, avec le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop dur pour lui dĂ©sormais. Mais il avait refusĂ© les cent francs. DĂ©jĂ , une rĂ©ponse de Pluchart, une lettre oĂč se trouvait l'argent du voyage, l'appelait Ă  Paris. C'Ă©tait son ancien rĂȘve rĂ©alisĂ©. La veille, en sortant de l'hĂŽpital, il avait couchĂ© au Bon-Joyeux, chez la veuve DĂ©sir. Et il se levait de grand matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux camarades, avant d'aller prendre le train de huit heures, Ă  Marchiennes. Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Etienne s'arrĂȘta. Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps prĂ©coce. La matinĂ©e s'annonçait superbe. Lentement, le jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. Et il se remit en marche, tapant fortement son bĂąton de cornouiller, regardant au loin la plaine sortir des vapeurs de la nuit. Il n'avait revu personne, la Maheude Ă©tait venue une seule fois Ă  l'hĂŽpital, puis n'avait pu revenir sans doute. Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante descendait Ă  Jean-Bart maintenant, et qu'elle-mĂȘme y avait repris du travail. Peu Ă  peu, les chemins dĂ©serts se peuplaient, des charbonniers passaient continuellement prĂšs d'Etienne, la face blĂȘme, silencieux. La Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe. AprĂšs deux mois et demi de grĂšve, vaincus par la faim, lorsqu'ils Ă©taient retournĂ©s aux fosses, ils avaient dĂ» accepter le tarif de boisage, cette baisse de salaire dĂ©guisĂ©e, exĂ©crable Ă  prĂ©sent, ensanglantĂ©e du sang des camarades. On leur volait une heure de travail, on les faisait mentir Ă  leur serment de ne pas se soumettre, et ce parjure imposĂ© leur restait en travers de la gorge, comme une poche de fiel. Le travail recommençait partout, Ă  Mirou, Ă  Madeleine, Ă  CrĂšvecoeur, Ă  la Victoire. Partout, dans la brume du matin, le long des chemins noyĂ©s de tĂ©nĂšbres, le troupeau piĂ©tinait, des files d'hommes trottant le nez vers la terre, ainsi que du bĂ©tail menĂ© Ă  l'abattoir. Ils grelottaient sous leurs minces vĂȘtements de toile, ils croisaient les bras, roulaient les reins, gonflaient le dos, que le briquet, logĂ© entre la chemise et la veste, rendait bossu. Et, dans ce retour en masse, dans ces ombres muettes, toutes noires, sans un rire, sans un regard de cĂŽtĂ©, on sentait les dents serrĂ©es de colĂšre, le coeur gonflĂ© de haine, l'unique rĂ©signation Ă  la nĂ©cessitĂ© du ventre. Plus il approchait de la fosse, et plus Etienne voyait leur nombre s'accroĂźtre. Presque tous marchaient isolĂ©s, ceux qui venaient par groupes, se suivaient Ă  la file, Ă©reintĂ©s dĂ©jĂ , las des autres et d'eux-mĂȘmes. Il en aperçut un, trĂšs vieux, dont les yeux luisaient, pareils Ă  des charbons, sous un front livide. Un autre, un jeune soufflait, d'un souffle contenu de tempĂȘte. Beaucoup avaient leurs sabots Ă  la main; et l'on entendait Ă  peine sur le sol le bruit mou de leurs gros bas de laine. C'Ă©tait un ruissellement sans fin, une dĂ©bĂącle, une marche forcĂ©e d'armĂ©e battue, allant toujours la tĂȘte basse, enragĂ©e sourdement du besoin de reprendre la lutte et de se venger. Lorsque Etienne arriva, Jean-Bart sortait de l'ombre, les lanternes accrochĂ©es aux trĂ©teaux brĂ»laient encore, dans l'aube naissante. Au-dessus des bĂątiments obscurs, un Ă©chappement s'Ă©levait comme une aigrette blanche, dĂ©licatement teintĂ©e de carmin. Il passa par l'escalier du criblage, pour se rendre Ă  la recette. La descente commençait, des ouvriers montaient de la baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Des roulements de berlines Ă©branlaient des dalles de fonte, les bobines tournaient, dĂ©roulaient les cĂąbles, au milieu des Ă©clats du porte-voix, de la sonnerie des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine, les cages Ă©mergeant, replongeant, engouffrant des charges d'hommes, sans un arrĂȘt, avec le coup de gosier facile d'un gĂ©ant vorace. Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s'enfonçaient, lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la tĂȘte, le puits l'exaspĂ©rait. Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes Ă©puisĂ©es Ă©clairaient d'une clartĂ© louche, il n'apercevait aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient lĂ , pieds nus, la lampe Ă  la main, le regardaient de leurs gros yeux inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d'un air de honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n'avaient plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le craindre, rougissant Ă  l'idĂ©e qu'il leur reprochait d'ĂȘtre des lĂąches. Cette attitude lui gonfla le coeur, il oubliait que ces misĂ©rables l'avaient lapidĂ©, il recommençait le rĂȘve de les changer en hĂ©ros, de diriger le peuple, cette force de la nature qui se dĂ©vorait elle-mĂȘme. Une cage embarqua des hommes, la fournĂ©e disparut, et comme d'autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants de la grĂšve, un brave qui avait jurĂ© de mourir. - Toi aussi ! murmura-t-il, navrĂ©. L'autre pĂąlit, les lĂšvres tremblantes; puis, avec un geste d excuse - Que veux-tu ? j'ai une femme. Maintenant, dans le nouveau flot montĂ© de la baraque, il les reconnaissait tous. - Toi aussi ! toi aussi ! toi aussi ! Et tous frĂ©missaient, bĂ©gayaient d'une voix Ă©touffĂ©e - J'ai une mĂšre... J'ai des enfants... Il faut du pain. La cage ne reparaissait pas, ils l'attendirent, mornes, dans une telle souffrance de leur dĂ©faite, que leurs regards Ă©vitaient de se rencontrer, fixĂ©s obstinĂ©ment sur le puits. - Et la Maheude ? demanda Etienne. Ils ne rĂ©pondirent point. Un fit signe qu'elle allait venir. D'autres levĂšrent leurs bras, tremblants de pitiĂ© ah ! la pauvre femme ! quelle misĂšre ! Le silence continuait, et quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu, tous la lui serrĂšrent fortement, tous mirent dans cette Ă©treinte muette la rage d'avoir cĂ©dĂ©, l'espoir fiĂ©vreux de la revanche. La cage Ă©tait lĂ , ils s'embarquĂšrent, ils s'abĂźmĂšrent, mangĂ©s par le gouffre. Pierron avait paru, avec la lampe Ă  feu libre des Dorions, fixĂ©e dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il Ă©tait chef d'Ă©quipe Ă  l'accrochage, et les ouvriers s'Ă©cartaient, car les honneurs le rendaient fier. La vue d'Etienne l'ennuya, il s'approcha pourtant, finit par se rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annoncĂ© son dĂ©part. Ils causĂšrent. Sa femme tenait maintenant l'estaminet du ProgrĂšs, grĂące Ă  l'appui de tous ces messieurs, qui se montraient si bons pour elle. Mais, s'interrompant, il s'emporta contre le pĂšre Mouque, qu'il accusait de n'avoir pas remontĂ© le fumier de ses chevaux, Ă  l'heure rĂ©glementaire. Le vieux l'Ă©coutait, courbait les Ă©paules. Puis, avant de descendre, suffoquĂ© de cette rĂ©primande, il donna lui aussi une poignĂ©e de main Ă  Etienne, la mĂȘme que celle des autres, longue, chaude de colĂšre rentrĂ©e, frĂ©missante des rĂ©bellions futures. Et cette vieille main qui tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses enfants morts, l'Ă©motionna tellement, qu'il le regarda disparaĂźtre, sans dire un mot. - La Maheude ne vient donc pas ce matin ? demanda-t-il Ă  Pierron, au bout d'un instant. D'abord, ce dernier affecta de n'avoir pas compris, car la mauvaise chance s'empoignait des fois, rien qu'Ă  en parler. Puis, comme il s'Ă©loignait, sous prĂ©texte de donner un ordre, il dit enfin - Hein ? la Maheude. La voici. En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe, vĂȘtue de la culotte et de la veste, la tĂȘte serrĂ©e dans le bĂ©guin. C'Ă©tait par une exception charitable que la Compagnie, apitoyĂ©e sur le sort de cette malheureuse, si cruellement frappĂ©e, avait bien voulu la laisser redescendre Ă  l'Ăąge de quarante ans; et, comme il semblait difficile de la remettre au roulage, on l'employait Ă  la manoeuvre d'un petit ventilateur, qu'on venait d'installer dans la galerie nord, dans ces rĂ©gions d'enfer, sous le Tartaret, oĂč l'aĂ©rage ne se faisait pas. Pendant dix heures, les reins cassĂ©s, elle tournait sa roue, au fond d'un boyau ardent, la chair cuite par quarante degrĂ©s de chaleur. Elle gagnait trente sous. Lorsque Etienne l'aperçut, lamentable dans ses vĂȘtements d'homme, la gorge et le ventre comme enflĂ©s encore de l'humiditĂ© des tailles, il bĂ©gaya de saisissement, il ne trouvait pas les phrases pour expliquer qu'il partait et qu'il avait dĂ©sirĂ© lui faire ses adieux. Elle le regardait sans l'Ă©couter, elle dit enfin, en le tutoyant - Hein ? ça t'Ă©tonne de me voir... C'est bien vrai que je menaçais d'Ă©trangler le premier des miens qui redescendrait; et voilĂ  que je redescends, je devrais m'Ă©trangler moi-mĂȘme, n'est-ce pas ?... Ah ! va, ce serait dĂ©jĂ  fait, s'il n'y avait pas le vieux et les petits Ă  la maison ! Et elle continua, de sa voix basse et fatiguĂ©e. Elle ne s'excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu'ils avaient failli crever, et qu'elle s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e, pour qu'on ne les renvoyĂąt pas du coron. - Comment se porte le vieux ? demanda Etienne. - Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche s'en est allĂ©e complĂštement... On ne l'a pas condamnĂ© pour son affaire, tu sais ? Il Ă©tait question de le mettre chez les fous, je n'ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet dans un bouillon... Son histoire nous a causĂ© tout de mĂȘme beaucoup de tort, car il n'aura jamais sa pension, un de ces messieurs m'a dit que ce serait immoral, si on lui en donnait une. - Jeanlin travaille ? - Oui, ces messieurs lui ont trouvĂ© de la besogne, au jour. Il gagne vingt sous... Oh ! je ne me plains pas, les chefs se sont montrĂ©s trĂšs bons, comme ils me l'ont expliquĂ© eux-mĂȘmes... Les vingt sous du gamin, et mes trente sous Ă  moi, ça fait cinquante sous. Si nous n'Ă©tions pas six, on aurait de quoi manger. Estelle dĂ©vore maintenant, et le pis, c'est qu'il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que LĂ©nore et Henri soient en Ăąge de venir Ă  la fosse. Etienne ne put retenir un geste douloureux. - Eux aussi ! Une rougeur Ă©tait montĂ©e aux joues blĂȘmes de la Maheude, tandis que ses yeux s'allumaient. Mais ses Ă©paules s'affaissĂšrent, comme sous l'Ă©crasement du destin. - Que veux-tu ? eux aprĂšs les autres... Tous y ont laissĂ© la peau, c'est leur tour. Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les dĂ©rangĂšrent. Par les grandes fenĂȘtres poussiĂ©reuses, le petit jour entrait, noyant les lanternes d'une lueur grise; et le branle de la machine reprenait toutes les trois minutes, les cĂąbles se dĂ©roulaient, les cages continuaient Ă  engloutir des hommes. - Allons, les flĂąneurs, dĂ©pĂȘchons-nous ! cria Pierron. Embarquez, jamais nous n'en finirons aujourd'hui. La Maheude, qu'il regardait, ne bougea pas. Elle avait dĂ©jĂ  laissĂ© passer trois cages, elle dit, comme se rĂ©veillant et se souvenant des premiers mots d'Etienne - Alors, tu pars ? - Oui, ce matin. - Tu as raison, vaut mieux ĂȘtre ailleurs, quand on le peut... Et ça me fait plaisir de t'avoir vu, parce que tu sauras au moins que je n'ai rien sur le coeur contre toi. Un moment, je t'aurais assommĂ©, aprĂšs toutes ces tueries. Mais on rĂ©flĂ©chit, n'est-ce pas ? on s'aperçoit qu'au bout du compte ce n'est la faute de personne... Non, non, ce n'est pas ta faute, c'est la faute de tout le monde. Maintenant, elle causait avec tranquillitĂ© de ses morts, de son homme, de Zacharie, de Catherine; et des larmes parurent seulement dans ses yeux, lorsqu'elle prononça le nom d'Alzire. Elle Ă©tait revenue Ă  son calme de femme raisonnable, elle jugeait trĂšs sagement les choses. Ca ne porterait pas chance aux bourgeois, d'avoir tuĂ© tant de pauvres gens. Bien sĂ»r qu'ils en seraient Punis un jour, car tout se paie. On n'aurait pas mĂȘme besoin de s'en mĂȘler, la boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur les patrons, comme ils avaient tirĂ© sur les ouvriers. Et, dans sa rĂ©signation sĂ©culaire, dans cette hĂ©rĂ©ditĂ© de discipline qui la courbait de nouveau, un travail s'Ă©tait ainsi fait, la certitude que l'injustice ne pouvait durer davantage, et que, s'il n'y avait plus de bon Dieu il en repousserait un autre, pour venger les misĂ©rables. Elle parlait bas, avec des regards mĂ©fiants. Puis, comme Pierron s'Ă©tait rapprochĂ©, elle ajouta tout haut - Eh bien ! si tu pars, il faut prendre chez nous tes affaires... Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs, une vieille culotte. Etienne refusa du geste ces quelques nippes, Ă©chappĂ©es aux brocanteurs. - Non, ça n'en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants... A Paris, je m'arrangerai. Deux cages encore Ă©taient descendues, et Pierron se dĂ©cida Ă  interpeller directement la Maheude. - Dites donc, lĂ -bas, on vous attend ! Est-ce bientĂŽt fini, cette causette ? Mais elle tourna le dos. Qu'avait-il Ă  faire du zĂšle, ce vendu ? Ca ne le regardait pas, la descente. Ses hommes l'exĂ©craient assez dĂ©jĂ , Ă  son accrochage. Et elle s'entĂȘtait, sa lampe aux doigts, glacĂ©e dans les courants d'air, malgrĂ© la douceur de la saison. Ni Etienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Ils demeuraient face Ă  face, ils avaient le coeur si gros, qu'ils auraient voulu se dire encore quelque chose. Enfin, elle parla pour parler. - La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en prison, c'est Bouteloup qui le remplace, en attendant. - Ah ! oui, Bouteloup. - Et, Ă©coute donc, t'ai-je racontĂ© ?... PhilomĂšne est partie. - Comment, partie ? - Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. J'ai eu peur qu'elle ne me laissĂąt les deux mioches. Mais non, elle les a emportĂ©s... Hein ? une femme qui crache le sang et qui a l'air continuellement d'avaler sa langue ! Elle rĂȘva un instant, puis elle continua d'une voix lente - En a-t-on dit sur mon compte !... Tu te souviens, on disait que je couchais avec toi. Mon Dieu ! aprĂšs la mort de mon homme, ça aurait trĂšs bien pu arriver, si j'avais Ă©tĂ© plus jeune, n'est-ce pas ? Mais, aujourd'hui, j'aime mieux que ça ne se soit pas fait, car nous en aurions du regret pour sĂ»r. - Oui, nous en aurions du regret, rĂ©pĂ©ta Etienne simplement. Ce fut tout, ils ne parlĂšrent pas davantage. Une cage l'attendait, on l'appelait avec colĂšre en la menaçant d'une amende. Alors, elle se dĂ©cida, elle lui serra la main. TrĂšs Ă©mu, il la regardait toujours, si ravagĂ©e et finie, avec sa face livide, ses cheveux dĂ©colorĂ©s dĂ©bordant du bĂ©guin bleu, son corps de bonne bĂȘte trop fĂ©conde, dĂ©formĂ©e sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette poignĂ©e de main derniĂšre, il retrouvait encore celle de ses camarades, une Ă©treinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous pour le jour oĂč l'on recommencerait. Il comprit parfaitement, elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. A bientĂŽt, et cette fois, ce serait le grand coup. - Quelle nom de Dieu de feignante ! cria Pierron. PoussĂ©e, bousculĂ©e, la Maheude s'entassa au fond d'une berline, avec quatre autres. On tira la corde du signal pour taper Ă  la viande, la cage se dĂ©crocha, tomba dans la nuit; et il n'y eut plus que la fuite rapide du cĂąble. Alors, Etienne quitta la fosse. En bas, sous le hangar du criblage, il aperçut un ĂȘtre assis par terre, les jambes allongĂ©es, au milieu d'une Ă©paisse couche de charbon. C'Ă©tait Jeanlin, employĂ© comme "nettoyeur de gros". Il tenait un bloc de houille entre ses cuisses, il le dĂ©barrassait, Ă  coups de marteau, des fragments de schiste; et une fine poudre le noyait d'un tel flot de suie, que jamais le jeune homme ne l'aurait reconnu, si l'enfant n'avait levĂ© son museau de singe, aux oreilles Ă©cartĂ©es, aux petits yeux verdĂątres. Il eut un rire de blague, il cassa le bloc d'un dernier coup, disparut dans la poussiĂšre noire qui montait. Dehors, Etienne suivit un moment la route, absorbĂ©. Toutes sortes d'idĂ©es bourdonnaient en lui. Mais il eut une sensation de plein air, de ciel libre, et il respira largement. Le soleil paraissait Ă  l'horizon glorieux, c'Ă©tait un rĂ©veil d'allĂ©gresse, dans la campagne entiĂšre. Un flot d'or roulait de l'orient Ă  l'occident, sur la plaine immense. Cette chaleur de vie gagnait, s'Ă©tendait, en un frisson de jeunesse, oĂč vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux, tous les murmures des eaux et des bois. Il faisait bon vivre, le vieux monde voulait vivre un printemps encore. Et, pĂ©nĂ©trĂ© de cet espoir, Etienne ralentit sa marche, les yeux perdus Ă  droite et Ă  gauche, dans cette gaietĂ© de la nouvelle saison. Il songeait Ă  lui, il se sentait fort, mĂ»ri par sa dure expĂ©rience au fond de la mine. Son Ă©ducation Ă©tait finie, il s'en allait armĂ©, en soldat raisonneur de la rĂ©volution, ayant dĂ©clarĂ© la guerre Ă  la sociĂ©tĂ©, telle qu'il la voyait et telle qu'il la condamnait. La joie de rejoindre Pluchart, d'ĂȘtre comme Pluchart un chef Ă©coutĂ©, lui soufflait des discours, dont il arrangeait les phrases. Il mĂ©ditait d'Ă©largir son programme, l'affinement bourgeois qui l'avait haussĂ© au-dessus de sa classe le jetait Ă  une haine plus grande de la bourgeoisie. Ces ouvriers dont l'odeur de misĂšre le gĂȘnait maintenant, il Ă©prouvait le besoin de les mettre dans une gloire, il les montrerait comme les seuls grands, les seuls impeccables, comme l'unique noblesse et l'unique force oĂč l'humanitĂ© pĂ»t se retremper. DĂ©jĂ , il se voyait Ă  la tribune, triomphant avec le peuple, si le peuple ne le dĂ©vorait pas. TrĂšs haut, un chant d'alouette lui fit regarder le ciel. De petites nuĂ©es rouges, les derniĂšres vapeurs de la nuit, se fondaient dans le bleu limpide; et les figures vagues de Souvarine et de Rasseneur lui apparurent. DĂ©cidĂ©ment, tout se gĂątait, lorsque chacun tirait Ă  soi le pouvoir. Ainsi, cette fameuse Internationale qui aurait dĂ» renouveler le monde, avortait d'impuissance, aprĂšs avoir vu son armĂ©e formidable se diviser, s'Ă©mietter dans des querelles intĂ©rieures. Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-il qu'une bataille, les forts mangeant les faibles, pour la beautĂ© et la continuitĂ© de l'espĂšce ? Cette question le troublait, bien qu'il tranchĂąt, en homme content de sa science. Mais une idĂ©e dissipa ses doutes, l'enchanta, celle de reprendre son explication ancienne de la thĂ©orie, la premiĂšre fois qu'il parlerait. S'il fallait qu'une classe fĂ»t mangĂ©e ? n'Ă©tait-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie Ă©puisĂ©e de jouissance ? Du sang nouveau ferait la sociĂ©tĂ© nouvelle. Et, dans cette attente d'un envahissement des barbares, rĂ©gĂ©nĂ©rant les vieilles nations caduques, reparaissait sa foi absolue Ă  une rĂ©volution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont l'incendie embraserait la fin du siĂšcle de cette pourpre de soleil levant, qu'il regardait saigner au ciel. Il marchait toujours, rĂȘvassant, battant de sa canne de cornouiller les cailloux de la route; et, quand il jetait les yeux autour de lui, il reconnaissait des coins du pays. Justement, Ă  la Fourche-aux-Boeufs, il se souvint qu'il avait pris lĂ  le commandement de la bande, le matin du saccage des fosses. Aujourd'hui, le travail de brute, mortel, mal payĂ©, recommençait. Sous la terre, lĂ -bas, Ă  sept cents mĂštres, il lui semblait entendre des coups sourds, rĂ©guliers, continus c'Ă©taient les camarades qu'il venait de voir descendre, les camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage silencieuse. Sans doute ils Ă©taient vaincus, ils y avaient laissĂ© de l'argent et des morts; mais Paris n'oublierait pas les coups de feu du Voreux, le sang de l'empire lui aussi coulerait par cette blessure inguĂ©rissable; et, si la crise industrielle tirait Ă  sa fin, si les usines rouvraient une Ă  une, l'Ă©tat de guerre n'en restait pas moins dĂ©clarĂ©, sans que la paix fĂ»t dĂ©sormais possible. Les charbonniers s'Ă©taient comptĂ©s, ils avaient essayĂ© leur force, secouĂ© de leur cri de justice les ouvriers de la France entiĂšre. Aussi leur dĂ©faite ne rassurait-elle personne, les bourgeois de Montsou, envahis dans leur victoire du sourd malaise des lendemains de grĂšve, regardaient derriĂšre eux si leur fin n'Ă©tait pas lĂ  quand mĂȘme, inĂ©vitable, au fond de ce grand silence. Ils comprenaient que la rĂ©volution renaĂźtrait sans cesse, demain peut-ĂȘtre, avec la grĂšve gĂ©nĂ©rale, l'entente de tous les travailleurs ayant des caisses de secours, pouvant tenir pendant des mois, en mangeant du pain. Cette fois encore, c'Ă©tait un coup d'Ă©paule donnĂ© Ă  la sociĂ©tĂ© en ruine, et ils en avaient entendu le craquement sous leurs pas, et ils sentaient monter d'autres secousses, toujours d'autres, jusqu'Ă  ce que le vieil Ă©difice, Ă©branlĂ©, s'effondrĂąt, s'engloutĂźt comme le Voreux, coulant Ă  l'abĂźme. Etienne prit Ă  gauche le chemin de Joiselle. Il se rappela, il y avait empĂȘchĂ© la bande de se ruer sur Gaston-Marie. Au loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs fosses, Mirou sur la droite, Madeleine et CrĂšvecoeur, cĂŽte Ă  cĂŽte. Le travail grondait partout, les coups de rivelaine qu'il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient maintenant d'un bout de la plaine Ă  l'autre. Un coup, et un coup encore, et des coups toujours, sous les champs, les routes, les villages, qui riaient Ă  la lumiĂšre tout l'obscur travail du bagne souterrain, si Ă©crasĂ© par la masse Ă©norme des roches, qu'il fallait le savoir lĂ -dessous, pour en distinguer le grand soupir douloureux. Et il songeait Ă  prĂ©sent que la violence peut-ĂȘtre ne hĂątait pas les choses. Des cĂąbles coupĂ©s, des rails arrachĂ©s, des lampes cassĂ©es, quelle inutile besogne ! Cela valait bien la peine de galoper Ă  trois mille, en une bande dĂ©vastatrice ! Vaguement, il devinait que la lĂ©galitĂ©, un jour, pouvait ĂȘtre plus terrible. Sa raison mĂ»rissait, il avait jetĂ© la gourme de ses rancunes. Oui, la Maheude le disait bien avec son bon sens, ce serait le grand coup s'enrĂ©gimenter tranquillement, se connaĂźtre, se rĂ©unir en syndicats, lorsque les lois le permettraient; puis, le matin oĂč l'on se sentirait les coudes, oĂč l'on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques milliers de fainĂ©ants, prendre le pouvoir, ĂȘtre les maĂźtres. Ah ! quel rĂ©veil de vĂ©ritĂ© et de justice ! Le dieu repu et accroupi en crĂšverait sur l'heure, l'idole monstrueuse, cachĂ©e au fond de son tabernacle, dans cet inconnu lointain oĂč les misĂ©rables la nourrissaient de leur chair, sans l'avoir jamais vue. Mais Etienne, quittant le chemin de Vandame, dĂ©bouchait sur le pavĂ©. A droite, il apercevait Montsou qui dĂ©valait et se perdait. En face, il avait les dĂ©combres du Voreux, le trou maudit que trois pompes Ă©puisaient sans relĂąche. Puis, c'Ă©taient les autres fosses Ă  l'horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les tours Ă©levĂ©es des hauts fourneaux et les batteries des fours Ă  coke fumaient dans l'air transparent du matin. S'il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hĂąter, car il avait encore six kilomĂštres Ă  faire. Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinĂ©s des rivelaines continuaient. Les camarades Ă©taient tous lĂ , il les entendait le suivre Ă  chaque enjambĂ©e. N'Ă©tait-ce pas la Maheude, sous cette piĂšce de betteraves, l'Ă©chine cassĂ©e, dont le souffle montait si rauque, accompagnĂ© par le ronflement du ventilateur ? A gauche, Ă  droite, plus loin, il croyait en reconnaĂźtre d'autres, sous les blĂ©s, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, Ă©chauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussĂ©e des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient, gerçaient la plaine, travaillĂ©es d'un besoin de chaleur et de lumiĂšre. Un dĂ©bordement de sĂšve coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'Ă©pandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochĂ©s du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammĂ©s de l'astre, par cette matinĂ©e de jeunesse, c'Ă©tait de cette rumeur que la campagne Ă©tait grosse. Des hommes poussaient, une armĂ©e noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les rĂ©coltes du siĂšcle futur, et dont la germination allait faire bientĂŽt Ă©clater la terre. Retourner Ă  la page sur Germinal !
EntreoĂč tu as envie et accorde-toi le soleil. Oublie ta famille, donne des forces aux inconnus, penche-toi sur les dĂ©tails, pars oĂč il n’y a personne, fous-toi du drame du destin, dĂ©daigne le
La gestion des Ă©motions, ou maĂźtrise de soi, est une compĂ©tence fondamentale pour qui souhaite apaiser son rapport Ă  lui-mĂȘme et aux autres. Pour tirer parti d’une Ă©motion, il est essentiel de garder Ă  l’esprit son rĂŽle initial. À savoir ĂȘtre porteuse d’un message utile sur soi-mĂȘme, sur les autres ou sur la situation que l’on est en train de vivre. Mais sans dĂ©codeur, ce n’est pas toujours facile. Lorsqu’elles sont bien utilisĂ©es, les Ă©motions peuvent aider Ă  prendre des dĂ©cisions et Ă  rĂ©agir dans certains contextes. Plus elles sont intenses, et plus elles vont pouvoir faire bouger les choses » ! Les compĂ©tences Ă©motionnelles reprĂ©sentent la capacitĂ© d’une personne Ă  vivre avec ses Ă©motions et celles des autres . Elles permettent notamment aux hypersensibles de faire face aux ascenseurs Ă©motionnels » qu’ils vivent au quotidien. Il y a 5 compĂ©tences diffĂ©rentes qui, avec de la pratique, permettent de ne plus subir ses Ă©motions et mĂȘme de pouvoir les utiliser au mieux. 1 Accueillir et identifier l’émotion C’est la premiĂšre Ă©tape vers la sĂ©curitĂ© Ă©motionnelle. Étape simple pour certains qui peut s’avĂ©rer difficile pour d’autres telles que les personnes trĂšs sensibles. Il s’agit de dĂ©tecter et d’identifier ses propres Ă©motions. L’objectif est d’identifier l’émotion au moment oĂč elle apparaĂźt. Avant qu’elle ne prenne des proportions trop consĂ©quentes. Pour cela on peut ĂȘtre attentif Ă  ses pensĂ©es et Ă  la manifestation physique de l’émotion. On arrĂȘte alors l’activitĂ© en cours et on scanne son Ă©tat intĂ©rieur tension ou dĂ©tente. Puis on laisse les Ă©motions venir Ă  soi. Par exemple au lieu de se contenter de rĂ©agir, en concentrant uniquement son attention sur l’objet de notre colĂšre, de notre tristesse, de notre angoisse ou autre, on revient Ă  soi. On ramĂšne notre attention sur ce qu’il se passe en soi. Ce qui a pour effet dĂ©jĂ  de commencer Ă  l’apaiser. Une fois le mot mis sur l’émotion, il s’agit de l’accueillir telle qu’elle est, sans chercher Ă  la contrĂŽler, la fuir ou la repousser. La mĂ©ditation de pleine conscience est une excellente pratique pour cela. Lire aussi qu’est-ce que la mĂ©ditation de pleine conscience et comment la pratiquer ? 2 La comprendre Cette 2e Ă©tape consiste Ă  dĂ©crypter et interprĂ©ter le message de l’émotion. Pour cela on met en lien l’émotion et son intensitĂ© avec la situation qui l’a dĂ©clenchĂ©e. Avant d’identifier les besoins sous-jacents. Être conscient de ses besoins permet de comprendre l’amplitude des rĂ©actions Ă©motionnelles. Nourrir soi-mĂȘme ses besoins permet ensuite de mieux rĂ©guler ses Ă©motions. Voir mĂȘme de limiter l’apparition des Ă©motions dĂ©sagrĂ©ables. Exemple j’ai besoin d’ĂȘtre rassurĂ©e sur mes compĂ©tence dans un domaine prĂ©cis et que quelqu’un vient critiquer la façon dont je m’y prends. Alors il y a de fortes chances que ça rĂ©veille en moi de plus vives Ă©motions que chez quelqu’un qui a confiance en lui. Questions que l’on peut se poser qu’est-ce que cette Ă©motion vient dire de moi ? De mon rapport Ă  cette situation ? Quels besoins se cachent derriĂšre ? Comment puis-je nourrir moi-mĂȘme ces besoins ? NB 1 nous parlons beaucoup des besoins dans la Communication NonViolente – lire aussi La Communication NonViolente ou CNV NB 2 la confiance en soi est une des 3 composantes de l’estime de soi – lire aussi Qu’est-ce que l’estime de soi ? 3 Exprimer l’émotion Exemple type exprimer relativement calmement les raisons qui nous mettent en colĂšre et ce qu’on ressent et le faire au bon moment ! plutĂŽt que d’exploser et d’envoyer bouler » son entourage. C’est plus intelligent et surtout utile car ça permet d’instaurer un dialogue pour rĂ©soudre la problĂ©matique qui nous a mis en colĂšre. On peut amĂ©liorer bien plus de situation de cette façon. Alors que lorsqu’on s’énerve on se sent mal intĂ©rieurement. On agresse, l’autre se sent mal. Donc il rĂ©plique. On se sent encore plus mal. Et ça ne rĂ©sout rien du tout. Cette 3e Ă©tape consiste donc Ă  extĂ©rioriser intelligemment son Ă©motion. PlutĂŽt que de la masquer et Ă©ventuellement finir par exploser » Ă  force d’avoir trop refoulĂ© ou de partir en vrille. Mettre des mots sur ce qu’on vit, ce qu’on ressent, est non seulement salvateur pour soi-mĂȘme, mais aussi pour favoriser des relations sereines saines et constructives. 4 La rĂ©guler Pas toujours facile de gĂ©rer un flot Ă©motionnel intense nombre d’hypersensibles pourront en tĂ©moigner. Pour aider, il existe des outils de rĂ©gulation » modifier son interprĂ©tation de la situation constater aussi les avantages d’une situation, s’imaginer observateur de la situation et non uniquement protagoniste, se mettre Ă  la place d’un autre protagoniste imaginer ce qu’un l’autre pourrait penservisualiser l’éloignement s’imaginer dans un autre lieu, par exemple un lieu rassurant pour diminuer l’anxiĂ©tĂ©rĂ©orienter l’attention penser Ă  autre chose quelque chose qui nous fait plaisir, dont nous avons hĂąte, qui nous met en joie, prendre une position qui demande de l’équilibre par exemple tenir debout sur un pied on est obligĂ© de se concentrer un minimum pour ne pas tomber, donc on est moins concentrĂ© sur ce qui nous contrarie Quoi qu’il en soit toutes ces techniques ont pour but de rĂ©orienter les pensĂ©es. Pour leur Ă©viter de rester bloquĂ©es » sur une interprĂ©tation de la rĂ©alitĂ© qui retient les Ă©motions dĂ©sagrĂ©ables. Parce que naturellement les Ă©motions ne restent pas, sauf si le mental s’y accroche. Par exemple lorsqu’on commence Ă  ruminer. 5 Savoir l’utiliser Ă  bon escient Lorsqu’une personne vit bien ses Ă©motions, elle comprend aussi mieux celles des autres. Elle peut alors utiliser cette intelligence Ă©motionnelle » pour favoriser des relations plus harmonieuses et nourrissantes avec elle-mĂȘme et les autres. Mais aussi aider ceux qui le souhaitent Ă  mieux comprendre ce qu’il se passe en eux. Lire aussi comment gĂ©rer ses Ă©motions ? premier article sur la gestion des Ă©motions en gĂ©nĂ©ral » qui complĂšte assez bien celui-ci Chaleureusement Lauren PS Si tu as la moindre question n’hĂ©site pas Ă  me contacter ICI ou sur laurenducret Tu as aimĂ© cet article ? Merci de le partager sur ton rĂ©seau social prĂ©fĂ©rĂ© pour aider encore plus de personnes ! Nombre de vues 85 Cesujet est dĂ©diĂ© aux rĂ©actions concernant cette actu : « Apaise le conflit de ton rire », le billet de Vincent Dedienne aprĂšs les attentats. Accueil. Forums. Nouveaux
Si l’on parle souvent des attentes des femmes en matiĂšre de relation amoureuse les hommes ont bien entendu eux aussi leur mot Ă  dire. IntĂ©ressons-nous Ă  leur point de vue Ă  ce sujet. Il n’est pas toujours facile de vivre Ă  deux et de faire durer cette union au fil des annĂ©es. Être en couple signifie avoir affaire au quotidien Ă  une autre personne, quelqu’un de diffĂ©rent de nous qui n’a pas forcĂ©ment les mĂȘmes façons de rĂ©agir ni les mĂȘmes attentes, que ce soit pour le prĂ©sent ou pour l’avenir. Heureusement, Ă  force de cĂŽtoyer la personne qui partage notre vie on apprend peu Ă  peu Ă  la connaĂźtre, Ă  comprendre ce qui l’anime et comment elle est susceptible de rĂ©agir face Ă  telle ou telle situation. Encore faut-il ĂȘtre en couple avec quelqu’un qui accepte de se livrer facilement ! Si votre relation amoureuse est rĂ©cente ou que vous avez devant vous un homme qui quand il s’agit de communiquer se mure dans le silence, voici quelques indications pour vous aider Ă  comprendre ce que votre conjoint peut bien attendre de votre relation ! 1. Une complicitĂ© au quotidien Un homme cherche bien sĂ»r auprĂšs de sa compagne une amie. À l’image de la relation qu’il peut entretenir avec ses copains il a envie de se sentir parfaitement Ă  l’aise avec sa femme, pouvoir se comprendre sans mĂȘme avoir besoin de parler, ne pas avoir besoin de jouer un rĂŽle, de se cacher, partager de bons moments en toute simplicitĂ©. 2. Du rire et de la bonne humeur Il est rare de rencontrer de grands adeptes du conflit. De façon gĂ©nĂ©rale, les hommes ont envie d’un quotidien heureux, apaisĂ©, et ne cherchent pas les disputes. Nous restons au fond de nous des enfants et il est bon de pouvoir partager des moments de jeux, des blagues et des fous rires avec son partenaire. 3. Un respect mutuel Les hommes comme les femmes ont la nĂ©cessitĂ© de se sentir respectĂ©s au sein de leur relation. Ils ont besoin d’ĂȘtre entendus, Ă©coutĂ©s et que leur avis soit pris en compte dans les petites comme les grandes dĂ©cisions. Ils veulent se sentir utiles et importants au sein du couple. 4. Une connexion physique L’entente physique est importante dans un couple. Au-delĂ  du sexe, il est essentiel de conserver jour aprĂšs jour des gestes d’affection l’un envers l’autre. Les hommes ressentent souvent l’amour de leur femme plus facilement par des gestes que par des paroles. Ils ont tout comme les femmes besoin de ce contact pour se sentir bien dans leur relation et ne pas avoir l’impression d’ĂȘtre rejetĂ©. 5. Une oreille attentive Si certains hommes ont des amis trĂšs proches auprĂšs de qui ils se confient facilement et en toute sincĂ©ritĂ©, c’est souvent vers leur compagne qu’ils se tournent et qu’ils osent dĂ©voiler certaines craintes, dĂ©sirs, projets. Un homme attend de sa conjointe qu’elle l’écoute avec attention, sans jugement, il souhaite pouvoir tout lui dire sans que cela n’affecte son image au sein du couple. 6. Se sentir rassurĂ© Le manque de confiance en soi est un mal trĂšs rĂ©pandu ! Les hommes eux aussi ont besoin de se sentir rassurĂ©s. AuprĂšs de leurs femmes ils espĂšrent trouver un soutien. Ils ont besoin de quelqu’un qui les rassurent, qui les complimentent, qui sera lĂ  dans les bons comme dans les mauvais moments. Les hommes puisent force et stabilitĂ© dans leur relation amoureuse pour avancer plus sereinement dans la vie. 7. ProtĂ©ger leur partenaire Il est frĂ©quent qu’un homme ressente le besoin et l’envie de se positionner en hĂ©ros » devant sa femme. Cette notion selon laquelle l’homme devrait jouer le rĂŽle de protecteur au sein du couple est encore bien ancrĂ©e dans les mentalitĂ©s et beaucoup d’hommes souhaitent occuper cette position dans leur couple. 8. Partager des passions Lorsqu’un hobby prend une grande place dans notre vie il est normal d’avoir envie de le partager avec la personne qu’on aime. Si votre mari est par exemple fan de foot, il voudra trĂšs certainement vous inviter au stade de temps Ă  autre ! L’un comme l’autre essayez de montrer un peu d’intĂ©rĂȘt pour la passion de votre partenaire si vous sentez qu’il s’agit de quelque chose de primordial dans sa vie. 9. Un moteur pour avancer Certains hommes font facilement des projets d’avenir et avancent sans trop se poser de questions. D’autres au contraire auraient plutĂŽt tendance Ă  vivre au jour le jour et Ă  ne pas trop penser Ă  demain. Ce profil d’homme trouve alors en sa partenaire quelqu’un sur qui s’appuyer, qui le pousse Ă  avancer et Ă  envisager le futur avec envie et dĂ©termination. 10. Un peu d’indĂ©pendance Il existe bien sĂ»r des couples trĂšs fusionnels. Cependant de façon gĂ©nĂ©rale hommes et femmes aiment garder une certaine indĂ©pendance. Il ne s’agit pas lĂ  de continuer Ă  vivre en cĂ©libataire mais plutĂŽt de conserver des activitĂ©s Ă  faire seul ou avec ses copains, partager des moments Ă  deux mais avoir aussi des occupations en dehors de son couple. Il existe autant de profils d’hommes que de relations amoureuses diffĂ©rentes. Les rĂšgles prĂ©cĂ©demment citĂ©es ne s’appliquent donc pas forcĂ©ment complĂštement Ă  votre compagnon. Vous y retrouverez cependant peut-ĂȘtre quelques traits de son caractĂšre et quelques-unes de ses attentes. Autres articles qui peuvent vous intĂ©resser
LES10 STRATÉGIES. 1. Donner un cĂąlin. Le cĂąlin est rempli de bienfaits. Lors d’une escalade conflictuelle, se donner un cĂąlin, d’une durĂ©e suffisante, permet : la libĂ©ration d’endorphine, rĂ©duisant ainsi la pression artĂ©rielle et le stress. la sĂ©crĂ©tion d’ocytocine, ce qui freine la sĂ©crĂ©tion de cortisol plutĂŽt Ă©levĂ©e

RĂ©cupĂ©rer sa femme aprĂšs une dispute peut parfois paraĂźtre impossible tellement le ton est montĂ© et tellement elle semble vous en vouloir. Qu’il s’agisse d’une dispute sur thĂšme important comme les relations avec la belle-famille, ou de quelque chose d’assez anecdotique, comme le fait de ne pas avoir jetĂ© le pot de confiture vide et l’avoir remis au frigo, c’est le moment ou les deux partenaires expriment leur points de vue, ce qui sera source de tension lorsqu’ils divergeront. Si vous lisez cet article, vous ĂȘtes sĂ»rement au lendemain d’une dispute, et votre femme continue de bouder. Vous pensiez que les tensions s’apaiseraient au bout de quelques temps mais rien n’y fait. Pire encore, vous avez rompu Ă  cause de cette dispute et ĂȘtes toujours fĂąchĂ© l’un contre l’autre. RĂ©cupĂ©rer son ex aprĂšs une dispute peut s’avĂ©rer difficile si on n’a pas les bons rĂ©flexes en vers sa femme aprĂšs une dispute, les premiĂšres Ă©tapes !Avant de vous donner nos astuces pour rĂ©cupĂ©rer sa femme aprĂšs une dispute, il est important de vous exposer quelques points essentiels concernant les disputes dans un couple. Cela vous aidera Ă  mieux comprendre la communication est indispensable dans un coupleL’un des piliers sur lesquels repose le couple est le partage. Vous partagez une vie commune, des moments particuliers, du bonheur mais aussi des valeurs et des idĂ©es. La personne avec qui vous communiquez le plus se doit d’ĂȘtre votre femme. La communication dans le couple est essentielle, et compte tenu des sentiments que vous partagez, elle est naturelle et bonne communication va permettre d’éviter les conflits. Si vous n’aimez pas les engueulades comme tout le monde, vous chercherez Ă  les Ă©viter au maximum et Ă  toujours ĂȘtre sur la mĂȘme longueur d’onde. Prenons un exemple simple si vous sortez un soir, admettons pour un dĂźner d’affaire, et que vous ne prĂ©venez pas votre femme, elle sera tout Ă  fait en droit de ne pas ĂȘtre contente du tout et de vous engueuler. Elle vous a attendu toute la soirĂ©e, elle vous a fait Ă  manger, elle s’est inquiĂ©tĂ©e
 tout cela aurait pu ĂȘtre Ă©vitĂ© si vous l’aviez les disputes font Ă©galement parties de la communication ! On peut gĂ©nĂ©ralement les Ă©viter, mais sur certains sujets, quand vos avis divergent, vous devez les exprimer, et cela peut parfois mal tourner. Vous ne pouvez toutefois pas laisser l’autre toujours donner son avis sans faire part du vĂŽtre, au mĂȘme titre que vous ne pouvez pas prendre tous les reproches sans oser exprimer les vĂŽtres. Vous devez traiter comme des Ă©gaux et ne pas laisser le partenaire prendre le dessus. Les disputes vont donc ĂȘtre nĂ©cessaires dans une vie de couple. La vie Ă  deux n’est pas facile, et il y a toujours des choses, que ce soit dans le caractĂšre ou le comportement, qui nous dĂ©plairont chez le partenaire. Il ne faut pas les occulter mais en discuter pour changer et amĂ©liorer la situation, ce qui implique des dĂ©saccords, et fatalement, des laissez pas le temps rĂ©gler vos disputesAprĂšs une dispute, on a souvent tendance Ă  laisser le temps faire son action, en partant du principe que les ressentiments et la colĂšre s’évaporeront. Dans le cadre d’une engueulade, c’est la pire chose Ă  faire pour rĂ©cupĂ©rer sa femme aprĂšs une dispute. Dans ce genre de situation, le temps n’est pas votre alliĂ©, du moins pas sur le long terme. Si vous n’exprimez pas vos dĂ©saccords ou ne rĂ©glez pas la dispute, vous ne direz absolument pas ce que vous avez sur le cƓur et le problĂšme sera toujours si la colĂšre retombe et que la situation s’apaise dans un premier, le problĂšme ne sera pas rĂ©glĂ© et vous n’aurez rien appris de cette dispute. Vous aurez simplement passĂ© un sale moment ensemble, dĂ©cidĂ© d’oublier, et attendrez que ça se reproduise. Si vous ne dĂ©samorcez pas la situation en ayant une vraie conversation, vous pouvez ĂȘtre certains que vous vous disputerez Ă  nouveau. Le sujet ne sera qu’une bombe Ă  retardement que vous laisserez entre vous vous y prenant de cette maniĂšre sur tous vos sujets de disputes, vous prenez le risque de crĂ©er une Ă©norme dispute, qui reprendra absolument tout ce que vous avez tous les deux sur le cƓur. Et lĂ , ce sera bien plus grave, toute la colĂšre et les reproches accumulĂ©s avec le temps vous exploseront Ă  la figure, et autant vous dire que la rupture vous guettera de trĂšs prĂšs. Il ne faut donc jamais fuir les disputes ou les faut se poser les bonnes questionsLorsqu’une dispute a lieu, il faut savoir se demander quelles en sont rĂ©ellement les origines. Cela peut paraĂźtre bĂȘte, mais le dĂ©part d’une engueulade peut ĂȘtre dĂ©clenchĂ© par quelque chose qui n’a rien Ă  voir et il faudra identifier le problĂšme. Si votre femme vous hurle dessus parce que vous n’avez pas remis de sel dans la saliĂšre, Ă  moins qu’elle ne vous le rĂ©pĂšte tous les jours depuis 20 ans, cela cache sĂ»rement autre accumulation de petites choses l’ayant exaspĂ©rĂ©e l’ont menĂ© Ă  hausser le ton ce soir-lĂ , et vous devez remonter Ă  la source du conflit. Elle peut vous en vouloir pour quelque chose qui n’a absolument rien Ă  voir, comme votre dĂźner d’affaires d’hier soir dont on parlait plus tĂŽt, et le problĂšme de la saliĂšre n’est en rĂ©alitĂ© que la goutte d’eau qui fait dĂ©border le vous n’en prenez pas conscience, la dispute ne rĂšglera rien du tout, vous vous arrĂȘterez simplement au fait que la prochaine fois, vous devrez remettre du sel. La tension accumulĂ©e et non exprimĂ©e auparavant ressort uniquement Ă  ce moment-lĂ  et vous devez absolument faire l’effort de comprendre, vous poser des questions et analyser la garder le mĂȘme exemple, mĂȘme si aujourd’hui, c’est le sel qui pose problĂšme, ce qui embĂȘte votre femme plus gĂ©nĂ©ralement est votre manque de participation aux tĂąches mĂ©nagĂšres. Encore une fois, ne tirez pas la leçon uniquement pour la saliĂšre, la dispute recommencera une prochaine fois avec un problĂšme du mĂȘme type. Vous devez identifier la nature du reproche pour dĂ©samorcer la dispute et Ă©viter que cela se si elle commence Ă  hurler, il est possible que tous les reproches qu’elle a sur le cƓur sortent, et vous comprendrez vite quelles sont rĂ©ellement vous erreurs. Mais ne vous attendez pas Ă  ce que votre femme vous mĂąche le boulot Ă  chaque fois, vous devrez sans cesse vous remettre en sa femme aprĂšs une dispute les conseils qui fonctionnent !Que la sĂ©paration soit actĂ©e ou qu’elle soit juste » en train de bouder, ces conseils sont applicables. En fonction de votre situation, il faudra adapter les solutions, mais suivre ces conseils devraient vous aider dans votre des concessionsJe pense qu’il s’agit de la mĂ©thode la plus simple et la plus efficace pour rĂ©cupĂ©rer sa femme aprĂšs une dispute faire des concessions. Une fois la dispute passĂ©e, laissez un peu de temps pour faite retomber la tension. Un peu de temps ne veut pas dire des jours et des semaines, mais par exemple une heure ou deux. Vous pourrez alors engager la discussion ensemble plus calmement. Au lieu de vous hurler dessus, vous serez en mesure de vous parler et de vous le moment de prendre note des reproches de sa chĂšre et tendre et de lui dire Ă©galement ce que vous pensez. Vous pourrez la calmer trĂšs facilement en faisant preuve de bonne foi avec quelques mots simples J’ai conscience que mon comportement t’a dĂ©plu, que puis-je faire pour qu’à l’avenir, je ne te déçoive/Ă©nerve plus ? » Bien sĂ»r, cela va dĂ©pendre de votre faute, vous devez adapter les exemples de rĂ©conciliation Ă  votre situation. Il est impossible de rĂ©soudre tous les cas de figures dans un article, si vous ne parvenez pas Ă  rĂ©gler votre problĂšme, nous pourrons vous aider avec des sĂ©ances de coaching cette maniĂšre, vous lui montrez que ce qui vous importe, c’est son bien-ĂȘtre, et que vous ĂȘtes prĂȘt Ă  faire des efforts pour elle. Si vous avez dĂ©jĂ  rompu, c’est que vous n’avez pas eu cette conversation avant la rupture. La dĂ©cision a probablement Ă©tĂ© impulsive et il sera un peu plus difficile de la reconquĂ©rir mais pas impossible ! Elle va Ă©mettre des doutes sur votre sincĂ©ritĂ© et penser que vous ne dites ça que pour la rĂ©cupĂ©rer. A vous de lui prouver votre bonne foi et de trouver les mots qui la rassurent. Cette rupture a Ă©tĂ© pour vous comme un Ă©lectrochoc, vous avez pris la mesure de vos erreurs et vous comptez bien les corriger. Pour plus de conseils, n’hĂ©sitez pas Ă  lire notre article, comment faire revenir sa tombez pas dans le piĂšge du 100% concessions » ! Vous n’ĂȘtes pas le seul Ă  devoir lĂącher un peu de prise sur votre position. Au mĂȘme titre qu’elle ne doit pas ĂȘtre la seule Ă  en faire. Vous ĂȘtes un couple, dont les deux partis sont Ă©gaux, la rĂ©solution doit donc ĂȘtre Ă©quitable et adaptĂ©e au sa femme aprĂšs une dispute avec une lettre manuscriteFaire face aux explications n’est pas simple, ou alors elle refuse de vous voir pour le moment, vous pouvez lui Ă©crire une lettre manuscrite. On l’a dit, vous ne pouvez pas attendre sans rien faire que l’orage passe, vous devez agir et tenter d’apaiser la situation. Dans cette lettre, vous devrez parler de votre Ă©tat d’esprit suite Ă  cette aurez tout votre temps pour rĂ©flĂ©chir aux mots que vous souhaiterez utiliser, profitez-en et appliquez-vous. Cela ne veut pas dire que vous devez Ă©crire 15 pages, mais chaque mot est important. Dites-lui ce que vous avez ressenti pendant cette engueulade et surtout ce que vous ressentez depuis que c’est tendu entre vous. MĂȘme si elle ne veut toujours pas vous voir, elle se sera forcĂ©ment un peu calmĂ©e depuis votre dispute et sera plus ouverte Ă  prĂȘter attention Ă  ce que vous lui rentrer dans les dĂ©tails de la dispute, en rĂ©exposant votre point de vue et en listant vos arguments pour lui dĂ©montrer qu’elle a tort, dites-lui simplement que vous y avez repensĂ© et que vous aimeriez en parler avec elle pour vous mettre d’accord. Elle y aura Ă©videmment repensĂ© de son cĂŽtĂ© aussi, et Ă©tant plus calme, elle mettra sĂ»rement de l’eau dans son vin. Vous pourrez alors terminer calmement votre discussion et faire des concessions pour Ă©viter que cela ne se sa femme en la faisant rirePour apaiser la situation et pousser votre moitiĂ© Ă  arrĂȘter de bouder, vous pouvez essayer de la faire rire. Cela peut-ĂȘtre avec quelque chose qui n’a rien Ă  voir, mais un petit mot ou geste la fera rire et dĂ©samorcera un peu le conflit qui vous anime. A l’inverse, vous pouvez choisir de vous moquer gentiment de votre dispute en faisant preuve d’ vous ĂȘtes conscient que la raison de votre dispute est tout Ă  fait ridicule, ce sera d’autant plus simple. Vous devrez toutefois prendre en compte sa susceptibilitĂ©. Si vous savez qu’elle n’apprĂ©cie dĂ©jĂ  pas les moqueries en temps normal, le tenter quand elle est Ă©nervĂ©e ne sera pas la meilleure des solutions. Vous devez aussi essayer d’ĂȘtre original pour que cela ait plus d’ illustrer mon propos, j’ai un exemple qui, je l’espĂšre, devrait vous parler, surtout si vous regardez beaucoup la tĂ©lĂ©vision. Dans une publicitĂ© pour une voiture, la marque cherche Ă  mettre en avant les avantages de sa console centrale qui lie les sms lorsque vous en recevez un. Pour mettre ça en scĂšne, on est plongĂ© dans la voiture avec un couple qui se dispute, la femme Ă©tant au volant et l’homme sur le siĂšge dispute tourne autour de la belle-famille, et si mes souvenirs sont exacts, plus prĂ©cisĂ©ment autour de la belle-mĂšre, avec qui les relations ne paraissent pas optimales. L’homme dit alors Ă  sa femme, dĂ©jĂ  Ă©nervĂ©e, Ce n’est pas une princesse non plus ». Cette fois, c’est trop, la femme boude. On voit l’homme ne pas se dĂ©courager et se saisir, quelques temps aprĂšs, de son tĂ©lĂ©phone pour Ă©crire le sms suivant Toutes mes excuses, votre Altesse ». Il l’envoie alors Ă  sa femme dont le portable est reliĂ© Ă  la console centrale qui le lie Ă  haute voix dans l’habitacle. RĂ©sultat, sa femme rit, et la situation est on oublie l’aspect commercial de la pub et qu’on se concentre sur la partie relationnelle, on comprend tout l’intĂ©rĂȘt de la faire rire, qui plus est de maniĂšre originale. A vous de trouver votre façon de la faire rire en chanson, en vidĂ©o, en rimes
 Laissez libre court Ă  votre imagination ! Le sexe pour rĂ©cupĂ©rer sa femme aprĂšs une disputeSuite Ă  l’engueulade, la complicitĂ© a Ă©tĂ© mise Ă  l’épreuve, mais pour autant, vous vous parlez toujours, malgrĂ© la tension. Pour apaiser la relation, vous pouvez passer par les relations sexuelles, qui viendront renouer la complicitĂ© entre vous et permettre de passer Ă  autre chose. Il est Ă©vident que pour le coup, cela va ĂȘtre difficile si la rupture est dĂ©jĂ  actĂ©e
Faire revenir sa femme aprĂšs une dispute en lui faisant l’amour, oui, mais il faut quand mĂȘme que ce soit assez subtil ». Si vous lui envoyez en sms pour lui dire Bon, on le fait pour que ça aille mieux ? », peu de chance qu’elle soit partante. Vous allez devoir la sĂ©duire, la charmer, lui donner envie de vous malgrĂ© les tensions. Elle apprĂ©ciera que vous lui montriez de l’attention, et, encore plus si vous Ă©tiez en tort, vous devez ĂȘtre aux petits vous voulez arranger les choses, ce n’est pas le moment de lui faire l’amour comme un sauvage en ne pensant qu’à vous. Pour retrouver votre complicitĂ© et apaiser les tensions, vous devez, si vous ne le faites pas dĂ©jĂ , faire passer son plaisir avant le vĂŽtre. Par cet acte, vous lui montrez que vous regrettez et que vous voulez faire des efforts pour sexe est donc une solution pour rĂ©gler les conflits, mais attention, cela marche essentiellement pour des conflits mineurs. Vous avez tous les deux eu une mauvaise journĂ©e, vous vous ĂȘtes engueulĂ©s pour quelque chose sans importance, qui n’est pas liĂ© Ă  quoi que ce soit d’autre, ok. Si la dispute concerne le fait que vous ne vous occupez pas assez des enfants, vous n’échapperez pas aux explications et aux concessions, mĂȘme si vous lui faites l’amour comme un Dieu ! Le sexe ne peut pas ĂȘtre le remĂšde Ă  tous les problĂšmes, si les conflits majeurs, important dans la vie de couple, ne sont pas rĂ©glĂ©s avec de vraies explications, le sexe ne vous sauvera sa femme aprĂšs une dispute, que ce soit une rupture ou juste un peu de tensions, est tout Ă  fait faisable. En appliquant ces mĂ©thodes et en les adaptant Ă  votre situation, vous devriez ĂȘtre en mesure de dĂ©samorcer le conflit. Si vous n’y parvenez, pensez Ă  faire appel Ă  un coach, expert en vie de couple, qui saura vous guider pour faire revenir votre femme aprĂšs une vous accompagne depuis 2009 dans votre vie amoureuse.

Leconflit, qui opposait, depuis fin 2021, cinq organisations de salariĂ©s françaises Ă  Solidarnosc, vient de se refermer. Mise Ă  l’index pour sa complaisance envers Marine Le Pen et Eric

Paradmin8836 20 fĂ©vrier 202220 fĂ©vrier 2022 Voici une liste d’arguments que vous pouvez utiliser Ă  la question Peut on rire de tout ? » DĂ©dramatiser pour enlever le poids d’un sujet Autour d’un sujet tabou, trĂšs souvent le rire permet de rassembler, mĂȘme les personnes avec des avis totalement Le rire permet de s’unir et de faire passer des Rire avec une personne avec laquelle on se trouve en conflit, permet d’ apaiser les tensions. "Peut on rire de tout " les arguments ! Les arguments ne sont pas forcĂ©ment nĂ©cĂ©ssaires si on veut rire de tout sur un sujet. Parfois il vaut mieux se jeter Ă  l’eau et tenter sa chance avec une blague. Si la personne en face est blessĂ© alors on peut toujours s’excuser et on aura tentĂ© le coup. Car comme je le dit plus haut le rire a bien des vertus qui sont utiles L’union Le vivre ensemble L’amour Le pardon Rire de tout et avec n'importe qui Grace au rire, nous crĂ©ons un lien unique avec chaque personne que avec qui nous rions. Argument ou pas, rire de tout est un cadeau que nous pouvons faire a nos proches pour ĂȘtre ensemble dans la joie et l’harmonie.

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